Article body

Ils sciaient les branches qui les portaient

Et se faisaient part à grands cris de leur expérience

Sur la manière de scier plus vite, et puis ils tombaient,

Au milieu des craquements, dans le vide, et ceux

qui les regardaient

Hochaient la tête tout en sciant et

Continuaient de scier[1].

Si ces mots de Bertolt Brecht traduisent adéquatement la situation de l’être humain dans le contexte de la présente crise écologique, il convient alors de souligner combien il est paradoxal que ce dernier, qui est responsable (de même que victime) de la catastrophe qui s’annonce, se soit lui-même attribué le nom d’homo sapiens. La présente crise écologique et la dévastation à travers laquelle elle se manifeste apparaissent en effet bien éloignées de l’idéal de sagesse et de l’équilibre harmonieux qu’inspire cet idéal, dont il s’attribue pourtant les vertus. Force est de reconnaître que depuis qu’est apparue la vie sur Terre, l’espèce humaine est sans conteste celle qui a exterminé le plus grand nombre d’espèces végétales et animales et qui, par son action destructrice, a modifié à jamais l’équilibre biologique de la planète.

Au fondement de cette destruction, et de la crise écologique qui en résulte, repose une forme de pensée particulière : la raison technique. Au cours des derniers siècles, cette forme de pensée a réussi à rompre l’équilibre qui existait entre les diverses formes de rationalités, de sorte qu’elle est parvenue à complètement s’imposer au détriment de celles pour lesquelles la tradition philosophique réservait le titre de « sagesses ». La force de cette pensée est incontestable. Nul ne peut nier qu’en biologie, par exemple, des progrès considérables ont été accomplis depuis Aristote : en comparaison de nos ouvrages scientifiques modernes, les traités aristotéliciens apparaissent en effet bien pauvres. Pourtant, si l’on compare la manière qu’avait Aristote d’intégrer tous les êtres vivants au sein de l’ensemble de l’être, au refus des sciences modernes de la nature de réfléchir sur les fondements de leur propre entreprise, alors peut-on toujours parler d’un progrès ? À vrai dire, si l’on compare le sentiment de conscience et de responsabilité éthique qui était au coeur des sciences anciennes au manque de volonté, ou simplement, à l’incapacité des scientifiques modernes à pouvoir rendre compte de leurs entreprises et de leurs actes sur un plan éthique — dont les conséquences sont pourtant immenses —, ne serait-il pas plus approprié de parler d’une régression ?

Au fondement de l’actuel règne de la technique moderne et de la pensée technique se trouve une rupture entre rationalité instrumentale (Zweckrationalität) et rationalité axiologique (Wertrationalität). Et c’est cette rupture qui permet d’expliquer la présente crise écologique, de même que, d’une manière générale, le sentiment de désorientation (Steuerungsprobleme) qui afflige nos sociétés modernes. Il ne s’agit point ici d’idéaliser le passé. L’histoire abonde assurément d’exemples de sociétés préindustrielles atteintes par une telle perversion morale (moralische Perversionen), voire qui présentent une dépravation plus marquée. Mais à la différence de nos sociétés, ces sociétés préindustrielles ne disposaient pas de l’immense pouvoir vis-à-vis de la nature dont nous jouissons aujourd’hui. Cette disproportion alarmante entre « pouvoir » et « sagesse » trouve son origine dans le développement du pouvoir dont jouit l’être humain sur la nature, lequel repose à son tour sur les possibilités offertes par la société industrielle.

Mener une analyse de la structure propre de cette société industrielle exige d’examiner séparément les trois éléments qui la composent : la science moderne, la technique moderne et l’économie capitaliste. Ces trois éléments forment la « superstructure » qui anime notre société, en tant qu’elle est son moteur, qui semble par ailleurs de plus en plus difficile à contrôler[2].

On doit ici remarquer que la question fondamentale du rapport entre l’âme et le corps ne sera point abordée dans le présent travail, à savoir à qui, de la structure ou de la superstructure, revient la primauté pour comprendre l’essence de l’être humain. Limitons-nous à deux brèves remarques. D’un point de vue ontologique, il semble évident que les facteurs matériels et idéels d’une culture existent toujours dans une relation d’interaction les uns avec les autres, dans la mesure où ils s’influencent réciproquement. D’un point de vue méthodologique, il semble également qu’on ne puisse non plus nier une certaine primauté des facteurs idéels par rapport aux facteurs matériels, sans quoi comment reconnaître un sens à l’histoire[3] ? Cela trouve notamment son illustration dans le fait que dans toute thèse matérialiste, on trouvera toujours inévitablement un jugement normatif, c’est-à-dire un principe idéaliste. Par exemple, au fondement de la thèse voulant que le capitalisme conduise fatalement à l’économie socialiste, repose un jugement normatif, qui est ici celui du caractère supérieur du mode collectif de propriété par rapport au mode individuel.

En tant que savoir portant sur les causalités empiriques, les sciences modernes sont incapables de prendre en compte ces questions de sens ou de valeur, puisque de telles questions renvoient précisément à un domaine de la connaissance qui transcende toute analyse empirique des causes. Dans le présent travail, nous nous proposons ainsi de jeter un éclairage sur ce que nous considérons être les lois essentielles (Wesensgesetze) ayant contribué au développement de la culture humaine depuis ses débuts jusqu’à la crise écologique actuelle. Précisément, le présent travail s’articulera comme une analyse des différentes conceptions du rapport entre l’être humain et la nature et du concept de nature qui se trouvent aujourd’hui au coeur des sciences modernes de la nature et de la technique.

Notre analyse, qui sera menée sous la forme d’une analyse de l’histoire des fondements culturels et historiques (geistesgeschichtlichen), devra éviter deux dangers[4]. D’abord, il faudra éviter de confondre la valeur des sciences modernes avec la question de leur genèse ; confusion que Heidegger, par exemple, a été incapable d’éviter. En effet, même si l’on parvenait à démontrer comment les sciences modernes de la nature n’auraient pu voir le jour sans tel ou tel fondement culturel et historique (geistesgeschichtlichen), et même si l’on parvenait à pousser cette analyse généalogique jusqu’à la métaphysique moderne, tout cela ne saurait encore suffire à saisir l’essence de la nature, ce vers quoi doit tendre le présent travail. De plus, les succès des sciences naturelles modernes sont si grands, qu’une théorie qui ne parviendrait pas également à fournir une explication de l’emprise quasi illimitée dont jouissent celles-ci et la technique sur la nature — du moins, sur une partie de celle-ci — ne saurait être satisfaisante. C’est d’ailleurs précisément une pareille explication qu’a également été incapable de fournir Heidegger, car saisir le lien qui unit la science moderne à la métaphysique classique et à la philosophie transcendantale, voire à la philosophie analytique, n’est pas encore saisir l’essence de cette pensée. Le second danger à éviter est lié au premier, bien qu’il soit plus grave. Comme nous le verrons plus loin, les sciences modernes de la nature et la technique sont intimement liées à une forme bien précise de la métaphysique moderne, l’une des plus hautes tentatives d’éclaircissement (Selbstklärung) jamais entreprises par la raison occidentale. Notre critique à l’égard des sciences devra éviter de verser dans une critique dont l’objet deviendrait la métaphysique elle-même. C’est bien dans un tel piège que sont par exemple tombés de nombreux critiques des sciences modernes, de Nietzsche jusqu’à Heidegger ; leurs réflexions ont d’ailleurs souvent conduit à des formes irrationnelles de pensée (irrationalistische Konsequenzen). Bien que l’on puisse comprendre le contexte ayant favorisé pareilles attitudes radicales à l’égard des sciences modernes et de la métaphysique, ce qui peut s’expliquer par le climat d’incertitude caractérisant l’époque dans laquelle ont vécu ces penseurs, il n’en demeure pas moins que ces réactions n’ont pas été sans avoir d’effets sur les projets philosophiques de ceux-ci. Toute critique qui refuse de s’articuler sur le terrain de la raison ne peut aspirer à être prise longtemps au sérieux.

Nous ne pouvons prétendre ici fonder une philosophie de la nature dans laquelle seraient établies une fois pour toutes la portée et les limites des sciences modernes de la nature, ce qui constitue l’un des plus grands enjeux pour la philosophie actuelle. Or, surmonter cet enjeu ne sera possible que lorsque la philosophie de la nature actuelle parviendra à se débarrasser des oeillères qui obstruent toujours sa vue, à savoir les deux principales prémisses des sciences naturelles et des techniques modernes. D’une part, il convient aujourd’hui de réfuter l’idée centrale de la théorie moderne des connaissances suivant laquelle la nature n’est rien de plus qu’une construction de l’être humain. D’autre part, on doit également rejeter l’opposition binaire rigide dans laquelle sont tenus sujet et objet. En même temps, cette nouvelle philosophie de la nature devra aussi réussir à résoudre deux problèmes qui, selon toute apparence, ne pourront être résolus qu’au moyen de ces deux mêmes idées fondamentales (idées qui sont justement à l’origine du succès des sciences modernes à l’échelle de la planète). Cette nouvelle pensée devra en cela réussir à expliquer comment une connaissance a priori de la nature est possible ; ce dont témoigne par exemple l’usage des mathématiques dans les sciences de la nature. Elle devra ensuite être en mesure d’expliquer l’extraordinaire position qu’occupe l’être humain au sein de l’univers naturel, lui qui appartient pourtant à la nature de par sa constitution. Il s’agira alors ici de comprendre la capacité que nous avons de pouvoir nous positionner face à la nature suivant un mode d’opposition binaire, à la manière de celui qui oppose le sujet à l’objet. Sans doute que notre analyse ne pourra totalement épuiser le sens de cette importante réflexion. Tout au plus, s’agit-il ici de formuler une thèse qui puisse rendre compte des raisons pour lesquelles nous avons abouti à la présente catastrophe écologique.

Quant au premier problème auquel devra faire face cette nouvelle philosophie, celui qui a trait à la possibilité d’une connaissance apriorique de la nature, il ne sera abordé que sommairement, car il a déjà été traité dans le détail ailleurs[5]. Rappelons seulement que cette philosophie à venir est selon nous celle de l’idéalisme objectif, dont la principale force réside dans le fait qu’elle est fondée sur un argument réflexif. En effet, de par sa nature réflexive, l’idéalisme objectif est la seule philosophie à la fois capable d’élever au concept les vérités du réalisme, et celles de l’idéalisme subjectif. D’une part, cette pensée peut satisfaire aux exigences de la pensée réaliste, dans la mesure où dans celle-ci, l’esprit y est conçu comme un produit de la nature. C’est pourquoi, l’esprit (subjectif et intersubjectif) et la nature peuvent-ils apparaître comme étant constitués d’une sphère idéelle. D’autre part, l’idéalisme objectif est également capable de répondre aux exigences de l’idéalisme subjectif, en ce qu’il peut montrer comment un esprit de nature finie est capable, au moyen d’une pensée apriorique — dont la nature est de saisir des structures idéelles — de saisir la nature. Cela s’explique par le fait que dans cette pensée, la nature est conçue comme étant ontologiquement constituée d’une structure idéelle. Force est d’admettre que cette approche n’est pas aujourd’hui très populaire, mais nous sommes néanmoins persuadé que cette pensée ne doit pas simplement être considérée comme le stade suprême (Schlussposition) de l’histoire de la philosophie, mais aussi, d’un point de vue fondamental, comme la plus puissante des théories de la connaissance et des ontologies. On devra nous épargner ici les reproches de ne pouvoir développer dans le détail cette position, que nous avons déjà ailleurs longuement élaborée.

Ainsi, il s’agira ici de comprendre dans la première section le second problème que doit résoudre la philosophie à venir, celui de la position privilégiée de l’être humain dans l’univers face à la nature. À cette fin, sera élaborée une esquisse des grandes lignes d’une théorie du rapport entre l’être humain et la nature (entreprise qui n’est d’ailleurs possible qu’au moyen de l’idéalisme objectif). Il s’agira ici de comprendre ce qui fait que l’être humain, et lui seul — lequel est lui-même un produit de la nature, puisqu’il fait partie de celle-ci — est capable de pénétrer le principe de la nature et, de cette façon, par un mouvement de prise de distance, de transcender celle-ci en se plaçant comme son autre. Dans cette ambivalence de la nature humaine réside toute l’ambiguïté du rapport qui existe entre l’être humain et la nature.

I. Le rapport de l’être humain à la nature

Cette relation singulière entre « nature » et « être humain » soulève un problème ontologique fondamental dont on ne trouve aucun autre exemple dans l’univers connu. Essayons de mieux comprendre la nature spécifique du lien qui nous unit à la nature. Lorsque l’on dit « les plantes et les animaux », on entend dans cette relation, la liaison de deux choses en tant qu’elles prennent place au sein d’un concept plus général, qui est celui de l’espèce. Plantes et animaux sont ici tenus dans une entière opposition, dans la mesure où ils sont des entités distinctes et complètes. Par ailleurs, lorsque l’on dit « le coeur et le corps », on entend plutôt un rapport qui est celui d’une partie à l’égard d’un tout. Il serait bien absurde de vouloir chercher à opposer le coeur au corps et vice versa : sans le corps, le coeur n’est plus qu’un amas de cellules organiques, et sans le coeur, le corps est cadavre.

Toute la complexité du rapport entre l’être humain et la nature tient précisément au fait qu’il se rapporte simultanément à ces deux types de relations. Dans l’histoire, plusieurs conceptions de ce rapport se sont succédé ; d’une conception « totalisante » de la nature chez les Anciens, nous sommes aujourd’hui passés à une conception « hétérogène » de la nature ; la nature est pour nous devenue l’autre de l’être humain. En effet, pour les Grecs, la physis désignait le tout de l’être en mouvement, et l’être humain était conçu comme prenant place au sein de cet ensemble à titre de fondement idéel (ideelle Grund) de l’essence de l’être. Jamais il n’aurait pu venir à l’esprit des Grecs de saisir l’être humain dans un rapport d’opposition à la physis[6]. C’est chez Descartes que ce rapport d’opposition entre l’être humain et la nature va apparaître pour la première, sous la forme de l’opposition entre la res cogitans à la res extensa, opposition qui va servir de fondement aux sciences modernes de la nature.

Comment pareille métamorphose a-t-elle pu survenir ? En simplifiant à l’extrême, on peut distinguer au sein de l’histoire des idées, le développement successif de cinq grandes conceptions de la nature. Au fil de leur succession, ce qui sépare l’être humain et la nature n’a cessé de grandir. La première conception de la nature est celle qui a dominé pendant la plus grande période de l’histoire de l’humanité, et qui, à l’instar de tant d’espèces animales et végétales, est aujourd’hui menacée d’extinction. Il s’agit de la conception de la nature partagée par les cultures archaïques. Dans cette conception, l’être humain n’est rien de plus qu’une simple partie de la nature, elle-même conçue comme un organisme divin pourvu d’une âme. Cette conception était accompagnée de mythes représentant cette unité de l’être humain et de la nature et de rites célébrant symboliquement cette communauté. Dans cet univers conceptuel, la monnaie, comme moyen d’échange, est impensable, et la science encore impossible. De même, les techniques alors en usage ne sont encore que des « techniques du hasard », selon l’expression d’Ortega y Gasset[7], car, en l’absence au sein de ces sociétés d’un statut propre à l’artisan, les divers outils trouvés au hasard dans la nature ne peuvent faire l’objet d’un perfectionnement systématisé. De plus, dans la mesure où il n’est pas encore capable de se projeter d’une manière réflexive à l’extérieur du cadre de sa propre tribu, l’être humain qui appartient à ces cultures ne peut pas encore à proprement parler être considéré comme un « sujet » : il est simplement le membre d’un organisme qui cherche à s’adapter à la nature environnante, et cela, en grande partie par la recherche de la sagesse, idéal qui devrait inspirer l’être humain moderne[8].

Avec la sédentarisation, le développement de l’agriculture, l’émergence des classes sociales, la fondation des villes et des États, bref avec la naissance de la civilisation, le rapport de l’être humain à la nature va se transformer. On assiste alors à la formation de ce que nous nommons la deuxième conception de la nature. Avec l’apparition des techniques artisanales, les premières sciences vont alors prendre forme. En effet, pour combler les besoins grandissants de la société, des méthodes quantitatives, telles que l’astronomie et la géodésie, vont être pour la première fois développées afin de se représenter la nature. Dans ces cultures préhelléniques, les sciences sont toutefois encore grandement liées aux mythes. On ne trouve point encore dans cette première forme de savoirs scientifiques de réflexions critiques et éclairées sur les institutions de la société. C’est d’ailleurs en raison de l’absence de cette dimension critique, que les sciences babyloniennes ou chinoises, par exemple, présentent une structure tout à fait différente de celles des Grecs[9].

La grande nouveauté de la culture grecque, par rapport à toutes les civilisations antérieures, réside dans la sophistique. Avec les « Lumières » grecques, apparaît pour la première fois dans l’histoire une critique radicale des mythes et des institutions sociales. Cette critique va se développer et conduire à une idée fondamentale qui est celle de la nécessité pour tout ce qui existe dans le réel de trouver une justification face au logos. Et de cela va naître un modèle inédit de savoir, celui des sciences déductives, dont la particularité est qu’elles reposent sur des théorèmes dérivant d’axiomes. On trouve certes déjà le théorème de Pythagore dans les mathématiques indiennes. Seulement — et c’est là toute la différence —, alors que les Sulbasutras ne font qu’énoncer ce théorème, Euclide en élabore la preuve. Les mathématiques grecques, qui démontrent un haut niveau d’abstraction souvent sous-estimé, ne sont pas l’unique contribution de cette culture à la méthode scientifique. Les réflexions platoniciennes et aristotéliciennes sur la structure de la méthode déductive sont tout aussi importantes. Cela dit, bien que les sciences grecques puissent partager de nombreuses ressemblances avec les sciences modernes, elles s’en démarquent tout de même à plusieurs égards. À vouloir négliger de reconnaître cette différence, on court le risque de ne pouvoir bien saisir la responsabilité des sciences modernes dans la présente crise écologique. Quelle est cette différence ?

On peut identifier six grandes différences entre les sciences anciennes et les sciences naturelles modernes. Premièrement, on remarque une grande dissemblance quant à l’usage des mathématiques comme outil de représentation du monde réel. Les Anciens ne recouraient aux mathématiques que dans le seul domaine de l’astronomie, alors que chez les Modernes, cette application sera grandement élargie[10]. Deuxièmement, au coeur de la pensée grecque réside l’idée qu’il existe au sein du monde fini une opposition fondamentale entre ce qui prend place au sein du monde infralunaire et ce qui, à l’opposé, appartient au monde supralunaire. Il manque par ailleurs encore dans la pensée grecque une théorie systématique de l’expérimentation ; c’est ce qui permet d’expliquer pourquoi sciences et techniques se sont développées suivant une trajectoire indépendante chez les Grecs (le cas d’Archimède étant une exception dans ce parcours[11]). Troisièmement, les mathématiques d’Archimède laissent par ailleurs voir une autre limite des sciences anciennes, celle du rejet du concept d’infini actuel. En effet, si Archimède n’a pu développer sa méthode exhaustive jusqu’au calcul infinitésimal (le calcul différentiel et intégral), cela tient au fait qu’il a été incapable de conceptualiser l’infini actuel[12]. Cette limite trouve notamment son illustration dans la doctrine des principes de Platon, en ce que dans cette pensée, les « peras », comme limites, agissent en tant que principes positifs, alors qu’au contraire le « dyas aoristos », comme infini potentiel, est considéré comme générateur de désordre[13]. Quatrièmement, c’est dans les travaux de biologie du plus important théoricien des sciences de l’Antiquité, Aristote, que se dégage avec la plus grande clarté l’essence des sciences anciennes : dans cette pensée, les représentations théologiques occupent toujours une place importante. On peut voir que chez les Anciens, l’âme est en effet considérée comme un objet des sciences à part entière (Platon et Aristote attribueraient même une âme aux astres). Cinquièmement, il est un fait sur lequel il faut insister, pour les Anciens, les sciences étaient considérées comme une discipline non pas autonome, mais prenant place au sein de la philosophie — place qu’elles vont continuer d’occuper jusqu’au début des sciences naturelles modernes, et cela, malgré le fait que toutes deux, science moderne et science ancienne, reposent sur des métaphysiques fort différentes. Pour Platon et Aristote, l’Universel se manifeste, en tant qu’objet des sciences, dans la concrétude d’une chose. En revanche, dans les sciences naturelles modernes, la substance va être remplacée par la fonction, ce qui a pour conséquence de rendre complètement interchangeables tous les membres d’une quelconque relation, tout aussi longtemps que ceux-ci préservent leur indépendance à l’égard de la fonction qui les unit. Sixièmement, chez les Anciens on ne trouve aucune pensée constructiviste : pour eux, les mathématiques et les sciences anciennes ne peuvent servir qu’à découvrir et à observer un monde donné, dans lequel il s’agit d’intervenir le moins possible[14].

C’est au Moyen Âge que va se développer la quatrième conception de la nature, qui va coïncider avec les premiers débuts des sciences modernes. Mais avant que les sciences de cette époque, qui sont à bien des égards moins développées que les sciences anciennes, aient pu donner naissance aux sciences modernes, il a d’abord été essentiel qu’elles parviennent à comprendre Archimède. En effet, sans ce retour en arrière, les éléments centraux des sciences modernes, tels que le concept d’infini, de même que la pensée constructiviste et par extension la théorie de l’expérimentation, l’idée de substituer la substance par une fonction, ainsi que l’idée d’opposer un sujet à un objet n’auraient jamais pu voir le jour. Nicolas de Cues apparaît ici comme une figure clef dans cette transformation (cette pensée permet également d’apprécier combien l’esprit des précurseurs des sciences modernes était encore pénétré de la conviction que l’idéal du savoir doit correspondre aux principes du christianisme). En effet, sans la reconnaissance que le monde n’est rien d’autre que le produit de la création d’un Dieu infini, il aurait été impossible d’admettre que le monde ne puisse être lui-même infini ; c’est bien sur un tel argument que repose la critique menée par Nicolas de Cues à l’endroit de la cosmologie aristotélicienne du Moyen Âge.

On peut se demander en quoi le christianisme a rendu possible le développement de la cinquième conception de la nature, celle qui est précisément au fondement des sciences modernes. C’est selon nous à travers l’enseignement chrétien de la transcendance de Dieu que la nature a pu être « déontologisée (ontologisch depotenziert) » et ce, d’une manière inimaginable pour les Grecs. En effet, pour les Grecs, non seulement les êtres humains, mais aussi les dieux eux-mêmes — autant les dieux des mythes, que ceux qui habitent la beauté de la nature — ne sont rien d’autre qu’une partie de la physis. Dans la philosophie grecque, dans laquelle les dieux ont déjà pourtant grandement été démystifiés, la théologie est encore considérée comme faisant partie de la science physique. À l’inverse, dans le christianisme, ce n’est plus sous la forme d’une entité pour-soi autonome (Aus-Sich-Seiendes) qu’apparaît la nature, mais bien en tant que création dont l’existence découle de sa relation à l’infini Dieu créateur. De cette réévaluation de la relation de la nature à Dieu résulte une « désubstantialisation » de la nature : celle-ci peut alors apparaître comme un système de paramètres indépendants par rapport à la fonction qui les unit. C’est ce qui permet d’expliquer que le nominalisme ait pu tenir une place si importante dans la théologie de cette époque. C’est notamment cette pensée nominaliste qui est parvenue, en raison de son volontarisme, à sonner le glas de l’essentialisme aristotélicien de la Haute scolastique. Cela ne tient pas du hasard si Galilée, « ce grand précurseur du xive siècle[15] », a grandement été influencé par la pensée nominaliste.

II. Les sciences modernes et la nature

On peut sans trop se tromper affirmer que l’idée que la nature puisse être régie par un système invariable de lois n’aurait pu surgir ailleurs qu’au sein d’une pensée monothéiste. Au sein d’une religion polythéiste, il aurait été impossible que puisse se développer l’idée d’une telle invariabilité de lois de la nature, puisque dans cette pensée, les dieux ont tout le loisir de pouvoir intervenir dans le réel, suivant des motivations souvent opposées et imprévisibles. Quant à savoir si seul le monothéisme chrétien eût été capable de favoriser le développement des sciences modernes, cela semble demeurer ici en suspens. Il semble qu’il existe néanmoins un argument de taille en faveur de celui-ci : sa christologie. De toutes les religions monothéistes, le christianisme est la seule à réserver une place aussi centrale à l’être humain au sein de son dogme. Aussi, le fait que Dieu se soit fait lui-même être humain, en la personne de Jésus-Christ, n’a certainement pas été sans avoir d’effet sur la conscience de l’être humain. Cela a ouvert la voie au chemin inverse : l’être humain pourra et devra à son tour un jour s’élever à Dieu. C’est justement cette idée de l’incarnation divine qui a conduit à une plus grande place au subjectivisme au sein des théories de la connaissance, trait le plus caractéristique de la philosophie moderne. Malgré sa grande admiration pour Platon, Nicolas de Cues sera le premier à admettre que les entités mathématiques sont des créations de l’être humain[16]. Cependant, si l’être humain peut être considéré à ses yeux comme le créateur des mathématiques, cela ne tient que dans l’unique mesure où il ne fait par son action que copier le pouvoir divin de création. Partant de là, les sciences modernes vont évoluer d’une double façon. D’une part, le pouvoir créateur de l’esprit humain va de plus en plus se libérer de cette origine divine. D’autre part, ce pouvoir de création va graduellement cesser de s’appliquer au seul monde abstrait des mathématiques, pour directement s’appliquer de plus en plus au royaume empirique de la nature. Les pensées de Kant et de Fichte marquent la fin de ce processus de dépouillement de la nature de toute dignité intrinsèque.

C’est le principe du verum-factum qui a servi de support théorique à la nouvelle fondation des sciences naturelles expérimentales : suivant ce principe, toute expérience n’est toujours rien d’autre qu’un effort en vue de recréer la nature. Et dans ce principe réside le lien essentiel qui unit science moderne et technique. Délaissons ici cette question, pour y revenir plus loin. D’abord, analysons la contribution cartésienne à la naissance des sciences modernes.

La pensée de Descartes est généralement perçue comme l’aboutissement d’une tendance inscrite dans la nature de l’être humain, qui consiste pour la subjectivité humaine à s’élever toujours plus haut au-dessus du monde. Avec Descartes, cette tendance va conduire jusqu’à l’absolutisation de la subjectivité. Or, la conséquence de cette élévation de la subjectivité en point d’Archimède du monde a été la dévalorisation des trois autres sphères de l’être : le monde de Dieu, le monde de la nature et le monde de l’intersubjectivité. Parallèlement, cela a conduit à complètement occulter la question de l’altérité. En effet, dans l’univers cartésien, à l’instar de la majorité des philosophies modernes, il n’y a de place que pour trois éléments : Dieu, Je et la nature. Si bien que dans ces pensées, l’autre n’occupe aucune fonction méthodologique ou ontologique. Laissons cette question de l’altérité de côté, puisqu’on ne peut l’aborder dans le détail dans le cadre du présent exposé.

Sur la place de Dieu au sein de la pensée cartésienne, on doit reconnaître que celle-ci est bien modeste. Chez ce penseur, le rôle de Dieu est en effet fort limité, puisqu’il cesse d’agir comme fondement nécessaire de la conscience de soi du Je : le fondamentum inconcussum de la philosophie cartésienne, le Je, peux très bien exister, même s’il était privé de Dieu. Dans cette pensée, Dieu devient le simple garant de l’existence du monde extérieur. Il conserve ainsi un certain rôle comme principe ontologique, mais se voit dépouillé de tout rôle méthodologique dans le développement de cette philosophie.

La doctrine cartésienne de la nature est au coeur du présent ravage exercé par l’être humain sur la nature. On sait que chez Descartes, res extensa et res cogitans sont radicalement opposées. Or, la limite qui permet de séparer ces deux domaines, se trouve dans l’être humain lui-même : d’un côté, la nature physique de l’être humain, son corps, appartient à la res extensa, et, de l’autre côté, la conscience humaine — et seulement cette partie, puisque Descartes nie qu’il puisse exister une sphère inconsciente chez l’être humain — détermine la res cogitans. De plus, suivant cette pensée, seul le Je est accessible à toute introspection expérimentale. Aussi, à partir de cette distinction, Descartes va développer deux hypothèses, qu’il viendra finalement à rejeter, soit l’idée qu’à l’extérieur de mon Je, il n’existe ni monde extérieur, ni êtres humains et l’idée, qu’on puisse admettre l’existence d’un monde extérieur, mais qu’au sein de ce monde, on ne trouve que des automates. Bien qu’il ait abandonné ces deux hypothèses, Descartes conservera toutefois l’idée que tout ce qui existe en dehors de l’être humain est totalement dépourvu de subjectivité : plantes et animaux ne sont pour Descartes que de simples machines totalement privées d’intériorité (Innenseiten). Une telle conception apparaît tellement absurde (kontraintuitiv), qu’il est permis de se demander comment un être humain du génie de Descartes a-t-il pu sérieusement croire que son cheval, par exemple, ne pouvait ressentir de la douleur ?

On peut cependant sans grands efforts comprendre comment une telle théorie allait contribuer d’une manière décisive au triomphe des sciences modernes de la nature. Premièrement, une telle conception permet d’évacuer toute réflexion éthique sur l’expérimentation animale : si les animaux ne sont que des machines, leur vivisection ne devrait donc pas être plus problématique que le démontage d’une horloge. Deuxièmement, avec une telle conception, Descartes parvient à résoudre le problème théorique que constitue la question du caractère inaccessible de toute subjectivité extérieure, soit l’idée que l’expérimentation externe et l’introspection expérimentale sont incapables de pouvoir accéder à ces intériorités étrangères (fremde Innenseiten) et cela, par le biais de l’idée que rien au sein du monde naturel des objets, ne saurait pouvoir échapper aux mathématiques. Descartes rejette l’idée qu’il puisse exister dans le réel des sphères qualitatives pouvant échapper à toute saisie quantitative. Cette supériorité du mode quantitatif sur le qualitatif est d’ailleurs l’un des traits fondamentaux des sciences modernes, ce dont témoigne avec éloquence la géométrie cartésienne. Alors que la géométrie antique traitait de formes et de figures, par exemple, celle d’un cercle, Descartes va réussir à complètement remplacer les formes et les figures par une formule quantitative : dans (x1m1)2 + (x2m2)2 = r2 ne subsiste plus rien de la qualité du cercle[17].

Avec cette métamorphose du monde naturel en res extensa quantifiable et mathématisable, la physique s’est élevée en modèle idéal des sciences naturelles, sur lequel la biologie allait devoir prendre exemple. C’est ainsi que cesse dès lors la relation intellectuelle et affective que l’être humain avait jusque-là entretenue avec la nature : devenue l’autre de l’être humain, la nature peut donc être soumise à notre absolue souveraineté. Dans l’idéalisme subjectif de Berkeley par exemple, cela va conduire à une conception de la nature qui fait de celle-ci une simple somme de représentations subjectives. Dans l’idéalisme transcendantal kantien, cela va se traduire par l’idée d’une chose-en-soi derrière les phénomènes, dont la particularité est qu’elle échappe totalement à toute expérience ; ce qui du coup supprime donc toute possibilité que cette « chose » puisse être l’objet d’une quelconque relation intellectuelle ou même affective. Bien plus, pour Kant, la condition de possibilité de l’expérience de tout objet en général, soit la possibilité pour notre Je sensible d’accéder au monde extérieur, trouve son origine non pas dans la chose elle-même, mais dans notre propre constitution humaine. Chez Fichte, cela entraînera une « déontologisation » encore plus radicale de la nature, laquelle s’avérera désormais complètement dépouillée de son être propre[18], dans la mesure où chez son successeur, la chose-en-soi de Kant se trouve réduite à n’être rien de plus qu’une énigmatique « pulsion » (Anstoß). Privée de subjectivité, la nature est ainsi fatalement dépossédée de toute finalité (entteleologisiert). Et lorsqu’un effort sera déployé en vue de lui restituer une certaine finalité, comme c’est le cas dans la troisième Critique kantienne, la nature se voit alors conditionnée par la subjectivité humaine : la nature est alors réduite à n’être plus qu’une simple interprétation du Je, privée de tout être propre.

Ce n’est point par hasard si les pensées de Leibniz, de Schelling et de Hegel, qui représentent les plus importantes entreprises en vue de fonder une philosophie anticartésienne de la nature, c’est-à-dire une philosophie dans laquelle la nature ne serait plus conçue dans une opposition dualiste et dans laquelle on lui reconnaîtrait une dignité propre, voire une finalité qui ne soit plus incompatible avec une certaine forme de subjectivité, se sont inspirées de la physique ancienne, en particulier des enseignements d’Aristote sur la téléologie[19]. C’est en assignant à tout sujet extérieur une intériorité (Innenseiten) propre qui échappe à toute saisie expérimentale directe, que Leibniz marque son opposition à Descartes. Dans l’idéalisme objectif de Schelling et de Hegel, la nature apparaît comme un esprit-en-soi (Geist-an-sich), comme une subjectivité qui ne devra acquérir son autonomie qu’au terme d’un long processus par lequel elle pourra enfin se montrer au grand jour face à elle-même. D’une manière générale, on doit reconnaître que l’idéalisme objectif a réussi à redonner une certaine dignité à la nature, dans la mesure où dans cette pensée, la nature est élevée en principe créateur de l’absolu (particulièrement dans le cadre des théologies antivolontaristes comme celles de Leibniz ou de Hegel). L’importance de cette conception de la nature tient dans le fait qu’avec elle, le Bien et le Beau qui habitent l’étant se trouvent réunis pour former, en tant que représentations de l’absolu — et non en tant que simples créations de l’être humain — un objet de vénération et d’amour. Il est vrai que cette tradition philosophique de la nature fondée sur une théologie rationnelle n’a influencé qu’un petit nombre de scientifiques modernes. Malgré cela, ou peut-être en raison même de cela, il est aujourd’hui nécessaire de reprendre cette tradition et la pousser plus à fond, car celle-ci pourrait d’abord servir à poser les limites de la soumission du monde naturel à notre volonté — autant le monde extérieur que le domaine de l’être humain (on pense ici aux ravages de la pensée cartésienne dans le domaine de la médecine[20]). Mais de plus, cette forme de pensée pourrait aussi contribuer de manière concrète à concilier sciences modernes de la nature et préoccupation pour notre planète, enjeu qui apparaît de plus en plus comme le principal cheval de bataille des groupes écologistes qui luttent contre la société industrielle. Il n’est pas dénué de signification que le plus sévère des critiques des sciences modernes ait justement ignoré cette seconde tendance des sciences naturelles modernes : Leibniz, contrairement à Descartes ou à Kant, n’occupe à peu près aucune place dans l’oeuvre de Heidegger. De même est-il révélateur de voir que Heidegger n’a pas cherché à supprimer (aufheben) la vérité de l’approche scientifique de la nature, mais qu’il a plutôt préféré négliger cette question ; ce qui est attesté par le fait qu’il ne se soit penché dans son oeuvre que sur des auteurs avec qui il partage une même conception dénaturée de la nature.

Pour fournir une explication philosophique capable de rendre compte du succès théorique, mais aussi pratique, des sciences naturelles modernes et ce, précisément dans l’optique de contribuer à la préservation de la planète, on doit se tourner vers Leibniz et Hegel. Il existe en effet dans ces pensées une compatibilité entre philosophie de la nature et sciences naturelles empiriques. Par exemple, dans la pensée leibnizienne, il existe une compatibilité entre causae efficientes et causae finales, ce qui témoigne que la conception téléologique du monde qui sous-tend cette pensée n’est pas fondée sur une rupture fondamentale au sein de l’ordre causal (sur cette question, il semble d’ailleurs être tout aussi convaincu que pouvait l’être un Kant). Il ne s’agit point ici de nier qu’un mouvement de « désubjectivisation » des objets des sciences naturelles puisse être, sous certaines conditions, une hypothèse de travail méthodologiquement fructueuse. Mais en vérité, celle-ci ne saurait constituer la preuve que l’intériorité de toute subjectivité étrangère (fremde Innenseiten) est inaccessible à l’observation externe ou à l’introspection expérimentale (si cela était vrai, toute subjectivité pourrait ainsi se passer des autres, postulat qui est précisément au coeur de l’approche behavioriste), car pour admettre cela, il faudrait alors pouvoir avoir accès à une autre forme de connaissances qui puisse se situer par-delà toute expérience interne (introspection expérimentale) et observation externe, de même qu’à une métaphysique dans laquelle pourrait prendre place ce troisième type d’expérience. L’idée que tout ce qui n’est pas quantifiable ne possède pas d’être propre est un dogme ; cela n’a rien à voir avec l’expérience senso lato, mais relève plutôt d’une conception métaphysique. Cela n’est rien de plus qu’une assertion, qui n’est d’ailleurs pas nécessairement rationnelle, avec laquelle on peut concevoir le monde dans une perspective bien déterminée.

Qu’est-ce qui est au fondement de cette assertion ? Heidegger avait raison de prétendre que la technique moderne, qui s’est développée peu de temps après l’apparition des premières sciences modernes, porte en elle une ambition secrète (geheime Motiv), qui est celle d’une soumission cartésienne de la nature. En cela, on peut reconnaître que le projet baconien de domination de la nature est bien à l’origine des Méditations cartésiennes. L’évolution des sciences naturelles modernes a été marquée par une lente « détéléologisation » et « désubjectivisation » de la nature, mouvement par lequel les sciences modernes ont cru conquérir la preuve de leur propre puissance. Parallèlement, cette démarche s’est accompagnée d’un désir de recréer à nouveau la nature sous la forme d’un univers technique dans lequel on ne trouverait plus que des artefacts. Nul doute que de vivre et de grandir dans un monde dominé par l’illusion que le réel n’est constitué que d’artefacts contribue à renforcer la conception cartésienne de la nature qui précisément nie toute possibilité de relation émotionnelle entre l’être humain et la nature. Une profonde différence sépare la nature et la science, de même que la nature et la technique : le premier rapport est théorique, l’autre pratique ; l’un veut seulement observer, l’autre intervenir et transformer. Pourtant, la différence qui sépare la theoria antique et l’attitude théorique moderne est tout aussi grande. Cela s’explique par le caractère constructiviste des connaissances modernes, qui repose sur le principe théorique du verum factum (les sciences modernes et la technique apparaissent bien comme les deux côtés d’une même monnaie) : la dépendance des sciences modernes à l’égard de l’expérience n’est en vérité que l’expression pratique du principe théorique du verum factum. Dans les sciences modernes, l’expérience s’offre toujours comme un effort en vue de recréer la nature, et cela, au moyen de l’exclusion de facteurs perturbateurs, dans une pureté qui rappelle l’acte de création divin — c’est d’ailleurs cette démarche qui va rendre possible leur application technique. Les installations servant à mener des expériences sont souvent des embryons de machines, qui, avec le progrès des sciences, se sont de plus en plus complexifiées ; ce qui va contribuer aux progrès de la technique[21].

Nous avons exprimé plus haut l’idée que le triomphe de cette subjectivité moderne, qui s’articule sous la forme des sciences naturelles modernes et la technique, puisse conduire, par un curieux renversement dialectique, à la soumission même de l’être humain[22]. En effet, comme l’être humain fait lui-même partie de la nature, en tant qu’être vivant, tout effort de domination sur la nature doit donc, poussé à son terme, conduire à une domination de l’être humain lui-même : cette domination s’étant d’abord déployée sur la nature, elle se retournera ensuite contre nous. Ce retournement de situation ne saurait être interprété comme une sorte d’acte de représailles de la part de la nature à l’égard de l’être humain, au nom de l’assaut dont elle aurait elle-même été victime. Il n’en est rien, car même si l’être humain devait sortir vainqueur de cette confrontation avec la nature, et cela, en parvenant à s’imposer totalement sur le monde naturel (domination qui inclurait nécessairement le monde intersubjectif), cette victoire n’en signifierait pas moins sa propre défaite. Cette victoire prendrait alors la forme d’un funeste spectacle, celui du triomphe d’une subjectivité devenue aussi inerte que le monde dévasté de la nature sur lequel elle serait parvenue à s’installer triomphante.

La dynamique de la technique se déploie comme suit. Dans un premier temps, la technique s’offre comme la preuve de la supériorité de l’être humain sur la nature, preuve qui repose essentiellement sur cette capacité qu’a l’être humain de concevoir les objets de la nature justement comme ce qu’ils ne sont pas naturellement, soit à travers la perspective de leur utilité en vue de ses propres fins. La fabrication des premiers outils techniques — travail grâce auquel le primate que nous étions a réussi à s’élever au-dessus du règne animal — témoigne d’un tel travail d’abstraction (bien qu’en de nombreux cas, les avancées techniques ne soient en vérité que des duplications de processus naturels). Ce perfectionnement des outils techniques démontre une première forme d’ascétisme, celui d’un renoncement à la satisfaction immédiate des besoins au profit de cette nouvelle tâche. Dans un second temps, par le perfectionnement continuel dont elles sont l’objet, les techniques favorisent en bout de ligne une meilleure satisfaction des nombreux besoins primaires de l’être humain (quant aux besoins intellectuels, ceux-ci ne pouvant être satisfaits qu’au moyen d’opérations théoriques, l’utilité des outils techniques est donc limitée). Or cet affranchissement de la nature de la part de l’être humain, au moyen de la technique, s’accompagne inévitablement de l’apparition continuelle de nouveaux besoins, lesquels résultent de la satisfaction initiale des besoins plus élémentaires. Cette croissance exponentielle est l’un des traits caractéristiques des sciences et des techniques modernes. Ces dernières, contrairement aux sciences et aux techniques prémodernes, ont la capacité de se développer d’une manière autonome et illimitée : un besoin comblé, un nouveau est aussitôt créé, et ainsi de suite, à l’infini. De nouveaux besoins toujours plus gros, toujours plus rapides apparaissent : c’est la démesure qui règne.

La technique moderne a indiscutablement contribué à faciliter nos vies. Par le biais du renforcement progressif de nos principaux organes — dans un premier temps, nos organes moteurs, ensuite ceux sensibles, et plus récemment ceux cognitifs — la technique a rendu plus facile l’accomplissement de certaines tâches. Les premières formes de techniques exigeaient toutes de leurs utilisateurs un certain effort physique. Avec le développement des machines à l’époque moderne, cet effort a été réduit au seul contrôle cognitif. Enfin, dans les techniques actuelles, qui reposent sur l’emploi de l’informatique, cet effort est réduit à sa forme la plus simple[23]. Cela dit, l’être humain qui perd son travail, remplacé par un ordinateur, perd avec celui-ci plus qu’un simple gagne-pain, puisque c’est bien alors d’un rapport au monde (Weltbezug) qu’on le prive. S’il ne parvient pas à surmonter cette épreuve, celle-ci peut entraîner chez lui une remise en cause de sa propre personne ; or ce phénomène courant à notre époque n’est rien d’autre que le revers d’une certaine « réification » ou « désenchantement » de la nature. Comme l’histoire nous le montre, la désintégration du lien social (sozialer Bindekräfte) est l’un des traits les plus caractéristiques du développement ultime de toute civilisation. Or, cette phase finale, dans laquelle nous sommes nous-mêmes engagés en cette fin de xxe siècle, du moins ici en Europe occidentale, apparaît de plus en plus périlleuse, compte tenu des dangers associés à la technique moderne. Mais aussi, cette désintégration du lien social constitue l’une des principales raisons de l’incapacité du politique à faire face à la présente crise écologique[24].

III. Le mythe de l’oeuvre

L’élément clef pour comprendre la technique moderne est l’idée du « mythe de l’oeuvre » (Machbarkeitswahn), soit la conviction que les seules choses qui ont une valeur dans le monde sont celles qui sont le produit de l’homme, en tant qu’oeuvre humaine. Les succès de la méthode scientifique, qui reposent sur l’isolement et l’abstraction de l’utilité et de la subjectivité au sein de la nature, trouvent leur explication dans le fait que les outils, produits des techniques modernes et de l’oeuvre humaine, sont maintenus indépendants par rapport à l’ensemble du monde naturel. L’hypothèse Gaïa, selon laquelle la Terre est un véritable organisme vivant, est-elle valable[25] ? Nous ne saurions ici le dire. Mais ce qui est certain, c’est que les interactions entre les divers éléments qui composent le réel (Seinsschichten) sont d’une extrême complexité. En ce sens, tout équilibre est toujours extrêmement précaire. On peut à la lumière de ce constat se demander si la Terre pourra être capable d’absorber la grande quantité de produits artificiels que nous générons pour la seule satisfaction des besoins que nous nous sommes artificiellement créés.

Par ailleurs, on remarque que la technique n’a pas simplement transformé le cours biologique de la planète, mais aussi, et d’une manière tout aussi prodigieuse, la société elle-même : les moyens de contraception, les médias de masse, les armes de destruction massive ont tous à jamais modifié la nature de la sexualité, des moyens de communication et notre perception de la réalité, de la guerre et de la politique étrangère[26]. Au-delà de ces changements bien visibles, il y a autre chose. Les conséquences sociales de la technique, combinées à la métamorphose du monde extérieur en une pure objectivité par les sciences modernes, ont également ouvert la voie à une domination totale des techniques de contrôle des sociétés. Cette domination s’inscrit parfaitement dans la logique du principe du verum factum : en effet, tant que les sciences modernes ne seront pas encore parvenues à recréer génétiquement l’être humain (dans la logique du principe du verum factum, la biologie doit à tout prix tendre vers ce but), on doit tout mettre en oeuvre afin d’exercer un contrôle sur la société afin que les objectifs poursuivis par ses membres (que ces objectifs soit collectifs ou individuels) puissent être conformes à l’ordre social. Ainsi, au contrôle sur la nature a succédé le contrôle sur la société, et puis, récemment, la lutte entre les divers modèles de contrôle sur la société. Il n’y a rien de plus moderne que cette idée totalitaire de la création d’un être humain nouveau, idée qui serait apparue complètement farfelue aux yeux mêmes du plus cruel dictateur ancien. Le totalitarisme est bien quelque chose de spécifiquement moderne, car sans le principe du verum factum appliqué à la politique, ce régime est inconcevable. L’accumulation d’arsenaux de destruction de masse avec lesquels se menacent les dirigeants des différents camps idéologiques illustre la grossière absurdité de cette pensée quantitative, de cette pensée objective. À quelle image renvoie cette volonté d’auto-affirmation des différents camps idéologiques par le biais de cette démonstration de puissance, si ce n’est qu’à celle d’un suicide collectif de l’espèce humaine (et des autres espèces), suicide qui marquerait alors réellement la transformation de la Terre en un pur objet anorganique privé de toute subjectivité. « Je t’élimine en te transformant en un pur objet », proclame cette pensée, tout en négligeant d’admettre — ou peut-être est-elle prête à en courir le risque ? — que cela puisse se retourner contre elle-même. Or, négliger un tel risque n’est plus tellement difficile depuis que la pensée est devenue solide comme un objet. Aussi, cette pensée s’imagine pouvoir renforcer sa menace à la manière d’Osmin, dans L’enlèvement au sérail de Mozart, qui est chargé d’appliquer à sa victime une triple condamnation à mort (la décapitation, la pendaison, et enfin le bûcher). Rien n’illustre plus clairement le triomphe insensé de la pensée quantitative sur la pensée qualitative que ce concept de l’« overkill » : comme si cela faisait une différence, d’être mis à mort une ou deux fois, comme si la mort n’était pas elle-même une limite qualitative absolue.

Comme il a été dit plus haut, la superstructure de la société industrielle moderne repose sur une alliance entre science, technique et économie capitaliste. Sans le recours des techniques scientifiques modernes, l’économie capitaliste n’aurait jamais pu s’élever à ce niveau de rationalisation, et à l’opposé, le monde technique n’aurait jamais pu connaître un tel développement fulgurant sans la stimulation des intérêts économiques. Mais au-delà de la question de l’interaction de ces trois domaines, il semble qu’il est également important de bien saisir le contexte au sein duquel s’articulent capitalisme, science moderne et technique. Trois éléments déterminent ce contexte. Premièrement, dans l’économie capitaliste, du moins selon l’idéologie sur laquelle se fonde ce système économique, l’individu n’occupe pas à la naissance une place déterminée dans la société : c’est à l’individu et à lui seul, que revient la tâche, par son travail, de se tailler une place dans la société. Or, cet idéal du « self-made-man » n’est rien d’autre que l’application pratique, au niveau de la société, du principe du verum factum. Deuxièmement, tel que Marx l’a si bien décrit, on assiste dans le capitalisme à la substitution de la valeur d’usage d’un produit par sa valeur d’échange. Dans cette logique, les objets se trouvent ainsi dépouillés de toute valeur qualitative, au profit d’une appréciation sous la forme quantitative d’un prix. En attribuant à chaque produit et à chaque prestation de service un prix en argent, le capitalisme se trouve donc à poursuivre, dans le domaine économique, le programme cartésien de la substitution de la qualité par la quantité. Troisièmement, c’est de cette transformation que va découler l’idée d’« infinitude ». Dans le Capital on peut lire : « Il est vrai que A est devenu A ( Δ A, que nous avons 100 ( 10 l. st., au lieu de 100 ; mais, sous le rapport de la qualité, 110 l. st. sont la même chose que 100 l. st., c’est-à-dire argent, et sous le rapport de la quantité, la première somme n’est qu’une valeur limitée aussi bien que la seconde […]. Le mouvement du capital n’a donc pas de limite[27]. » Marx va opposer à cette logique la manière que les Anciens avaient de concevoir l’économie en citant Aristote et la distinction qu’il établit entre l’économie et la chrématistique. Pour Aristote, l’économie est préférable à la chrématistique, puisque la première connaît une limite interne, alors que la seconde dérive d’une multiplication de l’argent à l’infini en l’absence de tout but immanent[28].

Nul ne peut nier que le mode de production capitaliste permet de subvenir aux besoins élémentaires des êtres humains comme aucun autre système économique n’en avait jusqu’ici été capable — surpassant même le mode d’économie socialiste. Par cela, ce mode de production a contribué d’une manière inédite au développement de cet idéal de l’autodétermination chez l’être humain, surtout depuis que cet idéal est pris en charge par l’État-providence. Face à ce constat, comment ne pas éprouver une certaine sympathie à l’égard de ce mode de production et des techniques modernes ? D’ailleurs, ne sommes-nous pas forcés d’admettre que sans ce mode de production et les techniques qui y sont associées, il sera bien difficile de faire face à la présente crise écologique[29] ?

Par ailleurs, cette tendance au progrès à l’infini qui caractérise le monde moderne, comme cela se voit, par exemple, dans l’explosion démographique de la planète depuis la révolution industrielle, ne peut à l’évidence simplement plus continuer — et cela, entre autres, pour la simple et bonne raison que la Terre étant sphérique, sa surface est limitée. Il existe une limite objective et bien réelle à la croissance et le dépassement de cette limite au nom d’un progrès infini mènera nécessairement à la catastrophe. Du reste, la mort de l’être humain représente elle aussi une autre limite objective et bien réelle dont le prolongement par le biais des progrès de la médecine moderne est l’une des réalisations les plus importantes de notre société industrielle. Mais pour beaucoup de Modernes, cette représentation de la mort comme limite constitue également l’une des causes les plus profondes du sentiment de perte de sens à la vie qui frappe nos sociétés. À notre époque, il est courant de voir des gens amasser des économies à la vue de leurs derniers jours, afin de les laisser en héritage à leurs enfants et leurs petits-enfants. Or, pour constituer ce legs, ils pillent encore plus les ressources de la nature, lesquelles seront pourtant si précieuses pour l’avenir de leurs héritiers : voilà qui illustre bien toute l’absurdité de notre époque.

Comment en sommes-nous venus à cette idée d’un progrès économique ? On sait que pour les Anciens, l’idée de stabilité était un concept politique central. Comme l’a si bien démontré Hans Jonas, dans l’Antiquité, le progrès se mesurait selon une règle verticale : il consistait pour l’être humain, au cours d’une même vie, en une élévation morale (moralische Reinigung) dans le but d’accéder à un monde transcendantal, un monde idéal[30]. La modernité a transposé cette mesure sur un plan horizontal : à notre époque, le progrès consiste pour une société à chercher à s’améliorer par le biais de l’accroissement de ses conditions matérielles. Cette « horizontalisation » du progrès a aussi été accompagnée d’une métamorphose tout aussi importante. On se rappelle que par exemple, chez Kant, l’idée de progrès signifiait encore la progression dans la réalisation de l’idée du droit. Or, avec le déclin dans la croyance en un idéal métaphysique, le progrès a été réduit au seul progrès quantifiable et mesurable dans le monde social et économique. C’est ce qui permet d’expliquer pourquoi la croissance du produit national brut soit devenue un critère si important pour le progrès d’une nation.

Dans son ouvrage, Das Zeitalter der Neutralisierungen und Entpolitisierungen (L’époque des neutralisations et des dépolitisations), Carl Schmitt rend bien compte de ce phénomène. Parallèlement à la triade religion, nation et économie, Schmitt postule l’existence d’une succession, tout au long de l’époque moderne, d’univers de pensée (Zentralgebieten) à chacun desquels se rapporterait une forme particulière de savoir : la théologie, la métaphysique, la morale et l’économie constitueraient ainsi les disciplines par excellence des xvie, xviie, xviiie et xixe siècles respectivement[31]. Or, cette succession d’univers de pensée n’a été possible que dans la mesure où ces formes particulières de savoir pouvaient toutes fondamentalement faire l’objet d’une neutralisation et d’une dépolitisation, autrement dit, que si l’on admet qu’il est possible de ramener ces formes de savoir au seul domaine privé. C’est bien pareil mouvement qui a frappé en premier lieu la théologie, ensuite la métaphysique et enfin la morale. Ce processus étant parvenu à son terme à notre époque, l’obligation de parvenir à un consensus politique sur ces questions au sein de toute société est devenue superflue ; seul importe désormais un accord au sujet des critères de progrès économiques. Schmitt reconnaît dans ce processus qui touche à l’essence de l’histoire de la modernité un triomphe d’une forme de pensée, soit la pensée économico-technique, qui repose en grande partie sur l’idée qu’avec cette nouvelle pensée, l’être humain a enfin réussi à trouver quelque chose de concret, d’objectif, qui puisse enfin mettre fin à ces interminables querelles autour des conceptions du monde.

Manifestement, cette pensée est une erreur ; ce dont témoigne cette fin de xxe siècle. Le conflit qui oppose les deux grands systèmes économiques (le capitalisme et le socialisme) le démontre clairement : peu importe le système économique dans lequel on vit, il existera toujours des dilemmes moraux (moralische Optionen) insolubles. En effet, en l’absence de la possibilité pour quiconque de saisir la totalité de l’être et d’une véritable compréhension du principe qui l’anime, toutes les questions morales ne pourront ainsi jamais échapper au libre choix (willkürlich). L’économie repose sur la morale, la morale repose à son tour sur la métaphysique et la métaphysique, sur la théologie. Cette architecture théorique fondamentale est invariable. Néanmoins, à l’opposé, il faut aussi reconnaître que toute théologie ne saurait être complète, en l’absence d’une considération au sujet de l’être à partir duquel se déploie l’absolu et de l’admission que la part la plus énigmatique et extraordinaire de l’être, celle que l’on nomme l’être humain, comme être doté d’une raison finie, ne peut échapper à la nécessité de faire des choix moraux. De même, toute pensée morale ne saurait être complète sans une réflexion sur les critères servant à l’établissement d’un ordre économique plus libre et plus juste. Enfin, toute morale ne pourrait faire l’économie d’une critique de la rationalité instrumentale.

La plus grande erreur de l’histoire politique et intellectuelle de la modernité aura été de croire que toutes les questions essentielles peuvent se laisser saisir par le biais de la rationalité instrumentale. C’est en effet sous le poids de cette pensée que la subjectivité, élevée en élément central de l’être, a pu en toute légitimité transformer le monde extérieur en objet quantifiable dont elle croit pouvoir disposer à son gré. Bien que cela ne soit pas ici notre propos, il serait aisé de montrer comment les sciences sociales ont été incapables de contrer la montée en puissance de cette raison instrumentale et dans quelle mesure elles ont capitulé face à cette raison triomphante. On sait que chez Adam Smith, l’économie politique étant encore considérée comme une discipline qui prend place à l’intérieur d’une théorie éthique générale[32]. De même, au xixe et au début du xxe siècle, l’économie politique est encore conçue comme une simple partie des sciences sociales. Aujourd’hui, on assiste à une domination complète de l’approche quantitative. Et encore, là où dans les sciences sociales cette pensée quantitative n’est pas encore parvenue à complètement s’imposer, domine le postulat de l’objectivité scientifique. Or, avec un tel postulat, il est impossible que les sciences sociales parviennent un jour à surmonter le fossé qui sépare rationalité instrumentale et rationalité axiologique. Toute description d’un système de valeurs sociales incarné au sein d’une société qui réponde aux seuls critères de la stricte objectivité scientifique ne nous enseignera jamais rien sur la valeur normative de tel ou tel système, à savoir lequel des systèmes est le meilleur d’un point de vue moral.

Les sciences humaines ont, elles aussi, abdiqué face à cette question. L’origine de la conscience historique moderne, qui est au coeur de cette forme de savoir, présente une genèse qui est à bien des égards comparable à celles des sciences naturelles cartésiennes : toutes deux ont « désubjectivisé » leur objet en le réduisant en un simple « objectum » afin de pouvoir établir au-dessus un monde intellectuel et technique. Ainsi, incapable de totalement saisir l’essence de la nature anorganique, la pensée historique a transformé le passé en un partenaire de discussion, en un objet, source d’une connaissance à partir de laquelle elle espère même apprendre quelque chose au sujet de son propre déclin. Paradoxalement, cette méthode « d’objectivation » de la nature, qui est incapable de saisir la subjectivité de son objet d’études, se qualifie elle-même de « science objective[33] ». Il est bien triste de constater que la philologie classique, celle qui a inspiré les plus grands critiques des sciences modernes, que ce soit Vico, Heidegger ou Nietzsche, ne soit aujourd’hui devenue qu’un simple rouage à l’intérieur de cette mécanique que sont les « sciences objectives », et dont la tâche ne consiste plus qu’à comprendre ce processus par lequel elle en est venue à complètement perdre toute l’importance culturelle dont elle pouvait auparavant jouir.

Il ne s’agit point pour les sciences sociales de complètement rejeter cet idéal des sciences. À l’instar de Leibniz, et à la différence de Nietzsche ou de Heidegger, Vico a démontré qu’il est tout à fait possible de reconnaître une subjectivité à tout objet à l’intérieur d’une pensée rationnelle. Mais aussi longtemps que cette idée n’aura pas réussi à s’imposer à nous, une critique des sciences apparaît encore une tâche nécessaire, dans la mesure où la fiction méthodico-heuristique sur laquelle elles reposent — il ne s’agit pas ici de nier que cette fiction puisse être utile pour la solution de problèmes spécifiques — ne saurait constituer la seule voie rationnelle d’accès au réel. Derrière les sciences, qui se sont depuis longtemps éloignées d’une recherche philosophique des valeurs suprêmes et des principes premiers, gît la subjectivité moderne. Cette subjectivité, qui rejette l’idée qu’un absolu puisse être au fondement de la réalité (d’une réalité qui comprend elle-même) et qui a transformé son entourage en un pur objet, a maintenant entamé la dernière étape de sa conquête, celle qui aura pour conséquence ultime la destruction de la planète et avec elle, sa propre destruction. La victoire et les succès de cette subjectivité moderne doivent être appréciés à la lumière d’une perspective nouvelle, à partir de laquelle il sera possible de mettre au jour la fausseté des prémisses qu’elle sous-tend. Force est de reconnaître que sous la subjectivité moderne se cache une force objective, sinon comment expliquer l’étendue de son triomphe à notre époque ? L’évolution du monde moderne n’est pas le fruit d’une libre décision, du hasard. Une dynamique obsessionnelle (etwas Zwanghaftes) commande son mouvement, qui est de plus en plus incontrôlable. Imaginons-nous la civilisation occidentale dans l’héroïne de Mikhalkov, dans Sklavin aus Liebe (Esclave par amour), qui, à la fin du film, prenant place au sein d’un tramway sans conducteur qui file à toute allure devant les voyageurs, disparaît au loin dans le brouillard.

Or, le germe de l’espoir réside précisément dans cette dynamique obsessionnelle. S’il nous faut admettre la validité de cette idée que la subjectivité moderne n’est rien d’autre que l’être se manifestant dans le réel, et que par suite toute théorie n’est possible que sous la forme d’une démarche réflexive — ce que Heidegger a été incapable de voir —, il ne nous reste alors plus qu’à espérer que l’affreux tremblement qui assaille celle-ci à notre époque, sous la forme de la technique, ne constitue pas le point final du développement de l’être humain, mais bien un simple égarement. Il nous faut souhaiter l’avènement prochain d’un point tournant dans l’histoire humaine, un point tournant pour l’être. Nous devons espérer que l’autonomie morale (moralische Autonomie) (qui est elle-même un produit de la subjectivité moderne) parviendra à stopper à temps ce Golem de la technique moderne. Nous devons espérer qu’avec un effort de la part de tous les êtres humains de bonne volonté, nous réussirons à construire un monde au sein duquel les libertés individuelles ne seront plus déterminées par les seules limites que dicte la vie en communauté, mais bien aussi par celles que la nature nous impose. Mais pour cela, il faudrait que l’on cesse de concevoir et d’éprouver la nature comme une simple res extensa. Bref, souhaitons un renversement dialectique des différents rapports de l’être humain à la nature, afin que puisse jaillir, à un niveau supérieur, une nouvelle synthèse.

La raison pourra-t-elle atteindre à temps la locomotive du convoi ferroviaire au bord duquel nous prenons place, et cela, avant que nous n’atteignions le gouffre qui se creuse de plus en plus devant nous (la surface de freinage qui s’offre à nous sera-t-elle seulement assez longue ?). Quelle est cette locomotive qui mène le monde moderne ? Sans conteste, l’économie. Or, l’économie a pour principe moteur les valeurs et les catégories popularisées par la philosophie contemporaine : le mythe de l’oeuvre, l’aspiration au dépassement de toutes les limites quantitatives et l’absence de scrupule à l’égard de la nature. La philosophie, pour laquelle l’idée de responsabilité n’est pas un concept vide, devra donc en un premier temps travailler à voir émerger de nouvelles valeurs, lesquelles devront, en un second temps, faire l’objet d’une large diffusion au sein de la société dans son ensemble, de même qu’auprès des cadres dirigeants de l’économie et ce, le plus rapidement possible. Le temps file.