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En décembre 1986, Gerard Naddaf soutenait sa thèse de doctorat rédigée sous la direction du Professeur Pierre Hadot et avec l’assistance de Luc Brisson à l’Université de Paris IV-Sorbonne. Quelques années plus tard, après avoir remanié son manuscrit, il présentait les résultats de sa recherche doctorale dans un ouvrage intitulé : L’origine et l’évolution du concept grec de phusis (Lewiston, NY, 1992, 603 p.). Nous avions donné à l’époque, et dans cette revue, une recension de cet ouvrage (Laval théologique et philosophique, 50 [1994], p. 439-442). Le présent travail n’est pas une simple traduction de la version française, mais plutôt une véritable refonte et un approfondissement de cette même recherche que l’auteur projette de publier en trois volumes. Ce premier volume reprend la matière traitée dans les quatre premiers chapitres de la version française sur la signification du terme phusis (p. 11-35), sur les mythes concernant l’origine de l’univers (p. 37-62), et sur les historia peri phuseôs des Présocratiques, d’Anaximandre de Milet (vie s. av. J.-C.) (p. 63-112) jusqu’aux Atomistes, Leucippe et Démocrite (ve s. av. J.-C.) (p. 113-161). Le deuxième volume de cette version anglaise sera une reprise des chapitres cinq à sept de la version française qui traitent du concept de phusis chez les Sophistes et chez Platon, et annoncé par l’auteur sous le titre : Plato and the Peri Phuseôs, et dans le troisième volume, dont la matière n’a pas été traitée dans la version française, l’auteur se propose d’aborder le concept de phusis chez Aristote et dans la tradition hellénistique, et dont le titre annoncé par l’auteur sera : Tradition and Living in Conformity With Nature.
La lecture de ce premier volume de la version anglaise m’incline à croire qu’elle sera supérieure en qualité à la version française. On peut facilement constater que chaque section de la version anglaise est plus développée que dans la version française, souvent du simple au double, et surtout, que la présentation est beaucoup mieux articulée autour des trois angles de recherche qui constituent la thèse fondamentale de l’ouvrage : la cosmogonie, la zoogonie ou l’anthropogonie, et la sociogonie ou politogonie. Certains travaux antérieurs de l’auteur (par exemple : Anaximander in Context. New Studies in the Origin of Greek Philosophy, Albany, State University of New York Press, 2003) lui ont permis de développer davantage son chapitre sur l’historia peri phuseôs d’Anaximandre, tandis que des travaux plus récents sur Parménide lui ont permis d’insérer dans sa version anglaise les points de vue, tout à fait absents de sa version française, de l’interprétation « physique » et de l’interprétation « ontologique » du Poème de Parménide (p. 135). Par ailleurs, la version anglaise donne plus d’importance aux biographies des Présocratiques et sur les contextes sociopolitiques dans lesquels ils ont déployé leurs activités d’écriture, ce qui donne à la partie des fragments sur la politogonie un peu plus de probabilité, les fragments n’étant pas souvent suffisamment nombreux pour fonder en toute certitude une théorie sur l’origine des sociétés et de la civilisation chez chacun des Présocratiques. Pour le lecteur qui n’aurait pas lu la version française, nous laisserons de côté celle-ci pour nous limiter au strict contenu de la version anglaise, en soulignant au passage que celle-ci est écrite dans la langue maternelle de l’auteur qui est présentement professeur de philosophie ancienne à la York University de Toronto.
Comme l’explique l’auteur (p. 1-2), le point de départ de sa recherche a été une analyse du livre X des Lois de Platon. Dans ce livre, Platon donne un long préambule aux lois sur l’impiété dans lequel il reproche aux historia peri phuseôs de ses prédécesseurs, aussi bien qu’aux mythes cosmogoniques d’Hésiode, d’être les responsables de l’athéisme de son temps auquel le législateur des Lois se trouve confronté. Dans ce long préambule, le législateur s’efforce de persuader les citoyens qui ont des comportements impies de trois croyances fondamentales concernant les dieux, à savoir que les dieux existent, qu’ils s’occupent des affaires humaines et qu’ils sont incorruptibles. Or, Platon reproche à toutes ces historia peri phuseôs leur explication matérialiste de l’univers qui donne comme principe ultime de l’univers : l’eau, la terre, l’air et le feu et qui sont incapables de remonter au-delà de ces éléments matériels jusqu’à un Intellect ou une Âme (noûs ou psychê), qui seul peut expliquer l’origine et l’ordre de l’univers sur lequel doit se modeler tout l’ordre individuel et social. Et c’est à ce matérialisme de ses prédécesseurs que Platon rattache également le relativisme des Sophistes qui déboucherait sur l’athéisme. C’est à partir de cette analyse du livre X des Lois que l’auteur s’est proposé de reconstruire tout ce mouvement de pensée qui traverse les écrits présocratiques et qui repose, selon l’auteur, sur un schéma tripartite, en ce sens que toutes ces historia peri phuseôs présentent une explication de l’origine de l’univers (cosmogonie), de l’origine de la vie et de l’homme (zoogonie et anthropogonie) et de l’origine de la société et de la civilisation (sociogonie ou politogonie).
Le premier chapitre est consacré à l’analyse des significations du terme phusis et, d’une façon plus particulière, du sens qu’il faut lui donner dans le titre historia peri phuseôs par lequel la tradition ou peut-être certains Présocratiques eux-mêmes (voir sur ce point p. 16-17) ont désigné leurs écrits (p. 11-35). En s’inspirant des travaux de Benveniste et de Chantraine sur l’étymologie de la langue grecque, le suffixe -sis dans le nom phu-sis se réfère à quelque chose d’objectif qui s’accomplit en dehors du sujet, c’est-à-dire la nature d’une chose comme elle se réalise avec toutes ses propriétés. Par ailleurs, le nom phusis est dérivé du verbe phuô-phuomai qui signifie dans sa forme active et dans sa forme passive intransitive : croître, produire, venir à l’être. On peut ainsi dégager le sens étymologique du terme qui est : l’ensemble du processus de croissance d’une chose de sa naissance à sa maturité (p. 17). C’est le sens tout à fait évident que prend le terme phusis dans le fragment B1 d’Héraclite : « […] divisant chaque chose selon sa nature (kata phusin) et expliquant comment elle est (opôsechei) » (DK 22B1). En ce qui concerne le sens de phusis dans le titre peri phuseôs, l’auteur analyse les quatre sens que certains commentateurs modernes ont attribués aux Présocratiques : 1) le sens de matière première (J. Burnet, A.E. Taylor) ; 2) le sens de processus, d’où phusis est synonyme de genesis (O. Gigon, R.G. Collingwood) ; 3) le sens de matière première et processus (W. Jaeger, J. Lachelier) ; 4) le sens d’origine, de processus et de résultat du processus (W.A. Heidel, C. Kahn, J. Barnes). C’est ce dernier sens que retient l’auteur pour le titre peri phuseôs, en s’appuyant sur certains textes des écrits hippocratiques sur le développement de l’embryon chez l’enfant et de la semence chez la plante ainsi que sur un parallèle entre la méthode hippocratique de recherche et celle des physiciens présocratiques (p. 22-28). Ainsi l’auteur retient comme sens du titre historia peri phuseôs : une recherche scientifique sur l’histoire de l’univers de ses origines jusqu’au temps actuel, celle-ci incluant l’origine de l’humanité. Ce sens se trouve confirmé par les textes suivants : Euripide, Fragment 910 (éd. Nauck) ; le traité hippocratique Surles chairs (I, 2) ; Xénophon, Memorabilia (I, 1.11-15) ; Aristote, Parties des animaux (I, 1, 640b4-22) ; et Platon (Lois, X, 889a4-e2). En bref, selon l’auteur, les cosmologies des Présocratiques ont été fondamentalement des cosmogonies et des anthropogonies.
L’analyse du mythe mésopotamien Enuma Elish et de la Théogonie d’Hésiode va permettre à l’auteur de compléter et de justifier plus profondément le schéma tripartite adopté dans sa lecture des Présocratiques, à savoir, la cosmogonie, la zoogonie ou l’anthropogonie et la sociogonie ou la politogonie. Ce thème fait l’objet du deuxième chapitre (p. 37-62). L’analyse du contenu de ces mythes cosmologiques qui ont précédé les écrits présocratiques montre comment ces mythes, dont la fonction première était de justifier l’ordre social présent, recouraient à des récits sur l’origine de l’univers et celle de l’humanité dans lesquels les dieux jouaient un rôle prépondérant. Dans le mythe d’Enuma Elish (xiie s. av. J.-C.), c’est un chaos aquatique qui précède la formation de l’univers. Cette période est marquée par une guerre entre les dieux qui se termine par la victoire du dieu Marduk qui tue l’instigateur de cette révolte, le dieu Tiamat, et qui coupe son cadavre en deux parties : une partie sert à la formation du ciel et l’autre à celle de la terre. À partir du sang de son épouse Quingu, Marduk crée l’humanité. Puis il distribue à chaque dieu une région de la terre pour qu’ils puissent la maintenir dans l’ordre, se réservant pour lui-même la cité de Babylone comme centre du monde. Ce mythe donnait lieu à chaque année à un rituel religieux lors du Festival du Nouvel An dans la capitale (p. 39-42). Le mythe d’Hésiode dans sa Théogonie (viiie s. av. J.-C.), reprend dans l’ensemble un schéma analogue. À l’origine de l’univers se trouvent les quatre puissances primordiales : Chaos (Abîme), Gaia (Terre), Tartaros (profondeur de la terre), et Érôs (Amour). À la place du dieu Marduk, on retrouve le dieu Zeus, lui aussi vainqueur dans une guerre contre les Titans, et qui impose l’ordre dans le monde des Olympiens et dans l’univers physique et humain. L’origine de l’humanité est relatée dans le mythe de Prométhée et un ordre sociopolitique est symbolisé par les dieux et les déesses : Métis pour l’habilité technique ; Thémis pour les coutumes et les lois ; Eurynomè pour la joie, la fraternité et l’abondance ; Mnémosynè pour la mémoire et les muses ; etc. L’auteur complète son analyse en abordant Les travaux et les jours dans lequel Hésiode défend un nouveau type de réforme sociale et une nouvelle conception de l’aretê. Contrairement au mythe babylonien, la Théogonie d’Hésiode, fait remarquer l’auteur, n’implique aucun rituel religieux (p. 42-62). En bref, ces récits cosmogoniques décrivent le passage d’un état chaotique à un ordre des choses dans la formation de l’univers, de l’humanité et de la société, l’ordre cosmique servant de modèle à l’ordre humain individuel et sociopolitique, le tout suspendu à l’action des divinités sous la dépendance d’un dieu suprême : le dieu babylonien, Marduk ou le dieu grec, Zeus.
Après avoir établi le sens étymologique de phusis et le sens compréhensif des historia peri phuseôs ainsi que son schéma tripartite de sa lecture des Présocratiques, l’auteur aborde, dans son troisième chapitre, l’analyse du premier Peri phuseôs, celui d’Anaximandre de Milet (p. 63-112). Comme l’auteur ne reconnaît qu’un seul fragment authentique qui nous reste de l’écrit d’Anaximandre (DK en signale néanmoins 5), il utilise pour cette étude les témoignages indirects de la tradition, tout en étant conscient des problèmes sérieux d’interprétation reliés à la lecture de ces témoignages (p. 65). Par ailleurs, bien que le terme phusis soit absent des écrits des premiers Ioniens, tous les commentateurs reconnaissent que l’objet de leur recherche scientifique est bien l’univers ou le kosmos. Avec l’École Ionienne, nous passons ainsi d’une explication mythologique de l’univers à une explication purement rationnelle. Ainsi le principe de toutes les choses, selon Anaximandre, est l’apeiron auquel l’auteur donne le sens d’un « indéfini » qualitatif et spatial (p. 65-70) et cet apeiron n’est relié à aucune divinité, mais est présenté comme un principe purement rationnel, l’archè de toutes les choses dans l’univers. On retiendra dans ce chapitre la thèse soutenue par l’auteur, et inspirée des travaux de Jean-Pierre Vernant, selon laquelle le modèle cosmologique d’Anaximandre reproduit le modèle politique de la cité grecque dont le centre est l’agora (la terre), lieu de délibération qui rassemble les trois classes de la société : l’aristocratie, la classe moyenne et la classe paysanne comme les trois sphères qui entourent la terre, à savoir, la lune, le soleil et les étoiles, le tout étant réglé par l’isonomia, c’est-à-dire l’égalité parfaite entre tous les éléments ou individus, aucun ne devant dominer l’autre (p. 79-87). L’analyse que fait l’auteur de la première carte géographique du monde habité tracée par Anaximandre et qui place le Delta du Nil en Égypte au centre du monde devrait aussi retenir l’attention du lecteur. C’est, à notre connaissance, la seule analyse qui dégage aussi clairement les éléments politogoniques de la cosmogonie d’Anaximandre (p. 106-112). Dans le quatrième chapitre l’auteur poursuit sa lecture cosmogonique, anthropogonique et politogonique des Peri phuseôs de Xénophane de Colophon (vie-ve s.) (p. 114-120), de Pythagore et des Pythagoriciens (vie-ve s.) (p. 120-125), d’Héraclite d’Éphèse (vie-ve s.) (p. 125-134), de Parménide d’Élée (ve s.) (p. 134-140), d’Empédocle d’Acragas (ve s.) (p. 140-146), d’Anaxagore de Clazomènes (ve s.) (p. 146-152) et des Atomistes : Leucippe et Démocrite (ve s.) (p. 152-161).
Cet ouvrage de grande qualité scientifique devrait être consulté par tous les spécialistes de la philosophie ancienne. Il se présente comme le premier jalon d’une histoire de la philosophie ancienne abordée d’un point de vue particulier selon le schéma tripartite adopté par l’auteur. Nous attendons avec impatience les volumes projetés sur Platon, Aristote et la tradition hellénistique.