Abstracts
Résumé
Après avoir fait la distinction établie par E.D. Hirsch entre le sens d’un texte voulu par l’auteur et les diverses significations qu’il a prises au cours de l’histoire, l’auteur présente les deux lectures actuelles sur l’Idée du Bien chez Platon. La première lecture, dite non ésotériste, recourt au paradigme traditionnel de l’autarcie des dialogues, jadis établi par F. Schleiermacher pour dégager le sens voulu par Platon de ce passage de la République (VII, 502c-509c). La seconde lecture recourt à un nouveau paradigme, dit ésotériste, établi par l’École de Tübingen-Milan (Krämer, Gaiser, Szlezák, Reale) et cherche le sens voulu par Platon en recourant à son enseignement oral. L’auteur soutient que le sens de ce passage est mieux dégagé par une lecture non ésotériste, tandis que la lecture ésotériste en dégage plutôt les significations que lui ont données les disciples de Platon dans l’Ancienne Académie, tels qu’Aristote, Speusippe et Xénocrate.
Abstract
According to the distinction already established by E.D. Hirsch between the meaning of a text, that given by the author, and its different significances given through history, the author presents two contemporary readings of the Idea of the Good in Plato. The first one, called non-esoterist, is based on the traditional principle of the autarchy of Plato’s dialogues, already established by F. Schleiermacher, to bring out the meaning of Republic VII, 502c-509c. The second reading has recourse to a new paradigm, called esoterist, established by the Tubingen-Milan School (Krämer, Gaiser, Szlezák, Reale), searches for its meaning through the oral teaching of Plato. The conclusion of our study is that the meaning of that passage is best understood through a non-esoterist reading, whereas the esoterist reading brings out rather the significances of the text given by the disciples of Plato in the Ancient Academy : Aristotle, Speusippus and Xenocrates.
Article body
Les grands textes classiques de la philosophie, comme le sont les dialogues de Platon, ont reçu au cours de leur histoire, une multiplicité de significations habituellement étudiées aujourd’hui par les historiens sous l’étiquette de « réceptions de Platon[1] ». Il est possible, en effet, à l’historien de suivre les diverses réceptions de Platon à travers les siècles, de l’Ancienne Académie jusque dans les temps modernes, en passant par l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, et distinguer les significations données aux textes de Platon, par ses successeurs immédiats, Aristote, Speusippe, Xénocrate, puis par les Néoplatoniciens, de Plotin à Proclus, celles du thomisme médiéval, ou encore du néokantisme de Natorp ou Cohen, ou encore de l’hégélianisme, et plus récemment, les significations phénoménologiques de Heidegger ou de Gadamer qui marquent les grands moments historiques de la tradition platonicienne. On peut ainsi mieux saisir toute l’influence exercée par Platon sur le développement de la philosophie et les différentes métamorphoses subies par le platonisme dans l’histoire de la philosophie. Mais l’historien de Platon peut aussi se donner une autre tâche, au-delà de la multiplicité des significations et de leur appropriation par les autres philosophies, une tâche qui consiste à faire abstraction de cette multiplicité de significations pour tenter de rejoindre, dans sa lecture de Platon, le sens voulu par l’auteur, et tel qu’il pouvait être compris par ses contemporains. C’est ce principe herméneutique que nous nous proposons de suivre dans notre lecture de ce passage de la République (VI, 502c-509c) sur l’Idée du Bien chez Platon[2].
Nous sommes cependant conscient que ce passage de la République a donné lieu dans la recherche platonicienne contemporaine à une interprétation qui s’est présentée sous les traits d’un « nouveau paradigme » de lecture de Platon par les partisans de l’École de Tübingen-Milan[3]. Ce « nouveau paradigme » voudrait être le seul capable de dégager des dialogues platoniciens le sens voulu par Platon lui-même. Il nous semble donc difficile, dans les circonstances, d’ignorer les grandes études de Krämer, de Gaiser, de Szlezák et de Reale sur l’Idée du Bien chez Platon. Ces travaux ont jeté une lumière nouvelle sur nos lectures de l’Idée du Bien en recourant aux « doctrines orales » que Platon aurait réservées aux seuls membres de l’Académie. C’est ainsi que tout lecteur actuel désireux de trouver le sens du texte platonicien de Platon se trouve inévitablement confronté à un choix entre une lecture ésotériste de Platon, selon laquelle le sens des dialogues platoniciens se découvre dans le recours à l’enseignement oral de Platon ou à la tradition indirecte, et une lecture non ésotériste qui repose sur le principe herméneutique énoncé au début du xixe siècle par Schleiermacher : celui de l’autarcie des dialogues. Selon ce principe du « paradigme traditionnel », le sens voulu par Platon doit être cherché dans les dialogues eux-mêmes, et non pas dans la tradition indirecte, parce que celle-ci ne présente pas une source historiquement certaine sur le contenu des doctrines orales de Platon[4].
Nous nous proposons ici de suivre d’abord le principe herméneutique de l’autarcie des dialogues, tout en demeurant ouvert aux questions soulevées par la réception ésotériste contemporaine de l’Idée du Bien chez Platon. Nous commencerons donc par dégager le sens du texte platonicien en suivant le plus près possible cette discussion entre Socrate et Glaucon sur l’Idée du Bien, puis nous tenterons de dégager, dans la dernière partie de notre étude, le sens que pourrait prendre le même texte selon le « nouveau paradigme ». Pour ne pas prolonger outre mesure notre propos, nous nous limiterons aux trois questions principales que soulèvent les ésotéristes à propos de l’Idée du Bien : Socrate connaît-il l’Idée du Bien ? Le Bien est-il identique à l’Un des doctrines orales de Platon ? Et le Bien jouit-il d’une transcendance absolue ? Ce sont, à notre avis, les réponses à ces trois questions qui caractérisent la lecture ésotériste contemporaine, et qui lui permettent de présenter une conception tout à fait nouvelle de l’Idée du Bien et de la métaphysique de Platon, et à l’égard desquelles tout lecteur actuel de Platon doit prendre position.
Mais commençons d’abord par le texte de la République que nous diviserons en quatre parties : 1) l’éducation supérieure des gardiens (502c-504a) ; 2) la connaissance de l’Idée du Bien (504a-505b) ; 3) la nature de l’Idée du Bien (505b-506b) ; et 4) l’analogie du Soleil et du Bien (506b-509c). En suivant ce parcours, nous espérons être en mesure de dégager le sens de notre texte, pour ensuite nous demander si nous avons besoin de recourir aux doctrines orales pour comprendre le sens voulu par Platon, et tel que pouvaient aussi le comprendre ses contemporains.
I. L’éducation supérieure des gardiens (502c-504a)
En 502c, Socrate a pratiquement terminé sa discussion avec Glaucon sur la « troisième vague » des rois-philosophes qu’il caractérisait en 472a et 473c comme étant la plus grosse et la plus difficile (472a : τὸ μέγιστον καὶ χαλεπώτατον). La « première vague », rappelons-nous, concernait l’éducation des femmes qui doit être, dans notre cité parfaite, semblable à celle des hommes, parce qu’elles seront appelées à exercer les mêmes métiers que les hommes, selon les talents reçus de la nature (451c-457b). Dans la « seconde vague », Socrate a exposé sa théorie de la communauté de femmes et d’enfants pour les gardiens de la cité qui doivent se consacrer entièrement à l’intérêt commun et être ainsi libres de tout intérêt particulier, ceux de la famille étant les plus forts et les plus susceptibles d’entrer en conflit avec les intérêts communs. La « troisième vague », annoncée en 472a, et qui risquait de jeter le ridicule sur Socrate (473c : ὥσπερ κῦμα ἐκγελῶν), formulait la thèse centrale sur les rois-philosophes :
À moins, repris-je, que les philosophes ne deviennent rois dans les États, ou que ceux qu’on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et qu’on ne voie réunies dans le même sujet la puissance politique et la philosophie, à moins que d’autre part une loi rigoureuse n’écarte des affaires la foule de ceux que leurs talents portent vers l’une ou l’autre exclusivement, il n’y a aura pas, mon cher Glaucon, de relâche aux maux qui désolent les États, ni même, je crois, à ceux du genre humain ; jamais, avant cela, la constitution que nous venons de tracer en idée ne naîtra, dans la mesure où elle est réalisable, et ne verra la lumière du jour (473c-d, trad. Chambry[5]).
Socrate est parfaitement conscient des objections de ses interlocuteurs sur le caractère difficile ou même irréalisable de son projet politique[6]. C’est pourquoi il affirme de nouveau en 502c que même s’il est difficile, il n’est pas impossible (χαλεπὰ δὲ γενέσται, οὐ μέντοι ἀδύνατά γε) et s’il parvient à se réaliser, il sera sans aucun doute le meilleur (βέλτιστα). Il se propose donc, à ce moment de la discussion, de convaincre ses interlocuteurs, en reprenant du début cette « troisième vague » (502e : τὸ δὲ τῶν ἀρχόντων ὥσπερ ἐξ ἀρχῆς μετελθεῖν δεῖ), et en leur exposant un plan d’éducation des gardiens qui pourrait faire, de ceux d’entre eux qui sont doués par la nature, de véritables philosophes capables de gouverner la cité, en se laissant guider par l’Idée du Bien. Puisque l’éducation morale des futurs gouvernants, par la gymnastique et la musique, a déjà été traitée dans les discussions précédentes (II, 376c-III, 412b), Socrate abordera le problème de l’éducation supérieure qui doit mener les gardiens choisis pour gouverner à la lumière de la connaissance de l’Idée du Bien. Comme cette éducation supérieure doit être donnée à un petit nombre seulement qui peuvent devenir de parfaits philosophes (503b : τοὺς ἀκριβεστάτους φύλακας φιλοσόφους), Socrate va dès lors exposer un aspect moral important du naturel philosophe. Il rappelle dès lors une exigence morale fondamentale : l’amour de la cité. Ses futurs gouvernants-philosophes (502d : οἱ σωτῆρες ἐνέσονται τῆς πολιτείας[7]) doivent être des philopolides, c’est-à-dire des amoureux de la cité (503a : δεῖν αὐτοὺς φιλοπόλιδάς τε φαίνεσθαι[8]). Ils devront passer les épreuves de résistance au plaisir, à la douleur et à la crainte, comme on éprouve l’or par le feu, pour qu’on puisse vérifier s’ils sont capables de ne pas changer d’opinion lorsqu’il s’agira de défendre le bien commun de la cité (503a). Socrate est parfaitement conscient que ces qualités morales peuvent parfois difficilement se concilier avec les qualités intellectuelles exigées chez nos gouvernants-philosophes. Elles poussent ordinairement de façon séparée (503b : τὰ πολλὰ δὲ διεσπασμένη φύεται). En effet, ceux qui ont de la facilité à apprendre, une bonne mémoire, de la sagacité et de la vivacité intellectuelle arrivent plus difficilement à mener une vie réglée, calme et stable. Par ailleurs, ceux qui ont un caractère stable et qui sont à la guerre peu sensibles à la crainte, peuvent se révéler lourds et lents à apprendre[9]. L’éducation des gouvernants, pour être complète et parfaite, devra donc faire l’assemblage dans le naturel philosophe des qualités morales et des qualités intellectuelles. Comme Socrate a déjà suffisamment expliqué en quoi consiste l’éducation morale des gardiens, il doit maintenant aborder la question de leur éducation intellectuelle, et montrer à ses interlocuteurs le long circuit que devront franchir les gardiens qui ont le naturel philosophe pour arriver à une éducation complète (503d : παιδείας τῆς ἀκριβεστάτης δεῖν), c’est-à-dire non seulement une éducation morale qu’ils ont reçue comme gardiens dans les exercices de la gymnastique et de la musique, mais aussi une éducation intellectuelle supérieure, seule capable de les conduire jusqu’à l’Idée du Bien. Mais jusqu’ici Socrate n’a pas encore révélé à Glaucon le but dernier de cette éducation supérieure, à savoir, l’Idée du Bien.
II. La connaissance de l’Idée du Bien (504a-505b)
À ce moment de la discussion Glaucon demande à Socrate quelles sont ces hautes études dont il parle (504a : μαθήματα μέγιστα), et qui doivent procurer à notre gardien une éducation complète (503d : παιδείας τῆς ἀκριβεστάτης) ? Socrate ne répond pas immédiatement à cette question, mais il fait un rappel de sa théorie des quatre vertus fondée sur la tripartition de l’âme (436a-443b) : la sagesse (σοφία) qui aide la raison (λογιστικόν) dans l’exercice du commandement, la tempérance (σωφροσύνη) pour cette partie de l’âme qui aime, a faim et a soif (ἐπιθυμία) et qui assure l’harmonie entre la raison et les passions, le courage (ἀνδρείας) dans la partie colérique de l’âme (ὀργή, θύμος) et qui dicte à la raison ce qui est à craindre et à ne pas craindre, et enfin la justice (δικαιοσύνη) qui permet, à chaque partie de l’âme, de remplir la fonction qui lui est propre, et de maintenir l’harmonie entre les parties de l’âme[10]. Socrate fait remarquer que ses interlocuteurs s’étaient montrés satisfaits de son exposé, ce que confirme Glaucon en utilisant l’adverbe μετρίως (504b : ᾿Αλλ᾿ ἔμοιγε, ἔφη, μετρίως). Socrate se sert alors du mot de Glaucon pour lui dire aussi que, sur des sujets aussi importants, la seule mesure véritable est celle qui atteint la vérité[11], et qu’il a eu tort de se satisfaire, par nonchalance de l’esprit, de cet exposé qu’il avait fait sur les vertus. Pour arriver à des démonstrations certaines sur les vertus, il faudrait emprunter un circuit plus long (504b : μακροτέρα … περίοδος et 504c : τὴν μακροτέραν … περιιτέον) qui permettrait de relier celles-ci à l’Idée du Bien[12]. Ce long circuit est nécessaire si l’on veut que nos gardiens ne développent pas seulement leur corps, mais aussi leur esprit, et qu’ils parviennent ainsi à la connaissance la plus haute (504d : τοῦ μεγίστου … μαθήματος), c’est-à-dire à la connaissance du Bien.
Glaucon s’étonne de ces remarques de Socrate qui laissent croire qu’il pourrait y avoir des choses plus importantes que la justice et les autres vertus (505d). Socrate lui réplique que tout ce qui a été dit sur les vertus au livre IV n’a été qu’une esquisse de sa théorie des vertus et qu’il ne faut pas renoncer à contempler l’esquisse dans son achèvement parfait (504d : τὴν τελεωτάτην ἀπεργασίαν). Car dans les choses les plus importantes, on doit s’attendre à la plus grande exactitude. L’explication psychologique des vertus ne pouvait donner aux gardiens qu’une opinion droite (ὀρθὴ δόξα) sur la vertu, alors que l’intention de Socrate est de mener les gardiens dans leur formation intellectuelle jusqu’à la science du Bien (ἐπιστήμη). Glaucon demande alors à Socrate ce que peut bien être cette science la plus haute et quel en est l’objet. Socrate s’étonne de cette question de la part de Glaucon. En effet, ce dernier a souvent entendu Socrate (505a : πολλάκις ἀκήκοας) lui parler de cette science la plus haute dont l’objet est l’Idée du Bien (505a : ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον μάθημα[13]). Socrate soupçonne donc Glaucon de vouloir plutôt l’embarrasser par ses questions. En effet, Glaucon devrait savoir depuis longtemps que toutes les vertus tirent leur utilité et leur avantage (505a : χρήσιμα καὶ ὠφέλιμα γίγνεται) de l’Idée du Bien. Car sans la possession du Bien, rien n’est utile ni avantageux. C’est pourquoi Socrate considère qu’il est important de connaître l’Idée du Bien parce que nous ne la connaissons pas suffisamment (505a : οὐχ ἱκανῶς ἴσμεν). Et sans cette connaissance, aucune connaissance ne saurait être utile.
III. La nature du Bien (505b-506b)
La nécessité d’une connaissance de l’Idée du Bien chez les gardiens et la recherche d’une explication sur la nature de son objet (504e) conduit Socrate à établir une distinction préalable entre le bien et le plaisir. En effet, deux conceptions différentes du bien s’affrontent sur ce point : le grand nombre (505b : τοῖς μὲν πολλοῖς) identifie le bien au plaisir, tandis que les plus raffinés (505b : τοῖς δὲ κομψοτέροις) l’identifient à l’intelligence. Socrate rejette ces deux conceptions du bien. Ceux qui soutiennent que le bien consiste dans l’intelligence (φρόνησις) ne peuvent pas dire ce qu’est l’intelligence, ni par conséquent, ce qu’est le bien. Par contre, ceux qui soutiennent que le bien consiste dans le plaisir (ἡδονή) doivent bien avouer qu’il existe des plaisirs mauvais et qu’ils sont acculés à dire que les mêmes choses sont à la fois bonnes et mauvaises[14]. Ces deux conceptions opposées du bien, qui seront amplement discutées dans le Philèbe, conduisent, selon Socrate, à de grandes et nombreuses disputes (505d : μεγάλαι καὶ πολλαὶ ἀμφιβητήσεις). Ce que Glaucon accepte facilement.
Mais Socrate ajoute ici un inconvénient beaucoup plus grave : ces conceptions erronées du bien risquent de nous maintenir dans les apparences du bien, et par conséquent, des vertus, et à nous cacher sa réalité. Or, ce que nous cherchons pour nos gardiens, ce ne sont pas des vertus apparentes (505d : τά δοκοῦντα), mais bien des vertus réelles (505d : τὰ ὄντα[15]). Socrate fait remarquer à Glaucon que lorsqu’il s’agit des vertus, le grand nombre s’en tient aux apparences, et qu’il est plus soucieux de paraître juste que de l’être, mais en ce qui concerne le bien, personne ne se contente des apparences, mais tous désirent posséder un bien réel. C’est donc un bien réel que toute âme désire (505e : ῝Ο δὴ διώκει μὲν ἅπασα ψυχὴ) et qui est la fin de toutes ses activités (505e : καὶ τούτου ἕνεκα πάντα πράττει[16]). Mais si toute âme en devine l’importance, elle n’en a pas néanmoins une connaissance suffisante (505e : οὐκ ἔχουσα λαβεῖν ἱκανῶς τί ποτ᾿ ἐστὶν), ni une opinion stable (505e : οὐδὲ πίστει χρήσασθαι μονίμῳ). Ainsi il ne faut pas qu’un tel bien si précieux ne demeure caché à nos meilleurs citoyens auxquels nous confierons toutes les choses de la cité. Il ne suffira donc pas à nos gardiens d’être justes et honnêtes, en ignorant le rapport des vertus au Bien, et ce sera même un critère de distinction chez nos gardiens que de connaître ce rapport. Ainsi Socrate conclut que dans sa cité parfaite les gardiens devront avoir cette connaissance du Bien (506b : ὁ τούτων ἐπιστήμων). Mais Socrate n’a pas encore révélé toute sa pensée sur la nature du Bien, tel que le demandait Glaucon (502d, 504e). Il a beaucoup insisté jusqu’ici sur la nécessité pour les gardiens de la cité de parcourir le long circuit dans leur formation supérieure, sans dire exactement en quoi il consistait, il a pris soin de distinguer entre le plaisir et le bien, les apparences de vertus et la réalité, mais la question de Glaucon, formulée en 504e sur la science la plus haute et son objet (ὃ μέντοι μέγιστον μάθημα καὶ περὶ ὅ τι αὐτὸ λέγεις) n’a pas encore reçu de la part de Socrate une réponse claire et définitive. Pour répondre à cette question de Glaucon, Socrate devra emprunter le langage de la métaphore.
IV. L’analogie du Soleil (506b-509c)
Glaucon reprend donc la question initiale : qu’est-ce que le Bien ? Il demande à Socrate de prendre position devant les deux thèses qui s’affrontent : le Bien est-il identique à la science des meilleurs ou au plaisir du grand nombre ? Puisque Socrate s’occupe de ces questions depuis si longtemps (506b : τοσοῦτον χρόνον περὶ ταῦτα πραγματευόμενον[17]), il devrait être capable, selon Glaucon, non seulement d’exposer les opinions d’autrui, mais aussi son opinion personnelle. Socrate semble étonné de cette remarque de Glaucon qui attache plus d’importance à l’aspect personnel de l’opinion qu’à son contenu de vérité. Socrate lui répond alors qu’il n’est pas honnête (506c : δίκαιον) de parler de ce que l’on ne sait pas comme si on le savait (506c : περὶ ὧν τις μὴ οἶδεν λέγειν ὡς εἰδότα), même s’il s’agit d’une opinion personnelle. Il y a, en effet, des opinions personnelles qui ne sont pas fondées sur la science (506c : τὰς ἄνευ ἐπιστήμης δόξας) et qui laissent voir des choses laides et obscures, alors que les opinions des autres, si elles sont fondées sur la science, peuvent parfois révéler des choses lumineuses et belles[18]. La définition recherchée du Bien n’est donc pas liée à l’opinion personnelle, serait-ce celle de Socrate qui a longtemps réfléchi sur le sujet, mais à son rapport à la vérité. Pressé par l’exclamation de Glaucon qui exige de Socrate de les conduire au terme de cette discussion, comme il l’avait fait auparavant pour les vertus, ce dernier devra s’exécuter et expliquer à Glaucon ce qu’est le Bien (506d).
Socrate doit reconnaître d’abord qu’il ne pourra pas satisfaire aux exigences de Glaucon et qu’il devra se contenter de lui donner seulement un rejeton du Bien (506e : ἔκγονός τε τοῦ ἀγαθοῦ) ou son image la plus ressemblante (506e : ὁμοίοτατος ἐκείνῳ[19]). En effet, le Bien est quelque chose de beaucoup trop élevé pour que Socrate puisse livrer à ses interlocuteurs, au moment présent, la conception qu’il s’en fait (506e : τοῦ γε δοκοῦντος ἐμοὶ τὰ νῦν). Il concède alors à Glaucon qu’en se tenant au rejeton du Bien il ne lui remettra que les intérêts, et non pas le capital qui est l’Idée du Bien (507a), ce qui laisse sous-entendre qu’il sait ce qu’est le Bien, mais qu’il n’est pas prêt à livrer à Glaucon toute sa connaissance sur l’Idée du Bien.
Avant d’introduire son analogie entre le Soleil et le Bien, Socrate va d’abord s’assurer que Glaucon et ses autres interlocuteurs sont d’accord avec lui (507a : διομολογησάμενός) sur ce dont il a souvent parlé dans des entretiens précédents et qu’il a souvent répété : la distinction entre la multiplicité des choses belles (507b : πολλὰ καλά), bonnes (507b : πολλὰ ἀγαθὰ) et de toutes les autres choses (507b : ἕκαστα) qui existent, et l’existence du beau en soi (507b : αὐτὸ καλὸν), du bon en soi (507b : αὐτὸ ἀγαθόν), et pour toutes les autres choses, l’existence d’une Idée unique qui est l’essence de chaque chose (ἰδέαν μίαν … τιθέντες). Cet énoncé de la théorie des Formes intelligibles ne pose aucun problème à Glaucon, ni sans doute aux interlocuteurs familiers avec les entretiens précédents de Socrate. Mais Socrate veut s’assurer de l’accord de tous sur cette théorie sans laquelle son explication métaphorique de l’Idée du Bien n’aurait aucun sens. La théorie une fois énoncée, permet ensuite à Socrate d’introduire le thème de la vision et de la lumière dans l’ordre de la connaissance des choses sensibles et des choses intelligibles. En effet, Socrate ajoute immédiatement que les choses multiples sont vues et non pas conçues (507b-c : ὁρᾶσθαί φαμεν, νοεῖσθαι δ᾿ οὔ), tandis que les idées sont conçues et non pas vues (507b-c : ἰδέας νοεῖσθαι μὲν, ὁρᾶσθαι δ᾿ οὔ). La distinction entre les sensibles et les intelligibles entraîne une autre distinction entre la connaissance sensible et la connaissance intelligible, le voir (507c : ὁρᾶσθαι) et le penser (507c : νοεῖσθαι). Cette distinction sera indispensable pour l’analogie du Bien avec le Soleil. Pour le moment, Socrate fera remarquer à Glaucon qui acquiesce entièrement aux propos de ce dernier, que la puissance de voir (507d : τῆς ὄψεως) et d’être vu (507d : τοῦ ὁρατοῦ) a besoin pour s’exercer d’une troisième chose (507e : γένος τρίτον), et cette troisième chose est la lumière[20]. Or, parmi tous les dieux du ciel[21], c’est le Soleil qui produit cette lumière qui rend les yeux capables de voir et les objets sensibles d’être vus (508a). Cependant le Soleil n’est pas la vision, ni l’oeil (508a-b : οὐκ ἔστιν ἥλιος ἡ ὄψις … ὄμμα), mais il est la cause de la vision (508b : ὁ ἥλιος ὄψις μὲν οὐκ ἔστιν, αἴτιος).
Glaucon n’a offert aucune résistance à tous ces éléments mis en place par Socrate pour arriver enfin à la formulation claire de son analogie. Le rejeton du Bien dont il s’agissait en 506e est le Soleil qui en est l’image la plus ressemblante (508bc : ὂν τἀγαθὸν ἐγέννησεν ἀνάλογον ἑαυτῷ[22]) : le Bien est dans le lieu intelligible (508c : ἑν τῷ νοητῳ τόπῳ) par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles (508c : πρός τε νοῦν καὶ τὰ νοούμενα) ce qu’est le Soleil dans le lieu visible (508c : ἐν τῲ όρατῷ) par rapport à la vision et aux objets visibles (508c : πρός τε ὄψιν καὶ τὰ ὁρώμενα). La structure de cette formulation réside dans une double analogie ou proportion géométrique à quatre termes : le Soleil est par rapport aux choses visibles ce qu’est le Bien par rapport aux choses intelligibles, et la vision est aux objets visibles ce qu’est l’intelligence aux objets intelligibles. À la demande de Glaucon (508c), Socrate va poursuivre son explication de cette double analogie ou proportion géométrique jusqu’à l’exclamation de celui-ci en 509c.
Socrate commence son explication par le rapport entre les objets visibles et la vue. Les yeux ne peuvent pas voir lorsque les objets visibles ne sont pas éclairés par la lumière du jour (508c : τὸ ήμερινὸν φῶς), ou lorsqu’ils sont éclairés par les flambeaux de la nuit (508c : νυκτερινὰ φέγγη), ils sont presque aveugles, mais ils arrivent à voir parfaitement à la lumière du soleil. De même en est-il de l’âme à l’égard des objets intelligibles. Lorsque l’âme tourne ses regards vers la vérité et l’être (508d : ἀλήθεία τε καὶ τὸ ὄν), elle connaît et semble avoir l’intelligence (508d : νοῦν ἔχειν φαίνεται), mais lorsqu’elle tourne ses regards vers l’obscurité de ce qui naît et périt, alors elle n’a plus que des opinions vacillantes (508d : κάτω τὰς δόξας μεταβάλλον), et paraît avoir perdu toute intelligence (508d : νοῦν οὐκ ἔχοντι). Ainsi la lumière dans le lieu sensible est l’image de la vérité dans le lieu intelligible. Or, ce qui donne la vérité aux objets de la connaissance et la puissance de connaître à l’âme (508e : τὴν ἀλήθειαν παρέχον τοῖς γιγνωσκομένοις καὶ τῷ γιγνώσκοντι τὴν δύναμιν), c’est l’Idée du Bien parce que celle-ci est la cause de la science et de la vérité (508e : αἰτίαν δ᾿ ἐπιστήμης οὖσαν καὶ ἀληθείας) dans l’âme, et comme cause, elle se distingue de ses effets et les surpasse en beauté[23]. Comme dans le lieu sensible, c’est le soleil qui donne la lumière aux objets sensibles et la puissance de voir à la vue, mais ni les objets sensibles, ni la puissance de voir ne sont le soleil. Après cette explication de Socrate, Glaucon comprend alors pourquoi Socrate a refusé auparavant, en 506b-c, de s’engager dans une discussion entre les partisans du bien-intelligence et ceux du bien-plaisir (509a). Il reçoit ici sa réponse : il comprend maintenant pourquoi le bien ne peut pas être identifié au plaisir, puisque le plaisir appartient au lieu obscur du sensible, ni à l’intelligence puisque l’Idée du Bien est la cause de celle-ci. Et Socrate termine son analogie entre le Bien et le Soleil en ajoutant que le soleil ne donne pas seulement aux objets la puissance d’être vus, mais aussi leur genèse, leur accroissement et leur nourriture bien qu’il ne soit pas lui-même genèse (509b : οὐ γένεσιν αὐτὸν ὄντα). Ainsi le Bien ne donne pas seulement aux objets intelligibles la puissance d’être connus, mais aussi leur essence et leur existence (509b : τὸ εἶναι τε καὶ τὴν οὐσίαν), bien qu’il ne soit pas lui-même essence, mais qu’il surpasse l’essence en dignité et en puissance (509b : ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος). Et cette discussion de Socrate sur l’Idée du Bien se termine par l’exclamation de Glaucon : « Par Apollon, quelle merveilleuse supériorité ! »
Pour un lecteur qui a déjà fait la distinction entre l’interprétation d’un texte et sa critique, d’une part, et d’autre part, entre le sens d’un texte et ses significations possibles, selon la théorie de Hirsch, le passage de la République sur l’Idée du Bien devrait lui apparaître assez clair, ou du moins, pouvoir être éclairé par référence à des passages parallèles des dialogues. On y retrouve, en effet, les thèses habituelles aux dialogues de la maturité, telles que la distinction ontologique entre le sensible et l’intelligible, la distinction épistémologique entre l’opinion et la science, et la thèse selon laquelle toute action humaine est orientée vers le bien. Même le langage métaphorique dont se sert Platon pour expliquer son Idée du Bien est parfaitement compréhensible et merveilleusement articulée à partir de l’analogie de base du Bien et du Soleil, le Bien jouant un rôle semblable dans le lieu intelligible à celui du Soleil dans le lieu visible et sensible. Dans le développement de cette analogie, chaque élément du sensible trouve un correspondant dans l’intelligible, comme il est possible de le constater dans le schéma élaboré jadis par Adam, et récemment modifié par M. Dixsaut. Adam distinguait les huit analogies suivantes entre : 1) le Soleil et l’Idée du Bien ; 2) la lumière et la Vérité ; 3) les objets de la vue et les objets de la connaissance, les Idées ; 4) le sujet voyant et le sujet connaissant ; 5) l’organe de la vue, l’oeil, et l’organe de la connaissance, l’intelligence (noûs) ; 6) la faculté de la vue et la faculté de la raison ; 7) l’exercice de la vue et l’exercice de la raison ; 8) la capacité de voir et la capacité de connaître[24]. Tous les éléments de cette riche analogie peuvent être compris comme l’application d’une théorie platonicienne fondamentale selon laquelle le sensible est une image de l’intelligible. Il est toujours possible d’enrichir le sens voulu par Platon de ce passage en établissant des parallèles avec d’autres passages des dialogues comme le Ménon pour la distinction entre l’opinion et la science, ou le Phédon, le Phèdre pour la distinction entre l’intelligible et le sensible, ou le Banquet pour l’intuition de l’Idée du Beau, ou les dialogues sur la vertu pour l’action humaine et son orientation vers le bien. Ces parallèles et bien d’autres permettent de situer notre passage dans l’ensemble de la philosophie de Platon.
L’ésotérisme contemporain nous propose une autre voie à suivre, celle de la tradition indirecte. Platon n’aurait pas livré tout le sens de sa pensée dans ses écrits qu’il considérait comme un jeu (παιδιά), ou comme des écrits protreptiques destinés à un vaste public, de sorte que, c’est dans son enseignement oral, et non seulement dans les parallèles à d’autres dialogues, que nous pouvons rencontrer le sens de l’Idée du Bien et de sa place dans la métaphysique de Platon. Nous devons maintenant nous tourner vers ce « nouveau paradigme » de lecture de Platon proposé par l’ésotérisme contemporain.
V. Le nouveau paradigme de lecture
Un texte philosophique, si limpide soit-il, peut provoquer chez son lecteur un certain nombre de questions qui donnent matière à son interprétation. Les questions que pose l’ésotérisme contemporain à notre texte sur l’Idée du Bien ne sont pas nouvelles, mais elles sont posées dans l’horizon nouveau de l’enseignement oral de Platon. On peut, en effet, se demander, en lisant les hésitations de Socrate, s’il a une véritable connaissance du Bien et si cette connaissance ne peut être communiquée que dans un enseignement oral[25]. On peut aussi se demander si l’Idée du Bien n’est pas en fait identique à l’Un de la métaphysique orale pour être en mesure d’exercer les trois fonctions que signale notre texte : la fonction axiologique, la fonction épistémologique et la fonction ontologique. Ou encore, si l’Idée du Bien, telle que décrite dans notre texte, ne jouit pas d’une transcendance absolue par rapport à toutes les autres Idées, et s’il ne faut pas la penser au-delà de l’intelligible, comme l’Un de la métaphysique orale. Chacune de ces questions, qui se retrouvent à la base de l’interprétation ésotériste, peut se fonder sur certains indices dans le texte, et pour cette raison, mérite une attention particulière. Il nous faut maintenant aborder ces trois questions communes à toutes les interprétations ésotéristes contemporaines.
1. Socrate connaît-il l’Idée du Bien ?
Szlezák a proposé dans sa lecture de notre texte, comme d’ailleurs, dans les autres dialogues de Platon, un concept herméneutique intéressant, celui de « rétention du savoir ». Il a identifié dans notre texte sur l’Idée du Bien certaines expressions qui démontreraient que Socrate a une connaissance du Bien, mais qu’il ne doit pas communiquer entièrement pour le moment (506e : τὰ νῦν). Dans son analyse de ce passage, 504a-506c, Szlezák en arrive aux trois conclusions suivantes : 1) Socrate a une réponse à la question « qu’est-ce que le Bien ? » ; 2) cette connaissance ne doit pas être communiquée ici ; 3) Socrate ne donne aucune justification solide sur le fondement de cette connaissance[26]. De fait, certaines interventions de Glaucon montrent qu’il doit constamment presser Socrate à exprimer le fond de sa pensée, sans jamais y parvenir entièrement. À la question sur les hautes études (504a : ποῖα δὴ λέγεις μαθήματα μέγιστα;), Socrate ne répondra qu’au livre VII. Alors que Socrate semble s’éloigner de la question initiale de Glaucon : « Qu’est-ce que l’Idée du Bien ? », ce dernier l’avertit qu’il ne le laissera pas ainsi s’échapper de la question (504e : ἀφεῖναι μὴ ἐρωτήσαντα τί ἐστιν ;). Il ne trouve pas correct (506b : ὀυδὲ δίκαιόν) que Socrate se limite à exposer les opinions des autres sans exposer son opinion personnelle (506b : τὰ τῶν ἄλλων μὲν ἔχειν εἰπεῖν δόγματα, τὸ δ᾿ αὐτοῦ μή). Tout au long de l’entretien, on s’aperçoit ainsi que Glaucon doit constamment exhorter Socrate pour connaître sa conception du Bien, ce que confirme d’ailleurs la remarque finale de Socrate après l’exclamation de Glaucon : pourquoi le force-t-il à dire ses opinions sur le sujet (509c : ἀναγκάζων τὰ ἐμοὶ δοκοῦντα περὶ αὐτοῦ λέγειν) ?
Par ailleurs, tout au long de l’entretien, Socrate se défend très bien contre les pressions de Glaucon et de ses interlocuteurs. Une réponse précise à la question de Glaucon sur l’essence de l’Idée du Bien nécessiterait le parcours d’un plus long circuit (504b : μακροτέρα εἴη περίοδος, 504c : τὴν μακροτέραν … περιιτέον) qui jetterait une pleine lumière (504b : καταφανῆ γίγνοιτο) sur les vertus de justice, de tempérance, de courage et de sagesse dont il a été question au livre IV. Mais Socrate ne dit rien de précis sur ce long circuit qu’il faudrait prendre et au terme duquel on arriverait à la connaissance de l’Idée du Bien. En 506d, Socrate ne manque pas d’avertir Glaucon que l’explication qu’il désire sur l’Idée du Bien risque d’être au-dessus de ses forces (506d : ὅπως μὴ οὐχ οἶος τ᾿ ἔσομαι) et qu’il craint d’être objet de ridicule en lui donnant cette explication (506d : γέλωτα ὀφλήσω). Il ne peut tout au plus que lui donner les intérêts du capital en prenant soin, au moins, que les intérêts soient justes. Il ne pourra donc lui fournir qu’une image du Bien, et non pas ce qu’il demande, l’essence même du Bien.
On pourrait conclure, à partir de ces indices de notre texte, que Socrate ne connaît pas précisément la nature de l’Idée du Bien et qu’il ne peut, tout au plus, que se résoudre à en donner une image à Glaucon, c’est-à-dire une simple opinion qui n’atteint pas l’essence de son objet. Et pourtant, d’autres indices vont à l’encontre de cette conclusion. Sur un sujet aussi important, Socrate n’est pas prêt à se satisfaire de n’importe quelle mesure, mais vise plutôt la mesure la plus rigoureuse (504c). Cette mesure rigoureuse Socrate doit sûrement être capable de l’atteindre puisque Glaucon l’a souvent entendu dire que l’Idée du Bien est l’objet suprême du savoir (505a : ὅτι γε ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον μάθημα, πολλάκις ἀκήκοας) et qu’il s’occupe d’ailleurs depuis aussi longtemps de cette matière (506b : τοσοῦτον χρόνον περὶ ταῦτα πραγματευόμενον). Et lorsque Socrate revient un peu plus loin sur la dialectique, après avoir expliqué les sciences mathématiques qui en sont le prélude, ses propos sont encore plus incisifs sur la possibilité d’une connaissance non seulement d’une image du Bien, mais de sa vraie nature. Seule la puissance dialectique (533a : ἡ τοῦ διαλέγεσθαι δύναμις μόνη) est capable d’atteindre, non seulement une image du Bien (533a : οὐδ᾿ εἰκόνα), mais sa réalité (533a : ἀλλ᾿ αὐτὸ τὸ ἀληθές). La méthode dialectique (533c : ἡ διαλεκτικὴ μέθοδος) donne au dialecticien la capacité de remonter des hypothèses au principe pour fonder ses conclusions. On appelle dialecticien (534b : διαλεκτικὸν καλεῖς) celui qui est capable d’atteindre l’essence de chaque chose (τῆς οὐσίας), par contre, celui qui est incapable de définir ce qu’est le Bien (534b : μὴ ἔχῃ διορίσασθαι τῷ λόγῳ … τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν) ne saurait être appelé dialecticien. Ces passages sur la dialectique dans la République, montrent, à l’évidence, que pour Socrate, il existe une science du Bien, et que cette science est accessible à travers une démarche dialectique ascendante au terme de laquelle l’âme connaît l’Idée du Bien (517b : ἐν τῷ γνωστῷ τελευταία ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα) et peut conclure qu’elle est la cause de tout ce qui est droit et beau (517c : πάντων αὕτη ὀρθῶν τε καὶ καλῶν αἰτία). Dans ces conditions, il apparaît difficile de soutenir que Socrate ne posséderait pas cette science, et qu’il ne peut donc pas communiquer à Glaucon un savoir qu’il ne possède pas. On doit donc conclure ici, avec Szlezák, qu’il y a dans cet entretien de Socrate avec Glaucon un phénomène de « rétention du savoir » de la part de Socrate. Mais comment expliquer ce phénomène ?
Les réponses à cette question nous semblent aussi valables les unes que les autres, que l’on adopte le « paradigme traditionnel » de lecture ou le « nouveau paradigme ». Tous les commentateurs s’entendent pour dire que Socrate, dans cet entretien avec Glaucon sur l’Idée du Bien, le seul par ailleurs dans toute l’oeuvre de Platon, ne donne pas une explication définitive et satisfaisante ni sur l’Idée du Bien, ni sur la puissance dialectique, ni sur ce long circuit qu’il faudrait franchir pour arriver à la connaissance du Bien. Certains recourent à l’ironie socratique et à l’ignorance feinte qui caractérise le personnage de Socrate à travers toute l’oeuvre de Platon. D’autres expliquent ces limites par l’incapacité des interlocuteurs, Glaucon, Adimante et Polémarque, par manque de préparation philosophique, d’accomplir avec Socrate ce long circuit nécessaire à la compréhension complète de l’Idée du Bien. C’est aussi une observation assez courante sur l’attitude de Socrate de tenir compte, dans ses interventions, de la capacité de ses interlocuteurs à suivre son argumentation. Ou encore on expliquera le phénomène en recourant à la critique de l’écriture dans le Phèdre (274b-278d) qui impose ses propres limites à la transmission du savoir. Certains feront remarquer que la République est un dialogue éthique et politique, et que Platon devait se soumettre à des limites dans le développement des thèmes proprement ontologiques qui auraient entraîné le dialogue dans une digression hors de son propos principal. C’est une pratique courante de Platon de renvoyer à plus tard l’analyse de problèmes qui prolongeraient inutilement l’entretien en cours. On pourrait aussi soutenir, à la suite de Ferber, que la science de l’Idée du Bien est une prérogative des dieux, et que l’homme peut s’en former seulement une opinion (δόξα) à travers le langage métaphorique du Soleil, de la Ligne et de la Caverne, considérant que l’homme ne peut être tout au plus qu’un ami de la sagesse, et que seule la divinité possède vraiment la sagesse (σοφία) ou le savoir (ἑπιστήμη[27]).
Toutes ces raisons peuvent être développées et justifiées dans le cadre du « paradigme traditionnel ». L’ésotérisme contemporain nous propose une explication nouvelle en recourant à l’hypothèse des doctrines orales de Platon. Cette « rétention du savoir », de la part de Socrate, est la preuve que Platon n’a pas confié à l’écrit l’essentiel de sa pensée métaphysique ou dialectique, qu’il réservait celle-ci à son enseignement oral destiné à ceux qui étaient préparés pour participer à cette dialectique orale, c’est-à-dire aux seuls membres de l’Académie. Mais on peut toujours se demander en quoi l’explication fournie par le « nouveau paradigme » est-elle supérieure à celles données par le « paradigme traditionnel », surtout si l’on tient compte de la fragilité du fondement historique des Testimonia Platonica.
Les travaux récents d’Isnardi Parente sur les Testimonia Platonica ont montré la fragilité historique du fondement de l’hypothèse des doctrines orales de Platon. À partir d’un examen attentif des Testimonia Platonica, elle dégage les conclusions suivantes : 1) les témoignages de la tradition indirecte ne permettent aucune reconstruction cohérente d’une pensée systématique de Platon ; 2) le caractère problématique des témoignages d’Aristote oblige l’historien à appliquer des critères historico-critiques rigoureux dans la lecture de ces témoignages ; 3) les philosophes anciens qui nous transmettent ces témoignages ne sont pas des historiens, au sens moderne du terme[28]. Cet enseignement oral sur les premiers principes a-t-il vraiment existé ? Cherniss, en tout cas, s’est permis d’en douter[29]. Et s’il a existé, quel en était le contenu ? Peut-on se fier aux témoignages d’Aristote sur lesquels s’appuie la tradition indirecte pour s’en faire une idée précise ? Outre le problème du caractère polémique des témoignages d’Aristote, ceux-ci posent également un problème d’attribution des doctrines discutées dans ces témoignages. L’historien n’est pas toujours assuré s’il doit attribuer la doctrine mentionnée par Aristote, à Platon ou à Speusippe, ou à Xénocrate, sans compter qu’Aristote lui-même n’est pas toujours un rapporteur impartial et objectif des doctrines de son maître auxquelles il s’oppose souvent avec énergie ou qu’il transforme dans sa propre terminologie. Ce sont ces questions sur lesquelles les platonisants n’ont pas encore réussi à créer l’unanimité, ou du moins, un consensus assez général pour que l’hypothèse ésotériste puisse s’imposer comme la vérité, et servir de norme herméneutique générale à l’interprétation de Platon. En bref, les passages de « rétention du savoir » peuvent être expliqués par le recours à l’enseignement oral de Platon, mais on doit être conscient de cette fragilité des fondements historiques de l’hypothèse ésotériste, même si elle peut séduire l’esprit par sa présentation récente comme « nouveau paradigme » de lecture de Platon[30].
2. Le Bien est-il identique à l’Un ?
En ce qui concerne la nature du Bien, l’interprétation ésotériste est unanime sur ce point : la nature du Bien ou son essence est l’Un, tel que nous révèlent les doctrines orales de Platon dans la tradition indirecte. Le Bien de la République, même si Platon ne le dit pas explicitement, serait implicitement identique à l’Un des doctrines orales comme on peut le voir, selon les ésotéristes, dans l’anecdote rapportée par Aristoxène de Tarente dans son Traité d’harmonique sur la célèbre leçon de Platon Sur le Bien[31]. Cette doctrine des deux premiers principes de l’Un et de la Dyade indéfinie, à partir desquels dérivent les Nombres Idéaux, les Figures Géométriques, les Idées, et finalement les corps sensibles, constitue la métaphysique de Platon en véritable système philosophique. En ce qui concerne plus particulièrement notre texte, le Bien-Un nous permet de mieux comprendre le sens des trois fonctions de l’Idée du Bien ainsi que le passage des hypothèses mathématiques à l’Idée du Bien comme l’ont soutenu par exemple, Krämer et, à sa suite, Reale[32].
Personne ne contestera que notre texte signale au cours de l’entretien de Socrate avec Glaucon ces trois fonctions de l’Idée du Bien. En 504d-e, Socrate affirme que la connaissance de l’Idée du Bien permettra de comprendre avec plus d’exactitude et de rigueur (ἀκριβέστατα καὶ καθαρώτατα) l’esquisse qu’il avait donnée auparavant sur les vertus. En 505d-e, le bien est conçu comme ce que toute âme recherche à travers toutes ses activités (ἅπασα ψυχὴ καὶ τούτου ἕνεκα πάντα πράττει). Nous avons ici clairement exprimé la fonction éthique ou axiologique de l’Idée du Bien. En 508e, l’Idée du Bien remplit plutôt une fonction épistémologique ou gnoséologique en tant que cause de la science et de la vérité (αἰτίαν δ᾿ ἐπιστήμης οὖσαν καὶ ἀληθείας), celles-ci étant semblables au Bien (509a : ἀγαθοειδῆ). Mais l’Idée du Bien remplit aussi une fonction ontologique dans notre passage puisque le soleil est son rejeton (506e : ἔκγονός τε τοῦ ἀγαθοῦ) et que le Bien est cause de l’existence et de l’essence de toutes les choses (509b : τὸ εἶναι τε καὶ τὴν οὐσίαν ὑπ᾿ ἐκείνου αὐτοῖς προσεῖναι). Le sens de ces trois fonctions se comprend mieux, selon la lecture ésotériste, si l’on considère que le Bien, dans son essence, est l’Un des doctrines orales de Platon. En effet, c’est plutôt en tant qu’Un comme principe limitant, formalisant et déterminant de la multiplicité que le Bien peut remplir ces trois fonctions : il détermine l’être, l’objet de connaissance et, en tant que mesure (504c : μέτρον), il détermine l’ordre, la proportion et l’harmonie. C’est pourquoi l’Un peut être considéré comme le principe de l’être, de la valeur et de la connaissance.
De plus, le Bien-Un permettrait de mieux comprendre le rapport entre les hypothèses mathématiques et l’Idée du Bien. Il faut reconnaître ici que notre texte donne très peu d’explications sur le passage des hypothèses mathématiques à l’Idée du Bien et que la reconstruction détaillée de la démarche dialectique ascendante demeure une tâche difficile, sinon impossible, si l’on s’en tient uniquement à notre texte de la République[33]. Cette remontée de l’âme des hypothèses mathématiques à l’Idée du Bien devient vraiment compréhensible, selon Krämer, si l’on considère que le Bien est l’Un. On peut dès lors former une sorte de pyramide des genres dans laquelle les genres les plus importants du Sophiste — le repos, le mouvement, l’être, le même et l’autre (254a-258c) —, les communs (κοινά) du Théétète (184a-186e) — tels que l’être et le non-être, la ressemblance et la dissemblance, l’identité et la différence, l’unité, le pair et l’impair —, les quatre genres du Philèbe — l’illimité, la limite, le mixte et la cause (23c-27c) —, peuvent être dérivés de l’Un et de son contraire, le Multiple. L’Un occupe la place d’un genre suprême en limitant chaque genre et en lui donnant sa propre détermination dans cette pyramide des genres. Comme le souligne Aristote, cité par Krämer, en Métaphysique, IV, 1021a9 : les rapports entre les contraires, comme le Même et l’Autre, la Ressemblance et la Différence, l’Égalité et l’Inégalité, sont tous des rapports numériques entre l’Un et le Multiple. Le Même est un dans sa substance, le Semblable est un du point de vue de la qualité, l’Égal est un du point de vue de la quantité[34].
L’identification du Bien et de l’Un a permis à l’ésotérisme contemporain de construire une « métaphysique orale » systématique qui donne des sens tout à fait nouveaux aux dialogues platoniciens. Mais la lecture des travaux de Krämer, Gaiser et Reale nous permettent de douter s’il s’agit de sens voulus par Platon, ou s’il ne s’agit pas plutôt des diverses significations que ses disciples immédiats, tels Aristote, Speusippe, Xénocrate ont eux-mêmes donné à la théorie platonicienne des Formes intelligibles. En tout cas, il demeure frappant d’observer, à la lecture des travaux de Krämer, par exemple, l’usage abondant qu’il fait des témoignages métaphysiques de l’Ancienne Académie pour fonder sa thèse du Bien-Un, à un point tel qu’on est en droit de se demander si l’identification du Bien avec l’Un ne constitue pas une lecture de Platon inspirée d’Aristote. Une chose demeure, à tout le moins, assez surprenante : si Platon possédait déjà cette théorie de l’Un et de la Dyade indéfinie au moment où il composait la République (env. 387-370 av. J.-C.), comment expliquer qu’il ne parle nulle part, dans cet unique entretien sur l’Idée du Bien, de l’identité du Bien et de l’Un ? Comment expliquer que dans son enseignement oral Platon soutenait que les principes de toutes les choses sont l’Un et la Dyade indéfinie, et qu’il ait, dans la composition de la République qui se prolongea pendant plusieurs années, remplacé son principe de l’Un par celui du Bien ? De plus, si l’on suppose que la République est un dialogue protreptique que Platon écrivait par jeu pour un large public, comment soutenir que l’Idée du Bien, dans notre passage de la République, était beaucoup plus facile à comprendre que l’Un des doctrines orales ? Par ailleurs, si l’on suppose que la République était plutôt un dialogue de remémoration de l’enseignement oral, comment comprendre la différence entre l’oral et l’écrit[35] ? Platon avait-il donc entre 387 et 370 av. J.-C. deux métaphysiques : l’une lorsqu’il enseignait, et l’autre lorsqu’il écrivait ? Notre texte sur l’Idée du Bien est intéressant sur ce point puisqu’il est le seul passage de tous les dialogues où Platon expose sa conception de l’Idée du Bien comme fondement des vertus, de la connaissance et de tout ce qui existe. Pourquoi ne dit-il pas explicitement que le principe des vertus, de la connaissance et de toutes les choses est le Bien-Un ?
3. La transcendance absolue du Bien-Un
La troisième caractéristique commune à l’interprétation ésotériste contemporaine est la thèse de la transcendance absolue du Bien-Un. La thèse déjà défendue dans une étude classique de Krämer a été reprise plus récemment dans une étude de Szlezák[36]. Tout ce débat sur la transcendance absolue du Bien tourne autour de l’interprétation de 509c et de l’exclamation de Glaucon à la fin de l’exposé de Socrate sur l’analogie du Soleil. La lecture de l’ἐπέκεινα de Platon chez Krämer pourrait être résumée en quatre points : 1) l’ἐπέκεινα est le produit de deux composantes historiques, la doctrine de l’être des Éléates et la théorie présocratique de l’ἀρχή ; 2) l’opposition de l’un et du multiple oblige Platon à poser l’Un comme un au-delà de l’être ; 3) seul le Bien peut-être l’Un ; 4) le Bien-Un se rattache à la métaphysique non écrite de Platon. Alors qu’une grande partie de l’interprétation de Krämer est fondée sur les témoignages de la tradition indirecte, l’intérêt de la lecture de Szlezák vient de ce qu’il fonde son interprétation de 509c sur d’autres passages de notre texte. De fait, on doit reconnaître que notre texte donne certains indices sur la transcendance ontologique du Bien.
En 508e, Socrate affirme que le Bien qui est la cause de la science et de la vérité est distinct de celles-ci et les surpasse en beauté (ἄλλο καὶ κάλλιον ἔτι τούτων). Même si la science et la vérité sont semblables au Bien, Socrate nous invite à porter encore plus haut la nature du Bien (509a : ἀλλ᾿ ἔτι μειζόνως τιμητέον τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἕξιν). En 509a, Glaucon reconnaît que Socrate donne au Bien une beauté vraiment extraordinaire (ἀμήχανον κάλλος), en soutenant que le Bien qui produit la science et la vérité est encore plus beau que celles-ci (αὐτὸ δ᾿ ὑπὲρ ταῦτα κάλλει ἐστίν). En 509b, le Bien est ce qui donne aux Idées non seulement la capacité d’être connues, mais aussi leur existence et leur essence (τὸ εἶναι τε καὶ τὴν οὐσίαν). Szlezák note, avec raison, une sorte de crescendo dans notre passage 508-509 qui conduit à la δαιμονίας ὑπερβολῆς de Glaucon qu’il traduit par : « divine transcendance ». À l’encontre de Brisson, Szlezák lit l’ὑπερβολή comme un terme technique ontologique, et non seulement comme un terme rhétorique dont la traduction serait selon la lecture de Brisson : « quelle merveilleuse emphase[37] ! »
Si les passages déjà cités orientent apparemment vers une lecture de la transcendance ontologique absolue du Bien au sens où le Bien doit être considéré comme un supra-intelligible, la lecture de Szlezák de 509c est parfaitement cohérente avec la métaphysique non écrite de Platon. Mais du même coup, Krämer et Szlezák se placent dans une situation herméneutique fort inconfortable. Ils doivent abandonner un principe herméneutique unanimement accepté dans la communauté savante, et qu’ils appliquent eux-mêmes dans tous leurs travaux, à savoir que le sens d’un texte doit être dégagé en tenant compte du contexte immédiat de ce texte. Ils doivent alors accorder la préférence au principe herméneutique selon lequel le sens d’un texte platonicien doit être dégagé à partir de l’enseignement oral de Platon, lequel principe est loin d’être reconnu unanimement par la communauté savante. Il suffit, en effet, de prolonger notre lecture du livre VII de la République pour constater qu’aucun passage relatif à l’Idée du Bien ne permet de la situer au-delà de l’intelligible et de la comprendre comme une réalité supra-intelligible. Nous pouvons lire, au contraire, que le Bien est la partie la plus brillante de l’être (518c : τοῦ ὄντος τὸ φανότατον), la partie la plus heureuse de l’être (526e : τὸ εὐδαιμονέστατον τοῦ ὄντος), et le plus excellent des êtres (532c : τοῦ ἀρίστου ἐν τοῖς οὖσι). Mais toutes les Forme platoniciennes sont de l’être et ces passages ne font qu’affirmer la supériorité du Bien, en tant qu’être, sur les autres Formes intelligibles. C’est pourquoi le dialecticien qui s’efforce d’atteindre l’essence de chaque chose, c’est-à-dire sa Forme, sans recourir aux sens, mais en se fiant à la seule raison, n’arrête pas sa marche avant d’avoir saisi l’essence du Bien, alors il aura atteint la limite de l’intelligible, et non pas l’au-delà de l’intelligible (532a-b : τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει). Lorsque le Bien est considéré comme un objet de connaissance, nulle part il n’est dit qu’il est au-delà de la connaissance, mais seulement qu’il est l’objet de connaissance le plus important (505a : ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον μάθημα) et qu’il est aux dernières limites de ce qui peut être connu (517b : ἑν τῷ γνωστῷ τελευταία ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα). Ni au-delà de l’être, ni au-delà de la connaissance dialectique, l’Idée du Bien appartient clairement au lieu intelligible où il jouit d’une supériorité de fonction ontologique, axiologique et épistémologique par rapport aux autres Formes intelligibles.
La métaphysique écrite de Platon repose sur la distinction ontologique fondamentale du sensible et de l’intelligible. Dans aucun dialogue de Platon, et non seulement dans la République, il nous est possible de lire un au-delà de l’intelligible et de la connaissance, à moins d’en faire une lecture néoplatonicienne ou une lecture qui fait intervenir le nouveau paradigme de la « métaphysique non écrite » de Platon. Les Formes intelligibles sont les causes et les principes de tout ce qui existe dans le monde sensible. Toutes les Formes intelligibles transcendent les choses sensibles, et l’Idée du Bien, comme appartenant au lieu intelligible, se distingue sans doute de toutes les autres Formes intelligibles par sa dignité et sa puissance (509b : πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει), mais le Bien de la République est essentiellement de la même nature que les autres Formes intelligibles. Les indices de notre texte qui pointent vers la transcendance que Szlezák conçoit comme une transcendance absolue, peuvent aussi être lus comme des propriétés du Bien qui soulignent sa supériorité sur toutes les autres Formes, mais non pas son caractère supra-intelligible. Comme l’indique Brisson, le Bien est supérieur aux autres Formes intelligibles comme un roi est supérieur à ses sujets, sans pourtant cesser d’être, par sa nature, un être humain comme tous ses sujets. Ainsi nous traduirions l’exclamation de Glaucon par : « quelle merveilleuse supériorité ! », le terme « transcendance » se prêtant trop à la confusion lorsqu’on l’utilise en vue de désigner le supra-intelligible. On voit dès lors que la lecture de Szlezák, même si elle ne fait pas intervenir comme celle de Krämer tout le poids des témoignages de la tradition indirecte sur la « métaphysique non écrite » de Platon, demeure étroitement liée à l’influence de celle-ci. C’est d’ailleurs, soit dit en passant, une caractéristique des travaux de Szlezák de montrer la présence de l’enseignement oral de Platon à l’arrière-plan des dialogues, en se fondant sur la méthode d’analyse philologique et littéraire du texte.
Conclusion
Les conclusions que nous dégageons de notre lecture, fondée sur le « paradigme traditionnel » de l’autarcie des dialogues, du passage de la République sur l’Idée du Bien sont donc les suivantes : 1) l’Idée du Bien est connaissable par le dialecticien, elle est même le plus important et le plus haut objet de connaissance ; 2) le Bien n’est pas identique à l’Un dans l’ontologie platonicienne, il s’agit de deux Formes distinctes qui jouent des fonctions différentes dans l’intelligible ; 3) l’Idée du Bien n’est pas une réalité supra-intelligible, mais appartient à l’intelligible comme toutes les autres Formes intelligibles. Dans ce lieu intelligible, le Bien remplit des fonctions supérieures ou plus importantes que toutes les autres Formes intelligibles dans l’ordre de la connaissance, de l’action humaine et de l’existence de toutes les choses.
Lorsqu’il s’agit de lecture ésotériste de Platon, on est donc toujours ramené à la question fondamentale de nature historico-critique : la métaphysique non écrite que l’on dégage des témoignages de la tradition indirecte est-elle attribuable à Platon en toute certitude, ou est-elle une métaphysique élaborée par les successeurs de Platon ? Si l’historicité de ces témoignages était si évidente, comment expliquer qu’elle n’ait pas encore réussi, depuis Schleiermacher, à créer un large consensus dans le monde savant ? Les prises de décision entre une lecture ésotériste et une lecture non ésotériste d’un texte platonicien peuvent difficilement être définitives sur le plan strictement herméneutique, car si la lecture non ésotériste cherche à dégager le sens du texte platonicien, la lecture ésotériste, malgré son intention fondamentale d’exposer le sens du texte, ne donne, à notre avis, qu’une signification possible, parce que le fondement de la lecture ésotériste, à savoir, les témoignages de la tradition indirecte, ne repose pas encore sur une base historique certaine. On doit donc prendre en considération la lumière que chaque groupe d’interprètes jette sur le texte platonicien, les questions qu’ils lui posent, le paradigme herméneutique dont ils s’inspirent avant d’aborder le texte, si l’on veut être en mesure de décider au mieux lequel de ces deux principes il convient de privilégier dans la lecture de Platon : le principe de l’autarcie des dialogues ou le principe de l’enseignement oral. Aussi longtemps que le problème de l’historicité de la tradition indirecte, en ce qui concerne la crédibilité des témoins et l’attribution des doctrines, ne sera pas résolu, à la satisfaction de la communauté savante, le débat herméneutique entre les tenants de l’autarcie des dialogues et les tenants de la tradition indirecte demeurera un débat sans issue. En effet, on sera toujours en droit de se demander si le « nouveau paradigme » de lecture de Platon nous donne accès au sens du texte voulu par Platon, ou s’il ne nous donne pas plutôt accès aux diverses significations que les disciples de Platon à l’Ancienne Académie, tels Aristote, Speusippe et Xénocrate, ont données à la théorie platonicienne des Formes intelligibles, à partir des propres difficultés philosophiques qu’ils rencontraient concernant la séparation des intelligibles et la participation des sensibles lorsqu’ils discutaient entre eux de la théorie de leur maître[38].
Appendices
Remerciements
Je remercie mes collègues, Jean Grondin, Ghyslain Charron et François Renaud, pour leurs judicieuses remarques et corrections sur cette étude.
Notes
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[1]
Nous nous référons ici à la distinction établie par E.D. Hirsch entre « meaning » et « significance » : « Meaning is that which is represented by a text ; it is what the author meant by the use of a particular sign sequence ; it is what the signs represent. Significance, on the other hand, names a relationship between that meaning and a person, or a conception, or a situation, or indeed anything imaginable » (Validity in Interpretation, New Haven and London, Yale University Press, 1969, p. 8). Sur le thème de la réception de Platon, voir, par exemple, le récent collectif coordonné par Ada Neschke-Hentschke, avec la collaboration d’Alexandre Étienne, Images de Platon et lectures de ses oeuvres, Louvain, Paris, Peeters, 1997, ainsi que l’ouvrage antérieur de l’auteur : Platonisme politique et théorie du droit naturel, Louvain, Paris, Peeters, 1995. On pourrait mettre sous la même étiquette les ouvrages plus anciens de J.-L. Vieillard-Baron, Platon et l’idéalisme allemand (1770-1830), Paris, Beauchesne, 1979 ; et Platonisme et interprétation de Platon à l’époque moderne, Paris, Vrin, 1988.
-
[2]
Sur la distinction entre la multiplicité de significations possibles d’un même texte et le sens unique voulu par l’auteur de ce texte, voir Hirsch, Validity in Interpretation, p. 6-10 et 139-144. Selon Hirsch, le sens d’un texte ne change pas, mais ce sont les significations qui changent : « Clearly what changes for them [the authors] is not the meaning of the work, but rather their relationship to that meaning. Significance always implies a relationship to that meaning, unchanging pole of that relationship is what the text means. Failure to consider this simple and essential distinction has been the source of enormous confusion in hermeneutic theory » (ibid., p. 8).
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[3]
L’expression « nouveau paradigme » est relativement récente. Elle a été utilisée pour la première fois par G. Reale, Per una nuova interpretazione di Platone. Rilettura della metafisica dei grandi Dialoghi alla luce delle « Dottrine non scritte », Milano, Vita e Pensiero, 1984. La 20e édition de cet ouvrage parut en 1997. Voir p. 3-74 de la 10e édition de 1991. Reale s’inspirait de la théorie de T.S. Kuhn sur les révolutions scientifiques dans son ouvrage : The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962.
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[4]
Pour bien comprendre l’ampleur du dilemme que doit affronter l’herméneutique platonicienne, on doit se référer aux travaux de Rafael Ferber qui a écrit le meilleur ouvrage des dernières décennies sur l’Idée du Bien chez Platon. Dans la première édition de cet ouvrage : Die Idee des Guten, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1984 (voir notre compte rendu dans la revue Dialogue, 24 [1985], p. 749-755), l’auteur nous donne une interprétation non ésotériste de l’Idée du Bien, tandis que dans sa seconde édition de 1989, il ajoute toute une section de l’ouvrage (p. 149-216) consacrée à une interprétation ésotériste de l’Idée du Bien. La comparaison entre les deux interprétations d’un même texte platonicien est telle qu’elle donne l’impression au lecteur de se trouver en face de deux métaphysiques différentes qui n’ont entre elles que des rapports fort ténus. Voir aussi le petit ouvrage du même auteur : Die Unwissenheit des Philosophen oder warum hat Plato die « ungeschriebene Lehre » nicht geschrieben ?, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1991 ; et l’étude critique de Szlezák, publiée dans Gnomon, 69 (1997), p. 404-411.
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[5]
Formulation différente de la même thèse dans la Lettre VII, 326a-b. Pour une traduction plus récente et les notes sur tout notre passage, voir Georges Leroux, Platon. La République, Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 343-354 et 666-670.
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[6]
Platon revient souvent sur ces objections à propos des difficultés que pourrait rencontrer la réalisation de son projet politique : ce projet concerne seulement les cités grecques où les guerres possibles ne seront donc qu’une discorde entre amis (470e-471a), il n’est pas impossible qu’il existe, bien qu’on doive reconnaître sa difficulté (499d), l’opinion de la multitude changera à ce sujet dès qu’elle saura ce qu’est un vrai philosophe (499e), le projet ne sera pas seulement une chimère, dès qu’il y aura à la tête de la cité un véritable philosophe (540d), le projet a peut-être son paradigme dans le ciel (ἐν οὐρανῷ ἴσως παράδειγμα ἀνάκειται), à la disposition de qui veut le contempler (592b). Nous évitons ici l’usage courant chez les commentateurs du terme « utopie » dont l’inventeur fut Thomas More qui l’utilisa pour désigner le pays imaginaire qu’il décrivait dans son ouvrage intitulé : De optima reipublicae statu, deque nova insula Utopia (1516). La République de Platon n’est pas un pays imaginaire, mais la recherche de la meilleure constitution possible pour les cités grecques. Cette recherche n’a rien d’utopique. Sur ce terme, voir Cosimo Quarta, L’utopia platonica. Il progetto politico di un grande filosofo, Milano, F. Angeli, 1985, p. 9-42 ; et notre compte rendu de cet ouvrage dans la revue Dialogue, 25 (1986), p. 566-573. Voir aussi V. Goldschmidt qui refuse l’usage de ce terme appliqué à la République (Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Aubier Montaigne, 1970, p. 165-166 ; réimpr. : Paris, Vrin, 2000).
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[7]
Littéralement : les sauveurs, les libérateurs, les protecteurs ou les conservateurs de la constitution. Il s’agit des ἀρχόντων de 502e et des φύλακας φιλοσόφους de 503b. D’où notre traduction : gouvernants-philosophes.
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[8]
Ce passage, 503a-b, résume le passage 412c-414b où il est aussi question de ces épreuves pour tester le degré d’attachement des gardiens à la cité, et cette épreuve est aussi comparée à celle de l’or par le feu (413e). L’amour des gardiens à l’égard de leur cité est une garantie qu’ils sauront défendre les intérêts de la cité, si c’est vraiment celle-ci qu’ils aiment le plus (412d : καὶ μὴν τοῦτό γ᾿ ἂν μάλιστα φιλοῖ). Comme amoureux de la cité, ils prendront ses intérêts comme s’il s’agissait de leurs intérêts propres. Le terme φιλοπόλιδες est utilisé une autre fois par Platon, et c’est en 470d6-7 (οὐδέτεροι αὐτῶν φιλοπόλιδες) où Platon explique les conflits internes de la cité par le manque d’amour de la cité. Ce sont les deux seules occurrences du terme dans toute l’oeuvre de Platon.
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[9]
Sur les qualités morales et intellectuelles du philosophe, voir précédemment le passage 485c-487a, et aussi Théétète, 144a-b, dans le portrait que trace Théodore de Théétète qui, selon lui, ressemble étrangement à Socrate. On pourra aussi consulter l’Appendice VI dans le vol. II, de l’édition de J. Adam, The Republic of Plato (1902), Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 79-81.
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[10]
On rappellera ici qu’à ces quatre vertus principales de l’âme humaine correspondent les trois fonctions de l’État : la sagesse est la vertu propre des gouvernants (428b-429a), le courage est la vertu propre des guerriers (429a-430c), la tempérance est la vertu propre des laboureurs et des artisans (430d-433b), et la justice assure l’harmonie entre les trois fonctions de l’État (441c-d).
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[11]
Socrate joue ici sur le sens étymologique de μέτρον, comme en 509d sur le sens étymologique de οὐρανός. Sur l’idée que toute mesure est parfaite, voir Politique, 284a-b, Philèbe, 64d-66a, et Lois, IV, 716c : c’est le dieu qui est la mesure de toutes choses (῾Ο δὴ θεὸς ήμῖν πάντων χρημάτων μέτρον).
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[12]
Socrate avait déjà signalé la nécessité du long circuit en 435d, la méthode utilisée ne permettant pas d’arriver à une démonstration plus rigoureuse sur les vertus. Jusqu’ici la théorie des vertus avait reçu dans la République un fondement psychologique : la tripartition de l’âme humaine. Platon veut maintenant donner à sa théorie un fondement ontologique, en rattachant les vertus à l’Idée du Bien. La mesure des vertus et leur norme est l’Idée du Bien, et non pas une action humaine particulière, parce que celle-ci appartient au monde changeant du sensible et ne saurait être prise comme norme immuable et universelle. Comparer à l’homme sage d’Aristote considéré comme mesure du juste milieu dans l’action humaine (Éthique à Nicomaque II, 6, 1106b-1107a2).
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[13]
On reconnaît que notre passage de la République est le seul dans les dialogues dans lequel la discussion s’engage sur l’Idée du Bien en elle-même. Mais comme la notion de bien est intimement liée au problème de la vertu, on peut comprendre que Platon puisse dire à Glaucon qu’il a entendu parler souvent du bien. Mais à quel moment dans le développement de la philosophie de Platon, cette notion universelle et pour ainsi dire socratique du bien est-elle devenue l’Idée du Bien, voilà une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. Certains soutiennent que la théorie des Formes intelligibles est déjà présente dans les dialogues de la jeunesse, par exemple, R.E. Allen, Plato’s Euthyphro and the Earlier Theory of Forms (New York, Humanities Press, 1970) ; et plus récemment F. Fronterotta, Methexis. La teoria platonica delle idee e la partecipazione delle cose empiriche. Dai dialoghi giovanili al Parmenide (Pisa, Scuola normale superiore, 2001, p. 39-44) ; et J.-F. Pradeau, « Les formes et les réalités intelligibles. L’usage platonicien du terme εἶδος », dans le collectif coordonné par Id., Platon. Les Formes intelligibles (Paris, PUF, 2001, p. 26-29).
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[14]
L’identité du bien et du plaisir est une thèse défendue par Calliclès dans le Gorgias, 495a-499c. Paradoxalement, c’est aussi une thèse soutenue par Socrate contre le sophiste Protagoras, dans le Protagoras, 351b-355e, mais dans ce dernier cas, on peut se demander s’il ne s’agit pas tout simplement d’une thèse ad hominem contre le sophiste Protagoras.
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[15]
Le gardien qui ne posséderait que l’apparence de la vertu risquerait, en effet, de légiférer et d’orienter toute la cité vers des biens apparents, et non pas vers des biens réels. La science du Bien qui permet de distinguer le bien apparent et le bien réel, la vertu apparente et la vertu réelle, devient donc la science la plus importante pour les futurs gouvernants de la cité.
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[16]
Cette affirmation de Socrate renvoie à la fonction axiologique de l’Idée du Bien.
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[17]
À mettre en parallèle avec le πολλάκις ἀκήκοας en 505a où Socrate rappelle à Glaucon qu’il a souvent entendu parler de l’Idée du Bien. C’est maintenant Glaucon qui confirme l’affirmation de Socrate. Si Glaucon a souvent entendu parler dans le passé de l’Idée du Bien, c’est parce que Socrate s’est occupé de ces matières depuis longtemps.
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[18]
J. Adam (The Republic of Plato, II, p. 54) note ici que ce serait une pratique courante de Platon de faire appel à l’ignorance feinte lorsque Socrate expose une thèse dont il est lui-même convaincu. Par exemple, en 450c-451c où Socrate feint l’ignorance et le doute avant d’exposer la théorie de la communauté de femmes et d’enfants.
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[19]
Sur le procédé de la connaissance par l’image, voir par exemple le Phédon, 99c-e pour la connaissance des intelligibles au moyen de leurs images dans le sensible, ou encore Phèdre, 246a pour la connaissance de l’âme.
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[20]
Pour la supériorité de la vue sur les autres sens, voir Timée, 47a-c. Platon se trompe ici, 507c, en affirmant que l’ouïe et la voix n’ont pas besoin de medium pour s’exercer. En Timée, 67b-c, il reconnaît lui-même la nécessité d’un medium, l’air, dans le cas des sons produits par la voix pour qu’ils soient entendus. Le sens de la phrase en 507c pourrait bien être celui-ci : nous pouvons entendre et être entendu dans l’obscurité comme à la lumière, tandis que nous ne pouvons pas voir dans l’obscurité. Voir aussi Aristote, De anima, II, 7, 419a8-35 sur la nécessité d’un intermédiaire entre le sujet sentant et l’objet senti pour que se produise la sensation.
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[21]
Adam reconnaît ici la trace d’un sentiment religieux chez Platon (The Republic of Plato, II, p. 58). Le Timée, 40a, reconnaît quatre espèces de vivants : l’espèce céleste des dieux, l’espèce ailée, l’espèce aquatique et l’espèce terrestre.
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[22]
On pourrait reconnaître ici la fonction ontologique de l’Idée du Bien.
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[23]
On peut lire ici la fonction épistémologique de l’Idée du Bien.
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[24]
Voir J. Adam, The Republic of Plato, II, p. 60. Monique Dixsaut a fait la critique de ce schéma traditionnel et en a proposé deux modifications. 1) Dans l’analogie 5, elle propose de remplacer l’intelligence (le noûs) par l’âme (psychè), parce que la vision sensible comporte des degrés, alors que l’intelligence n’en comporte pas. En effet, l’intelligence (noûs) est une vision claire (kathara opsis : 508c7). L’analogue de l’oeil serait plutôt l’âme qui peut se tourner vers le sensible ou vers l’intelligible. 2) Les analogies 7 et 8 n’ont pas de fondement textuel parce qu’il n’est pas question d’un passage de la puissance de voir à l’acte de voir (« L’analogie intenable : le Soleil et le Bien », dans Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes, vol. 1, Paris, Vrin, 2000, p. 121-151). Il me semble que même si l’on accepte ces modifications faites par l’auteur sur le schéma d’Adam, celles-ci ne rendent pas intenable cette analogie. Les difficultés analogues se présentent dans l’explication du symbolisme de la Caverne. Où trouver les critères qui permettraient d’identifier en toute certitude tous les référents de ces langages métaphoriques ?
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[25]
Pour éviter le débat sur Socrate, porte-parole de Platon, nous mettons les thèses défendues dans ce passage de la République au compte du personnage de Socrate, comme le fait d’ailleurs, Szlezák. Pour nous, il s’agit bien des thèses de Platon que soutient le personnage de Socrate. Voir sur ce point G. Press, éd., Who Speaks for Plato ? Studies in Platonic Anonymity (Lanham, Rowman & Littlefield, 2000) et la recension de François Renaud (International Journal of the Classical Tradition, 9, 3 [2003], p. 452-454).
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[26]
Nous nous référons ici à la plus récente étude de T.A. Szlezák, « L’Idée du Bien en tant qu’archê dans la République de Platon », dans M. Fattal, dir., La philosophie de Platon, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 345-372, et p. 355-356 pour les passages de rétention du savoir. La thèse principale défendue par l’auteur consiste à montrer que la théorie du principe de Socrate ne s’oppose pas à la théorie des principes de l’Un et de la Dyade indéfinie de la tradition indirecte. On consultera aussi son chapitre sur la République dans Platon und die Schriftlichkeit der Philosophie, Berlin, New York, de Gruyter, 1985, p. 271-326, et surtout p. 311-313 pour les trois conclusions de l’auteur.
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[27]
C’est la thèse que défend Ferber dans son petit ouvrage déjà mentionné en n. 4 : Die Unwissenheit des Philosophen oder Warum hat Plato die « ungeschriebene Lehre » nicht geschrieben ? Ferber tente de résoudre les contradictions qu’il décèle dans notre texte sur l’Idée du Bien en reconstruisant la théorie des Nombres Idéaux et la théorie des deux principes, et soutient que Platon possédait ces théories à l’époque de la composition de la République. Ferber prend une sorte de position intermédiaire entre l’ésotérisme et l’anti-ésotérisme en acceptant, d’une part, les doctrines orales de Platon, et d’autre part, en refusant de considérer la doctrine des premiers principes comme un système fermé, objet du savoir. Il n’y a pas, selon Ferber, de savoir (ἑπιστήμη) des premiers principes, mais seulement une opinion (δόξα). C’est la raison pour laquelle Platon utilise les trois images pour expliquer l’Idée du Bien : le Soleil, la Ligne et la Caverne. Voir aussi la première édition de son Platon Idee des Guten, p. 149-156, et dans sa deuxième édition, p. 154-160.
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[28]
M. Isnardi Parente, Testimonia Platonica. Per una raccolta dei principali passi della tradizione indiretta riguardante i λεγόμενα ἄγραφα δόγματα, vol. 1, Le testimonianze di Aristotele, Roma, Accademia nazionale dei Lincei, 1997 ; et vol. 2, Testimonianze di età ellenistica e di età imperiale, Roma, Accademia nazionale dei Lincei, 1998. Pour ces trois conclusions, voir le vol. 1, p. 403-405.
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[29]
On connaît les doutes de H.F. Cherniss non seulement sur les possibilités de fixer un contenu déterminé à l’enseignement oral de Platon, mais même sur l’existence d’un tel enseignement. Platon n’aurait même pas enseigné sa théorie des Idées. Selon lui, le passage de République, VII, 540a-b qui fixe à l’âge de cinquante ans l’étude de la dialectique qui ouvrirait les yeux de l’âme vers l’être et le Bien-en-soi, « rend improbable que Platon ait jamais fait cours sur cette doctrine ou tenté de l’enseigner en bonne et due forme ». Aristote dans ces conditions n’aurait jamais suivi de cours supérieur de Platon sur la dialectique, puisqu’à la mort de ce dernier, il n’avait que trente-sept ans. Voir maintenant dans la traduction française de Laurent Boulakia, L’énigme de l’ancienne académie, Paris, Vrin, 1993, p. 144-146. Je ne peux m’empêcher ici de citer cette phrase de Cherniss qui déplore la facilité avec laquelle les platonisants, faute de documentation, arrivent à dilater les témoignages de la tradition indirecte, en particulier, l’anecdote d’Aristoxène de Tarente sur cette fameuse leçon de Platon « Sur le Bien ». Cherniss écrit : « Ainsi, par exemple, Burnet et Taylor savent que Platon faisait cours sans manuscrit ni notes ; Field nous dit qu’avec la Septième Lettre nous tenons un échantillon des leçons de Platon retranscrit par celui-ci à partir des notes de cours ; et Hubert quant à lui, tient de source sûre que Platon, quand il enseignait, donnait à ses étudiants un sommaire qu’ils recopiaient » (ibid., p. 75).
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[30]
Nous avons exposé notre position sur l’ésotérisme contemporain dans une étude publiée sous le titre : « La fin du Phèdre de Platon (274b-279c) : ésotérisme et anti-ésotérisme » (Philosophie antique, 3 [2003], p. 81-119). Bien que nous voulions demeurer ouvert à cette hypothèse des doctrines orales de Platon, nous pensons que ses fondements historiques ne sont pas suffisamment solides pour l’ériger en dogme ou encore en norme herméneutique universelle que l’on présente comme le « nouveau paradigme » de lecture des dialogues de Platon.
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[31]
Aristoxène, Elementa harmonices, II, 1, p. 30.10 Meibom ; cf. The Harmonics of Aristoxenus, edited with translation, notes, introduction and index of words by Henry S. Macran, Oxford, Clarendon Press, 1902, p. 122 et suiv. pour le texte grec, et p. 187 et suiv. pour la traduction anglaise. On peut faire deux lectures possibles de la phrase rapportée dans l’anecdote : ὅτι ‹τ›ἀγαθόν ἐστιν ἕν. La lecture des ésotéristes est : « que le Bien, c’est l’Un », et la lecture anti-ésotériste : « que le Bien est un ». Cette dernière, par exemple, est celle de L. Brisson, Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 88-89. Elle s’accorde très bien avec notre texte de la République. En tant que Forme intelligible, l’Idée du Bien est une, comme toutes les autres Formes. Voir l’étude récente de V. Décarie, « Aristoxène revisited », dans Le style de la pensée. Recueil de textes en hommage à Jacques Brunschwig, réunis par M. Canto-Sperber et Pierre Pellegrin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 375-394.
-
[32]
H.J. Krämer, « Über den Zusammenhang von Prinzipienlehre und Dialektik bei Platon. Zur Definition des Dialektikers Politeia 534b-c », Philologus, 110 (1966), p. 35-70, voir surtout p. 36-37 ; Id., « Ἐπέκεινα τῆς οὐσίας. Zu Platon Politeia 509b », Archiv für Geschichte der Philosophie, 51 (1969), p. 1-30, surtout p. 18-20 ; et Id., « Die Idee des Guten. Sonnen- und Liniengleichnis (Buch VI, 504a-511e) », dans Otfried Höffe, éd., Politeia, Berlin, Akademie Verlag, 1997, p. 179-203, surtout p. 185-186. Et aussi G. Reale, Per una nuova interpretazione di Platone, p. 341-342.
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[33]
Parmi les études que nous avons consacrées à ce problème du passage des mathématiques à la dialectique, voir notre étude plus récente : « La rationalité platonicienne : mathématiques et philosophie chez Platon », dans M. Narcy, coord., Platon : l’amour du savoir, Paris, PUF, 2001, p. 13-48.
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[34]
Voir Krämer, « Über den Zusammenhang von Prinzipienlehre und die Dialektik bei Platon. Zur Definition des Dialektikers Politeia 534b-c », p. 43-51.
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[35]
Après avoir soutenu le caractère purement protreptique des écrits de Platon, les ésotéristes ont dû changer d’avis devant les difficultés soulevées pour appliquer cette caractéristique aux dialogues plus complexes de la maturité et de la vieillesse. Ils ont dû se rabattre, en s’inspirant de la finale du Phèdre (275c-d), sur le caractère de remémoration de ces dialogues qui reproduiraient l’enseignement oral de Platon et qui auraient servi d’aide-mémoire aux membres de l’Académie.
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[36]
H.J. Krämer, « Ἐπέκεινα τῆς οὐσίας … », p. 1-30 ; et T.A. Szlezák, « L’Idée du Bien en tant qu’archê dans la République de Platon », p. 363-366.
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[37]
Voir L. Brisson, « L’approche traditionnelle de Platon par H.F. Cherniss », dans Giovanni Reale, Samuel Scolnicov, éd., New Images of Plato. Dialogues on the Idea of the Good, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2002, p. 85-97.
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[38]
Voir sur ce point l’étude récente de F. Fronterotta, « Les Formes n’existent pas de la façon dont il le dit : la critique aristotélicienne de Platon », dans J.-F. Pradeau, coord., Platon. Les Forme intelligibles, Paris, PUF, 2001, p. 129-154 ; et celle de L. Brisson, « Comment rendre compte de la participation du sensible à l’intelligible chez Platon ? », dans ibid., p. 55-85. On observe aussi que l’unique passage où Aristote se réfère à ce que les ésotéristes ont l’habitude d’appeler l’enseignement oral de Platon, pourrait bien être plus simplement une référence à ces discussions orales entre les membres de l’Académie, plutôt qu’à un enseignement oral programmé de Platon (Phys., IV, 2, 209a31-210a13 : ἐν τοῖς λεγομένοις ἀγράφοις δόγμασιν). On lira avec profit l’analyse minutieuse qu’a faite Brisson de ce passage dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 99-110. C’est tout de même un fait historique étrange qu’Aristote qui passa vingt ans, de 17 ans à 37 ans (366, date d’arrivée, à 348/347 av. J.-C., date de la mort de Platon) à l’Académie, n’ait pas fait plus souvent allusion à ce prétendu enseignement oral, si celui-ci constituait une activité parfaitement organisée dans le cadre de l’Académie, comme le soutiennent les ésotéristes.