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Comment s’est fait, dans les oeuvres d’art, le passage à la Modernité ? Telle est la grande question à laquelle se sont attardés les auteurs de cet ouvrage, tentant ainsi, selon l’aveu de Pierre-Henri Tavoillot, qui signe l’avant-propos, de combler une lacune dans l’analyse de l’individualisme. Pour Bernard Foccroulle, Robert Legros et Tzvetan Todorov, l’art est le témoin par excellence du changement profond dans la conception du monde qu’a constitué le passage d’un théocentrisme à un humanisme, lequel évoluera jusqu’à devenir l’individualisme qui marque actuellement nos sociétés occidentales. Aussi proposent-ils une enquête sur l’« invention esthétique de l’individu » (p. 8) qui sera menée en deux étapes principales. D’abord à travers une analyse historique de la naissance de l’individu dans l’art, en se concentrant principalement sur la peinture (Todorov) et sur la musique (Foccroulle). Celle-ci est secondée par une analyse anthropo-philosophique de cette lente progression vers l’avènement d’un individu « d’un nouveau genre » (p. 121), « essentiellement singulier en tant qu’homme » (p. 123). Une discussion entre les trois auteurs, menée par Tavoillot, conclut le livre, qui constitue une suite à une rencontre qui a eu lieu en 2002. Chacun d’eux interviendra pour offrir au lecteur une vision d’ensemble du phénomène analysé et de ses enjeux actuels. Ainsi, quelques pistes seront révélées pour tâcher de comprendre le devenir contemporain de l’art.
Le premier texte, « La représentation de l’individu en peinture », est celui de Todorov, historien et philosophe rattaché au CNRS. Il entreprend un parcours de l’histoire de la pensée, lequel trouve sa justification par le fait que la peinture, selon lui, est elle-même pensée. Il entend retracer la « révolution picturale » qui a mené à la présentation d’un individu concret, un portrait d’un visage particulier en ses traits caractéristiques. Certes, il y a toujours eu des images représentant des individus. Par exemple, dans l’Antiquité, des ornements funèbres ou des bustes de héros et d’hommes publics grecs et romains. Mais, si on excepte les premiers portraits romains préservés par la lave figée du Vésuve (ier siècle de notre ère), parce qu’ils furent des ornements d’un espace privé, une chambre conjugale, l’individu était toujours représenté de manière abstraite. L’émergence et la propagation de la religion chrétienne ne changeront rien à cette manière abstraite de figurer l’individu. La fondation de l’Église, intermédiaire entre l’individu et Dieu, mène à la dévalorisation de la part charnelle de l’existence, du monde visible. L’homme est conçu comme une personne porteuse du message de Dieu, mais ce message ne concerne pas l’ici-bas. Les peintures, véhicules du message chrétien, sont vouées à symboliser l’intelligible, l’invisible, l’incommensurable. Pour rendre compte de cette exigence, Todorov cite judicieusement le pape Grégoire le Grand : « Les peintures sont les lectures de ceux qui ne savent pas les lettres » (p. 23). Toutefois, on sait que des réformes de la doctrine s’imposent peu à peu à partir du xve siècle, entre autres par la voix de Guillaume d’Occam et de Nicolas de Cues. Mais c’est dans les images destinées à un usage privé, et plus précisément dans les enluminures, véritables tableaux dans un livre, que se situent les prémisses de cette « révolution picturale » dont Todorov trace le portrait. Le meilleur exemple en est Les très riches heures du Duc de Berry. Les images de ce cycle montrent ce que les yeux peuvent voir, présentent ce qui se donne à voir, soit des paysans qui travaillent la terre selon les saisons (présentation du temps — lumière qui change et vieillissement des êtres — et du mouvement). L’éternel fait place à l’éphémère. Les enluminures sont donc le lieu de la venue à l’image du visible et, « puisque seuls les individus s’offrent aux sens, montrer le visible, c’est aussi donner à voir l’individuel » (p. 29). Robert Campin et Jan Van Eyck seront, par la suite, les chefs de file de la transposition des acquis des enlumineurs dans le domaine de la peinture. Dans la Flandre du xve siècle, le « souci pour les détails individuels » (p. 33) va s’accroître ; des portraits non idéalisés de personnages seront peints avec une grande attention portée à la spécificité des êtres et des choses. En même temps apparaît, selon l’expression de Todorov, un « individu-peintre », qui signe ses oeuvres, impose son point de vue (une vision subjective), par la vue en perspective et se bâtit une renommée grâce à ses innovations techniques. L’individu est ainsi découvert par la peinture. En conclusion, Todorov souligne que l’histoire de l’art pictural révèle un humanisme et non un individualisme. Dans ces peintures du xve siècle, l’individu est représenté comme membre de la communauté humaine, et l’image peinte n’est rien d’autre qu’un monde visible par tous et pour tous.
Comment la musique reflète-t-elle l’humanisme naissant dans toute l’Europe ? Telle est la question que pose Foccroulle dans le second texte, « La musique et la naissance de l’individu moderne ». Ici, Foccroulle, qui est compositeur et organiste, propose d’avancer à la découverte de sa discipline si souvent négligée par l’histoire de l’art. Il souhaite identifier des pièces musicales marquées par l’individu moderne devenu mesure du monde sensible avec le retrait du divin de ce monde. Il cite dès le début un traité remontant à 1581 et dans lequel un certain Vincenzo Galilei dénonce la conception de la musique comme d’un art dont l’organon est numérique et voué de surcroît à exprimer des réalités divines. Bien avant son fils Galileo, qui déplacera la terre de son centre et par là secouera sérieusement la doctrine théocentrique (monde clos sur lui-même, ordonné par Dieu), Galilei conteste la prééminence du caractère scientifique accordée à la musique depuis Pythagore. Il voudrait pouvoir composer une musique qui s’adresse aux sentiments. Les Galilei, père et fils, font partie de ceux qui mettent en branle la lente progression qui aboutira à la Renaissance.
En effet, pendant toute la période médiévale, la seule fonction de la musique était de refléter l’harmonie divine. Aux xie et xiie siècles apparaît la polyphonie, harmonie entre les voix chantées, image de l’harmonie céleste. Les cathédrales gothiques retentissent de ces oeuvres de beauté perceptible qui permettent de comprendre l’ordre du monde et d’appréhender la beauté idéelle. Foccroulle mentionne cependant qu’une première forme de musique individualisée est apparue au sein même de cet art sacré : l’art des troubadours, empreint de références religieuses. Les poèmes des chants profanes sont écrits à la première personne du singulier et sont signés par leur auteur. Point important soulevé par l’auteur : si art sacré et art profane s’inspirent mutuellement, il est possible de penser que mysticisme et humanisme ne sont pas aussi éloignés qu’on le croirait à prime abord. C’est au sein même du théocentrisme que naît un individu ou plutôt un « homme comme individu, un homme qui cherche à nouer avec Dieu un lien plus personnel » (p. 65). Des échanges continuels auront lieu entre musiques religieuse et profane, mais, comme le montrait déjà l’art des troubadours, c’est la musique profane qui explique le mieux l’essor de l’humanisme. Foccroulle examine plus particulièrement les madrigaux, ancêtres directs de l’opéra, « peintures des sentiments intimes » (p. 102). Chant polyphonique, le madrigal est composé avec une grande clarté, de façon à rendre la signification du texte la plus intelligible possible. On cherche de plus en plus à « parler en musique », à exprimer l’émotion individuelle ou la relation intersubjective. On n’entend plus représenter l’ordre cosmique, mais plaire et émouvoir. Claudio Monteverdi (1567-1643) est celui qui, le premier, y arrivera en liant le rythme et l’harmonie pour mettre en valeur un « je » soliste, voix du chanteur-acteur par laquelle s’exprime le compositeur, et dans laquelle se retrouve le spectateur. Sa Favola d’Orfeo (1607) est le premier chef-d’oeuvre d’opéra. C’est lui, selon Foccroulle, qui, « en plaçant l’individu au centre du nouveau monde musical » (p. 85), opère le passage de la Renaissance musicale à l’ère baroque. Pour conclure, avec l’opéra commence, comme l’explique l’auteur, l’aventure de l’interprétation, expérience esthétique du sujet qui cherche le message de l’oeuvre : « […] nous nous interrogeons sur ce que l’oeuvre nous dit, sur ce que le compositeur nous dit à travers elle, sur la vision de ses interprètes, nous y projetons enfin nos propres questions, nos inquiétudes, nos valeurs » (p. 94).
Le dernier texte, le plus long de tous, retrace d’une manière philosophique la naissance de l’individu au sens moderne du terme. D’abord, Legros, professeur de philosophie à l’Université de Caen et à l’Université libre de Bruxelles, répond brièvement à la question : qu’est-ce que « l’individu moderne » ? Tout homme en naissant a droit à la liberté individuelle, tel est le principe de la démocratie. L’individu moderne est autonome, indépendant et égal aux autres individus de la communauté. Une fois l’individu moderne caractérisé positivement, Legros propose un retour aux sociétés prémodernes pour le définir par la voie négative. Avant que ne s’effondrent les thèses théocentriques sur le monde, les sociétés étaient ordonnées selon une hiérarchie légitimée par une imbrication dans l’ordre naturel du monde et donc établie par une source surnaturelle et divine. Ces hiérarchies sociales ont un aspect normatif, car elles indiquent à leurs membres « ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent être » (p. 134). Les coutumes semblent naturelles parce qu’elles sont déterminées par des appartenances de naissance. Toute désobéissance à l’autorité en place est comprise comme une atteinte à la religion. Le pouvoir consiste « à maintenir et à préserver la Loi venue de plus haut » (p. 138). On comprend facilement que dans le contexte de la société aristocratique, l’individu n’est pas sujet (non pas au sens de « sujet » du souverain). Au contraire, il se voit dicter ce qu’il est par sa naissance, et autrui est appréhendé de même. En ce qui concerne la modernisation de ces sociétés hiérarchiques, on sait que suite à la transformation de la doctrine religieuse, la tradition apparaîtra en tant que tradition, c’est-à-dire comme étant établie par des hommes. Autrement dit, les normes se dépouilleront de toute dimension naturelle et divine. Une rupture émergera entre l’ordre naturel et l’ordre social qui, lui seul, dépend des hommes.
Quittant le domaine de l’histoire, Legros se lance alors dans une distinction, peu nette il faut le dire, entre individu singulier et individu particulier en s’appuyant sur une analyse phénoménologique de la perception. Il remarque d’emblée que l’on perçoit des objets individuels auxquels on donne un sens général, par exemple : ce crayon-ci est perçu comme un crayon. Or, toute classification équivaut à une désingularisation, comme c’est le cas d’un individu conçu en référence à sa classe sociale. Comment accède-t-on à la singularité des choses et des êtres ? Il veut dégager comment on en vient à comprendre l’autre comme semblable, ce qui est le fondement même de la démocratie. Le premier pas « philosophique » vers cette sensibilité éthique à la dignité de l’être humain est sans aucun doute l’expérience de soi : expérience cartésienne d’un sujet autonome qui pense, qui juge et qui agit par soi-même. L’exposé de Legros n’explique malheureusement pas assez clairement comment se fait le saut de soi à autrui. Il parle de « l’expérience originaire et tacite de la similitude d’autrui » (p. 182) comme étant le fondement de la destitution des sociétés hiérarchiques et de la démocratisation qui s’ensuit. Pour lui, se concevoir soi-même comme homme permet sans doute de considérer autrui dans son humanité. Si, pour Kant, l’expérience esthétique est une expérience universelle de la singularité, pour Legros, c’est l’expérience d’autrui qui permet de percevoir une signification universelle (l’humanité de l’homme) sans concept préalablement connu. Quand l’humanité présente en chacun n’est plus éclipsée par des appartenances de sang, de classe et de fonction, l’unique appartenance qui prévaut est l’appartenance à l’humanité. Pour terminer son essai, qui, par sa longueur, détourne un peu l’interrogation principale de son axe esthétique, l’auteur met en garde contre le danger de la démocratie : la tyrannie du « on », en référence à Heidegger. Rien n’est plus grave à ses yeux que l’illusion de penser par soi-même alors qu’on pense simplement en suivant la majorité.
En guise de conclusion, une discussion sur la vie et le destin de l’individu dans l’art est présentée. Tavoillot suggère trois questions aux auteurs, la première porte sur l’individu dans la littérature, la seconde sur le décalage chronologique de la naissance de l’individu dans chacun des arts et la troisième sur l’art dans l’individualisme contemporain. Il ressort de cette discussion qu’il n’y a pas une naissance, mais des naissances de l’individu dans l’art. Si la peinture le découvre dès le xve siècle et la musique aux xvie et xviie, il faut attendre encore un siècle de plus pour que cette découverte soit effective dans les lettres. Ce décalage est à l’image de la lente transformation de la conception du monde. À la dernière question : y a-t-il oui ou non mort de l’art ?, ils ne parviendront pas à s’entendre. Enfin, tous trois retiendront le pluralisme comme principale caractéristique de l’esthétique de notre époque. Todorov proposera de l’entendre comme un horizon commun des individus, le défi étant d’articuler un « je » (artiste) et un nous. Selon le dernier mot de Tavoillot, un tel horizon commun « nous interdit de désespérer de l’art » (p. 236).