Abstracts
Résumé
Il s’agit de mettre en regard les domaines à la fois proches et différents de la poésie, de la philosophie et de la mystique, en conjuguant démarche diachronique et synchronique. Après avoir exploré les sources grecques et patristiques, l’analyse essaie de montrer, à partir d’auteurs comme Jean de la Croix, Pascal, Péguy, R. Tagore…, comment la philosophie s’approfondit à la rencontre de la poésie, comment la poésie s’élève à la rencontre de la pensée. Réunies l’une à l’autre par l’esprit, philosophie et poésie s’accomplissent dans la mystique. La fidélité au mystère incline la pensée vers le poème et le poème vers la sagesse.
Abstract
The attempt is made here to confront the fields at once close and different of poetry, philosophy and mysticism, joining together a diachronic and a synchronic approach. Having explored Greek and Patristic sources, the analysis tries to show, starting from authors such as John of the Cross, Pascal, Péguy, R. Tagore…, how philosophy acquires greater depth through contact with poetry, and how poetry reaches in turn greater heights thanks to its contact with thought. Brought together by spirit, philosophy and poetry culminate in mysticism. Faithfulness to mystery draws thought to the poem and the poem to wisdom.
Article body
Introduction (enfance et présence)
L’enfance est ce qui en l’homme rapproche de la beauté et de la vérité. Il y a en l’enfant un accueil du mystère dans la clarté des commencements. « Et la voix des enfants est plus pure que la voix du vent dans le calme de la vallée. » — « Et le regard des enfants est plus pur que le bleu du ciel […][1] ». À travers cette pureté, c’est notre enfance spirituelle qu’il faut retrouver, une enfance qui sait humblement écouter, questionner et transformer l’existence en poème. L’enfance spirituelle se laisse aimanter par la présence. L’enfant apparaît à l’intérieur de l’homme comme le poète et l’ami de la sagesse. Il aime intuitionner la présence ineffable, en une immédiateté incandescente. Poésie et philosophie sur le chemin de l’enfance mènent au mystère. La présence se donne à découvrir en un embrasement[2]. Au feu de la présence, le poème et le philosophème s’unissent. La poésie et la philosophie entrent en dialogue dans l’horizon d’une mystique. Explorer, de manière diachronique mais aussi synchronique, les voisinages entre poésie, philosophie et mystique, sans rechercher l’exhaustivité mais en jetant quelques éclairages qui nous paraissent significatifs, tel sera l’axe essentiel de cette étude.
I. Des sources grecques
1. Aux origines de la pensée
Le contact avec la nature, ses forces, ses secrets, a été essentiel pour la naissance et le développement de la poésie, de la philosophie en Grèce[3]. Les quatre éléments, l’eau, la terre, le feu, l’air, deviendront comme une clef de compréhension de l’univers. À partir de la contemplation de la nature se formera une pensée qui prendra volontiers une coloration symbolique.
1.1. Sagesse, éthique
L’interprétation du réel doit devenir itinéraire de sagesse. Il faut remonter à la source qui explique les phénomènes[4]. Cette recherche de la sagesse aimera dans la pensée présocratique se distiller en expressions lapidaires, en maximes qui confèrent à la réflexion une tournure concrète. « Tout sort de la terre et tout retourne à la terre », souligne Xénophane de Colophon[5]. La volonté de sagesse a pour finalité non seulement d’élucider l’univers mais aussi de fonder une éthique. Ainsi l’hédonisme peut-il être dénoncé et un comportement vertueux encouragé. Chez ceux que l’on appelle les Sept Sages, on rencontre des apophtegmes, dont le climat n’est pas étranger aux proverbes bibliques, qui invitent à l’honnêteté et à la prudence de parole. « Ne te consacre qu’à ce qui est honnête[6]. » — « Déteste la précipitation et le bavardage […][7] ». Une sagesse, par éclats de formules, prend forme.
1.2. Poésie, philosophie
Les philosophes présocratiques comme Xénophane, Parménide… emprunteront une forme poétique. La pensée se donne à comprendre dans l’espace des vers. Même lorsque la philosophie n’a pas recours à la versification, le choix d’une formulation proverbiale, qui éloigne les détails pour concentrer, de manière frappante, le regard sur ce qui importe, rapproche du poème. « Ne nous empressons pas de porter un jugement sur les choses essentielles[8]. » Ici la frontière devient évanescente entre philosophie et poésie. Par de telles sentences, le penseur du feu et du logos, qui expérimente la condition humaine comme traversée d’être et de non-être, se montre aussi poète. À l’origine de la pensée, la philosophie devient poétique. Il y a une alliance forte entre poésie et philosophie comme si leur accomplissement passait par leur commun cheminement. La philosophie poétique s’efforce de conjoindre sagesse et beauté.
Cette philosophie poétique s’inscrira dans le cadre religieux polythéiste de son temps. Mais on pourra trouver en particulier chez Xénophane de Colophon une conception plus élevée de la divinité[9]. Il critique l’anthropomorphisme, la multiplicité éclatée des dieux et pense le divin comme unique, éternel, parfait, omniscient, puissant et sage. Il y a chez lui, comme chez Héraclite d’Éphèse, un sens du mystère qui affleure. À partir d’une expérience concrète, le vrai philosophe s’interroge poétiquement sur l’origine du visible.
2. Pindare
Si la philosophie s’oriente vers la poésie, la poésie se tourne aussi vers la philosophie. Pindare, dont le langage est irrigué de religion, confère au poète une dignité sacrée. Il sait reconnaître dans le divin la véritable origine de la beauté poétique. « Dieu Suprême, qui sur Olympie étends ta puissance, sois propice à mes chants, toujours, ô Père[10] ! » Au-delà de l’inspiration poétique, Pindare aime relier toute qualité, tout talent, tout bienfait au divin. Il y a chez lui un « accent profond de piété grave et réfléchie par où [il] se distingue entre tous les poètes grecs[11]. » Son sens du divin rapproche le poème de l’essentiel.
2.1. Poétique et pensée
S’il exalte la grandeur de l’homme, Pindare n’en souligne pas moins le néant qui hante son existence. « Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre[12]. » Le poète thébain s’interroge sur la vie humaine, le temps, le destin, recherchant à travers la création de l’ode une sagesse. Les prouesses, les victoires de l’homme sont celles d’un être voué à la mort. Un instant peut transformer notre sort. Seul un rayonnement du divin peut adoucir les jours. Pindare exalte le héros mais le rappelle à sa fragilité. « […] qu’il se souvienne que ces membres qu’il pare sont ceux d’un mortel, et que pour dernier vêtement il aura la terre[13]. » Face à ce tragique, l’homme de coeur, l’homme juste doit lutter et espérer. La philosophie pindarique tournée vers l’humain et le divin comporte une importante dimension éthique. « L’or se fait reconnaître à la pierre de touche et les âmes droites se révèlent à l’épreuve[14]. »
2.2. Lyrisme de la sagesse
La pensée du poète se trouve enchâssée dans un art grave et noble. L’ode était destinée à être chantée par des choreutes, accompagnée d’instruments comme phorminx, flûte, lyre, cithare, ce qui accroissait l’éclat, l’intensité des mots. La volonté de sagesse s’inscrivait dans un espace de beauté. Le lyrisme de la sagesse saura « [s’]exprimer en peu de mots[15] ». La justesse du style se nourrit de silence. Le poète pour atteindre le beau doit tourner son regard vers le vrai. Dans une étincelante formule, Pindare conseille : « […] forge ton langage sur l’enclume de la vérité[16] ». Ce conseil, il s’est efforcé de le mettre lui-même en oeuvre en sertissant son art lyrique de pensées justes et fécondes. Au centre de cet art résonnent l’homme, être faible, éphémère, être de grandeur, de noblesse, et un réel sens du sacré. Par là les mots nimbés de musique empruntent « la route profonde de la sagesse[17] ».
II. Des sources patristiques
Dans le domaine grec, on voit se développer avec les Présocratiques une philosophie poétique ou avec Pindare une poésie philosophique. Avec les Pères, on retrouve cette alliance entre poésie et philosophie, mais enracinée en profondeur dans une mystique.
1. Éphrem
1.1. Veilleur du mystère
Dans l’oeuvre de saint Éphrem, tout se joue en un sens autour du rapport entre le caché et le manifesté. La poétique du diacre de Nisibe découvre la concomitance du voilement et du dévoilement dans la nature qui à l’image du vent se révèle en se cachant, dans l’Écriture qui chemine vers une signification spirituelle à travers un langage de figures et, de la manière la plus aiguë, dans le Christ, cime ardente du mystère. « Venez, mes amis, écoutez / À propos du Fils caché : / Il était visible par son corps, / Mais sa Puissance était cachée[18]. » Parce que le divin se cache constamment et partout, l’homme doit se tenir à l’écoute, attentif, s’efforçant de discerner la vérité au-delà des voiles du temps. Face à l’omniprésence du mystère, il n’est de noblesse que de veiller. « Il est venu, le Veilleur, pour faire des veilleurs dans la création[19] ». Le regard croyant, le regard d’amour, le regard orant, éveillé par le Christ, veille en esprit dans l’attente de l’aurore. Un voile silencieux recouvre l’essence divine. Mais la lumière murmure au coeur de celui qui veille. « Béni soit le Caché qui brille[20] ! »
1.2. Pensée symbolique
Le poète qui veille sur le mystère comprend l’existence humaine et l’univers dans le foisonnement nuptial des symboles. « Où que vous portiez le regard / un symbole de Dieu est là[21] ». Éphrem aperçoit des symboles en toutes choses, parfois jusqu’à l’excès. Le symbole (raza en syriaque) est le langage du mystère, langage secret que l’oeil de l’esprit peut déchiffrer. Écriture et nature sont irriguées de symboles comme autant d’échos de la transcendance. Lisant poétiquement toute réalité, la pensée d’Éphrem, étrangère aux concepts, se donne à entendre comme une pensée symbolique. Nourri intérieurement de la Bible, il voit dans le vent, la lumière, l’eau…, l’ordre symbolique du créé, le vivant miroir de la vérité. Sanctifiée par la grâce, la pensée du coeur chemine à travers les symboles jusqu’à l’absolu.
1.3. Cithare de l’aurore
Au long des nuits de l’existence, le poète guettera la venue du Jour. Le Dieu qu’il cherche parmi les figures, les images, est un Dieu de beauté, source de toute beauté[22]. À la beauté voilée du mystère répondra la beauté voilée du chant. La Grandeur qui s’incarne inspirera un souffle musical au langage. « Heureux celui qui est devenu source de mélodies, / Qui pour Toi tout entier n’est plus que “Merci !”[23] » Le chant se déclinera comme chant de louange, de reconnaissance. Servir la beauté sera d’un même mouvement servir la vérité. Le poète aspire à devenir « une cithare de la Vérité[24] ». Le lyrisme des Hymnes où les comparaisons jaillissent sans cesse, les mots touchent par une vive sensibilité, s’enracine dans la Révélation. Le chant du veilleur oriente le regard vers Celui qui par sa croix annonce l’aurore du Paradis. La poésie biblique du diacre Éphrem, mort en l’an 373 tel un martyr en soignant les pestiférés, est une poésie de témoignage, ce témoignage qui rapproche de la Présence, la Shekhinah.
2. Augustin
2.1. De la recherche
Le voyage humain sur la terre est un voyage où se creuse de jour en jour la soif de l’absolu. Brûlé par une intérieure attente, il faut se tourner vers Dieu, fontaine inépuisable de vie[25]. Toute la beauté poétique et philosophique de l’oeuvre d’Augustin, tout son élan mystique sont portés par une incessante recherche du visage de l’Être. L’existence ne prend de poids et de noblesse qu’en devenant une longue, patiente et fervente recherche. Avec des mots aux accents psalmiques, l’évêque d’Hippone écrit à la fin du De Trinitate : « […] autant que je l’ai pu, autant que tu m’as donné de le pouvoir, je T’ai cherché […][26] ». Cette recherche spirituelle du divin, qui se tisse dans un ardent amour, cristallise le tout du poète théologien et du philosophe exégète qu’a été Augustin.
2.2. Mysticisme
Dieu se voile dans le mystère. Un « soleil mystérieux[27] » guide les pas de l’homme. Cette présence du mystère, Augustin l’explore avant tout dans la Bible, l’Église, l’histoire salvifique et l’être même du divin. Le grand mystère se découvre ainsi dans l’Unité trinitaire. Le mysticisme d’Augustin s’enracine dans une expérience spirituelle forte dont Les Confessions nous ont gardé la trace. C’est le jaillissement des larmes au jardin de Milan et la lecture bouleversante des lignes pauliniennes de Rm 13[28]. C’est à Ostie, près de la fenêtre, devant un jardin intérieur, loin des bruits, « en présence de la Vérité », écoutant « la source de vie » (Ps 36,10), l’élévation pleine d’ardeur vers la contemplation de « l’être même[29] ». Augustin n’aura plus de cesse que de se souvenir de ce Dieu rencontré et de l’aimer. Le divin qu’il éprouve au-dessus de lui-même[30] résonne au plus profond de son âme. Habité par le mystère, le voyant d’Ostie restera à jamais transfiguré par la grâce. Éprouvant avec acuité la Présence, il intuitionne les merveilles de l’autre vie. L’union avec le divin devient la suprême exigence du poète et du philosophe. Rien ne doit écarter l’être humain de Dieu. « Le mysticisme des Confessions se retrouve dans le De Trinitate sous une forme un peu voilée, mais réelle[31]. » En fait, ce mysticisme traversera toute son oeuvre de manière discrète et intense, comme son existence de converti.
2.3. Philosophie et poésie
Le mysticisme de l’évêque d’Hippone sera celui d’un philosophe et d’un poète, en quête d’absolu. Sa philosophie se nourrit de son exégèse, des commentaires sur les Psaumes et Saint Jean. Elle s’efforce d’atteindre la sagesse, cette « éternelle sagesse qui demeure au-dessus de tout[32] ». L’homme sera sage dans la mesure où par un élan du coeur circoncis il se tiendra à l’écoute du Verbe. La sagesse traduit l’être et la vie même de l’infini. Le philosophe en recherchant la sagesse découvre le mystère divin. La sagesse augustinienne apparaît teintée de mysticisme. En s’appuyant sur les trois vertus théologales, en particulier la plus grande d’entre elles, la charité, l’ami de la sagesse retrouve l’intérieure beauté qu’avait brisée le péché. Cheminer vers la vérité, c’est en même temps chanter le chant nouveau dont témoigne le psalmiste. L’écriture d’Augustin apparaîtra marquée par la volonté de trouver le mot juste, de suggérer l’inexprimable du mystère divin. Le labeur sur le langage allié à une grande sensibilité font naître la poésie. Cette poésie peut puiser son inspiration dans la nature quand elle est contemplée à partir de son origine invisible[33]. En profondeur elle jaillira du mystère même de la religion chrétienne, de l’amour du Christ, de l’amour de Dieu. « Tu as frappé mon coeur de ton verbe et je t’ai [Seigneur] aimé », écrit avec un sobre lyrisme l’auteur des Confessions[34]. Un lyrisme plein d’émotion et de ferveur, irrigué par l’expérience unique de Milan et d’Ostie, fondera une écriture témoignante. Poète du mystère trinitaire, du mystère du Verbe, saint Augustin aventure son chant jusqu’au seuil du silence. Dans la fulguration de la vérité qui est beauté, la prose se déploie en poème spirituel.
Poésie et philosophie dans l’oeuvre augustinienne s’ordonnent toujours au souffle d’une mystique. Plus que le raisonnement, même s’il est légitime et nécessaire, plus que les méandres des concepts, importe l’esprit qui intuitionne le mystère. La prière est au commencement, au centre et au terme de l’écriture de l’évêque d’Hippone. L’ardeur spirituelle confère une marque très personnelle à la pensée. Citons ici par exemple les derniers mots des Confessions où le poème de celui qui cherche la mystique sagesse se transfigure en oraison : « Qu’on Te demande à Toi, / Que l’on recherche en Toi, / Que l’on frappe chez Toi. / Ainsi, ainsi l’on recevra, / ainsi l’on trouvera, / ainsi la porte s’ouvrira[35]. » Le chant spirituel, la pensée orante s’achèvent dans un silence qui laisse toute la place à l’unique Parole. Pour celui qui aspire de toutes les forces de son existence à l’absolu, l’essentiel sera de parvenir à écouter immédiatement, sans ce qui arrête l’essor de l’esprit, la voix même de l’Être[36]. Plus haut que tous les signes de la création, aux confins du silence, luit mystérieusement le Verbe.
3. Grégoire de Nazianze
3.1. De la poésie
Mort en 390, quarante ans avant Augustin, Grégoire de Nazianze goûtait fort les oeuvres grecques, les Tragiques, Pindare… dont de régulières citations émaillent ses écrits. Dès son jeune âge, il nous confie avoir éprouvé « pour les lettres un amour ardent[37] ». Par sa sensibilité, son sens de la profondeur, il se tournera de manière privilégiée vers les poètes. « Grégoire aimait la poésie[38]. » Découvrant la poésie sur le plan profane à travers la culture grecque et sur le plan sacré, plus décisif, dans l’Écriture Sainte, il deviendra lui-même un poète. La poésie a toute sa place au sein des coeurs épris de Dieu. Non seulement il écrira des poèmes, mais le goût de la beauté du langage se retrouvera jusque dans ses discours théologiques. Habile et sensible artisan des mots qu’il sait allier à une pensée juste et pure, Grégoire de Nazianze qui aura donné ses lettres de noblesse à la poésie chrétienne apparaît comme un grand poète de l’Antiquité.
Comme chez Augustin, la nature peut éveiller dans l’écriture de Grégoire un élan poétique. Ainsi par exemple cet admirable passage des Discours où le Nazianzène marche seul au déclin du jour[39]. L’émerveillement poétique devant la nature s’allie à une méditation philosophique aux accents personnels. La poésie de Grégoire puisera aussi dans la beauté morale, l’intérieure beauté, la beauté de l’âme. Le poème reflète le rayonnement de la vertu. La poésie de Grégoire est philosophique dans la mesure où elle traduit une recherche de la sagesse, de la vérité. Le poème mène à la Révélation. L’art poétique de Grégoire restera fondamentalement un art sacré, un art religieux. S’il emprunte aux meilleurs maîtres du langage dans la poésie grecque, sa principale source d’inspiration demeure biblique, évangélique et chez lui l’artiste, le poète ne se séparent jamais du croyant, du prêtre-moine. Le travail poétique, par ses exigences formelles et intérieures, apparaît comme un travail ascétique. Le poète est un homme de solitude, de silence et de paix, un homme de veille, de contemplation et de prière, un homme de méditation.
La poésie de Grégoire de Nazianze n’est pas une poésie froide et impersonnelle. Sensible, imaginatif, réflexif, il écrit avec le coeur, ses blessures et ses larmes. Il se tient avec émotion aux sources du mystère. « Ma langue et ma pensée frissonnent lorsque je parle de Dieu […][40] ». L’écriture émouvante de Grégoire se signale par sa sincérité et sa pureté. Ses poèmes, qui échappent au souci excessif de la forme, évoquent sa vie, ses proches, sa grande amitié avec Basile, sur le fond d’un intérieur questionnement philosophique. Avec des accents personnels, fortement enracinés dans l’existence, ils tissent lyriquement, à partir du socle biblique et antique, un chemin d’avenir[41]. Ce lyrisme trouvera son principal point d’ancrage dans la présence divine. « […] vers Toi [Christ], ô ma vie, mon souffle, ma lumière, ma force, mon salut […][42] ». Témoignante, émouvante et lyrique, la poésie de Grégoire de Nazianze atteint, à travers une beauté sévère et sereine, la plus haute contemplation.
3.2. Philosophie spirituelle
La vie de Grégoire s’est orientée de manière essentielle vers la vérité. Si sa poésie se tourne vers la philosophie, son questionnement, sa philosophie appartient en même temps à la poésie, son langage. La culture grecque, au coeur de laquelle se situent la poésie et la philosophie, se parachève dans la culture biblique qui rayonne de beauté et de sagesse. Pour Grégoire, « le plus approprié » des noms divins sera, selon l’enseignement d’Ex 3,14, « Celui qui est[43] ». Ce nom vétérotestamentaire de Dieu sera repris comme en écho par le Christ (Jn 8,58 ; 18,5…). Jésus, plénitude d’être, s’offre à l’homme comme le Logos. En retour il nous faut « donner au Verbe notre verbe[44] ». Dans le Logos, lumière et vérité, poésie et philosophie accèdent à leur essence.
Habité par un sens poétique aigu, Grégoire saura conférer une couleur concrète à sa pensée, évitant les froides abstractions. Les images ne cesseront de rendre plus vivante sa réflexion. Afin d’évoquer la nature de l’absolu, il reprendra de grands symboles bibliques comme le Souffle, le Feu, le Chemin, la Porte… Il ne convient pas au philosophe, ami de la poésie, d’écrire avec sécheresse mais au contraire d’illuminer son langage par des maximes, des proverbes, des aphorismes. C’est dans de telles formules, brèves et denses, que philosophie et poésie se rejoignent. L’aphorisme apparaît comme la poésie de la pensée. « […] tu ne reverras pas le mortel que tu as vu précédemment », écrit par exemple avec intensité Grégoire dans son poème Sur la nature humaine[45]. Le mouvement de la pensée s’incarne dans les mots du poème pour jaillir en une flèche.
La philosophie de Grégoire est guidée par l’esprit. Le langage qui médite sur la vie en revient toujours au divin. La nature de l’Être qui dépasse la raison représente le centre vers lequel doit confluer toute l’existence. Il faut garder sans cesse en sa mémoire Celui qui est, chanter du matin au soir son amour. « Nous devons, en effet, rappeler Dieu à notre pensée plus souvent que nous ne respirons ; et, si l’on peut dire, nous ne devons rien faire d’autre que cela[46]. » Le philosophe, qui se retire dans la solitude et le silence, élève sa contemplation jusqu’au divin pour en devenir davantage l’image. La pensée, ainsi habitée par l’absolu, est une pensée spirituelle. Il n’y a que l’esprit qui puisse connaître Dieu en l’aimant. L’Être est l’Esprit, cet Esprit qui souffle, selon Jn 3,8, de façon insaisissable et mystérieuse, librement.
3.3. Aux portes du mystère
Il y a en Dieu une profondeur insaisissable, une beauté et une vérité qui se voilent. Le divin apparaît comme l’infinité (apeiria) même. Toute la pensée, tout l’art de Grégoire de Nazianze témoignent d’un sens intérieur du mystère de Dieu, du mystère de Jésus, de sa croix. Une flamme mystique parcourt sa vie et son oeuvre.
L’âme, purifiée par l’ascèse, cherche, par-delà les flots éphémères du sensible, à s’unir avec le divin. Le discours du Nazianzène sur l’Être se teintera résolument de mystique[47]. Grégoire se sent appelé intimement par le mystère. Rechercher la sagesse reviendra à demeurer au seuil d’une Présence cachée. La philosophie de Grégoire apparaît en dernier ressort comme une philosophie mystique. Seul l’Infini est essentiel, il n’est rien qui ne doive retenir notre attention que dans son orbe[48]. Le philosophe, dans le retrait du monde, aspire à l’éternité.
Héritier de la sagesse biblique, johannique, Grégoire traduit, en un constant refrain de la méditation, la nature divine en termes de lumière. Dieu, trinitaire unité, est toute plénitude de lumière[49]. Il resplendit comme le vrai soleil sur l’existence des hommes ; en accueillant cette lumière nous devenons aussi nous-mêmes lumineux. Mais les rayons de ce soleil sont enveloppés de mystère. L’accès à la lumière reste, dans la finitude du temps, fragmentaire. Ici le langage humain affronte ses limites. De « cette Lumière dont le nom est ineffable[50] », nous ne pouvons que suggérer la beauté. La recherche de la vérité en sa pointe extrême frôle le silence. Il faut « parler d’une manière mystique des choses mystiques et d’une manière sainte des choses saintes[51] ». Or comment parler mystiquement sinon avec les mots du poème, ces mots bordés de silence ?
L’absolu se voile — il y a un mystère de la pure aurore. De l’éclair divin, le poète recueille l’écho. Le langage fidèle au mystère se décline comme le langage du poème. Si Grégoire de Nazianze est un philosophe mystique, il est aussi indissolublement, dans un même mouvement, un poète mystique[52]. Homme qui a souffert de multiples épreuves, qui a combattu pour la vérité, guidé vers la beauté, il a écrit en témoin de la mystique présence. Le sage chemine dans les nuées du divin et les mots de son chant murmurent l’indicible union.
4. Conclusion
L’alliance chère à la culture grecque entre philosophie et poésie trouve avec la patristique un fondement transcendant et décisif dans la mystique. Les Pères ne sont pleinement poètes et pleinement philosophes qu’au travers d’une appartenance forte au mystère. Ce mystère, ils le découvrent dans les symboles de la nature, dans l’Écriture Sainte, dans le sacrement eucharistique, dans l’être divin — êtres tournés vers le sacré, ils font l’expérience spirituelle de la présence absolue. Bannissant tout bavardage, toute vanité, ils veulent contempler les merveilles voilées du Verbe. Devant « les mystères qui nous dépassent[53] », humblement ils inclinent leur voix. L’esprit en l’homme purifié par l’ascèse goûte le pain du mystère. Chez certains Pères, en particulier les plus grands d’entre eux, Augustin et Grégoire de Nazianze, l’expérience du Dieu caché prendra une résonance très personnelle, très profonde qui les conduira jusqu’au mysticisme. La méditation du philosophe comme le chant lyrique du poète s’achèvent dans l’ineffable contemplation du Verbe. Poésie et philosophie scellent leur unité par la vie mystique. Le veilleur se tient solitaire sur la montagne à l’écoute du « murmure d’un souffle silencieux[54] » qui transfigure l’existence en reflet du divin.
III. Les chemins de renaissance
L’alliance entre la poésie, la philosophie et la mystique qui vibrait à l’intérieur de la patristique traversera l’histoire pour se renouveler au fil des âges. En abordant des temps plus récents, nous essaierons de creuser davantage, sous un nouveau jour, ce qui se dessine par l’intermédiaire de cette alliance.
1. De l’essentielle pensée
1.1. Philosophie, aphorismes et raison
La pensée proche de la poésie, attentive au mystère, s’offre comme une pensée spirituelle. Plutôt que de longs discours, elle cultivera volontiers un art du raccourci, de l’aphorisme. Ainsi de Jean de la Croix, « mystique, poète, penseur[55] », dans ses Dichos de luz y amor[56]. La sentence de l’esprit, par sa dense brièveté, révèle davantage et plus fortement que le déploiement de la parole critique. L’existence d’un mystère au sein de la création marque les limites de la raison. La réalité dans son épaisseur ne peut être restreinte à des concepts. L’effort de la raison pour élucider cette réalité est louable et légitime mais il doit s’arrêter au seuil du mystère. Le rationalisme qui prétend par ses explicitations indéfinies rendre compte de tout en effaçant le mystère se condamne à l’échec. La juste pensée au contraire demeure, non pas contre mais par-delà la raison, à l’écoute du secret divin. Une telle pensée de l’écoute, rejetant l’intellectualisme, ressort de la grâce.
1.2. Philosophie et coeur
L’homme, être à la fois fort et fragile, mis à l’épreuve sur les chemins de la création, dispose de cette capacité unique de comprendre, méditer et orienter son existence. Au contraire des autres créatures, il n’est pas totalement immergé dans la situation qui lui échoit mais avec le recul de l’esprit lui donne sens. « Pensée fait la grandeur de l’homme », souligne Pascal dans son Apologie de la religion chrétienne[57]. Par la pensée, l’homme peut interroger son origine, sa condition présente, son destin. Bien penser consistera à toujours relier le temps humain à l’éternité divine. C’est la pensée s’élevant du coeur pur qui peut intuitionner le vrai. Plus proche de l’infinie vérité que ne l’est la raison se trouve le coeur. Le coeur découvre dans le Christ le dernier mot de toutes nos questions les plus brûlantes. Par Lui, centre de l’Écriture, l’homme accède au connaître ultime[58]. La pensée du coeur médite inlassablement l’humain et le divin. Par le coeur nous retrouvons au-delà du Dieu des philosophes le Dieu d’Abraham. L’ordre de la charité relève de la vérité de l’esprit. De cet ordre de l’amour naît la beauté. La pensée aimante, comme l’Apologie, se déploie en oeuvre d’art.
1.3. De la sagesse
La pensée de l’écoute, la pensée du coeur empruntent le sentier de la sagesse en cultivant le langage du poème. Déjà dans la Bible, les textes sapientiaux exprimaient la quête de la sagesse avec un souffle poétique. Ainsi par exemple des Proverbes qui mettent en oeuvre un art de la brièveté, un art concret qui vibre d’images vivantes et percutantes[59]. La recherche poétique de la sagesse aime les formules denses, synthétiques, enracinées dans l’expérience. Le foisonnement des formules se cristallise dans la Sophia, la Sapientia qui rayonne « dès l’éternité […], avant l’origine de la terre[60]. » L’humble bonheur du sage sera de demeurer dans la présence de l’absolu. Solitaire il méditera sur la vie du Logos. Si la création apparaît comme « un livre », il convient de le « lire sagement », en y reconnaissant l’empreinte du Créateur[61]. La lecture sage, religieuse de la création éveille au flamboiement du beau. « Le sage aime la beauté […][62] ». L’ami de la sagesse est ami de la beauté. Cette sagesse, ardemment recherchée, demeure une sagesse secrète, entourée de voiles. Nul n’en peut approcher la profondeur que dans l’écho d’une grâce. Vers « la sagesse du mystère de Dieu — sagesse cachée[63] » se tournent les pas du penseur fidèle.
1.4. Philosophie et poésie
Philosophe et poète témoignent d’une même exigence, répondent à un même appel. Il y a dans leur cheminement respectif un élan comparable[64]. La sensibilité et la pensée s’allient dans le scintillement du mystère. Ainsi par exemple de Charles Péguy qui tout en créant une éclatante oeuvre poétique s’efforçait de manière concomitante à la réflexion, nourrie d’une ample culture, sur l’histoire, l’humain et le divin. « Du même mouvement il pensait sa vie et il vivait sa pensée, qui se croisaient l’une sur l’autre comme deux mains jointes pour une même prière[65]. » Le poème prenait forme dans l’horizon d’une volonté de comprendre et d’interpréter l’existence. « Il se sentait philosophe et métaphysicien […][66] ». Sa vie ne sera qu’un âpre combat pour le triomphe de la lumière. Il se passionne pour la vérité tout en manifestant une constante volonté de justice. La vocation poétique de Péguy se prolonge dans sa vocation philosophique. La poésie la plus pure se laisse aimanter par la philosophie tout comme la philosophie la plus pure par la poésie. Poésie et philosophie demeurent différentes mais en même temps un même esprit les unit en les attirant l’une vers l’autre. Poètes et philosophes s’enseignent mutuellement. La philosophie en élevant la scientia jusqu’à la sapientia éclaire le chemin du poète. La poésie en intuitionnant la profonde beauté de l’existence délivre la philosophie de la froide, impassible abstraction. Alors la sagesse prend la forme de l’aphorisme, les pensées se changent en mélodies. Une philosophie qui séjourne dans la proximité de la poésie évitera le langage aride des concepts, un vocabulaire amphigourique, lui préférant la simplicité d’un langage vivant et clair, enraciné dans l’existence même.
1.5. Philosophie et mystique
Toute la création est à lire comme une trace du pas de l’absolu. Penser dans l’écho du mystère revient à penser constamment au divin. Il n’y a que Dieu qui mérite vraiment d’habiter la pensée humaine[67]. La profondeur de la pensée vient de sa silencieuse écoute de la Source cachée. La philosophie de l’amour cherche à atteindre la mystérieuse présence. Dans les feuillages du temps, l’esprit discerne la brise de l’éternité. L’univers est fertile en signes qu’il faut interpréter à l’aune du Christ. La mystique ouvre à la méditation philosophique des perspectives infinies, inépuisables. Un au-delà des méandres de la réflexion éclaire le cheminement de l’homme vers la sagesse et la vérité. « Pour moi, la philosophie telle que je la conçois est entièrement tendue vers quelque chose qui la dépasse, c’est absolument certain[68]. » Plus loin que la philosophie comme son achèvement se situe la rencontre avec l’éternelle présence. Un Visage d’infinie lumière, un Visage voilé guide les pas du penseur familier de la beauté. La « métaphysique authentique » prépare à l’« expérience mystique[69] ». Tout le langage philosophique gravite en profondeur autour de l’ineffable mystique. L’extase qui approche de manière immédiate l’Être même en son offrande exauce l’attente philosophique.
2. De la poésie des profondeurs
2.1. Poésie et religion
À l’écoute des signes sacrés, l’esprit saisit l’invisible beauté. L’expérience religieuse résonne de manière intense en poème. Le langage des profondeurs qui témoigne de l’absolu est un langage poétique. Chez Jean de la Croix « perfection religieuse » et « perfection poétique » vont de concert[70]. Les mots du poème portent la trace d’une exigence de sainteté. De l’acte poétique il est un modèle — l’Écriture, qui cristallise en elle le sommet de toute expérience de l’absolu[71]. Dans la poésie nourrie du mystère se joue une aventure qui va bien au-delà d’une seule perspective esthétique. Le poème religieux se confronte à l’âpre difficulté de dire l’infini dans les mots humains. Plutôt que l’opulence superficielle, c’est le dépouillement du langage, à l’image du texte sacré, qui évoquera le mieux la transcendance[72]. Dans cette sobre beauté, la poésie devient vecteur d’amour, de foi et d’espérance, plutôt que jeu stérile sur les mots. Il ne s’agit plus que de pure poésie, tout entière offerte au surnaturel[73]. Le lyrisme religieux, art de la conversion, participe de la spiritualité. Chez Pascal, la religion qui appartient essentiellement au domaine du coeur[74], fera naître une poésie en prose tout au long des fragments des Pensées. Une poétique spirituelle, biblique, témoignante habite le langage apologétique. « Les Pensées sont un vaste poème lyrique[75]. » Un chant grave, plein d’émotion, bouleversant, s’élève dans la nuit du temps vers la lumière. En même temps qu’il est un grand penseur, Pascal se révèle un vrai poète du coeur. La poésie de la religion apparaît comme une poésie de la spiritualité et du mystère qui se tourne vers la Bible comme l’absolu modèle.
2.2. L’essentielle poésie
Le poème n’est pas séparable de la vie humaine, de son secret. Depuis toujours il traduit la vérité de l’existence. La poésie apparaît comme « une nécessité de la condition de l’homme — l’une des plus déterminantes de son destin[76]. » Sans poésie, l’homme s’égare dans le superficiel, l’éphémère. La juste poésie délivre des mirages de l’avoir pour se tenir à l’écoute du mystère de l’être. L’homme est fondamentalement poète, créateur de beauté — en ce sens tous les arts, la peinture, la musique, appartiennent à la poésie — et destiné à bâtir une terre d’amour, d’harmonie. Habiter en poète, c’est respecter la nature comme un don, tisser un lien d’amitié entre les personnes et veiller dans l’attente de l’invisible. L’habitation poétique nous accorde de demeurer dans la beauté. Vivre en poésie revient à se laisser toucher, émouvoir par l’infini qui creuse l’horizon humain. Il n’est de vrai poème sans le tressaillement de l’émotion. L’émotion poétique ne se limite pas à la sensibilité mais participe aussi de l’esprit[77]. Le poète, homme de sensibilité et d’esprit, restitue au langage sa noblesse originelle dans l’écho des profondeurs. Les mots, comme autant d’images et de mélodies, vibrent tout entiers de lumière[78]. La poésie est l’art de suggérer l’indicible qui nous entoure et nous dépasse.
Le poète rappelle au philosophe que la vie ne saurait se réduire à l’intellectualité. La poésie, qui ne s’emprisonne pas dans les filets du concept mais pointe sans cesse vers cette vraie vie qui est ailleurs et dont les mots les plus purs conservent la trace, est merveilleuse école de liberté[79]. Libre est le poète quand il se tient près du mystère et que son existence en témoigne jusqu’au bout. La liberté du langage et de la vie poétique devient d’autant plus féconde qu’elle se met au service de la vérité. L’ordre du poème doit demeurer dans l’orbe de la vérité.
Il y a une poésie de la pensée comme il y a une pensée de la poésie. Le poète qui va le plus loin dans son art pense la poésie tout comme il offre sans fin à penser. Le poème, au langage métaphorique et symbolique, transfigure la pensée en chant. Au-delà des apparences dans lesquelles se perdent trop souvent les pas empressés et avides scintille la source de la vérité. « Le Poète sait déjà l’essentiel[80]. » La connaissance poétique se décline comme une connaissance des profondeurs. La pensée du poète est appelée en un langage voilé à rejoindre le coeur même du poème. Il faut, en particulier dans un temps d’oubli du sacré, « dire l’essence de la Poésie[81] ». L’art, la quête de beauté retentit d’autant plus fortement qu’il distille une pensée patiemment mûrie. La poésie des profondeurs évoque avec un lyrisme retenu, dans la sérénité de la pensée, le plus lointain d’où naît l’éclaircie des mots.
2.3. Poésie et mystique
Alors que nous vivons un temps où l’homme paraît s’éloigner de Dieu, le poète doit éveiller avec courage et pudeur la mémoire de l’infini, et préparer le sentier de l’aurore. Tel un prêtre caché, médiateur entre l’humain et le divin, il accueille les signes qui gardent la trace du sacré. Fondamentalement, il « est une voix[82] », la voix d’un veilleur, d’un interprète de l’absolu, cette voix fraternelle destinée à féconder la terre errante. Dans l’épreuve du temps, le poète demeure être de la mémoire et de l’espérance.
La poésie, quand elle se déploie dans l’amour et la vérité, appartient au domaine de l’esprit. L’esprit relie le coeur du poète au mystère. La connaissance poétique est une connaissance de l’intériorité, une connaissance secrète. De l’expérience spirituelle du mystère, les mots du poème gardent le vibrant témoignage. Ainsi par exemple chez Jean de la Croix qui relie intimement son oeuvre de réflexion à son oeuvre de création, c’est le langage poétique qui exprime plus intensément son expérience du mystère divin[83]. L’intuition du poète religieux rapproche du Dieu caché. Avec le regard de l’enfance perdue, l’artiste découvre ce qu’est l’être. L’habitation poétique se laisse bouleverser par la présence divine qui se voile avec douceur. Le mystère est l’horizon du poème. De ce mystère humblement la poésie tentera de révéler la trace.
Le poème sacré prend forme dans la rencontre du fini avec l’infini. Il remonte jusqu’à la source même du créé, où s’éclaire le chemin. « Je [Dieu] vous ay dit souvent que je suis seul qui suis, / Qui donne l’estre à tout, qui tout estre conduits[84] ». La plénitude de l’Être, origine de tous les êtres, telle que la désigne l’Écriture comble la recherche poétique. En s’approchant par l’amour de cet Être entouré de nuées, le poète participe du mystère. Dans son authenticité, la pureté de son exigence intérieure, le vécu poétique finit par ressembler au vécu mystique. Il y a ainsi « voisinage, en la même divine source, de l’expérience du poète et de celle du mystique[85]. » Le chant poétique en sa pureté rejoint la flamme de la Présence. Le poète mystique s’efface dans sa finitude pour laisser toute la place à l’Infini[86]. L’amitié vivifie l’alliance entre le poète et le mystère. Toute parole de vraie beauté n’a d’autre volonté que de nommer le divin. Ainsi des « vers du poète » la « signification dernière est la désignation de Toi[87]. » Empreint de mysticisme apparaîtra le chant qui quêtera avec ardeur la lampe de l’éternité.
L’être qui vit dans la proximité du surnaturel traduit l’expérience secrète de son coeur avec lyrisme. La musicalité et l’élan du langage reflètent l’au-delà de tout langage[88]. L’aventure poétique, tissée avec ferveur, tressaille d’un soleil voilé. Tout comme le psalmiste[89], le poète du mystère aspire à chanter un chant nouveau, ce chant qui dans l’humain fait retentir le divin. L’acte poétique tend à imiter l’acte créateur absolu. Dieu, origine de toute vie, de toute beauté, de tout amour, est le vrai poète de l’univers, de l’histoire[90]. La poésie des profondeurs, nourrie de pensée, attenante au mystère, chante dans l’écho de sa gloire.
3. De l’expérience du mystère
3.1. Lumière voilée
Une flamme toujours demeure dans la ténèbre du monde. Une lueur veille au long de la détresse. La laideur du mal ne peut triompher de la beauté de l’absolu. Le Verbe est la Lumière qui illumine le chemin chaotique de l’humanité. « Tu es, ô mon Sauveur, lumiere de lumiere[91] ». Cette plénitude de lumière transfigure notre commune misère. Le visage christique, soleil éclatant, s’offre comme l’unique et vraie beauté, la grâce même[92]. Mais l’éclat est mystérieux, la beauté se voile. La source éternelle de la lumière murmure au coeur derrière les nuages. « Le Messie est […] à la fois découvert et caché[93]. » L’infinie présence se nimbe des volutes de l’absence. Le divin n’apparaît à l’humain que sur fond de mystère[94]. Le soleil de l’absolu éclaire puissamment l’existence tout en s’occultant. « Ce n’est point de cette lumière qu’on parle, écrit Pascal, comme le jour en plein midi » (fr. 242 B/644 S). La lumière qui constitue un des grands leitmotive bibliques depuis la Genèse jusqu’à l’Évangile johannique en passant par les prophètes comme Isaïe ne se répand pas de manière diaphane. Une nuée recouvre la lumineuse présence (Nb 9,15 ; Mt 17,5)[95]. L’ami de la beauté et l’ami de la sagesse s’attacheront à chercher la lumière voilée qui apaise l’angoisse. Il faut convertir son regard, acquérir l’art de discerner selon l’esprit le soleil caché. « L’éternité et sa Lumière brillent dans la nuit même. / Qui la perçoit ? L’esprit qui La contemple avec sainteté[96]. »
3.2. Mystère de la nature, de l’homme et de la religion
Le mystère qui habite la recherche poétique et philosophique se donne à entendre dans la nature, dans l’homme et dans la religion. Le souffle de la brise qui incline doucement les feuillages à la tombée du jour, les vastes déserts où rien ne paraît arrêter l’élan de la pensée vers l’infini, les crêtes des montagnes où l’existence frémit de l’éternel, les sources pures bruissant d’invisible…, toute cette profonde beauté de la nature nous atteint de mystère. La nature demeure l’un des lieux privilégiés où la lueur voilée du mystère se laisse pressentir par l’homme. La poésie contemporaine, souvent indifférente à la religion, se montrera malgré tout attachée au mystère qu’elle entrevoit, comme déjà il y a longtemps les meilleurs des Présocratiques, dans la nature, une nature où la vie advient comme pure et secrète efflorescence. Ce mystère, elle en fait aussi l’expérience dans l’être même de l’homme. L’autre dans son intériorité temporelle appartient au secret de même que notre propre personne[97]. Nos gestes, nos paroles traduisent notre amour de l’autre au milieu d’un halo de silence. Le regard humain, la voix humaine, le coeur humain, l’esprit humain, se déclinent sous le mode du mystère. De façon plus classique, Charles Péguy, poète croyant, évoquera l’énigme de l’être humain à partir de l’union de l’âme et du corps[98]. L’homme est un être terrestre aimanté par le ciel. Un profond mystère marque de son sceau l’humaine condition. Tout regard attentif à l’intériorité peut en discerner la présence. Le mystère enfin se manifeste, et ce de manière particulièrement intense, dans le domaine de la religion. L’Histoire sainte se déploie ainsi qu’un long mystère. À l’intérieur même de cette Histoire, des personnes, des événements importants, sacrés, cristallisent plus sensiblement ce mystère[99]. La religion, qui n’est pas contraire à la raison, ne saurait cependant se réduire à celle-ci et introduit dans le domaine du surnaturel. Patriarches, sages, prophètes, apôtres ont exprimé par leur existence et leur enseignement le secret de l’être et de la volonté de l’absolu. La Révélation conduit l’esprit vers l’insondable mystère divin.
3.3. Christ (du mystère explicatif)
« Tout par rapport à Jésus-Christ » (fr. 742 B/330 S). La tragédie humaine prend signification avec Celui qui s’est incarné pour accomplir jusqu’au sacrifice extrême le dessein rédempteur. Le regard intérieur, attentif au secret, reconnaîtra indéfiniment sa présence[100]. Toute vie conflue vers la Vie du Dieu-Homme. La croix de Golgotha, événement unique de l’histoire salvifique, retentit à tout jamais dans le silence terrestre. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde » (fr. 553 B/749 S)[101]. Tel est le mystère déchirant de l’inextinguible amour qui traverse la création. Le Christ s’offre à l’humanité comme fontaine nuptiale, mystique, ineffable. L’inexplicable, ce qui dépasse infiniment les facultés de notre intelligence, rend compréhensible l’obscurité de l’existence. Le mystère détient cette rare vertu que de représenter un universel fanal tout en restant lui-même voilé. « La rédemption s’est étendue à toute la nature de l’homme : Péguy ne prétend pas expliquer ce mystère, mais expliquer toutes choses par lui[102]. » Rien de ce qui concerne en profondeur la condition humaine, son univers, ne saurait être élucidé sans recourir au mystérieux. Évoquer en dernière analyse le mystère, ce n’est pas faire preuve de paresse de la raison mais ordonner les efforts de celle-ci vers ce qui l’accomplit en la dépassant. Celui qui séjourne humblement dans le mystère accède à cette hauteur où tout témoigne de l’essentiel, où tout s’unifie par la vérité.
3.4. Témoignage
Le mystère, plutôt qu’objet d’intelligibilité, est éprouvé dans une expérience qui touche au coeur même de l’homme. L’expérience véritable du mystère, dans son incandescence, se prolonge dans le témoignage. Le témoin du mystère éloigne des idoles pour orienter vers les signes du divin. Il détache du profane et élève l’âme au sacré. Par le témoignage, l’art ne se limite pas à la seule habileté formelle[103]. À l’image des témoins bibliques qui étaient comme brûlés par un insaisissable feu intérieur[104], le poète ou le penseur mystique est un être touché en ses entrailles mêmes, bouleversé et bouleversant. Le juste témoignage appartient à l’ordre du poignant. « Il y a dans l’oeuvre de Péguy quelque chose de “poignant”. C’était un mot qu’il aimait[105]. » L’expérience brûlante du divin voilé hausse l’existence et l’oeuvre à cette vérité qui atteint le coeur. Un témoignage poignant est un témoignage qui endure l’âpre et solitaire souffrance. Le témoin du mystère emprunte le sentier de l’amour selon l’esprit, cet amour qui accepte au long des jours le sacrifice. Sur le coeur qui saigne se lève la lueur de l’Infini. Dans l’ombre, sans autre richesse que la beauté de la vérité, le poète témoigne. C’est le témoignage divin qui fonde la fécondité du témoignage humain. « […] le témoignage vient d’ailleurs[106] ». Le témoin souffrant qui ne fuit pas la mort intériorise le divin. Il y a ainsi « une expérience de l’absolu dans le témoignage[107] ». Le juste témoin, fidèle, fervent et disponible, communie avec la Source. De l’expérience naît la connaissance, ce savoir existentiel traversé d’émotion. Nul ne peut mieux faire signe vers Dieu que celui qui vit dans l’extrême sentiment de sa présence. « Le mystique est le seul témoin authentique de l’existence de l’absolu […][108] ».
3.5. Conclusion
Dans la nuit, l’éprouvante nuit, le mystique, purifié par l’ascèse, veille solitaire. La mélodie mystérieuse de l’Infini murmure à ses oreilles. Derrière le visible se cache l’invisible. Il faut chercher la source créatrice qui distille la sagesse. Le mystique est un inlassable chercheur que l’or de l’extase console parfois en une unitive découverte. Tout émane du mystère. Un monde sans mystère serait un monde sans liberté. Le chant des profondeurs monte des brumes mystiques. La vérité de la présence se dessine sur le fond de l’absence. L’« oeil mystique[109] » n’entrevoit le divin que dans la nuée. La grâce du mystère transfigure l’existence en poème.
4. Du langage de vie
4.1. Langage symbolique, poétique, mystique
Les mots sont essentiels pour traduire le sacré et le mystère qui nous entoure. Il faut trouver le langage nouveau, ce langage de la charité, de la beauté et de la vérité. Avec « une main sur le Livre des Livres et l’autre sur l’Univers[110] », le poète et le philosophe déchiffrent le fini à la lumière de l’infini. La création apparaît comme un vaste symbole. Le langage humain fidèle au langage divin se déploiera dans l’ordre symbolique. Alors que le langage instrumental, technique tend à triompher aujourd’hui, le langage poétique, symbolique peut aider l’homme à retrouver son essentielle destinée. Les symboles, simples, profonds, universels, comme l’eau, le pain, le vent…, permettent d’évoquer le mystère. Le langage symbolique est un « langage cachant[111] ». Le symbole cache tout en révélant la réalité qu’il signifie.
La pensée nourrie de symboles se condensera volontiers en proverbes, maximes, sentences ou prendra la forme de la parabole. Le langage des similitudes est le langage de la sagesse spirituelle. C’est le langage des Écrits sapientiaux, de l’enseignement christique, c’est le langage qu’adopteront aussi les penseurs proches de la poésie. La pensée imagée et dense appartient à la profondeur. En recourant au concret du symbole plutôt qu’à la froideur du concept, le philosophe développe un langage où la beauté de la formule devient une exigence première. La philosophie, attenante à la source voilée, comporte dès lors une dimension artistique. La pensée proche de la poésie recèle cette puissance unique que de demeurer longtemps dans la mémoire des hommes.
Habiter poétiquement le monde revient à l’habiter symboliquement. L’image du poème intériorise l’univers dans la lumière du sacré. Le langage métaphorique, soucieux de force dans l’expression, accorde toute sa place à l’émotion qui vient du mystère. Aux portes de l’ineffable, le poète suggère la Vie que recouvre un voile symbolique. Le langage du poème doit user des mots les plus profonds, ceux qui viennent de la vérité même, proche et lointaine. Alors du poète s’élèvera un chant, un chant comme un chuchotement épousant humblement l’appel du mystère[112].
Le mysticisme a partie liée avec le caractère incompréhensible, indicible de Dieu. L’expérience mystique nous situe de façon immédiate au-delà de nos catégories habituelles, rassurantes. L’intime présence divine au coeur advient comme un souffle ineffable. Seuls les mots du poème pourront en conserver l’insaisissable trace[113]. Le langage des théologiens mérite l’estime pour son exactitude et sa rigueur. Mais « le langage des mystiques est en soi plus élevé, parce qu’il exprime une connaissance plus haute[114] ». Les mots des mystiques, puisés dans une expérience extrême de la Source de vie, sont brûlants. Le langage mystique est le langage où le divin atteint le plus intensément l’humain. Il se distingue par sa radicalité. Pour les spirituels, les mystiques, il faut choisir Dieu qui est Tout, sinon on ne rencontre que le rien[115]. Le langage spirituel, mystique, passionné d’absolu, se présente comme un langage du tout.
4.2. Au seuil du silence
Le poète et le penseur du mystère se tiennent, dans le retrait, à l’écoute de Dieu. Plutôt que la cacophonie et le tumulte vains du monde, il faut écouter la silencieuse mélodie de l’éternité. « La poésie n’aime pas le bruit[116]. » Tout ce qui est bavardage assourdissant est étranger au recueillement du langage de beauté. La sagesse commence avec l’aptitude à se taire pour qu’un dire plus juste, accordé au Verbe, puisse advenir. Dans l’intérieur silence résonne la Parole. Le langage purifié par le silence ne murmure plus que Dieu. L’ascèse du silence donne hospitalité à la présence. Dans le calme de la contemplation, l’esprit vit caché en celui qui est le Tout. « Dieu est connu dans le silence[117]. » La parole mystique se teintera de silence. Plus parfait sera le langage qui nomme silencieusement le mystère. Du divin il convient de parler avec pudeur et retenue, sans emphase. Le chant le plus fidèle sera un chant serti de silence. Dieu lui-même parle en se cachant dans le silence. « Une parole a dite le Père, / Qui fut son Fils, / Et celle-ci parle toujours / En éternel silence, / Et c’est dans le silence / Qu’elle doit être écoutée / Par l’âme[118]. » Le Verbe est le poème silencieux qui habite l’intérieur de l’homme. La présence divine, enveloppée de mystère, se fait discrète, comme dans le sacrement eucharistique. L’absolu ne se communique qu’en se retirant derrière les signes. « Le silence est le langage de Dieu[119]. » C’est un Dieu d’amour et de paix qui vient dans le silence à la rencontre de l’homme. Une silencieuse nuit recouvre toute la création. Mais du sommet du Golgotha une voix ardente a gémi, déchirant à jamais le silence. « Et lui [le Juste] poussa le cri qui retentira toujours, éternellement toujours, le cri qui ne s’éteindra éternellement jamais. / Dans aucune nuit[120]. » C’est cet appel nimbé de silence que le mystique veilleur écoute solitaire à la fenêtre du temps.
4.3. Esprit, prière et poésie
Le langage poétique et philosophique orienté vers le mystère apparaîtra comme un langage spirituel, un langage de vie. Le visible de même que la lettre témoigne de l’invisible, de l’esprit. « Les armes de Jésus c’est la lettre et l’esprit, / Mais c’est l’esprit qui mène et l’esprit qui nourrit » — « La lettre est ce qui tue et l’esprit vivifie », « […] et l’esprit est la vie[121] ». L’esprit éloigne de la mort et ouvre le regard sur l’inexplicable secret. Il est la vie qui brasille sur l’océan des jours. L’esprit conduit l’existence jusqu’au seuil de l’ineffable. Le philosophe qui s’émerveille devant la création, attentif à la signification voilée de l’être-au-monde, quête spirituellement la sagesse. Une expérience spirituelle guide la recherche intellectuelle. Les mots du poète doivent relier avec sobriété et justesse la terre au ciel, le temporel à l’éternel. Dans l’art véritable, l’esprit élève le coeur, oriente le regard de la mort à la vie. L’intériorité, à l’écart des bruits superficiels, porte l’homme à écouter l’absolu. Poésie et philosophie se rapprochent par une même exigence spirituelle qui se dit dans le langage des profondeurs. L’esprit, comme le vent soufflant dans les frondaisons, appelle l’âme à trouver les mots les plus purs, les plus sacrés.
Ces mots essentiels, attirés par l’infini, le divin, auront la nostalgie de l’oraison. Dans l’oraison l’existence atteint, à force d’humilité, sa plus haute noblesse. « […] il ne peut y avoir de grand ici que la prière […][122] ». L’humble grandeur de la prière éclaire l’existence du poète. La prière apparaît comme la plus haute nécessité pour l’ami de la beauté[123]. Sans l’acte de la prière, la vie s’emprisonne dans la finitude au lieu de rejoindre la Source. La poésie qui donne une place centrale à la prière ressemblera à un exercice spirituel. Le poète du mystère, le poète de l’esprit écrira ses vers ainsi qu’une quête, par-delà les séductions du monde, de la Présence. « Tiens-Toi près de moi dans le soir délaissé quand mon coeur veille, solitaire […] et permets que je sente au plus intime de moi l’infinité de Ton amour[124]. » Dans le recueillement du coeur, au plus intérieur de l’être, les mots prennent l’inflexion de la prière. Chez les poètes du mystère, l’oraison deviendra un constant horizon du langage poétique. Ainsi de Péguy par exemple qui : « À côté de l’action, […] a fait à la prière une place immense[125]. » En prenant le ton de la prière, la poésie se transfigure en un humble et ardent dialogue entre l’humain et le divin. L’expérience spirituelle, mystique du poète élève son inspiration à la hauteur de l’oraison. La vérité de la poésie pointe vers la profondeur de la prière[126]. Sans doute demeure-t-il toujours une frontière, ténue certes mais réelle, qui empêche le poème en tant que tel de se confondre entièrement avec l’oraison. Mais pour le poète vivant une expérience spirituelle, mystique, la ferveur de son chant trouvera toujours dans la pureté du langage de la prière, ce langage de l’alliance avec Dieu, le plus juste modèle. Dans le mystère de la présence divine, le poète, ainsi qu’un orant, accède à la sérénité, la paix.
5. L’union infinie
5.1. L’amour
Le Dieu-Amour (1 Jn 4,8.16) se trouve au centre de la création. Il n’est rien qui n’en porte l’écho mystérieux. « Notre Dieu est Amour, et tout vit par l’amour[127]. » L’amour divin qui remplit l’univers oeuvre dans l’indicible. Alors que le défaut d’amour mène à la mort, l’’ahavah, l’agapê tisse un chemin de vie. « Le secret de l’être, c’est l’amour[128]. » Dans ce secret, le poète et le philosophe feront leur demeure. Si l’amour représente bien le dernier mot de la Révélation (Mt 22,36-40 ; Rm 13,10 ; Ga 5,14), la perfection humaine naîtra de l’amour, un amour spirituel, mystique. « La nature de la sainteté, ô chrétien, est d’être pur amour[129]. » L’accès à la sainteté apparaît comme l’exigence ultime de l’homme de coeur qui vit selon l’esprit, à l’écoute du mystère. Lorsque s’achève l’aventure humaine sur la terre, seul l’amour laisse une trace qui porte fruit. L’amour juste, en se tournant originellement et fondamentalement vers Dieu, s’étend à tous les hommes, en particulier les plus pauvres, les plus misérables d’entre eux[130]. L’éclat voilé du divin embrase le coeur d’un amour sans mesure. À l’image du coeur de Jésus « brûlé d’amour[131] », le coeur du poète-philosophe, qui se purifie toujours davantage, doit n’être plus qu’ardeur. Dans les profondeurs du coeur oeuvre le Deus absconditus. L’intérieur amour s’élance, loin de toute vaine polémique, vers l’infinie lumière. Le coeur libre n’aura d’autre passion que pour la beauté éternelle[132]. La mystique poétique de la sagesse adviendra comme une mystique de l’amitié. Touché par la mélodie divine de l’amour, le coeur qui nourrit la pensée emprunte le chemin de l’union sans fin.
5.2. Détachement, imitation et communion
L’ascension vers le Mystère passe par un éloignement des convoitises temporelles, un rejet des éphémères séductions du monde. L’âme « doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas[133] ». Renonçant à la volonté propre qui n’est qu’aveuglement, elle n’aura d’autre attachement qu’à Dieu. Aller à la rencontre de l’absolu suppose l’épreuve de l’arrachement, du sacrifice, au nom de la vie[134]. Le détachement ouvre dans le temps une brèche sur l’éternité. Les jours de la terre doivent être mesurés à l’aune de l’au-delà de la mort. « La vie n’est qu’une heure, un instant limité, / Au pris de ce grand jour de l’immortalité[135] ». Pour le coeur détaché du monde, toute sagesse, toute vérité, toute beauté, prennent source au pays de l’éternité. Le chemin escarpé qui mène à ce pays est un chemin d’imitation christique. La voie du détachement et de l’élévation consiste à « imiter Jésus-Christ », à se « conduire en toutes choses / Ainsi qu’il se serait conduit[136] ». Imiter le Verbe, c’est empreindre d’absolu les actes les plus humbles de la finitude. L’imitation se déploie comme un itinéraire de témoignage et de bonheur. Cette imitation christique apparaît indissociable de la volonté de communion[137]. La communion unit spirituellement à l’absolu. Pour celui dont tout l’être n’est qu’une quête du divin, la plus grande angoisse sera de s’en trouver séparé. Ainsi Pascal, dont la conscience religieuse était habitée de manière essentielle par l’imitation du Christ, implorait dans le Mémorial, tourné vers Jésus : « Que je n’en sois jamais séparé », et achevait son existence, après avoir reçu en une unique et ardente volonté l’Eucharistie, par ces mots : « Que Dieu ne m’abandonne jamais[138] ! » La communion exauce définitivement le coeur en une plénitude de présence et d’amour. Sous l’aspect sacramentel, ce « remede puissant des miseres humaines[139] », « Pain vivant, descendu du ciel » (Jn 6,51), luit dans l’exil terrestre comme le mystère de l’éternité.
5.3. Union mystique
Le Verbe, qui aura vécu toute son existence terrestre dans l’unité intime avec le Père, est le plus parfait mystique, le modèle de tous les chercheurs de sagesse et de beauté. À ceux qui le servent, il donne le nom d’« amis » (Jn 15,15). L’union avec le Christ se définira comme une union d’amitié. Il faut demeurer en Lui comme Il demeure en l’homme (Jn 15,4). Là commence un chemin de vie, un chemin de lumière, dans une incessante communion. « Aimer le Christ, c’est […] s’ouvrir à la Vérité, s’unir à elle […][140] ». En s’éloignant du Verbe, l’homme chute dans le mensonge, le néant. Vivre au contraire, c’est trouver le Christ[141]. La vie spirituelle, la vie mystique, cette vie d’union, amène, dans la grâce, jusqu’à l’identification avec l’Aimé. « […] je suis crucifié avec le Christ ; et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi[142] ». Les mystiques paulinienne et johannique soulignent que le sens ultime de la religion ne peut être que l’union au Verbe, l’union à Dieu. Alors que le péché adamique avait distendu la volonté humaine de la volonté divine, l’amour pur retrouve l’unité perdue. « Une âme est d’autant plus unie à Dieu qu’elle est plus élevée en amour, ou qu’elle conforme mieux sa volonté avec celle de Dieu[143]. » Acceptant l’épreuve de la croix, l’ascension mystique, faite d’ascèse, d’abandon, atteint l’ineffable communion. Détaché de toute vanitas, le coeur de l’homme ne s’attache plus qu’à l’Unique. Une recherche de la vérité ultime par des moyens seulement rationnels ne peut aboutir qu’à une impasse. Une flamme d’amour doit embraser la volonté d’infini, d’éternité. Le poète et le philosophe donneront un sens incandescent à leur existence et à leur oeuvre dans l’union à Dieu. « C’est Toi que je veux ! Toi seul ! — Que mon coeur le répète sans cesse ! Tous les désirs, qui me distraient jour et nuit, sont faux et vides […][144]. » L’union à Dieu, horizon de la quête fervente, élève l’être humain dans son effacement même à la plus haute plénitude. Au terme du chemin, il y a la contemplation de la beauté parfaite, de la vérité intemporelle, du visage même de la sagesse. Poésie et philosophie s’accomplissent dans la mystique.
Conclusion
1. Aux sources du Verbe
La présence luit dans une nuée. La sagesse et la beauté s’offrent dans les voiles du mystère, au bord du silence. Le poète et le philosophe devront vivre comme des veilleurs aux sources du secret. Poésie et philosophie s’attirent mutuellement dans leur différence. L’ami de la beauté et l’ami de la sagesse cherchent tous deux l’éclat voilé de l’Infini. Le poème et la pensée surgissent comme oeuvres de l’esprit dans l’élan même du coeur aimant. Il y a une poésie philosophique de même qu’il y a une philosophie poétique dans la beauté et la vérité du Mystère. Le poète-penseur, homme d’intériorité et de ferveur, guette la sagesse irisée qui vient de l’éternité. Le regard centré sur l’humain et le divin, il médite avec sérénité et chante avec lyrisme.
Dans le voisinage de la poésie, la philosophie quitte le langage froid des concepts pour retrouver la profondeur des symboles. Lorsque la recherche de la sagesse ne se sépare pas de la recherche de la beauté, le langage philosophique se cristallisera en formules denses, ainsi que des sentences, enracinées dans l’expérience. Les aphorismes étincellent comme autant d’éclats poétiques de la pensée. Le langage de la fidélité au mystère conserve l’accent du poème. C’est un langage des profondeurs, un langage spirituel, un langage de vie qui, nimbé de silence, vibre de l’alliance entre le ciel et la terre. Le poète-philosophe témoigne jusqu’au poignant de la Présence, cette présence d’un Dieu caché, d’un Dieu-Amour. La rencontre entre philosophie et poésie que l’on trouvait chez des auteurs grecs comme Xénophane de Colophon, Héraclite, Pindare, atteindra dans la patristique, en particulier avec Grégoire de Nazianze et Augustin, une dimension nouvelle en se fondant sur la mystique. Une poésie mystique, une philosophie mystique se développent à partir d’une même passion pour l’absolu. L’ineffable hante la quête de la sagesse et de la beauté. Des poètes-penseurs, comme Jean de la Croix, Blaise Pascal, Charles Péguy, ont écrit et vécu au souffle d’une mystique. L’existence n’a dès lors de sens que comme une ascension vers la communion intime avec le Mystère. L’expérience du mystère, quand elle vibre d’une intense rencontre aux accents personnels, s’élève au mysticisme. La poésie et la philosophie s’unifient et se parachèvent dans la mystique.
Le Verbe est en tant que créateur absolu le parfait poète, en tant que plénitude de sagesse le parfait philosophe, en tant que Fils vivant dans la constante présence du Père, le parfait mystique. Toute recherche pure de la sagesse et de la beauté dans l’écho brûlant du mystère le rencontre en définitive comme la source et le modèle. Il est comme l’essence même du poème et de la pensée. À l’écoute du Logos, les mots se teignent de vérité et de justesse. Le Verbe illumine secrètement le coeur du veilleur.
2. De la soif à l’éclair
La vie du poète ressemble à celle d’un voyageur, qui dans le dénuement des jours, brûlant d’attente, recherche la présence même de la beauté. La finitude déçoit toujours cette attente. Une soif de plénitude, d’absolu, de lumière, déchire son coeur. Ces mots de R. Tagore : « J’ai soif d’infini[145] », tous les poètes du mystère pourraient les reprendre. Le poète est un être de la soif. Une telle soif si intérieure, si profonde, si forte, ne peut s’assouvir que dans l’invisible[146]. La lampe de l’esprit guide l’aventure poétique. Le divin demeure l’horizon secret et unique de la juste quête de beauté[147]. Comme le poète du mystère, le penseur du mystère vit dans l’attente et la soif de l’Être. Tous deux laissent vibrer en eux la pureté de l’enfance, faite de questionnement et d’émerveillement, qui élève l’attente à la hauteur de l’espérance.
Une lumière voilée traverse nos ténèbres. La soif du poète et du philosophe rencontre ce qui, tel un éclair, donne sens au rude cheminement dans le monde. Des illuminations soudaines entrouvrent la fenêtre sur la beauté et la vérité. Le mystère du lointain se révèle à la conscience ainsi qu’en une extase. À l’être humain, « la vérité apparaît par éclairs[148] ». Il est dans la vie des moments rares où tout prend signification, s’illumine, scelle la volonté. « La sagesse est de sauvegarder le souvenir de ces moments fugitifs, de savoir les faire revivre, d’en faire la trame de notre existence quotidienne et, pour ainsi dire, le séjour habituel de notre esprit[149]. » La philosophie, la recherche patiente de la sagesse, trouve son ressort secret dans ces éclairs fulgurants de lumière qui ressemblent à l’intuition mystique. De même la poésie accède à son inspiration la plus juste dans ces brèves mais intenses manifestations de la présence. La poésie du mystère est une poésie de l’éclair. Comme une grâce, l’éclair jaillit dans l’obscurité pour guider le coeur du poète et du penseur vers l’au-delà de tout. Au regard de l’enfance spirituelle, il fait retentir comme le très lointain écho d’un paradis perdu, un paradis à retrouver. « Dieu est éclair éternel[150]. » Dans cet éclair qui transperce notre nuit, poésie, philosophie et mystique se conjoignent à l’humble cime de l’existence.
Appendices
Notes
-
[1]
Charles Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu, dans Oeuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1975, p. 532.
-
[2]
En Ex 3,2, Dieu apparaît à Moïse au milieu du buisson, avant de révéler son nom — l’Être —, « dans une flamme de feu » (« belabat - ’esh »). (Nous citerons l’Écriture, sauf exception, dans la traduction de la Bible de Jérusalem et selon les abréviations en usage).
-
[3]
Cf. M. Klippel, Philosophie et poésie. Les origines de la pensée philosophique, Paris, Félix Alcan, 1925, p. 34, 45, 132…
-
[4]
« La sagesse consiste en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout » (Héraclite d’Éphèse, Fragments, no 41, dans Les penseurs grecs avant Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos, trad. Jean Voilquin, Paris, Garnier Flammarion, 1964, p. 76).
-
[5]
De la nature, no 27, dans ibid., p. 65. La sagesse profane rejoint ici la sagesse révélée. Voir Gn 3,19 et son prolongement en Qo 3,20 : « […] tout vient de la poussière, tout s’en retourne à la poussière. »
-
[6]
Solon l’Athénien, dans Les penseurs grecs avant Socrate, p. 26.
-
[7]
Bias de Priène, dans ibid., p. 27. (Cf. également Solon : « Scelle tes paroles par le silence […] », dans ibid., p. 26).
-
[8]
Héraclite, Fragments, no 47, dans ibid., p. 77. Voir également no 71 : « Il faut aussi se rappeler l’homme qui oublie le chemin » (ibid., p. 78).
-
[9]
« Il n’y a qu’un seul dieu, maître souverain des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par la pensée » (De la nature, no 23, dans ibid., p. 65).
-
[10]
Olympiques, Paris, Les Belles Lettres, 1970, XIIIe Olympique, v. 24, p. 149. Voir aussi le fragment 24 : « Dieu, qui fait tout pour les mortels, est aussi celui qui donne aux chants la grâce » (Isthmiques et Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 212).
-
[11]
Aimé Puech, dans Isthmiques et Fragments, p. 207. On notera que ce grand poète lyrique du ve siècle av. J.-C. a espéré une vie de bonheur réservée aux justes au-delà de la mort. (Voir la IIe Olympique et dans Isthmiques et Fragments, Thrène 1, p. 195).
-
[12]
Pythiques, Paris, Les Belles Lettres, 1977, VIIIe Pythique, v. 95, p. 124.
-
[13]
Néméennes, Paris, Les Belles Lettres, 1967, XIe Néméenne, v. 15, p. 147. Cette pensée est proche de l’enseignement sapientiel de l’Écriture.
-
[14]
Xe Pythique, v. 67, p. 149. Cf. aussi IVe Olympique, v. 18, p. 63.
-
[15]
VIe Isthmique, v. 59, p. 61. Sur la recommandation du silence, de l’économie de paroles, voir aussi, par exemple, ibid., Fragment 58, p. 220.
-
[16]
« […] apseudei de pros akmoni khalkeue glôssan » (Ière Pythique, v. 87, p. 33).
-
[17]
« […] batheian […] sophias hodon » (Péan 10, dans Isthmiques et Fragments, p. 133).
-
[18]
Éphrem de Nisibe, Hymnes sur la Nativité, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes »), 2001, Hymne IV,172, p. 106. Voir également ibid., Hymne XXVI,12, p. 308 : « Ô grand mystère (caché) en Jésus ». Le mystère christique se prolonge sur le plan sacramentel par l’Eucharistie qui voile la Présence.
-
[19]
Ibid., Hymne XXI,4, p. 246. L’Hymne VI évoque « Le Veilleur qui d’eux [les endormis] fit / Des veilleurs sur la terre » (24, p. 138).
-
[20]
Hymne sur la foi IV,9, cité dans Sebastian Brock, L’oeil de lumière. La vision spirituelle de saint Éphrem, suivi de La harpe de l’esprit, florilège de poèmes de saint Éphrem, Bégrolles en Mauges, Abbaye de Bellefontaine (coll. « Spiritualité orientale », 50), 1991, p. 62.
-
[21]
Hymne sur la Virginité XX,12, ibid., p. 46.
-
[22]
« Gloire au Beau / Qui nous a formés à sa ressemblance ! » (Hymnes sur la Nativité, Hymne III,8, p. 67).
-
[23]
Ibid., Hymne XXI,13, p. 250.
-
[24]
Hymne sur la Résurrection IV,2, dans Célébrons la Pâque. Hymnes, Paris, Migne (coll. « Les Pères dans la foi »), 1995, p. 168.
-
[25]
Augustin, Enarrationes in Psalmos (Discours sur les Psaumes), Oeuvres complètes, Paris, Louis Vivès, 1871-1872, 41, n. 2.
-
[26]
« […] quantum potui, quantum me posse fecisti, quaesivi Te […] » (La Trinité, Paris, Institut d’études augustiniennes [coll. « Bibliothèque augustinienne », 15-16], BA 16, 1991, XV, 28, n. 51).
-
[27]
De beata vita, 35, Oeuvres complètes, Paris, Louis Vivès, 1870.
-
[28]
Voir Les Confessions, Paris, Institut d’études augustiniennes (coll. « Bibliothèque augustinienne », 13-14), 1996-1998, VIII, 12, n. 28-29.
-
[29]
Ibid., IX, 10, n. 23-24.
-
[30]
Cf. ibid., X, 7, n. 11 et X, 26, n. 37.
-
[31]
F. Cayré, « Le Mysticisme de la Sagesse dans les Confessions et le De Trinitate de saint Augustin », Année théologique augustinienne, III-IV, 47-48 (1953), p. 363. Sur le mysticisme d’Augustin, outre cet article, voir en particulier Les Confessions, A. Solignac, « Introduction », BA 13, V, 4, p. 186-200 ; De Trinitate, BA 16, F. Cayré, « Note complémentaire 5. Mysticisme et théologie trinitaire », p. 574-575 ; F. Cayré, « Note complémentaire 51. Théologie, sagesse et contemplation dans le “De Trinitate” », dans ibid., p. 639-642.
-
[32]
Les Confessions, IX, 10, n. 25.
-
[33]
Dans La Cité de Dieu, par exemple, Augustin évoque avec finesse et enthousiasme la beauté de la création qui resplendit « dans les charmes variés, innombrables, du ciel, de la terre, de la mer ; dans la profusion et l’éclat merveilleux de la lumière du soleil, de la lune et des étoiles ; dans l’ombre des forêts, dans les couleurs et les parfums des fleurs ; dans la multitude des oiseaux les plus divers, leur gazouillement et leur plumage […]. Et quel spectacle grandiose nous offre la mer, quand elle se pare comme d’un manteau de couleurs diverses, de vert aux multiples nuances, de pourpre, d’azur ! » (Paris, Desclée de Brouwer [coll. « Bibliothèque augustinienne », 33-37], 1959-1960, BA 37, XXII, 24, n. 5).
-
[34]
X, 6, n. 8.
-
[35]
« A Te petatur, in Te quaeratur, ad Te pulsetur : Sic, sic accipietur, sic inuenietur, sic aperietur » (XIII, 38, n. 53).
-
[36]
« […] s’il parlait lui-même [le Créateur], seul […] » implore Augustin dans l’épisode d’Ostie (Les Confessions, IX, 10, n. 25).
-
[37]
Sur sa vie, dans Poèmes et Lettres, introduction, traduction et notes de Paul Gallay, Lyon, Paris, Emmanuel Vitte Éditeur (coll. « Les Grands Écrivains Chrétiens »), 1941, p. 26.
-
[38]
Aimé Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne (depuis les origines jusqu’à la fin du ive s.), t. III, Le ive siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p. 376.
-
[39]
« […] des lames se dressaient en s’élançant en avant, soulevaient un moment des paquets de mer, s’écroulaient ensuite et s’évanouissaient au pied des falaises ; d’autres déferlaient sur les récifs proches, s’y brisaient et s’éparpillaient en gerbes d’écume blanche projetée en l’air. Ici elles entraînaient avec elles et rejetaient des galets, des algues et des coquillages […]. Quant à ces (rocs), eux, ils restaient néanmoins sans broncher ni faiblir comme si rien ne les dérangeait malgré autant de coups lancés par les vagues. » L’acuité et la finesse de la vision poétique conduit à une réflexion sur la vie humaine, la sagesse dans l’épreuve. « Je sais que je tirai de là une utile leçon de philosophie » (Discours 24-26, Paris, Cerf [coll. « Sources Chrétiennes »], 1981, 26,8-9, p. 242-245). Dans le poème Sur la nature humaine, avant de méditer sur l’existence humaine, Grégoire évoque la beauté du paysage : « Les souffles de la brise, en accord avec le chant des oiseaux, murmuraient […] » (Poèmes et Lettres, p. 147).
-
[40]
« […] phrittôn kai glôssan kai dianoian, otan péri théou phthéggômai […] » (Discours 38-41, Paris, Cerf [coll. « Sources Chrétiennes »], 1990, 39,11, p. 170-171). Sur la nature vibrante, émotive de Grégoire, voir Aimé Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne, t. III, p. 339.
-
[41]
Aimé Puech souligne que l’art du Nazianzène annonce de façon voilée « notre lyrisme moderne » (ibid., p. 376).
-
[42]
Sur sa vie, dans Poèmes et Lettres, p. 30. Voir aussi par exemple : « Ô seigneur de la vie et de la mort ! Ô protecteur et bienfaiteur de nos âmes ! » (Discours 6-12, Paris, Cerf [coll. « Sources Chrétiennes »], 1995, 7,24, p. 243). L’hymne vespéral Ô mon Christ, ô Verbe de Dieu représente un véritable chef-d’oeuvre où le lyrisme du poème joint à la pensée profonde s’exhale en prière. (Sur cet hymne, cf. Aimé Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne, t. III, p. 389).
-
[43]
Discours 27-31, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes »), 1978, 30,18, p. 263.
-
[44]
Lettre 235, À Adamantios, dans Poèmes et Lettres, p. 223.
-
[45]
Ibid., p. 149. Il y a certes ici une trace d’Héraclite (l’auteur évoquant juste avant l’écoulement du fleuve), mais plus profondément encore résonne l’écho des Écrits sapientiaux qui sculptent la sagesse dans la brièveté du langage.
-
[46]
Discours 27,4, p. 79.
-
[47]
Sur l’aspect mystique de la connaissance du divin, voir par exemple Discours 38-41, Claudio Moreschini, « Introduction », p. 68 ; n. 1, p. 72.
-
[48]
« […] tout n’est-il pas secondaire par rapport à Dieu ? » (Sur la nature humaine, dans Poèmes et Lettres, p. 154). Il faut parvenir à « ne rien préférer à Dieu » (Lettre 48, À Basile, dans ibid., p. 181).
-
[49]
« Il était lumière et lumière et lumière ; mais une seule lumière, un seul Dieu » (« Phôs, kai phôs, kai phôs ; all’ hen phôs, kai heis théos ») (Discours 31,3, p. 280-281). De même, dans le Discours 39,11, Grégoire écrit : « Quand je dis : Dieu, soyez frappés par l’éclair d’une lumière unique et de trois lumières » (« Théou dé hotan eipô, héni phôti périastraphthêté kai trisi ») (p. 170-171).
-
[50]
Méditation sur le dogme chrétien, dans Poèmes et Lettres, p. 132. Dans le Discours 38,4, Grégoire reconnaît humblement : « […] comprendre Dieu est difficile, mais l’exprimer est impossible » (p. 107).
-
[51]
Discours 27,5, p. 83.
-
[52]
Sur l’authentique mysticisme poétique de Grégoire, voir Jean Bernardi, « Un poète mystique : saint Grégoire de Nazianze », Connaissance des Pères de l’Église, 35 (septembre 1989), p. 18-22.
-
[53]
Cyrille d’Alexandrie, Commentaire sur saint Jean, V,2, dans L’Évangile selon Jean expliqué par les Pères, Paris, Desclée de Brouwer (coll. « Les Pères dans la foi »), 1985, p. 78. La nature divine se définit comme « insaisissable ». Saint Grégoire le Grand, Morales sur Job, l. V, ch. 36, no 66, dans Isabelle de la Source, éd., Lire la Bible avec les Pères, t. 5, Rois et Prophètes, Paris, Médiaspaul, 2003, p. 48. Clément d’Alexandrie pour sa part souligne que « les mystères se transmettent de façon mystérieuse » (Stromate I, Paris, Cerf [coll. « Sources Chrétiennes »], 1951, 13,4, p. 53).
-
[54]
1 R 19,12 (nous traduisons).
-
[55]
Jorge Guillén, « Postface », dans Jean de la Croix, Poésies complètes, éd. bilingue, Paris, José Corti (coll. « Ibériques »), 1993, p. 125.
-
[56]
Les Dits de Lumière et d’Amour, éd. bilingue, Paris, Obsidiane, 1985.
-
[57]
Fragment 346, édition Brunschvicg, Paris, Hachette (coll. « Classiques Hachette »), 1978 ; 628, édition Sellier, Paris, Bordas (coll. « Classiques Garnier »), 1991. (Nous citerons désormais les Pensées avec les abréviations fr. pour fragment, B pour Brunschvicg et S pour Sellier). La dignité humaine passe nécessairement pour Pascal par l’acte de penser. Cf. fr. 347 B/232 S ; 365 B/626 S.
-
[58]
« Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ » (fr. 548 B/36 S).
-
[59]
David-Marc d’Hamonville souligne que ce texte « est de forme essentiellement poétique » (« Introduction », dans La Bible d’Alexandrie. 17. Les Proverbes, Paris, Cerf, 2000, p. 58).
-
[60]
Pr 8,23.
-
[61]
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Paris, Cerf - Albin Michel (coll. « Sagesses chrétiennes »), 1994, l. V, 86, p. 286. (On remarquera que la dédicace de cet ouvrage s’ouvre par les mots : « À l’éternelle Sagesse »).
-
[62]
Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’ermite de Grèce, Paris, Gallimard (coll. « Poésie/Gallimard »), 1973, p. 143. La véritable beauté éloigne le coeur du profane. « […] le plus beau est aussi le plus sacré » (ibid., p. 114).
-
[63]
1 Co 2,7 (nous traduisons).
-
[64]
Gabriel Marcel remarque à ce propos que philosophie et poésie impliquent toutes deux « un engagement personnel », « une vocation » et souligne « la connexion » qui existe entre ces vocations, nourries d’émerveillement (Pour une sagesse tragique et son au-delà, Paris, Plon, 1968, p. 13-14, 17).
-
[65]
Emmanuel Mounier, « La vision des hommes et du monde », dans La pensée de Charles Péguy, Paris, Plon, 1931, p. 5.
-
[66]
Ibid., p. 10. Mais soucieux de concret, étranger à l’esprit de système, attentif à la beauté de l’écriture plus qu’aux concepts, il ne pouvait être selon l’expression d’Emmanuel Mounier qu’un « Singulier philosophe » (ibid., p. 15).
-
[67]
Jean de la Croix, Les Dits de Lumière et d’Amour, 34, p. 40-41 et 115, p. 72-73.
-
[68]
Gabriel Marcel, Pour une sagesse tragique et son au-delà, p. 115. L’auteur nous confie par ailleurs que sa pensée « à l’origine s’est orientée vers ce que l’on pourrait appeler une pré-mystique » (ibid., p. 288).
-
[69]
E. Morot-Sir, Philosophie et mystique, Paris, Aubier Montaigne, 1948, p. 181. Il n’est de réponse ultime à la recherche de la vérité que dans la grâce mystique. « La clé de toute construction intellectuelle et métaphysique se trouve dans l’expérience mystique […] » (ibid., p. 265).
-
[70]
Jorge Guillén, « Postface », p. 118.
-
[71]
« L’Ancien et le Nouveau Testament sont […] en poésie ses grands éducateurs » (ibid., p. 110).
-
[72]
« La simplicité, […] l’économie des moyens, l’exclusion des ornements, donnent à cette forme d’art [la poésie religieuse] un caractère particulier » (Raymond Picard, « Aspects du lyrisme religieux au xviie siècle », xviie siècle, 66-67 [1965], p. 65).
-
[73]
« […] dans cette totale abnégation, il reste au poète la poésie même […] » (ibid.).
-
[74]
Cf. par exemple fr. 282 B/142 S.
-
[75]
Jean Mesnard, Pascal, Paris, Hatier (coll. « Connaissance des Lettres »), 1962, p. 183. Jean Steinmann affirme même de manière hyperbolique qu’il s’agit de « l’un des plus grands poèmes de la langue française » (Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 288).
-
[76]
Pierre Reverdy, « La fonction poétique », dans Sable mouvant…, Paris, Gallimard (coll. « Poésie/Gallimard »), 2003, p. 122. Voir également ibid., p. 125.
-
[77]
Ibid., p. 122.
-
[78]
« Le langage le plus beau est celui de la poésie […] » (Louis Lavelle, La parole et l’écriture, Paris, L’artisan du livre, 1947, p. 131).
-
[79]
« La seule liberté, le seul état de liberté que j’ai éprouvé sans réserve, c’est dans la poésie que je l’ai atteint […] », nous confie René Char (Éloge d’une Soupçonnée, Paris, Gallimard [coll. « Poésie/Gallimard »], 1988, p. 177).
-
[80]
Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard (coll. « Idées »), 1960, p. 137.
-
[81]
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege), Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1994, p. 327. Il importe de revenir à « l’être même de la poésie » (Essais et conférences, Paris, Gallimard [coll. « Les Essais »], 1978, p. 245). Au fond, de manière plus générale, on pourrait dire que tout grand artiste traduit l’essence même de son art — ainsi par exemple de Wassily Kandinsky pour la peinture ou d’Olivier Messiaen pour la musique.
-
[82]
Henri Bremond, Prière et poésie, Paris, Grasset (coll. « Les cahiers verts »), 1926, p. 173.
-
[83]
Cf. Louis Cognet, « L’artiste et le penseur en saint Jean de la Croix », dans Histoire de la spiritualité chrétienne. III. La spiritualité moderne. I. L’essor : 1500-1650, Paris, Aubier Montaigne, 1966, p. 115 et 121.
-
[84]
Lazare de Selve, Sonnet XII, Sur ces paroles, Je m’en vay, et vous me chercherez, dans Les Oeuvres spirituelles sur les Evangiles des jours de Caresme et sur les Festes de l’année, Genève, Droz, 1983, p. 51.
-
[85]
Raïssa Maritain, « Magie, Poésie et Mystique », dans Jacques et Raïssa Maritain, Situation de la poésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 59. Henri Bremond écrivait déjà pour sa part que « l’expérience poétique est une expérience d’ordre mystique, ou, pour parler plus exactement, analogue à l’expérience mystique » (Prière et poésie, p. 83). Voir aussi p. 176, et p. 217 où l’auteur souligne que « l’expérience poétique est bien une ébauche de l’expérience mystique ».
-
[86]
« Ivre de cette joie du chanter, je m’oublie moi-même et je t’appelle Ami, toi qui es mon Seigneur » (Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique, Paris, Gallimard [coll. « Poésie/Gallimard »], 1986, 2, p. 30).
-
[87]
Ibid., 75, p. 110.
-
[88]
« Le lyrisme qui va vers l’inconnu, vers la profondeur, participe naturellement du mystère » (Pierre Reverdy, Le gant de crin, Paris, Plon, 1927, p. 40).
-
[89]
Voir par exemple Ps 144,9 : « Ô Dieu, je te chante un chant nouveau, / sur la lyre à dix cordes je joue pour toi ». On retrouve ce chant nouveau dans un contexte eschatologique en Ap 5,9 par exemple.
-
[90]
La « connaissance poétique » se greffe sur « la connaissance créatrice du plus parfait poète, de Dieu lui-même » (Jean Darbellay, Le poète et la connaissance poétique, Saint-Maurice, Éditions de l’Oeuvre St-Augustin, 1945, p. 220).
-
[91]
Lazare de Selve, Sonnet XXXI, Sur ces paroles, Je suis la lumiere du monde, dans Les Oeuvres spirituelles, p. 70. Dans ce même poème, Lazare de Selve parle du Christ comme du « Soleil des humains, de rayons couronné » et dans le Cantique VIII, De la résurrection de Nostre Seigneur (p. 131), comme du « vray Soleil parfait ».
-
[92]
Voir le Sonnet LVII, Contemplation de Nostre Seigneur Jésus-Christ eslevé en la croix, qui évoque : « Ce visage si beau où toute grace abonde » ; et le Sonnet LX, Sur le trespas de Jésus-Christ, qui nous parle du « Beau visage où luysoient tant de graves douceurs » (ibid., p. 96 et 99).
-
[93]
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. V, 107, p. 291. Il se voile en particulier dans l’incarnation, dans la passion et sa mort. Cf. Lazare de Selve, Sonnet XXXI, p. 70.
-
[94]
« Tu te caches dans Ta gloire, ô mon Dieu » (Rabindranath Tagore, Tu te caches, dans De l’aube au crépuscule, textes choisis par Herbert F. Vetter, Paris, La Table Ronde, 1998, p. 110).
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[95]
Sur cette thématique du voile divin dans l’Écriture, voir notre essai Les Pensées de Pascal, une interprétation de l’Écriture, Paris, Kimé, 2003, 2e partie, I. « Deus absconditus », p. 121-122.
-
[96]
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. VI, 34, p. 355.
-
[97]
Il y a ainsi cette « part de mystère de l’autre » qu’il faut respecter comme il y a ce « mystère de mon coeur » (René Char, Recherche de la base et du sommet, Paris, Gallimard [coll. « Poésie/Gallimard »], 1971, p. 176 ; Commune présence, Paris, Gallimard [coll. « Poésie/Gallimard »], 1998, p. 293). Ainsi « les relations humaines » relèvent-elles de « l’inexplicable » (Recherche de la base et du sommet, p. 109).
-
[98]
Le propre de l’homme, ce qui le distingue des anges, est « cette liaison mystérieuse, cette liaison créée, / Infiniment mystérieuse, / De l’âme et du corps » (Le porche du mystère de la deuxième vertu, dans Oeuvres poétiques complètes, p. 579). Sur le plan plus strictement philosophique, Gabriel Marcel aime aussi souligner ce « mystère de l’union de l’âme et du corps » (Position et approches concrètes du mystère ontologique, dans Le monde cassé, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, p. 268). Cf. aussi Homo viator, Paris, Aubier Montaigne (coll. « Philosophie de l’esprit »), 1963, p. 91.
-
[99]
Lazare de Selve évoque ainsi de la vie du Christ « les grands mystères » (Cantique LVII, De Sainct Jean l’Evangéliste, p. 210). Charles Péguy, à propos de la présence christique aux hommes de Judée et de Galilée, s’exclame : « Quel mystère, mon Dieu, quel mystère », soulignant le « mystère de la grâce » (Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans Oeuvres poétiques complètes, p. 409, 410 et 411). On remarquera que le terme de mystère, en lien avec la religion, est fort prégnant dans la poésie de l’auteur orléanais et qu’on en retrouve un écho jusque dans les titres de ses oeuvres majeures.
-
[100]
Il faut ainsi, exhorte Pascal : « Considérer Jésus-Christ en toutes les personnes, et en nous-mêmes » (fr. 785 B/768 S).
-
[101]
Voir aussi Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. V, 159, p. 301 : « La Passion du Christ n’a pas pris fin sur la croix. / Il souffre encore maintenant, de jour et de nuit » ; et Rabindranath Tagore, Le Christ, anthologie d’écrits établie par Marino Rigon, Paris, Brepols, 1995, p. 70 : « Aujourd’hui encore, dans l’histoire humaine, il [Jésus] est crucifié à chaque instant. »
-
[102]
Georges Izard, « La pensée religieuse », dans La pensée de Charles Péguy, p. 354. Blaise Pascal notait déjà à propos du péché originel : « […] sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes » (fr. 434 B/164 S).
-
[103]
« […] il ne suffit pas de faire des vers pour être des poètes » (Charles Péguy, Oeuvres en prose complètes, Paris, Gallimard [coll. « Bibliothèque de la Pléiade », III], 1992, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, XV-8 [26.4.1914], p. 1 249).
-
[104]
Cf. par exemple Jr 20,9.
-
[105]
Simone Fraisse, Péguy, Paris, Seuil (coll. « Écrivains de toujours »), 1979, p. 124. Par ailleurs, toutes les Pensées de Pascal ne témoignent-elles pas sous le mode du poignant d’une expérience profonde du mystère ? Dans un autre ton mais avec une même ferveur, Rabindranath Tagore s’exclame : « Grand Au-delà, ô le poignant appel de ta flûte ! » (Le Jardinier d’amour, Paris, Gallimard [coll. « Poésie/Gallimard »], 1980, V, p. 32).
-
[106]
Paul Ricoeur, Lectures. 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 118. Voir aussi p. 132 : « […] le témoignage procède de l’Autre […] ».
-
[107]
Ibid., p. 108. Cf. également p. 130.
-
[108]
E. Morot-Sir, Philosophie et mystique, p. 271.
-
[109]
Claude Hopil, Les divins eslancemens d’amour…, 1629, cité par Jean-Claude Brunon, « Langage poétique et vision mystique dans Les divins eslancemens de Claude Hopil », Baroque, 3 (1969), p. 113.
-
[110]
Paul Claudel, Réflexions sur la poésie, p. 139.
-
[111]
M. Klippel, Philosophie et poésie, p. 38.
-
[112]
« Le parler de mon coeur désormais, écrit Rabindranath Tagore, va se poursuivre dans les murmures d’un chant » (L’Offrande lyrique, 89, p. 124).
-
[113]
« […] il convient que les grands mystiques, pour nous faire connaître leur expérience intime, soient de grands poètes […] » (R. Garrigou-Lagrange, « Le langage des spirituels comparé à celui des théologiens », La Vie Spirituelle, XLIX, Supplément [décembre 1936], p. 274).
-
[114]
Ibid. Il est à noter que ce langage se fonde sur l’Écriture Sainte, le Psautier, le Cantique des cantiques, l’Évangile johannique, les Épîtres pauliniennes (ibid., p. 257). Le mysticisme se raconte avec des symboles, des images, dont la Bible forme le modèle.
-
[115]
Voir par exemple Lazare de Selve : « Aussi bien sans la Croix tout le monde, n’est rien. » (Sonnet LVI, Adoration de Jésus-Christ attaché à la croix, p. 95) ; Claude Hopil : « Ô Croix, livre vivant où l’on lit toutes choses ! » (Les divins eslancemens d’amour, p. 113) ; Pascal : « Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui » (fr. 460 B/761 S) ; Id. : « […] je suis Dieu en tout » (fr. 555 B/756 S) ; Rabindranath Tagore : « Laisse seulement subsister ce peu de moi par quoi je puise Te nommer mon tout. / Laisse seulement subsister ce peu de ma volonté par quoi je puisse Te sentir de tous côtés, et venir à Toi en toutes choses, et T’offrir mon amour à tout moment » (L’Offrande lyrique, 34, p. 62). (Déjà dans la Bible, le mot hyperbolique tout occupait une place prépondérante au sein du langage témoignant. Ainsi à titre d’illustration, on citera Col 3,11 : « il n’y a que le Christ, qui est tout et en tout »).
-
[116]
Jacques Maritain, « L’expérience du poète », dans Situation de la poésie, p. 130.
-
[117]
Louis Lavelle, La parole et l’écriture, p. 153.
-
[118]
Jean de la Croix, Les Dits de Lumière et d’Amour, 99, p. 67.
-
[119]
Pierre Reverdy, Le gant de crin, p. 239.
-
[120]
Charles Péguy, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans Oeuvres poétiques complètes, p. 440. (Cf. aussi ibid., p. 439, 468).
-
[121]
Charles Péguy, La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, dans Oeuvres poétiques complètes, p. 870-871. On reconnaîtra ici une claire référence paulinienne : « […] la lettre tue, l’Esprit vivifie » (2 Co 3,6), mais aussi un écho johannique : « C’est l’esprit qui vivifie […] » (Jn 6,63).
-
[122]
Pierre Reverdy, Le gant de crin, p. 125.
-
[123]
Dans un poème écrit à l’âge de l’adolescence, Hölderlin, sur les rives vespérales du Neckar, se sent saisi d’une « émotion sacrée » et, en un tressaillement du coeur, balbutie : « […] il faut prier ! » (Les Miens, dans Oeuvres, Paris, Gallimard [coll. « Bibliothèque de la Pléiade »], 1967, p. 5).
-
[124]
Rabindranath Tagore, De l’aube au crépuscule, L’infinité de Ton amour, p. 78.
-
[125]
Georges Izard, « La pensée religieuse », dans La pensée de Charles Péguy, p. 408.
-
[126]
« […] la poésie tend de sa nature à rejoindre […] la prière » (Henri Bremond, Prière et poésie, n. 1, p. 89). (Cf. aussi ibid., p. 147 ; 218 ; n. 1, p. 221).
-
[127]
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. I, 70, p. 48. De même l. V, 246, p. 318 : « Dieu est l’Amour en personne, Il ne fait qu’aimer. »
-
[128]
Pierre Reverdy, Le gant de crin, p. 147.
-
[129]
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. V, 226, p. 314. L’amour devient la loi essentielle de l’existence. « La règle d’or qui rend tout possible / Est l’amour ; simplement : aime. C’est tout » (l. V, 312, p. 331).
-
[130]
« Donne-moi, demande R. Tagore au Seigneur, la force de ne jamais désavouer le pauvre ni plier le genou devant le pouvoir insolent » (L’Offrande lyrique, 36, p. 64). Et le poète, ami de la sagesse, de remercier Dieu de ce que son « lot est avec les déshérités qui souffrent et portent le fardeau de la puissance, et cachent leur visage, en étouffant leurs sanglots dans l’obscurité » (ibid., La Corbeille de fruits, 86. Action de grâce, p. 242). On notera que Pascal et Péguy ont aussi témoigné par leur action et leur pensée d’un grand amour pour les pauvres.
-
[131]
Charles Péguy, Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dans Oeuvres poétiques complètes, p. 482.
-
[132]
Cf. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. III, 179, p. 198.
-
[133]
Jean de la Croix, La montée du Carmel, Paris, Seuil, 1947, l. I, ch. 5, p. 46.
-
[134]
« Qui saura mourir à tout, / Aura vie en tout » (Id., Les Dits de Lumière et d’Amour, 170, p. 103). Au sujet de la question de « savoir quelle est la forme de vie la plus haute ? », Angelus Silesius répond : « C’est d’être détaché et de se tenir dans l’abandon à Dieu » (Le pèlerin chérubinique, l. V, 209, p. 311).
-
[135]
Lazare de Selve, Sonnet XLIV, Sur le dormir des trois apostres, dans Les Oeuvres spirituelles, p. 83. À la fin du parchemin du Mémorial, trace d’une expérience mystique, bouleversante, Pascal note : « Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre » (éd. Brunschvicg minor, p. 143 ; éd. Sellier, p. 547). Péguy au moment de conclure Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc écrira pour sa part : « Que pèsent des siècles de siècles du temps en face de l’éternité. / De la véritable, de la réelle éternité » (Oeuvres poétiques complètes, p. 525).
-
[136]
Jean de la Croix, Les Dits de Lumière et d’Amour, 160, p. 95.
-
[137]
« C’est par l’imitation des saints, par l’imitation de Jésus-Christ, que nous accédons à la communion des saints. L’imitation, que ce soit de la vie privée ou de la vie publique, est une face essentielle de la communion » (Georges Izard, « La pensée religieuse », dans La pensée de Charles Péguy, p. 366).
-
[138]
Mémorial, éd. Brunschvicg minor, p. 143 ; Gilberte Périer, Vie de Blaise Pascal, éd. Brunschvicg minor, p. 39-40.
-
[139]
Lazare de Selve, Sonnet XL, Sur l’institution du Saint Sacrifice, et Sacrement de l’Eucharistie, dans Les Oeuvres spirituelles, p. 79.
-
[140]
Joseph Huby, Mystiques paulinienne et johannique, Paris, Desclée de Brouwer (coll. « Les Grands Mystiques »), 1946, p. 186.
-
[141]
Cf. Ph 1,21.
-
[142]
Ga 2,19-20. L’existence de saint Paul avait été bouleversée par une expérience d’une intensité ineffaçable. La lumière et la voix venues du ciel (Ac 9,3-4) ont transfiguré son coeur. Il connaîtra la vision (Ac 16,9), l’extase (Ac 22,17), l’ineffable (2 Co 12,4). (Pour une étude complète des textes bibliques sur le mysticisme paulinien, voir Joseph Huby, Mystiques paulinienne et johannique, 2e partie, l. I).
-
[143]
Jean de la Croix, La montée du Carmel, l. II, ch. 4, p. 110.
-
[144]
Rabindranath Tagore, L’Offrande lyrique, 38, p. 66. De Celui qu’il nomme « Vie de ma vie », le poète de l’esprit et de la sagesse écrit qu’Il est son « meilleur ami » (ibid., 4, p. 32 ; 28, p. 56).
-
[145]
Le Jardinier d’amour, V, p. 32.
-
[146]
Une « soif insatiable de l’au-delà » se découvre ainsi « au coeur de l’expérience des plus purs poètes » (Jean Darbellay, Le poète et la connaissance poétique, p. 144).
-
[147]
« Mes chants T’ont recherché toute ma vie », souligne Rabindranath Tagore, résumant par là le sens de la création poétique (L’Offrande lyrique, 101, p. 136).
-
[148]
Louis Lavelle, La conscience de soi, Paris, Grasset, 1933, p. 66.
-
[149]
Id., De l’intimité spirituelle, Paris, Aubier Montaigne, 1955, p. 281.
-
[150]
Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, l. V, 165, p. 302.