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L’ouvrage du professeur Fuchs doit être vu comme un point d’orgue dans la réflexion qu’il mène depuis plusieurs années en éthique théologique. Son oeuvre incarne le souci de penser les conditions de possibilité de l’inscription de la tradition morale chrétienne dans les sociétés contemporaines, marquées au coin du pluralisme et de la sécularisation. Ayant rédigé quelques ouvrages sur l’apport de la tradition protestante[1], il nous convie maintenant à une lecture de textes néotestamentaires faite selon le fil rouge de sa réflexion éthique.
L’orientation herméneutique est indiquée dès le début de l’ouvrage : l’auteur cherche à rendre la diversité des interprétations éthiques néotestamentaires de l’événement que constituent la vie, la mort et la résurrection du Christ. Loin de « réduire [l’éthique néotestamentaire] sous quelque synthèse artificielle » (p. 12), Éric Fuchs insiste sur le fait que « le Nouveau Testament [ci-après NT] ne peut être ramené à une seule interprétation de l’oeuvre et de la personne de Jésus, pas plus qu’à une unique compréhension de la metanoia et de ses conséquences […] » (p. 111). C’est dire que les postures morales recelées dans le NT doivent être abordées sous le sceau de la diversité. Prenant appui sur des travaux d’exégètes et de sociologues du NT, É. Fuchs établit la diversité des « modèles éthiques » à partir des interrogations des communautés croyantes perçues au travers du texte. Les quelques modèles identifiés et décrits par l’auteur sont des modèles de l’auto-compréhension que les premières communautés chrétiennes ont de leur rapport avec leur monde ambiant.
Toute herméneutique, toute lecture a ses présupposés. Ceux d’É. Fuchs sont explicites et dûment énoncés. Selon lui, les questions qui se posaient aux premières communautés chrétiennes sont, somme toute, les mêmes que celles des chrétiens actuels : « […] que peut signifier la Loi de Dieu donnée à Israël pour des chrétiens, et comment se situer face aux expressions si riches et impressionnantes de la culture ? » (p. 121). La transposition de ces questions dans le contexte actuel est à faire, du moins pour la première puisqu’il ne s’agit pas ici nécessairement de la Loi de Dieu comme telle, mais bien de la tradition chrétienne, de cet inlassable effort d’interprétation située et contextuelle des intuitions profondes qui animent le christianisme. Bref, c’est la pertinence même du christianisme pour notre temps qui est en cause. Le pari de Fuchs est alors de visiter des textes néotestamentaires pour en exprimer les modèles éthiques opératoires. Il ne s’agit pas alors d’une exégèse au sens strict, mais bien d’une lecture contextuelle de textes à partir d’une préoccupation de notre temps. En ce sens, et du point de vue de l’éthique théologique, cette posture herméneutique est tout à fait légitime[2]. C’est pourquoi ce n’est pas tant sur la conformité ou non avec l’exégèse contemporaine que nous porterons ici un jugement que sur la méthodologie à l’oeuvre dans cette proposition d’une éthique chrétienne contemporaine.
L’ouvrage est constitué de trois parties d’ampleur variée. La première partie (p. 15 à 114) est constituée par les relectures de textes néotestamentaires. Ce n’est pas tout le NT qui est examiné. L’ordre de présentation choisi par l’auteur suit, à quelques exceptions près, celui de la séquence chronologique de rédaction des textes retenus : les épîtres pauliniennes (1 Th, Ga, 1 et 2 Co, Rm), des évangiles (Mt, Lc, Mc, Jn et la tradition johannique), les textes deutéro-pauliniens (Ep, 1 Tm, Tt), l’épître de Jacques et, enfin, la première lettre de Pierre. Sont laissées de côté la lettre aux Hébreux, l’Apocalypse, les épîtres à Jude et à Philémon, la deuxième lettre de Pierre. Chaque bloc de textes retenus est suivi d’une traduction personnelle des passages étudiés. Cette traduction reprend à peu de choses près celle de la Traduction Oecuménique de la Bible (TOB).
Une très courte seconde partie est dévolue à l’évaluation des modèles éthiques repérés dans la première partie (p. 113-121). L’auteur établit une typologie de modèles d’interaction entre l’Église et le monde de l’époque (p. 118). Ceux-ci sont : 1) un modèle d’intégration dans la société antique, mettant une sourdine à tous les aspects contestataires de la foi (les lettres pauliniennes) ; 2) un modèle d’expression de la foi qui cherche à rencontrer les « aspirations spirituelles et morales de la société et à renforcer l’identité chrétienne », associé à Co, à Ep et à 1 P 3) un modèle de rupture prôné par un repli sur soi et un modèle de tension dont le livre de l’Apocalypse est représentatif ; 4) enfin, un modèle de repli sur soi et de rupture avec le monde, modèle associé par É. Fuchs à la tradition johannique et à l’Évangile de Marc. Ces modèles sont évalués. Les préférences évidentes de l’auteur pour le second modèle ne l’empêchent pas de rendre compte des forces et limites de chaque modèle. Il est pourtant assez critique face au dernier modèle qui, malgré la sublimité de la spiritualité, reste encore trop vague sur les conséquences éthiques de la nouveauté apportée par le christianisme.
La clé d’évaluation est donnée dans les dernières lignes de cette seconde partie. Pour Fuchs, un modèle éthique pertinent sera celui « où apparaissent des compréhensions nouvelles de la morale, de ce qui la fonde, la rend possible et contribue à changer les comportements humains » (p. 120). Ce dernier critère, le changement des comportements humains, exige donc une ouverture de la communauté de foi sur son monde d’insertion. Il va sans dire que le modèle johannique de repliement sur soi ne peut pas être fructueux pour penser l’apport constructif de l’Église dans la société.
La relecture des textes du NT offre donc un résultat qui est à la fois formel et substantiel. L’aspect formel des résultats de la recherche d’É. Fuchs est celui de l’identification de formes normatives de rapport entre Église et société. Au-delà de ce geste de formalisation, il reste encore un résidu de substance. Pour l’auteur, le coeur de la morale chrétienne est identifié à l’agapê, l’amour entre frères et l’amour envers Dieu, comme fondement de la Loi, celle-ci étant ainsi accomplie, parfaite et non abolie. Si, pour É. Fuchs, il y a diversité morale néo-testamentaire, elle est au niveau des formes et non du fondement. Le fondement de la morale chrétienne est en quelque sorte le binôme agapê-Loi, où chaque élément est requis pour que le tout soit effectif. L’agapê ne saurait être effectif sans la médiation de la Loi. L’inverse est tout aussi vrai. Sans les rôles d’archè et de telos que joue l’agapê, qui est l’instance de reconnaissance d’autrui en tant que « fin », la Loi n’est que négation de l’altérité ; elle est moyen de reproduction du même. Cette conception de la Loi comme instance « autoportante » et « autonome » occulte l’altérité, qui est essentielle à la dimension relationnelle et à la construction du lien social. L’auteur résume de très belle façon la nécessité de maintenir la tension entre les éléments du binôme : « Il ne peut y avoir de justice dans les rapports humains sans cet infini respect de l’altérité d’autrui que la Loi de Dieu, depuis toujours et plus que jamais depuis le Christ, réclame de chacun de nous. De même, l’amour exige de traduire ce respect dans des règles de vie personnelle et sociale concrètes, afin que chacun puisse vivre dans des institutions justes » (p. 114). Bref, les conséquences tirées de l’interaction entre les éléments du binôme seront modulées en fonction du contexte socio-culturel où chaque communauté d’interprétation est plongée et dont les modèles éthiques sont le reflet fidèle.
La troisième partie, enfin, est une intéressante méditation qui reprend le fil de la réflexion théologique d’É. Fuchs amorcée dans ses ouvrages antérieurs récents et qui cherche à élucider les caractéristiques fondamentales d’un « modèle d’éthique chrétienne pour aujourd’hui » (p. 123-150). Il s’agit d’un essai de concrétisation/actualisation de la posture éthique prônée par Fuchs à partir de la relecture du NT. Reprenant la plus solide intuition recelée par le modèle qui recueille son suffrage, le modèle deutéro-paulinien et pétrinien, il s’efforce de « discerner dans notre environnement culturel ce qui peut accueillir le message évangélique pour en devenir le vecteur, et, à l’opposé, ce qui lui est contraire et doit être clairement refusé, voire combattu. […] Il faut donc se demander quel sens peut avoir pour des propositions éthiques le recours à la tradition morale […] puis comment le christianisme peut ou doit se situer dans la culture contemporaine et ses interrogations éthiques » (p. 123-124).
Par ce travail, É. Fuchs dégage deux pistes de réflexion : 1) une réflexion critique sur « la tradition morale chrétienne » (p. 125-144) qui s’incarne par l’identification de deux convictions centrales et deux refus ; 2) une réflexion critique sur la culture éthique contemporaine et son pilier central qu’est l’instauration des droits de l’homme (p. 145-150). Dans un premier, l’auteur affirme la double conviction que l’homme est créé par Dieu — ce qui implique la bonté première de la création et l’invite à lutter contre le mal —, et qu’il est appelé à la liberté. Les refus identifiés sont l’idolâtrie et le consensualisme mou avec la culture contemporaine. Les convictions affirment donc la bonté du monde et les refus étayent une posture critique de l’Église face à elle-même et à son rapport à la culture contemporaine. Dans un second temps, la réflexion sur les droits de l’homme est l’occasion pour É. Fuchs de réaffirmer leur importance cruciale tout en faisant remarquer la possible dérive de l’« exacerbation revendicatrice » dans leur interprétation (p. 148). C’est par le rappel du lien interne entre liberté et solidarité que l’on peut, selon lui, interpréter de manière juste la portée de ces droits pour la vie sociale.
Dans cet ouvrage, É. Fuchs prend acte de l’impact des réquisits de l’espace public contemporain sur le travail théologique, notamment par l’exigence critique envers sa propre tradition religieuse. Il s’agit là d’un des acquis les plus fermes du passage de la théologie morale à l’éthique théologiques dans le dernier quart du 20e siècle. Pourtant, à l’intérieur de cette posture, l’auteur reste attaché à une forme substantielle de la morale, à une recherche d’une fondation, même si elle est faite de manière « formelle » en ne cherchant pas des normes explicites, mais en dégageant plutôt des postures éthiques face à la culture.
En ce sens, l’ouvrage de Fuchs peut encore être situé dans le paradigme fondationnel de la morale. Il s’agit cependant d’une pensée fondationnelle nuancée, qui reconnaît que la diversité herméneutique est inscrite au coeur même du NT. En ce sens, le modèle éthique préféré par Fuchs est celui qui engage une double responsabilité de la communauté croyante : une responsabilité envers ses sources d’inspiration (le binôme agapê-Loi) ; une responsabilité envers la culture ambiante qui est le « support » de réalisation de l’éthique chrétienne, un support à la fois nécessaire — la vie chrétienne ne peut se vivre dans le vide culturel — et contingent. Dans ce dernier sens, une critique de la culture s’impose. Cet appel à la responsabilité des communautés croyantes est également un élément central de l’éthique théologique, telle qu’elle peut être conçue actuellement. Cet ouvrage a le double avantage d’être à la fois bien écrit, accessible pour les étudiants de théologie et les familiers du texte biblique et, ensuite, de montrer une version actuelle de la manière de faire l’éthique théologique, même si elle ne va pas aussi loin que d’autres productions contemporaines dans une distanciation de la posture fondationnelle.
Appendices
Notes
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[1]
L’éthique protestante. Histoire et enjeux, Genève, Labor et Fides ; Paris, Les Bergers et les Mages, 1990, 142 p. ; Tout est donné, tout est à faire. Les paradoxes de l’éthique théologique, Montréal, Fides ; Genève, Labor et Fides, 1999, 95 p. ; ainsi que de nombreux articles.
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[2]
Sur le sujet, voir G. Médevielle, « Le bibliste et le moraliste. Un éclairage de la responsabilité théologique », dans P. Bordeyne, dir., Bible et morale, Paris, Cerf (coll. « Lectio divina »), 2003, p. 103-117.