Cet essai provocateur et largement diffusé a connu un certain succès depuis deux ans, en raison des prises de position retentissantes de l’auteur, qui intervient fréquemment sur la place publique (quotidiens, magazines, télévision) en France. Romancier et essayiste au style élégant, Pascal Bruckner propose dans Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis une réflexion éthique séduisante, à partir de certaines critiques récentes du système capitaliste et du néolibéralisme ambiant. Ce huitième essai d’un romancier français respecté, qui avait 20 ans en mai 68, identifie l’un des maux de ce nouveau siècle : notre fixation sur l’argent, notre tendance à tout considérer en termes économiques, y compris les biens fondamentaux comme les arts, la culture et le patrimoine. Lorsque Pascal Bruckner parle — non sans audace — des avatars d’une nouvelle « religion marchande », il vise particulièrement ceux qui, à tous les niveaux, établissent invariablement leur appréciation des objets, des personnes, de leurs décisions et des jugements en fonction de leur potentiel monétaire, du profit à venir, de la rentabilité. Cette rationalité exacerbée de l’argent s’installe confortablement, on le sait, depuis fort longtemps, dans les usages, les discours, les médias, les politiques. L’inconvénient, poursuit l’auteur, et c’est le deuxième point important de son argumentation, provient du fait que depuis la chute des pays de l’Est, on ne peut plus invoquer ou appeler un autre système politique qui serait différent, voire meilleur, plus juste, plus humain, car l’utopie communiste s’est avérée en fait l’un des pires cauchemars de l’humanité au siècle dernier. Pour l’auteur, on en serait réduit à accepter par défaut le capitalisme, malgré ses excès, ses limites, ses injustices profondes, en l’absence d’une alternative valable. La première partie de l’ouvrage s’intitule « L’ennemi utile ». Pour beaucoup d’Occidentaux qui avaient longtemps adhéré aux thèses marxistes avant de les dénigrer, le capitalisme peut désormais apparaître sous deux angles possibles : pour les uns, comme la source de tous les maux du monde ou encore pour d’autres en tant qu’ultime vainqueur — par défaut — de la Guerre froide qui s’est terminée abruptement en 1989, lors de la chute de Mur de Berlin (p. 20). Malheureusement, ce système économique n’élimine pas totalement les inégalités et les disparités : « […] comme si une théologie implacable sauvait les uns et rejetait les autres » (p. 25). Plus radical, l’auteur poursuit en évoquant même l’apparition d’une « culture de confiscation », ayant succédé au capitalisme classique (p. 28). Le deuxième chapitre analyse la faiblesse des critiques récentes du système capitaliste actuel. Il n’est pas toujours facile de fournir une critique fondée du système néolibéral, lorsqu’on entend par exemple Danielle Mitterrand, veuve de l’ancien président français, oser affirmer lors d’une visite officielle à Prague que le libéralisme actuel est « pire que le totalitarisme communiste » (p. 46). D’autres aberrations semblables ne soulèvent pas davantage de critiques, par exemple lorsqu’un romancier à succès affirme tout simplement que la publicité actuelle est comparable à celle que faisait autrefois Goebbels (p. 47). Bruckner insiste sur le besoin de garder en mémoire le fait que des dictateurs comme Hitler et Staline ne sont pas réductibles et que les pires régimes ne peuvent se comparer aux leurs, et encore moins notre très imparfaite démocratie occidentale. Pour cette raison, la critique du capitalisme actuel ne peut invoquer de tels démons pour fonder ses reproches, même les plus légitimes, et doit trouver ailleurs des arguments plus pertinents et crédibles. Mais pour l’auteur, les questions et les critiques du capitalisme sont mal posées ; il faudrait les formuler autrement et viser d’autres problèmes, ce que ne font pas …
Pascal Bruckner, Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis. Paris, Éditions Grasset, 2002, 242 p.[Record]
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Yves Laberge
Institut québécois des hautes études internationales, Québec