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Maria Michela Marzano Parisoli nous invite, comme l’indique le titre de son livre, à penser le corps. Se référant à l’étymologie du mot « penser », nous comprenons aussitôt que l’entreprise consistera à « peser » le poids du corps, à « juger » en quelque sorte de sa valeur. Mais, que peut-il bien rester à dire sur ce sujet, qui fut par ailleurs abondamment traité par tant d’anthropologues, de sociologues, de sémiologues, de psychanalystes et de phénoménologues ? Ce que propose l’auteur consiste en une clarification du statut éthique du corps. Pour ce faire, elle s’engage dans l’explicitation du rapport corps-personne, le corps « étant à la fois ce qu’une personne est et ce qu’elle a » (p. 4), ainsi que dans la manifestation des liens entre, d’une part, le corps, et d’autre part, les désirs, les émotions et les sensations, lesquels jouent un rôle essentiel en éthique. La réflexion, toujours empreinte d’un grand souci de distinction conceptuelle, se développe autour de quatre problématiques actuellement liées au corps comme lieu de moralité : la société de consommation, la médecine, la sexualité et le droit.
Le premier chapitre, dont le propos consiste à comprendre « non seulement la valeur que l’on donne aujourd’hui au corps, mais aussi les contradictions qu’engendre notre société par rapport à l’existence corporelle » (p. 14-15), présente une analyse des pratiques et des discours socioculturels contemporains sur le corps qui met en relief le problème du rapport entre le corps idéalisé devenu objet stéréotypé de consommation (celui que nous mettons en scène aujourd’hui avec tant de soin) et le corps réel par lequel nous nous distinguons les uns des autres (celui par lequel nos expériences personnelles du désir, des émotions et des sensations se constituent). Le corps idéalisé, dont l’apparence est uniformisée, se manifeste sous forme compacte et resserrée. Il s’agit du « corps musclé des body-builders » et du « corps mince et quasi transparent des mannequins » (p. 19). Ce corps idéalisé manifeste, par tous les efforts de domestication qu’il exige, un extrême contrôle sur soi — qui est « le reflet immédiat de la peur de tout ce qui peut échapper au contrôle » (p. 21) — peur dont nous aimerions bien connaître l’origine —, une capacité déployée à dominer efficacement sa vie. D’où l’équation que posséder le corps idéal est synonyme de droiture morale, laquelle procure du succès social et du pouvoir par l’admiration qu’elle suscite, donc représente la clé du bonheur. Mais à quel prix ? L’auteur nous répond : « […] derrière cette prétendue libre volonté de déterminer notre vie par la domestication de notre corps, se cache une dictature des préférences, des désirs, des émotions » (p. 29, voir aussi p. 9 et p. 23). En effet, il faut comprendre — c’est le point fort du chapitre — que ce nouveau dualisme volonté/corps maintenant démocratisé nous mystifie par son recours au principe d’autonomie personnelle. Pensant faire tout ce que nous voulons de notre corps, nous nous sommes leurrés car une alternative aurait été nécessaire au fait de contraindre nos corps à se conformer au modèle idéal afin de pouvoir exercer notre libre choix. Ceci suppose que la stigmatisation sociale ne puisse être considérée comme une alternative car elle « se traduit par un coût intolérable » (p. 34). Reste donc à nous asservir au modèle idéal du corps, quitte à devenir boulimiques ou anorexiques. Or, ces pathologies montrent bien l’échec du modèle idéalisé puisqu’elles peuvent mener jusqu’à la mort. Par quel moyen, dès lors, se sortir de ce cercle vicieux ? Nous pouvons bien, comme l’auteur, soutenir avec raison que nous ne pourrons jamais avoir le corps « parfait » et que le bonheur ne dépend pas de notre image corporelle (cf. p. 37), mais en quoi cela peut-il rendre la très réelle stigmatisation sociale plus supportable ? Quel est le sens profond d’une reprise de contact avec notre corps réel ? Comment s’identifier de nouveau à celui-ci ?
Le chapitre suivant, qui propose de réfléchir « à la place occupée par le corps à l’intérieur de larhétorique médicale » (p. 47) et d’en manifester les conséquences sociales quant à la maladie et à l’infirmité, présente une critique des concepts clés sous-jacents aux pratiques de la médecine contemporaine, tout en mettant en évidence la scission entre le corps tel que conçu par le modèle médical et le corps réel. Avec, entre autres, l’essor de la dissection et l’influence du dualisme de Descartes, le corps humain put « être conçu comme un cadavre, et donc comme un objet parmi les autres » (p. 57), c’est-à-dire comme « une simple structure modélisable » (p. 48). C’est ainsi « qu’on a commencé à le réparer comme on le fait d’un mécanisme en panne » (p. 57), selon que la « régularité » de son fonctionnement permet l’atteinte de la « Santé-Bien absolu » (p. 55). Dans cette perspective, la maladie et l’infirmité correspondent à des déviations par rapport à la nature, à la sphère socioculturelle et même morale, lesquelles se présentent sous le signe de la « normalité ». La médecine contemporaine, qui repose sur cette idéologie, non seulement contribue à entretenir le préjugé selon lequel les malades et les infirmes ne peuvent mener une vie pleine et épanouie, mais tente également de se justifier ainsi — bien que subtilement — de corriger toutes « anormalités » ou « déviations », d’anesthésier toute douleur y étant liée. Or, qu’est-ce « que l’on perd d’un point de vue existentiel lorsque l’on fait tout pour diminuer ou, à la limite, pour éliminer la souffrance liée à une maladie ou à une infirmité » (p. 71) ? Sans doute « la réalité du corps, marquée par la subjectivité des expériences qualitatives, plus que quantitatives, de chaque individu » (p. 58). Pour retrouver celle-ci, l’auteur propose d’analyser la maladie et l’infirmité plutôt en termes de « différence » que de « santé/normalité ». La souffrance, en effet, est l’occasion par excellence de reprendre contact avec notre être corporel, d’approfondir la connaissance de soi-même en tant que personne unique et singulière, et de découvrir le sens de sa vie. Ainsi le corps souffrant, malade ou infirme, permettrait-il une ouverture à la vie heureuse.
Après avoir principalement traité des difficultés du rapport personnel de soi à son propre corps dans les contextes sociaux et médicaux d’aujourd’hui et esquissé quelques pistes pour surmonter celles-ci, la seconde partie du livre aborde deux problèmes majeurs concernant le rapport entre soi et l’autre en tant qu’êtres incarnés. Le chapitre troisième, qui porte sur la délicate question de la sexualité dans le cadre de l’éthique, s’intéresse tout particulièrement à la distinction entre corps-instrument et corps-personne afin de mieux départager les actes sexuellement pervers de ceux qui ne le sont pas. L’auteur tente d’abord de définir le désir et le plaisir sexuels en montrant en quoi les cerner comme « simples états corporels » (p. 84) ou par une théorie propositionnelle (p. 85-86) ne rend pas compte de la complexité de ces phénomènes. En effet, le désir et le plaisir sexuels comportent une composante intentionnelle. Autrement dit, « on éprouve du plaisir lorsque l’on est regardé, touché, caressé par l’objet désiré » (p. 85). Or, une telle « objectivation » n’entraîne-t-elle pas d’emblée la recherche du corps d’autrui qu’en tant qu’instrument de plaisir pour soi ? Si tel est le cas, comment rendre dès lors l’activité sexuelle moralement acceptable ? Certains, dont Kant, ont proposé le mariage comme moyen de racheter la sexualité humaine. Mais, « comment est-il possible qu’un simple contrat juridique puisse éviter la contradiction d’une personne-chose-propriété » (p. 91) ? L’auteur propose alors d’analyser « l’objectivation » dans la perspective d’« une prise en compte d’autrui en tant que corps-personne ou personne de chair » (ibid.). Quoi qu’en dise un certain Platon (p. 96-97) — qui mériterait par ailleurs quelques nuances, en référence au Phèdre notamment —, c’est dans l’amour-passion que cela se manifeste avec le plus d’évidence : « Quand on aime une personne, l’on désire une relation avec cette personne qui ne peut être indépendante de son être incarné et de son corps, mais, en même temps, qui ne peut se réduire à un intérêt pour ce corps » (p. 100). Le désir sexuel, s’accomplissant dans l’amour-passion, ouvre à la réciprocité en impliquant le désirant de par son propre corps : « on désire connaître la personne désirée dans son corps et y ressentir du plaisir ; en même temps, on désire que l’autre nous connaisse dans notre corps et qu’il ressente du plaisir » (p. 95). À la lumière de la distinction entre corps-instrument et corps-personne — plutôt que de la distinction entre le naturel et le contre-nature, laquelle nous laisse trop souvent dans l’ombre —, la question de la perversion sexuelle se trouve progressivement reprise. L’auteur aborde avec doigté le sadomasochisme, la pornographie, le viol et la prostitution en montrant en quoi ces activités sexuelles supposent une réduction de la personne d’autrui à n’être qu’un corps-instrument « sans aucune valeur intrinsèque » (p. 92) et qui, dans cette logique, peut être abusé. Ainsi s’ensuit-il le déclin des relations entre personnes incarnées. Enfin, le chapitre se termine par une réflexion sur le corps maternel et l’expérience de la grossesse. Une fois de plus, la distinction corps-personne et corps-instrument est utilisée pour montrer entre autres que le corps maternel, à travers duquel peut s’établir une relation d’amour avec le foetus, ne correspond pas nécessairement à un outil de reproduction asservissant pour la femme.
Le dernier chapitre, qui porte sur la difficile question du droit de disposer librement de son corps en vue notamment du don d’organes, propose « d’analyser le fondement philosophique et éthique du droit et, en même temps, de mettre en évidence certaines contradictions présentes dans le droit à l’égard du corps et de son statut » (p. 118). En fait, le problème du droit, par rapport au corps, consiste à ne pouvoir faire entrer celui-ci sous l’une de ses catégories préétablies et opposées de « personne » ou de « chose » sans que s’ensuive respectivement soit l’impossibilité de disposer du corps, même en vue du don d’organes, en raison de son « indisponibilité », soit la possibilité d’en disposer du fait qu’il peut être objet de convention dans la perspective d’un « intérêt thérapeutique pour autrui » (ibid.). La première possibilité, dans cette alternative, qui pose le problème de justifier un prélèvement sur un donneur, comporte toutefois un certain dualisme, si l’on s’en réfère à Kant, en ce qu’elle peut exiger de la personne qu’elle remplisse des devoirs envers son corps, lequel « doit être discipliné afin de ne pas lui permettre d’empêcher la personne d’être un agent moral » (p. 128). La seconde possibilité, non seulement présuppose « une représentation dualiste des entités corps et personne qui transforme le corps en un instrument à la disposition de la personne qui en est le propriétaire » (p. 119) et qui peut « user », « profiter » et « abuser » de son corps comme d’une chose (cf. p. 132), mais soulève également les problèmes suivants : qui peut se qualifier comme « propriétaire » ? En quoi un choix autonome du « propriétaire » entraîne-t-il une action de disposition de son corps moralement justifiée ? Dans quelle mesure l’autonomie de la personne doit-elle être privilégiée par rapport au respect du corps ? Considérant les conséquences et les impasses où mène une analyse du droit de disposition du corps en termes de « propriété », l’auteur propose de distinguer l’appartenance de la propriété. Pour ce faire, elle se réfère au concept de dominium, qui « est par certains aspects synonyme du droit primitif (ius primitivum) que chacun a sur soi-même » (p. 141). Bien que n’apparaisse pas explicitement ce sur quoi se fonde la relation de dominium qui lie les personnes à leur corps, l’auteur en tire la conséquence d’un droit de disposition du corps dans les limites du respect de la valeur intrinsèque de celui-ci, soit en tant qu’il est « substrat charnel de chaque personne » (ibid.). Ainsi peut-elle justifier le don d’organes, tout en s’opposant à la vente d’organes. Or, cela ne s’avère possible que si le don se comprend, non pas selon le modèle marchand (tel que le tente parfois le droit de nos jours), mais comme ouverture à une relation asymétrique de personne à personne, caractérisée par la structure gratuité/gratitude.
Précédemment à la bibliographie bien étoffée que présente le livre, se trouvent cinq documents (extraits de lois, rapports, déclarations, etc.) concernant plusieurs aspects du corps humain qui peuvent nous permettre d’approfondir encore davantage nos pensées sur cette réalité que nous sommes, tout autant que nous avons.
Curieusement — vous l’aurez vite remarqué —, le livre ne comporte pas, en tant que tel, de conclusion. Malgré cela, on peut supposer que l’auteur voulait nous amener à considérer le don comme visée ultime d’une réflexion éthique sur le corps. Et, pour autant que l’éthique ouvre à l’agir, on peut se demander si le don ne constitue pas aussi le terme d’une démarche personnelle à vivre dans et par rapport à son corps. Autrement dit, le don d’organes (chapitre 4), au sens fort du terme, serait-il possible sans une reprise de contact avec son corps réel (chapitres 1 et 2) et une affection du corps-personne d’autrui (chapitre 3) ?