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Le passage de la Ligne qui nous concernera ici est le suivant :

— Examine à présent comment la section de l’intelligible doit, de son côté, être découpée.

— De quelle manière ?

— De la façon suivante : dans ce segment, l’âme, se servant comme d’images des choses précédemment imitées[1], est forcée de chercher à partir d’hypothèses, marchant, non pas vers un principe, mais vers une conclusion. Dans l’autre segment, l’âme va vers un principe anhypothétique à partir de l’hypothèse sans utiliser ces images-là, effectuant sa recherche à travers les Idées[2] à l’aide des Idées mêmes.

— Ce que tu dis, je ne l’ai pas suffisamment compris.

— Eh bien, revenons-y, dis-je. Tu comprendras sans doute plus facilement après ce que je vais dire. Je crois que tu sais que ceux qui se livrent à l’étude de la géométrie, du calcul et de choses similaires supposent l’impair, le pair, les figures, trois espèces d’angles et d’autres choses parentes, selon chaque champ d’étude. Ces choses supposées, ils les utilisent, comme si elles étaient connues, en font des hypothèses, et ils estiment à leur sujet qu’ils n’ont plus à en rendre raison ni à eux-mêmes ni aux autres, qu’elles sont claires pour tous. Partant d’elles, ils traversent le reste et finissent par arriver, conformément à leur démarche, à ce dont ils avaient entrepris l’examen.

— Je sais très bien cela, dit-il.

— Tu sais donc ainsi qu’ils se servent en outre de formes visibles et que c’est sur elles qu’ils font des discours[3], bien qu’ils ne pensent pas à celles-ci, mais à celles auxquelles celles-ci ressemblent : ils tiennent des discours par rapport au carré lui-même et par rapport à la diagonale elle-même, et non pas par rapport à ces figures qu’ils tracent, et ainsi de suite. Et ces mêmes figures qu’ils façonnent et tracent, dont il y a aussi des ombres et des images sur les eaux, ils se servent d’elles à leur tour comme des images, cherchant à voir ces choses mêmes qu’on ne voit autrement que par la pensée.

— Tu dis vrai, dit-il.

— Je disais donc que cette espèce était intelligible, mais que l’âme était forcée de se servir d’hypothèses pour rechercher cette espèce, non pas en allant vers un principe, car non capable de remonter au-delà d’elles, se servant, comme d’images, des choses mêmes qui sont copiées par celles d’en-bas, considérant celles-là par rapport à celles-ci comme étant jugées et estimées plus claires.

— Je comprends, dit-il. Tu parles de géométrie et de ces techniques parentes[4].

À notre connaissance, trois commentateurs ont entrepris de classifier in fine les tendances interprétatives du troisième segment linéaire dont il est question dans le texte que nous venons de citer (désormais noté L3[5]). Il s’agit d’A.J. Boyle[6], de Roger A. Shiner[7] et de Ludwig C.H. Chen[8]. Boyle regroupe les interprétations en sept catégories en considérant la nature de l’objet dianoétique, qui a été compris : 1) comme un intermédiaire mathématique, 2) comme une notion générale qui est une représentation incomplète et incorrecte de l’Idée, 3) comme une Idée non reliée au Bien, 4) comme un intermédiaire mathématique illustrant seulement les intermédiaires scientifiques en général, 5) comme une entité mathématique vue comme l’image de l’Idée, c’est-à-dire comme l’image d’un pur principe de la raison, 6) comme une hypothèse mathématique et, enfin, 7) comme une hypothèse du mathématicien entendue comme une image hypothétique de l’Idée[9]. Shiner propose une classification de facture différente en recensant six voies interprétatives du segment : 1) les objets de la διάνοια sont des Formes, 2) les objets de la διάνοια sont des intermédiaires mathématiques, 3) les objets de la διάνοια sont les figures sensibles du géomètre, 4) le problème de leur statut est insoluble, 5) le problème de leur statut ne demande pas à être résolu, 6) les autres interprétations. Chen, enfin, dans un effort de synthèse, suggère trois interprétations possibles : 1) l’interprétation « traditionnelle » pour laquelle les objets de la διάνοια sont des intermédiaires mathématiques, 2) l’interprétation « anti-traditionnelle » qui refuse d’accorder aux objets dianoétiques ce statut d’intermédiaire, et 3) l’interprétation alternative d’I.M. Crombie. Une autre classification, plus critique, est celle proposée par John Brentlinger, qui divise les interprétations en deux courants : celles qui soutiennent que l’objet dianoétique est une Idée, et celles qui soutiennent que l’objet dianoétique est un intermédiaire mathématique[10].

Il semble que le problème de la classification des tendances interprétatives consiste principalement en ceci : quelle est la question fondamentale qu’il faut poser au texte lui-même ? Cette question est en fait double, et elle consiste à se demander si, d’une part, la section de l’intelligible (LN) est, dans son ensemble, concernée par un même objet ou bien par deux objets distincts et/ou si, d’autre part, elle est concernée par une seule approche épistémologique ou bien par deux méthodes différentes. Si, en effet, l’objet est le même pour le troisième segment (L3) que pour le quatrième (L4), alors la subdivision de l’intelligible implique nécessairement une distinction épistémologique ou, plus généralement, une distinction dans le mode d’appréhension d’un même objet. En revanche, si l’objet de L3) diffère de l’objet de L4), on se trouve face à deux possibilités : soit la subdivision dianoétique renvoie à un objet spécifique selon un mode d’appréhension qui lui est propre, soit elle renvoie à un objet spécifique selon un mode d’appréhension commun à la διάνοια et à la νόησις. Aussi, la question de la nature de l’objet de l’état d’esprit dianoétique se pose en priorité, et c’est elle qui nous servira ici de fil conducteur. Par ailleurs, on sait que l’objet de L4) est l’Idée, cela est dit à deux reprises[11]. Plutôt, donc, que de se demander si l’objet dianoétique est un intermédiaire mathématique ou non, la question consiste à se demander si l’objet de L3) est ou non une Idée, et c’est en ces termes que nous allons présenter les tendances interprétatives contemporaines. Dans la lignée du remarquable travail d’Yvon Lafrance[12], le bilan détaillé que nous proposons visera à mettre en évidence l’ampleur du problème, dans l’histoire contemporaine de l’interprétation de la Ligne, du statut de la διάνοια et de celui de son objet ; il servira également d’assise à une nouvelle approche formelle du problème.

I. Typologie

1. Que l’objet de la διάνοια est une Idée

Si l’objet de la διάνοια est τὸ εἶδος, deux options majeures s’offrent à l’interprétation. Selon la première[13], la distance qui sépare L3) de L4) s’épuise tout entière dans une distinction épistémologique ; le même objet, celui relatif à la section de l’intelligible (LN), est alors saisi selon deux modalités, propres à chacun des segments supérieurs, et c’est la méthode dianoétique qui apparaît inférieure en dignité. Cette distinction méthodologique peut à son tour être comprise de plusieurs façons.

1.1. L’Idée est imparfaitement saisie à l’aide d’une image ou à la façon d’une image

Cette première conception de l’objet dianoétique compris comme Idée insiste fondamentalement sur le fait que l’infériorité de la διάνοια vient de ce qu’elle atteint l’Idée d’une façon médiate et que cette médiation introduit une certaine obscurité dans la compréhension de l’εἶδος, compréhension que seule la dialectique (L4) atteindra[14]. Autrement dit, c’est ce que la διάνοια fait qui est mis en avant, et à ce niveau, l’Idée est vue au travers d’une image[15]. Cette image n’est pas la figure dont se sert le mathématicien, mais un λόγος, une « notion générale » par laquelle l’Idée est saisie de façon imparfaite[16], car de tels λόγοι ne sont pas des exposés corrects et complets sur les Idées et ils dépendent des choses particulières et multiples desquelles ils sont initialement dérivés[17].

J.L. Stocks avance ainsi que l’âme dianoétique a « une compréhension partielle d’un εἶδος à l’aide d’un symbole visible[18] ». Autrement dit, en un sens, l’objet de la διάνοια est la figure visible tracée sur le sol ou mise sur papier ; en un autre sens, c’est l’Idée elle-même[19]. Mais tandis que la figure dont se sert le mathématicien représente un simple appui pour la pensée, c’est l’Idée mathématique elle-même qui est finalement visée par la pensée mathématique. Les objets du mathématicien sont donc des Idées mathématiques, imparfaitement comprises, et non pas leurs images visibles, dans la mesure où les μαθηματικά doivent être, en L3), considérés comme de simples « exemples d’un universel », de l’Idée elle-même, de sorte que l’objet du mathématicien est fondamentalement une Idée, un intelligible[20].

Neil Cooper adopte une lecture proche de celle de Jackson. La διάνοια possède deux caractéristiques : elle se sert d’hypothèses et elle se sert d’images. L’utilisation d’images par la pensée pour parvenir à la connaissance de toute Forme est « une caractéristique générale de la philosophie de Platon[21] », et l’on peut s’appuyer sur la Lettre VII (342a7-b2) et sur les Lois (895d et suiv.) pour dégager une signification de l’image dont se sert le dianoéticien. L’image est admise comme quelque chose d’imparfait, mais « la connaissance de l’εἴδωλον est néanmoins un prélude nécessaire à la connaissance de la Forme elle-même[22] ». La dianoéticien vise donc une image pour atteindre la Forme elle-même, mais cette image n’est pas perçue par les sens, ni par conséquent sensible[23]. En effet, comme l’atteste entre autres Phédon, 99e et suiv., Politique 250b1 et suiv., Phèdre, 250b1-4, les organes par lesquels les images des Formes sont appréhendées sont, non pas ceux de la perception sensible, mais « intellectuels[24] ». L’appréhension des Formes au travers d’une image, propre à la διάνοια, est donc une appréhension indirecte de la Forme au travers d’un λόγος, tout comme la méthode des λόγοι de Socrate en Phédon 99e et suiv. est une méthode indirecte, non aveuglante, par laquelle la Forme est atteinte[25].

Dans la même optique, mais dans une perspective objective (et non judicative), on trouve la position de J.S. Morrison. L’objet dianoétique est, tout comme l’objet noétique, une Idée, mais les termes « eidos » et « idea » peuvent, chez Platon, recevoir deux sens différents. L’idée peut être, soit « une caractéristique commune visible dans plusieurs cas particuliers », que l’auteur désigne comme « moving eide », soit « une caractéristique commune abstraite dans plusieurs cas particuliers, en un sens unique et séparée », désignée comme « unique eidos[26] ». L’originalité de cette interprétation est que les « moving eide » sont aussi bien les objets de la διάνοια que ceux de la πίστις, dans un cas vus comme les originaux des objets en L1), dans l’autre comme les images des « unique eide » (objets de la νόησις), d’où l’identité des segments L2) et L3)[27]. L’objet en L3) est donc le même qu’en L2) mais appréhendé différemment : c’est l’Idée se reflétant dans le sensible et prise comme image, c’est-à‑dire le même objet qu’en L4)[28].

Yvon Lafrance, dans un article tardif, se rallie à cette approche[29]. Il n’y a pas de distinction « réellement » ontologique entre les objets dianoétiques et les objets noétiques, puisque les uns comme les autres sont des Formes, étant donné qu’il n’y a pas, dans le texte de la Ligne, « de place pour un statut ontologique spécifique des objets dianoétiques[30] ». S’il faut trouver une spécificité ontologique propre aux objets de la διάνοια, c’est uniquement dans « la distinction entre l’image et l’original ou son modèle[31] ». Cette image de la Forme n’est pas la figure sensible tracée sur le sable, ni même « comme on l’affirme souvent, des entités abstraites[32] », mais la « représentation » de la Forme « dans l’esprit du mathématicien-géomètre[33] », une « image intelligible » ou, plus exactement, une « Forme-image ». Les objets dianoétiques et les objets noétiques expriment tous deux la structure unique du réel, mais les premiers tiennent leur infériorité par rapport aux Formes dont ils sont les images de ce que leurs représentations, encore imparfaites, sont liées à l’espace et à la quantité, c’est-à‑dire « pas encore parfaitement dématérialisées[34] » : « les Formes dianoétiques en sont des images intelligibles parce qu’elles permettent de saisir cet ordre seulement dans ses réalisations spatiales et quantitatives[35] ».

1.2. L’Idée n’est pas saisie dans son rapport au Bien par la διάνοια

Selon cette seconde approche, le principal défaut de l’activité dianoétique est de ne pas saisir l’Idée dans le système auquel elle appartient, et que seule la vision du Bien rend cohérent. Cette tendance insiste donc sur ce que la διάνοια ne fait pas. Pour J. Cook Wilson, l’objet de L3) et celui de L4) sont strictement identiques, et si Platon établit une distinction entre les objets de la διάνοια et du νοῦς, c’est « dans la façon dont ils sont étudiés, et non pas en eux-mêmes[36] ». Les objets de la διάνοια sont, tout comme les νοητά (objets du νοῦς, c’est-à-dire de L4)), les ἰδέαι, mais la διάνοια ne les saisit que de façon imparfaite, c’est-à-dire dans leur multiplicité, cloisonnées les unes par rapport aux autres, sans les relier entre elles dans un système qui ne dépend que d’une seule Idée, celle du Bien. Parce que la διάνοια ne relie pas les Idées multiples à cette ἀρχή une, « leur nature complète n’est pas appréhendée et leur justesse n’est pas réellement connue, puisque c’est seulement dans une telle connexion que leur justesse est garantie[37] ». La faiblesse de la διάνοια est donc de ne pas remonter au principe du Bien, sans la vision duquel toute connaissance eidétique reste partielle, incomplète, imparfaite.

A.S. Ferguson propose, lui aussi, une distinction strictement méthodologique entre L3) et L4), car c’est le seul et même objet qui est traité dans les deux segments[38]. L’objet de la διάνοια est, tout comme celui de la νόησις, le νοητόν, c’est-à‑dire une Forme[39], mais ces formes sont prises, non pas comme de simples hypothèses, mais comme des ἀρχαί par la διάνοια. L’infériorité dianoétique consiste donc à ne pas remonter au principe final, et donc en un traitement imparfait de la Forme[40]. L’utilisation d’images par la διάνοια n’est cependant pas une marque de son infériorité, elle ne voit pas la Forme au travers d’une image, car « la figure est simplement une aide, et le problème ne vient pas d’elle[41] ». On ne saurait donc voir en elle l’objet de la διάνοια[42], faculté dont la seule spécificité est d’étudier les Formes, et ce non pas de façon imagée, mais de façon limitée[43].

Richard Hackforth soutient pour sa part que les deux subdivisions de l’intelligible sont concernées par les Formes : « CE et EB [c’est-à‑dire L3) et L4)] ont toutes deux pour objets les εἴδη, et certaines d’entre elles, que ce soit en CE ou en EB, sont les formes mathématiques, d’autres les formes morales, d’autres encore, je pense, sont les formes d’espèces naturelles. Mais quel que soit le type de formes dont il s’agit, elles relèvent de EB si elles sont connues comme le dialecticien les connaît, mais de CE si ce n’est pas le cas[44] ». Ces Formes ne peuvent être réellement connues par la διάνοια, non pas parce qu’elles sont de simples assomptions de l’esprit, mais, là encore, parce que seul le Bien autorise une explication universelle[45].

Robert C. Cross et Anthony D. Woozley pensent pareillement que les objets dianoétiques sont des « Formes non vues dans leur connexion avec la Forme du Bien », tandis que la νόησις se rapporte « à la Forme du Bien et aux autres Formes vues en connexion avec elle[46] ». Les auteurs font remarquer que le fait d’assigner le même objet aux segments dianoétique et noétique ne contredit qu’en apparence le principe platonicien selon lequel chaque faculté de l’esprit possède un objet qui lui est propre (cf. Rép. V, 477c-478b) :

Dans le troisième segment de la Ligne, les Formes sont encore vues comme séparées et non reliées, et la compréhension que l’on a d’elles est en ce sens incomplète et fragmentaire. D’un autre côté, dans le quatrième segment, elles sont vues dans leur interrelation avec la Forme suprême, la Forme du Bien. Elles sont à présent reliées dans un système cohérent qui dépend du Bien, et la connaissance que l’on a d’elles est complète en ce que nous les comprenons à la lumière du système entier auquel elles appartiennent. Il n’est pas invraisemblable de dire que les Formes vues dans leur isolement et dans leur aspect fragmenté sont des objets différents de ce qu’elles sont lorsqu’elles sont vues dans leur relation et dans leur dépendance vis-à-vis de la Forme du Bien[47].

L’une des spécificités de la διάνοια est donc, comme pour Wilson, de connaître les Idées prises comme entités séparées indépendamment du Bien, mais les auteurs précisent, suivant Stocks sur ce point, qu’une autre spécificité du mathématicien dianoéticien est de n’être que partiellement libéré du monde du changement, « seulement à moitié libre en ce qu’il se sert de figures sensibles tandis qu’il pense au non-sensible[48] », c’est-à-dire à l’Idée.

Paulette Carrive pense également que la διάνοια se distingue de la νόησις en vertu de sa méthode : « la différence entre c et d [c’est-à-dire L3) et L4)] est moins une différence d’objet que de luminosité, de méthode[49] », et que l’objet en L3) est, tout comme en L4), l’Idée elle-même. Ici encore, la défection dianoétique vient de ce que la διάνοια ne relie pas les Idées au Bien, tandis qu’« en d, les idées ne sont plus séparées, incoordonnées, infondées ; l’esprit les rattache entre elles en les reliant au principe anhypothétique qui les fonde ; leur absolue réalité est alors assurée[50] ». De là l’idée que ces objets sont vus comme des images : non pas au travers d’images, mais avec un « statut d’images », dans le sens où « elles attendent confirmation d’un principe qui les fonde[51] ». Autrement dit, selon Carrive, dire que la διάνοια se sert d’images et dire qu’elle ne remonte pas au principe de tout, c’est dire, contre Cross et Woozley, une seule et même chose[52].

1.3. L’Idée est saisie par la διάνοια en vue d’un savoir déductif

Selon cette approche, l’objet, eidétique, est le même en L3) qu’en L4), et ce n’est plus tant la saisie imparfaite ou incomplète de sa nature qui caractérise l’activité relative au troisième état d’esprit de l’âme, mais l’intention du dianoéticien eu égard à l’utilisation d’une telle Idée. C’est par excellence la position de Francis M. Cornford. Selon lui, nous sommes de toute part concernés par le royaume intelligible, et ce sont les mêmes Idées qui sont traitées par la διάνοια et la νόησις, de sorte que les Idées mathématiques peuvent être situées aux deux niveaux. De plus, l’utilisation d’images par la διάνοια ne saurait être la cause de son infériorité par rapport à la méthode dialectique, étant donné que, d’une part, le géomètre n’est pas forcé de se servir de figures sensibles et que, d’autre part, c’est bien à l’Idée qu’il pense[53]. Il est vrai que le dianoéticien ne remonte pas au principe ultime, mais c’est précisément parce que son intention est autre : l’activité dianoétique n’est pas limitée ou imparfaite en soi, c’est juste que la méthode retenue et qui prévaut ici est déductive[54]. La διάνοια est donc « le mouvement descendant d’une réflexion dans un raisonnement déductif » qui va des prémisses vers une conclusion, tandis que la méthode noétique se caractérise comme « le mouvement ascendant d’une intuition[55] ». En effet, il appartiendra à la νόησις d’atteindre des vérités mathématiques premières « par un acte de pénétration analytique[56] » qu’il faut comprendre comme « un acte de vision immédiat » puisque « l’ascension est faite par un ou plusieurs bonds soudains[57] ». Aussi, « par νοῦς, ici comme ailleurs, Platon entend la vision parfaitement claire, ou une connaissance inébranlable, de la structure complète de la vérité mathématique[58] ».

1.4. L’Idée n’est saisie qu’à titre d’essence, et non comme une réalité

Cette approche de la caractérisation de l’objet dianoétique peut être une variante de 1.1, étant donné que la saisie de l’essence est comparable à une saisie incomplète de l’Idée, à une « image » de l’εἶδος. Il faut cependant distinguer ces deux approches dans la mesure où la distinction essence/existence vient se superposer à la distinction épistémologique jusqu’à présent admise. L’objet est certes le même pour les deux segments, mais sa caractérisation comme existant en L4) vient parfaire sa compréhension d’un tout autre point de vue que le point de vue méthodologique. On remarquera au passage qu’il s’agit là d’une approche de l’objet dianoétique principalement défendue par des interprètes de langue française. Ainsi, selon Robert Loriaux, il est indéniable que « l’objet des disciplines scientifiques doit être, tout comme celui de la dialectique, une véritable Forme[59] », c’est-à-dire un νοητόν, un ἀόρατον ou un ὄν, comme le suggèrent République VI, 511c et VII, 529b[60]. Et, ces deux passages semblent « impliquer à tout le moins une certaine conformité fondamentale entre la nature de ces objets. D’ailleurs, l’ensemble du contexte, visant avant tout à établir nettement la distinction entre sensible et intelligible, ne semble permettre aucune distinction bien nette des intelligibles entre eux[61] ». Là encore, il faut en conclure que la seule distinction opérante ne peut être que d’ordre méthodologique, et « c’est donc par la méthode employée et non par l’objet connu que les disciplines scientifiques s’opposent à la dialectique ; entre les deux genres de connaissance, il y a distinction d’objet formel et non d’objet matériel[62] ». Mais, cette distinction formelle, caractéristique de l’interprétation de Loriaux, s’appuie sur la remarque suivante : « l’objet des disciplines scientifiques […] ne reçoit nulle part l’appellation d’“ὃ ἔστι” », tandis que cette appellation est assignée à l’objet de la dialectique[63]. Par ailleurs, ainsi accentuée l’expression, « ὃ ἔστι » prend un sens existentiel[64] et implique un jugement d’existence[65] dans lequel l’être est prédiqué[66], de même que « “εἶναι”, par lui-même, signifie bien “être” et non “essence[67]” ». Dès lors, si la dialectique a pour fonction de juger la Forme qui existe, « ne serait-il pas normal d’en conclure qu’à l’inverse de la dialectique, les disciplines scientifiques considèrent la Forme sans s’attacher spécialement à son caractère d’être et d’existant véritable[68] ? » L’objet des sciences dianoétiques est donc une Forme « mais une forme imparfaitement connue et où elles ne distinguent pas clairement le caractère d’être et d’existant réel exprimé par le terme d’“ὃ ἔστι[69]” », car « jamais elles ne posent la question de la nature des Formes qu’elles examinent[70] ».

Une telle approche peut être également considérée comme une dérivation de 1.3 chez les commentateurs pour lesquels la distinction de l’essence et de l’existence repose sur celle qui existe entre la discursivité et l’intuition[71]. Ainsi, par exemple, A.‑J. Festugière croit avec Cornford que la διάνοια va « non vers un principe, mais vers un terme » et que cette « démarche appartient aux sciences de la géométrie et des calculs où l’on se sert d’hypothèses, de l’évidence desquelles on ne peut rendre compte ni à soi-même ni à autrui, pour aboutir légitimement à la conclusion cherchée[72] ». La noétique, quant à elle, s’affranchit de la discursivité pour atteindre le Bien dans une « intuition intellectuelle » ; elle est « contemplation[73] ». Mais, tandis que cette distinction est proposée par Cornford en vue de montrer que la dialectique est une méthode géométrique analytique, Festugière vise à établir la supériorité noétique en montrant que la noétique atteint, par le biais d’une intuition, la certitude de l’existence des Idées. En effet, selon Festugière, tant que l’âme n’a pas théorisé le Bien « on n’a pas dépassé l’intellection des essences, on n’a pas senti l’Être comme existant[74] ». Autrement dit, « une Idée ne peut être dite contemplée du seul fait qu’on en conçoit la définition. Elle ne peut être dite contemplée que si je la vois, face à face, comme l’être même[75] ». Plus encore, il faut à l’âme « le sentiment de présence, grâce auquel on s’assure qu’on touche l’Être même, l’Être existant[76] ». Au niveau dianoétique, donc, « on n’a qu’un concept objectivé[77] », une essence jugée et sans existence. Ce n’est que lorsque l’âme se sert du νοῦς que l’essence intelligible se manifeste comme existant, car « la certitude n’est acquise que dans l’acte même de contemplation où l’être, antérieurement jugé, est senti dans sa réalité d’être[78] ». Ainsi, pour Cornford, l’intuition noétique est un processus analytique régressif, tandis que pour Festugière, elle est littéralement une vision, une θεωρία dans laquelle l’âme s’unit à l’être dans un acte de nature mystique[79]. Parallèlement, la διάνοια est pour le premier un strict processus déductif, tandis qu’elle est un processus déductif ou inductif qui n’atteint qu’une essence et une marche propédeutique à la noétique pour le second[80].

Contre toute attente, c’est en ce même sens que Joseph Moreau interprète la section supérieure de la Ligne. La figure visible dont se sert la διάνοια n’est qu’un symbole, et son utilisation doit être considérée « de façon annexe[81] ». Le véritable objet du raisonnement dianoétique est « la figure idéale[82] », l’Idée mathématique ou, plus généralement, « des objets idéaux, saisissables par le discours et l’entendement, mais non par la vue[83] », c’est-à-dire, on le sait, de pures relations logiques. Comme chez Cornford, la διάνοια met en place un système hypothético-déductif en partant d’une hypothèse eidétique. Ces hypothèses, ou notions, dont se sert la faculté dianoétique (l’entendement) sont des « essences nominales, suffisamment connues dès qu’elles sont définies », c’est-à-dire « les éléments idéaux à partir desquels nous reconstruisons les données sensibles[84] ». Par suite, on ne dépasserait pas ce stade purement nominaliste si les « notions idéales qui servent d’éléments à la construction de la théorie physique ne trouvaient un fondement dans des conceptions d’ordre supérieur », c’est-à-dire dans « la découverte de l’essence stable[85] ». Et Moreau conclut en écrivant qu’« à cette nouvelle démarche correspond le degré supérieur de l’Intelligible, celui dont le contact est obtenu par le raisonnement lui-même (c’est-à-dire sans le secours de l’imagination) dans l’exercice de la dialectique[86] ». La διάνοια saisit donc des Idées qu’il faut comprendre comme des essences nominales, et il incombe à la νόησις de les saisir dans leur réalité. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par des « essences réelles » : tandis que le premier degré de la connaissance intelligible « se tient au niveau de l’essence ; il est nominaliste et réduit la connaissance à des systèmes hypothético-déductifs, comme ceux de la géométrie ou de la physique mathématique », le degré relatif à la νόησις « prétend atteindre des existences ; mais une existence, c’est-à-dire une vérité absolue et catégorique, puisqu’il ne peut s’agir aucunement pour l’idéalisme d’une existence en soi, ne peut être qu’une exigence de la raison pratique, du type de l’obligation. L’idéalisme platonicien est du second degré[87] ». Puis, si la διάνοια est inférieure à la νόησις en ce qu’elle n’atteint pas l’existence des Idées, c’est dans la mesure où, à l’exemple de J. Cook Wilson, les Idées ne sont pas saisies dans leur connexion au Bien (1.2). Pour permettre ce passage du nominalisme au « réalisme » de l’Idée, les essences « doivent devenir des vérités, de vrais objets de connaissance, des essences réelles ; elles ne le peuvent qu’en se rattachant à un principe du meilleur, — le Bien, l’obligatoire, étant pour l’idéalisme la seule forme absolue[88] ». Enfin, à l’exemple de Festugière, Moreau restreint la faculté dianoétique à « une faculté logique, purement formelle et discursive » et reconnaît à la νόησις ce pouvoir (non exclusif cependant) de saisir son objet par intuition. Mais, la similitude entre les deux auteurs s’arrête là : pour Moreau, « le rôle de la raison (νοῦς) […] est de saisir intuitivement, comme par un contact […] un principe absolu, une vérité catégorique qui permette ensuite de rendre compte […] des hypothèses que l’entendement avait prises pour prémisses[89] ». Si Festugière comprend l’intuition noétique comme une saisie mystique d’une entité transcendante, Moreau la comprend comme celle « de la pure forme de l’activité rationnelle[90] », d’un pur système de relations. Si l’interprétation du platonisme a des limites, ces auteurs en ont indubitablement marqué les extrêmes.

1.5. L’objet de la διάνοια est un concept formel non défini

Cette approche isolée mérite d’être rapportée en vertu de son originalité. Ce qu’elle défend inverse en un sens les termes de la thèse présentée en 1.3, et peut être présenté ainsi : la διάνοια saisit une essence, et la νόησις produit un λόγος définitionnel. Son auteur, R.M. Hare, aborde la question de l’objet dianoétique en considérant le sens qu’il convient de donner au terme « hypothèse ». En 510c, Platon reproche aux mathématiciens de « οὑδένα λόγον […] διδόναι » des hypothèses qu’ils traitent, « λόγον διδόναι » signifiant « to give a definition of [91] ». « Donner une définition de… » renvoie étroitement à la question socratique « qu’est-ce que… ? », qui ne peut être posée qu’à propos d’une chose[92]. Il faut en déduire que l’ὑπόθεσις du dianoéticien n’est pas une proposition, comme pourraient le suggérer le sens moderne du terme « hypothèse » ainsi que l’histoire de ce terme chez Aristote et chez Platon lui-même[93], mais une chose que le mathématicien ne définit pas, à savoir l’Idée. L’objet dianoétique est donc bien une Idée ou un « concept », mais une Idée non définie. Et, le travail dialectique consistera précisément à définir les concepts dont la διάνοια se sert, ce que l’auteur résume ainsi : « les Idées sont des choses, pas des propositions. Leurs définitions sont des propositions, et c’est le travail du dialecticien de les découvrir[94] ». L’infériorité des sciences dianoétiques vient donc de l’erreur que commettent les mathématiciens, lorsqu’« ils utilisent des concepts comme celui de “carré” et qu’ils affirment des propositions les impliquant, sans (comme un penseur rigoureux se doit de faire) prouver ces propositions en établissant au préalable des définitions des concepts, et qu’ils sont amenés à aller dans ce sens parce qu’ils se servent de figures physiques et tiennent pour vrai ce qui semble être vrai des figures[95] ». Sans doute les mathématiques sont-elles, comme pour Cornford, déductives, mais leur principal défaut est de saisir un concept formel qui n’est jamais traité comme le sujet logique d’une proposition prédicative.

1.6. L’Idée que la διάνοια saisit est spécifique

Selon cette approche, qui représente la seconde option de la première tendance[96], l’objet que la διάνοια atteint n’est ni une représentation imparfaite de l’Idée ni une Idée saisie dans sa seule essentialité, mais une Idée spécifiquement distincte de l’Idée noétique. Platon pose bien qu’il n’existe qu’un seul genre intelligible (et en cela l’objet est bien le même en L3) et en L4)) mais celui-ci se subdivise en deux espèces, dont chacune se rapportera à un segment différent, ce qui implique qu’il existe une hiérarchie dans le monde des Idées. Cette approche, que David Ross défend avec fermeté, apparaît déjà en filigrane avec Richard Robinson, chez qui elle se superpose, dans ses grandes lignes, à celle présentée en 1.3[97]. Ross fait remarquer que, concernant LN, « tandis que Platon indique magnifiquement la différence qui existe entre science et philosophie, il parle peu, sinon pas du tout, d’une différence entre leurs objets[98] ». Il faut donc admettre que « chacun de ces deux segments supérieurs présente une division du monde des Idées, comme chacun des deux segments inférieurs présente une subdivision du monde sensible[99] ». Les deux caractéristiques du premier segment intelligible retenues par Ross sont, premièrement, le fait qu’il concerne aussi bien l’arithmétique que la géométrie et, deuxièmement, qu’il traite des hypothèses[100]. Ces hypothèses doivent être comprises comme des propositions existentielles relatives aux choses mathématiques, et non comme de simples définitions de ces objets[101]. Au niveau dianoétique, des Idées sont donc bien posées, mais ce sont des Idées mathématiques, puisqu’il est clair « que ce sont les mathématiques que Platon a en tête lorsqu’il décrit le troisième segment[102] ». D’où la différence entre les Idées dianoétiques et les Idées noétiques : la διάνοια traite des Idées qui impliquent le nombre ou l’espace, tandis que la νόησις n’implique ni l’un ni l’autre[103]. Il s’ensuit que les objets dianoétiques ne sont pas des intermédiaires[104], « mais sont simplement des Idées mathématiques, et ceux du νοῦς sont les autres Idées[105] ». Quant aux Idées dont traite la dialectique, elles sont supérieures aux Idées mathématiques et sont éthiques. Ceci est suggéré par le fait qu’elles sont plus proches de l’Idée du Bien (l’anhypothétique) que ne le sont les Idées mathématiques, qui ne sont pas reliées au Bien puisque la διάνοια ne remonte pas au principe de tout[106].

Émile de Strycker adhère au même point de vue à l’issue de sa critique de la thèse de Cornford : on ne peut distinguer la διάνοια de la νόησις (c’est-à‑dire l’entendement et l’intellect) en invoquant la nature déductive de l’une et la nature analytique régressive de l’autre, d’une part parce que le dialecticien « redescend d’Idée en Idée jusqu’aux limites du domaine intelligible, sans que cette démarche, assurément synthétique, cesse d’appartenir à l’intellect » et, d’autre part, parce que « Platon ne peut avoir voulu exclure l’analyse du secteur mathématique[107] ». Pour preuve, « Platon ne dit nulle part que l’opposition dans le sens des mouvements soit le fondement de la distinction entre l’entendement et l’intellect[108] ». La distinction repose sur deux autres caractéristiques. La première caractéristique est que les sciences de l’entendement se servent d’images visibles, bien que leur raisonnement porte « sur les Formes immatérielles, entièrement indépendantes des images[109] ». La seconde est que le raisonnement mathématique, propre à l’entendement, « part nécessairement d’hypothèses dont il n’est pas rendu compte[110] ». Tout d’abord, il convient de montrer que la διάνοια a pour objet l’Idée. Outre le fait que la terminologie utilisée par Platon lorsqu’il considère les objets mathématiques est « la terminologie classique de la théorie des Formes : l’en-soi, la nature, le réel ou essentiel, le véritable ou intelligible[111] », il est dit que le dialecticien doit rendre compte adéquatement des hypothèses des mathématiciens et que le dialecticien ne s’occupe que d’Idées. Il faut donc en conclure que « l’objet sur lequel portent les hypothèses de l’entendement appartient au monde des Idées[112] », qu’il est, non pas un intermédiaire mathématique, mais une Idée mathématique. Ensuite, la première caractéristique de la διάνοια implique qu’en elle « la perception sensible continue de jouer un certain rôle à côté de l’intelligence[113] ». Ceci suggère que « l’infériorité de l’entendement doit tenir à une imperfection intrinsèque de son objet[114] », tandis que l’intellect « ne s’occupe que de pures Idées[115] ». S’appuyant sur Politique 285d8-286a7, l’auteur soutient que l’intellect a pour objets des Idées « d’un rang supérieur » (τὰ μέγιστα), lesquelles sont dégagées de tout rapport à l’espace, incorporelles, contrairement aux Idées mathématiques dont « la définition même implique une relation à l’espace et donc indirectement au monde corporel[116] ». Bref, l’objet générique de LN est τὸ εἶδος, celui de L3) est une Idée de type inférieur (liée à l’espace), et celui de L4) une Idée de type supérieur (affranchie de toute spatialité). Cette approche s’oppose ainsi à celles présentées en 1.1 et en 1.4, dans la mesure où l’on ne peut comprendre l’objet dianoétique comme une représentation imparfaite de l’objet noétique, c’est-à-dire comme une représentation subjective ou une copie de l’Idée, ou encore comme une essence sans existence[117].

2. Que l’objet de la διάνοια n’est pas une Idée

Un second courant interprétatif, tissé d’approches aux motifs variés, conteste la nature eidétique de l’objet dianoétique et, de ce fait, assigne à la διάνοια un objet propre, distinct de l’objet noétique ou dialectique. Il n’est pas toujours aisé de distinguer, parmi les commentateurs, les adeptes d’une telle tendance de ceux qui penchent pour une conception eidétique de l’objet dianoétique. La classification pour laquelle nous avons opté place en effet parfois certains commentateurs en marge, principalement ceux qui ne situent pas le problème de l’objet dianoétique et celui de son rapport à l’objet noétique sur l’axe central de leur enquête (c’est l’une des limites d’une telle classification).

2.1. L’objet de la διάνοια est une image de l’Idée

La frontière qui sépare cette approche de 1.1 est infiniment mince, car dire que la διάνοια a pour objet l’Idée vue au travers d’une image ou dire qu’elle a pour objet une image au travers de laquelle elle saisit l’Idée, c’est, pourrait-on penser, jouer sur les mots. Cette nouvelle approche mérite cependant d’être distinguée de la première dans la stricte mesure où les interprètes qui l’ont envisagée lient fortement la διάνοια à l’« image » dont il est question. Ainsi, David Gallop, dont les propos sont quasiment identiques à ceux de Jackson et de Cooper, écrit que « la distinction entre les deux segments supérieurs de la Ligne est faite, non pas entre les objets des mathématiques et ceux de la dialectique, mais entre leurs procédures[118] ». Mais, l’objet des mathématiques (L3) et celui la dialectique (L4) ne reçoivent pas pour autant en commun le nom de « Forme », car ces deux sciences sont justes dites « relatives aux Formes ». Et Gallop précise qu’« il semble néanmoins clair que Platon a voulu assigner, au niveau de la dianoia, un type d’objets distinct[119] ». Les objets dianoétiques ne sont donc pas les mêmes qu’au niveau dialectique : « les objets propres de la dianoia sont des médias au travers desquels les Formes sont vues à ce niveau[120] », et ne se confondent pas avec elles. Autrement dit, le mathématicien cherche à voir les Formes mais ne les voit pas. Son objet propre n’est pas une image sensible dont se servirait le mathématicien pour voir l’Idée, mais un λόγος-image « dont le texte même de la République se sert pour fournir des exemples moraux et politiques[121] ». De telles « images verbales » (verbal images) sont les mêmes que celles utilisées en Phédon 99d-100a par Socrate dans sa méthode des λόγοι, ce qui revient à dire que la méthode dianoétique est, comme pour Cooper, une méthode discursive qui atteint indirectement les Formes[122]. Aussi l’objet de la διάνοια doit-il être compris stricto sensu comme un intermédiaire « logologique[123] », et c’est en cela que cette approche diffère de celles de Jackson et de Cooper.

R.G. Tanner assigne également à la διάνοια un objet distinct de la Forme, c’est-à‑dire une image de celle-ci qui ne se confond cependant pas avec elle. Contre Gallop et Cooper, Tanner précise que cette image n’est pas un λόγος, une saisie discursive incomplète de la Forme, étant donné que la méthode qui se rattache à la διάνοια est, non pas la méthode des λόγοι décrite dans le Phédon par Socrate, mais celle de la réminiscence[124], telle qu’elle est mise en oeuvre dans le Ménon et dans le Phèdre[125]. Les images que la διάνοια prend pour objets sont en fait des « images-souvenirs des Formes[126] », les Formes telles qu’elles se manifestent dans un acte anamnestique (c’est-à‑dire comme « images mentales » induites de notre perception sensible[127]), et il appartiendra à la dialectique de saisir les Formes elles-mêmes.

Robert J. Fogelin résume pour sa part sa position en une phrase : à propos des objets situés en L3), « nous disons qu’ils sont des figures de carrés, de cercles, et ainsi de suite. L’idée alternative selon laquelle le Carré ou la Diagonale se situe dans cette région rend le texte incompréhensible[128] ». L’objet de la διάνοια est donc bien une image sensible, sans que celle-ci se confonde avec l’εἶδος dont elle est la représentation.

2.2. L’objet de la διάνοια est une abstraction intermédiaire

Cette approche, en un sens comparable à celle de Cornford et qui est également une extension de la précédente, est celle de Maurice Vanhoutte. Elle a l’avantage de poser plus clairement que l’approche 2.1 la différence objective entre L3) et L4). L’auteur part du fait que Platon dit que la διάνοια raisonne sur un objet visible alors que ce n’est pas à lui qu’elle pense. L’objet auquel elle pense est, selon 510d, la figure en soi, mais cet « en soi » n’est pas une Idée, « puisqu’il n’est pas un véritable ὄν[129] ». En fait, « les nombres, les figures, les mouvements sont appelés “en soi”, non pas pour signifier que ce sont des Idées, mais uniquement pour insister sur leur caractère séparé, sans faire la mention de leur existence », de sorte que l’objet dianoétique est clairement compris comme l’objet des sciences géométriques au temps de Platon[130], c’est-à-dire « comme un intermédiaire entre le sensible et l’intelligible pur[131] ». Le travail dianoétique ne porte donc pas sur les Idées, mais sur ces objets scientifiques intermédiaires entre le sensible et l’intelligible[132]. S’il existe une différence objective entre L3) et L4), il faut de plus établir une différence méthodologique. L’objet des sciences n’est certes jamais vu dans sa pureté, étant donné qu’on doit le référer à des images sensibles. Plus encore, cet objet n’est pas vu du tout : le mouvement de l’esprit qui appréhende de telles images suffit à la διάνοια pour exercer son activité, et aucune vision de l’essence n’est requise dans cette étude, et c’est en cela que les objets dianoétiques sont traités comme des hypothèses. Autrement dit, « les sciences inférieures n’ont pas de moment intuitif purement intellectuel et ne sont constituées qu’au moyen de raisonnements et d’images sensibles[133] », étant donné que leurs objets sont des rapports ou des proportions[134]. L’acte intuitif dans lequel l’Idée est vue par un contact direct caractérise exclusivement la méthode dialectique et permet de différencier les deux méthodes[135], dont l’une est le prolongement de l’autre[136].

Une autre façon de considérer l’objet dianoétique sans faire de lui un objet sensible ou un objet eidétique a été proposée par K.W. Mills. Cette approche rappelle celle de Hare (1.5), mais dans ses grandes lignes seulement. Le point central de cette étude est tout entier concentré sur la façon dont il faut comprendre l’objet noétique, c’est-à-dire l’anhypothétique que saisit le dialecticien, et que l’auteur distingue des objets dianoétiques. Ces derniers (des hypothèses) ne sont pas des objets de la perception sensible, mais des entités comme le carré lui-même et la diagonale elle-même, accessibles par la seule pensée[137]. Cependant, la « diagonale elle-même » par exemple n’a pas le sens d’« Idée de la diagonale », et « cette expression devrait être rendue par “la diagonale comme telle”, distincte de quelque chose qui est diagonal[138] ». Ces objets ne sont donc ni sensibles ni eidétiques, mais ce sont des objets mathématiques purs que l’auteur appelle des « entités non physiques » (sans toutefois leur attribuer explicitement le statut d’intermédiaires), qui existent simplement à titre d’objets pour la pensée[139]. Ainsi, selon Mills, « le point que Platon tente de mettre en avant est que les mathématiciens affirment tout simplement que les choses qu’ils posent sous formes d’hypothèses ont telle ou telle nature sans pouvoir justifier cette affirmation[140] ». Le dialecticien, qui pose la question τί ἐστιν à propos de ces entités en vue d’en rendre compte (λόγον διδόναι[141]), remonte à l’anhypothétique, qui n’est autre que la Forme elle-même. D’où l’idée que les Formes, ou concepts, sont chacune des anhypothétiques grâce auxquels le dialecticien peut prédiquer de chaque entité (dianoétique) la Forme correspondante (noétique), et ainsi fonder leur nature : « […] il me semble que Platon ne veut rien dire d’autre que la Forme de X ou la X-éité est le principe suprême de chaque et de tout X — la Forme du carré le principe de chaque et de tout carré, la Forme de la pyramide le principe de chaque et de toute pyramide, etc.[142] ».

2.3. L’objet de la διάνοια est un concept non relié au Bien

Cette approche rappelle celle présentée en 1.2, mais elle s’en distingue principalement en ce que l’objet dianoétique n’est pas présenté stricto sensu par son auteur, Georges Rodier, comme une Idée. L’auteur déclare d’abord que, « comme la dialectique, les mathématiques ont pour objet l’être éternel et soustrait au devenir », mais, à plusieurs reprises, il formule nettement une distinction objective entre les mathématiques et la dialectique. Il écrit par exemple que « les choses mathématiques sont saisies par la même intuition intellectuelle que les Idées », que « la connaissance des concepts mathématiques a la même origine en nous que celle des Idées[143] », que « les concepts mathématiques sont, tout comme les Idées, des mixtes », ou encore que « la γένεσις des concepts mathématiques diffère de la γένεσις des Idées[144] ». Malheureusement, cette distinction n’est jamais considérée pour elle-même ni expliquée, l’article en question visant essentiellement à établir que la défaillance des mathématiques consiste en ce que le Bien n’est pas saisi par elles. Outre ce détail qu’il convenait de souligner, cette approche est similaire à celles que nous avons examinées plus haut. S’appuyant sur un passage du Politique (283c et suiv.), Rodier pense que la distinction entre mathématiques et dialectique est la même que celle qui existe entre deux métrétiques[145]. Les mathématiques supérieures (διάνοια) ont pour objet la génération d’un concept, mais « une génération où la finalité ne joue aucun rôle et qui, par suite, n’engendre que des possibilités, non des réalités[146] ». Il s’ensuit que « le monde des mathématiques reste un monde de pures possibilités parce que le principe du bien n’y joue aucun rôle[147] », et que le point de départ des démonstrations mathématiques n’est que « la définition d’une possibilité, et le mathématicien ne s’occupe pas de savoir si celle-ci correspond ou non à une réalité[148] », car « la considération de la finalité est exclue de la génération des nombres mathématiques[149] ». Il incombe à la dialectique d’atteindre autre chose que du possible ou des conséquences du possible en s’élevant au principe anhypothétique universel, à savoir le Bien, puis en reconstruisant rationnellement le réel par un procédé diérétique[150]. Autrement dit, « ce qui fait la supériorité de la dialectique sur les mathématiques, c’est qu’elle est en possession d’un principe qui lui permet de construire non plus de simples possibilités, mais des réalités, et ce principe est […] celui du Bien[151] ». Cette possession permet au dialecticien de donner une unité à un monde où tout se tient. En procédant ainsi, Rodier ne suggère donc pas que l’Idée est reliée au Bien par la méthode dialectique, mais que la dialectique donne réalité à un concept mathématique lorsqu’elle le relie à l’anhypothétique, ce qui rapproche ainsi également l’auteur de la tendance 1.4.

2.4. L’objet de la διάνοια est un intermédiaire mathématique

Cette dernière approche, qui rappelle en un sens celle présentée en 1.6 et qui n’est pas totalement étrangère à celle présentée en 2.2, est sans aucun doute celle qui a suscité les plus vives réactions dans l’exégèse contemporaine du texte de la Ligne, et sa critique occupe une place si écrasante que l’on pourrait presque affirmer que toute interprétation autre du segment linéaire se fonde sur sa réfutation. Peu d’interprètes l’ont, à vrai dire, défendue, et l’on ne voit pas très bien la raison pour laquelle Ludwig C.H. Chen la qualifie de « traditionnelle[152] ». Joseph Moreau qui, en 1939, recense trois commentateurs seulement, considère également cette approche comme celle de « la plupart des interprètes » et la qualifie de « courante ». Maurice Vanhoutte affirme carrément qu’« en ce qui concerne l’objet de ces sciences [dianoétiques], les interprètes se divisent en deux camps », ceux pour qui cet objet est un intermédiaire mathématique, et ceux pour qui il est une classe d’Idées[153]. Cependant, si les sources dont cette interprétation s’inspire ne peuvent suffire pour la qualifier de « traditionnelle », elles font légitimement d’elle une interprétation majeure. Cette approche, dont Proclus est le premier rapporteur[154], consiste à affirmer que l’objet de la διάνοια est un être mathématique ni sensible ni eidétique, mais intermédiaire (μεταξύ) entre τὰ αἰσθητά et τὰ εἴδη, celui-là même dont Aristote témoignera en Métaphysique, A, 6, 987b14‑18[155]. La caractéristique propre à cette approche et qui la distingue de 2.2 est que l’objet dianoétique est un intermédiaire exclusivement mathématique, restriction que les auteurs classés en 2.2 n’admettent pas toujours.

Cette lecture a été défendue par James Adam, qui affirme « une correspondance exacte entre les objets des différentes affections (ou états) psychiques et les états eux-mêmes » et qu’il faut s’attendre « à trouver une distinction similaire entre les objets des deux états mentaux » et qualifier l’objet dianoétique en propre : « les νοητά inférieurs sont la matière des études propédeutiques de Platon, c’est-à-dire les nombres mathématiques, les surfaces mathématiques planes, le βάθος mathématique, les φοραὶ βάθους mathématiques et les nombres mathématiques “consonants[156]” ». Deux éléments permettent de ne pas confondre ces ἀεὶ ὄντα avec les Idées. D’une part, ces μαθηματικά sont « πολλά » (526a) tandis que l’Idée est une et, d’autre part, la διάνοια est dite « μεταξύ τι δόξης τε καὶ νοῦ » (511d). On peut en déduire que « ces μαθηματικά occupent une position intermédiaire entre les αἰσθητά (δοξαστά) et les Idées[157] ».

William Francis Rose Hardie soutient également que les objets dianoétiques sont les intermédiaires mathématiques dont parle Aristote, et écrit qu’il est « naturel de supposer que ces “entités mathématiques” attribuées à Platon par Aristote sont les véritables cas parfaits d’universels mathématiques[158] » traités en L3). Il est vrai que Platon n’assigne pas explicitement une classe séparée d’objets à la διάνοια, mais, en 511c, 511e et en 534b, « Platon déclare clairement qu’une telle classe d’objets séparés existe[159] ». Hardie reprend à son compte le principe dont partait Adam, à savoir que, en vertu de République V 477c-d, une distinction des facultés implique immédiatement une distinction objective : « tout comme la compréhension [διάνοια] est située entre la croyance et la raison, ses objets sont entre les objets sensibles et les Formes[160] ». Ce que le texte même de la République nous apprend donc à propos des objets dianoétiques « correspond exactement aux déclarations d’Aristote relatives aux “mathematica[161]” ». Ces objets, pluriels, sont situés entre les Formes et les sensibles et sont contemplés par le mathématicien[162]. Enfin, si l’objet dianoétique est une entité intermédiaire ni sensible ni eidétique, les hypothèses que pose le mathématicien ne se confondent pas avec elle. Ces hypothèses sont des λόγοι qui la concernent, des « propositions existentielles qui affirment l’existence d’une classe d’entités mathématiques appropriée à une science particulière[163] ». Si le dianoéticien rêve[164], ce n’est pas parce qu’il saisit une image ou une copie de la Forme (ce qui impliquerait qu’il sache préalablement ce qu’est l’original), mais parce qu’il affirme l’existence d’objets moins réels que d’autres, sans prendre conscience des Formes, plus réelles[165]. Autrement dit, contre les approches présentées en 1.1 et en 2.1, Hardie pense que la διάνοια appréhende des copies qui sont des méprises objectives, et non pas des copies en tant que telles de la Forme.

Andreas Wedberg applique également le principe énoncé en République V 477c‑d : s’il y a quatre facultés, il doit forcément y avoir quatre objets corrélatifs[166]. Son interprétation apporte un élément jusque-là non considéré par Adam et par Hardie en faveur de cette thèse[167]. Wedberg a recensé les passages qui, dans les dialogues platoniciens, sont en faveur de la théorie des intermédiaires[168], étant donné que « la doctrine des intermédiaires n’est pas clairement exprimée dans la République » et qu’elle n’y apparaît qu’en surface[169]. En Phédon 74c, il voit dans l’expression « αὐτὰ τὰ ἴσα » la marque des égalités intermédiaires, et donc une trace de l’objet dianoétique dans le texte de la Ligne[170], argument qui consiste ni plus ni moins à distinguer l’objet de la διάνοια de celui de la νόησις en s’appuyant, à l’exemple d’Adam, sur la distinction pluralité/singularité.

Rapportons enfin[171] la position de J.C. Davies, qui, à vrai dire, devrait être classée en 2.2, dans la mesure où ce commentateur défend bien la thèse des « intermédiaires mathématiques », toutefois compris comme « les concepts universels du mathématicien ou du géomètre[172] ». Pourtant, les arguments qu’il invoque sont ceux des commentateurs présentés dans la présente approche et, à ce titre, il doit être considéré ici. Davies reprend deux arguments mentionnés plus haut : a) comme pour Hardie, « chaque autre segment est différencié en termes d’objets d’appréhension, et il serait surprenant que Platon ait fait une exception dans le cas de la διάνοια[173] ». b) Comme pour Wedberg, les « égaux en soi », en Phédon 74c, sont des égalités mathématiques. Cet exemple montre que Platon, en 74c, « renvoie à des concepts mathématiques distincts des Formes[174] », et ces concepts sont précisément, comme pour Vanhoutte, les objets « en soi » dont parle Platon en 510d. Relevant enfin une évidence textuelle, Davies souligne que Platon parle clairement de ceux qui s’occupent de géométrie pour désigner ceux qui vivent dans l’état d’esprit de la διάνοια[175]. Par suite, les choses auxquelles pense le géomètre tandis qu’il se sert d’images visibles (cf. 510d) sont « les calculs abstraits du mathématicien, qui ne traite pas du carré particulier visible […] mais plutôt de la vérité universelle qui s’applique à tous les carrés », et « refuser de tels intermédiaires mathématiques reviendrait à refuser un tel procédé dans les mathématiques conventionnelles et à prétendre que le mathématicien non platonicien se préoccupe de ces images visibles[176] ». La διάνοια a donc pour objet des concepts mathématiques abstraits, c’est-à-dire des μαθηματικά, et la νόησις les Formes mêmes[177], mais les deux états d’esprit supérieurs de la Ligne se distinguent également d’un point de vue méthodologique. La διάνοια, d’une part, possède une méthode déductive (comme dans l’approche 1.3) et, d’autre part, elle ne justifie pas ses concepts « par une νόησις de l’Idée » ascendante[178], si bien qu’au niveau dianoétique « la science est […] une activité compartimentée, les champs d’études ne sont pas nécessairement et évidemment reliés entre eux[179] ».

La perplexité que peuvent engendrer de telles variations interprétatives ne manquera pas de frapper chaque lecteur. Comme nous venons en effet de le voir, l’objet de la διάνοια a pu, au cours du siècle précédent, être compris comme une Idée (ou Forme), distincte de l’objet noétique, ou comme une Idée vue imparfaitement au travers d’une image, comme une Idée non reliée à l’Idée du Bien, comme l’objet d’un savoir déductif, comme une essence eidétique sans existence, ou encore comme une Idée sans définition ou, enfin, comme une Idée appartenant à une classe particulière ! Sa nature eidétique a également été récusée, et on a alors interprété cet objet comme une image de l’Idée, comme une abstraction intermédiaire entre le sensible et l’Idée, comme un concept non relié au Bien ou comme l’intermédiaire mathématique dont parle Aristote. L’expression « interprétation traditionnelle », attribuée tantôt aux unes tantôt aux autres apparaît, ici plus encore qu’ailleurs, véritablement douteuse. Sans doute la théorie des intermédiaires a-t-elle pour avantage d’avoir traversé les siècles et peut-elle, à ce titre, être dite à meilleur droit « traditionnelle », mais ce terme ne lui sied assurément pas si l’on entend qualifier la thèse dominante contemporaine. Au bout du compte, la vue « traditionnelle », c’est là notre conviction, n’a pas de contenu ou, du moins, ne peut être soumise à aucune réification. Sur ce point d’interprétation du platonisme, comme sur de nombreux autres, il semble plus prudent d’appeler « lecture traditionnelle » une trame collective tissée d’interprétations particulières souvent dissonantes dans le détail, à tel point que nous sommes bien en peine de dire chez quel auteur il est possible de lire in fine l’architecture d’une telle lecture stéréotypée.

II. La nature formelle de l’objet dianoétique. Essai d’interprétation

Ce qui précède montre qu’une présentation des interprétations se réduisant à une alternative Idée/intermédiaire ne suffit pas pour mettre en évidence l’ensemble des difficultés interprétatives. Car, déclarer que l’objet de la διάνοια est une Idée ne reflète pas avec précision ce qu’on entend par là, de même que déclarer sa nature non eidétique est insuffisant. Certaines approches que nous avons passées en revue insistent sur des passages ou des formulations platoniciens que d’autres ne retiendront pas, et les divergences interprétatives reflètent souvent des divergences d’intentions, selon que l’on cherche principalement, par exemple, à établir la nature de l’hypothèse dianoétique, celle du rapport modèle/image, ou encore l’identité du Bien et de l’anhypothétique. Ensuite, certaines approches se rejoignent aisément, d’autres non. Il est par exemple fort possible à la fois de défendre la nature imagée de l’objet dianoétique et d’affirmer que la διάνοια ne relie pas son objet à l’Idée suprême, ou encore de prétendre que la méthode dianoétique est déductive en même temps qu’elle fonde sa démarche sur l’appréhension d’un concept. Mais, il est impossible de prétendre que l’objet dianoétique est, en même temps et sous le même rapport, eidétique et non eidétique ; ou encore que l’objet dianoétique est une image substantielle : l’Idée et une image « logologique » de cette même Idée. Par exemple, à supposer que l’objet dianoétique soit l’hypothèse traitée par le mathématicien, on ne peut à la fois comprendre cette hypothèse comme une réalité et comme un λόγος, et donc, parallèlement, l’acte de son appréhension sous une modalité intuitive et sous une modalité discursive. Ce dernier point montre à l’évidence ceci : que l’objet dianoétique soit une hypothèse ou autre chose, qu’il soit visible ou intelligible ou, même, qu’il soit une Idée ou un concept intermédiaire entre le sensible et l’Idée, quelle que soit l’alternative, un aperçu synoptique des tendances interprétatives engendre un sentiment de confusion sur ce qu’on entend précisément par « objet ». Autrement dit, pour pouvoir répondre à la question de la nature de l’objet dianoétique, encore faut-il fondamentalement répondre à la question de l’objet tout court.

À cet égard, posons d’emblée une distinction qui pourrait s’avérer fort utile. Nous savons que l’opinion est, pour Platon, un jugement sur les apparences sensibles[180], c’est-à-dire un λόγος qui puise sa matière logique (sujet et prédicat) dans le monde de la sensation. On peut assurément avancer que l’objet de l’αἴσθησις, c’est-à-dire son corrélat, est τὸ αἰσθητόν, le sensible. En revanche, la δόξα ne saurait avoir pour objet ce même αἰσθητόν, même si celui-ci se présente comme ce que l’opinion juge. En effet, la distinction des facultés (δυνάμεις) de l’âme implique la distinction de leurs objets[181] et, puisque la sensation et l’opinion ne peuvent se confondre, il est impossible de dire de l’opinion qu’elle a le sensible pour objet. Mais, comme le sensible paraît bien être le substrat du jugement selon de l’opinion, il convient de dire de lui qu’il est, non pas l’objet de l’opinion, mais son référent. Bref, l’objet de l’opinion est τὸ δοξαστόν, tandis que son référent est τὸ αἰσθητόν. Si l’on y regarde de plus près, cette distinction entre le référent et l’objet de la δόξα est une distinction entre un être vu et un être jugé ou, plus exactement, entre le sensible en tant qu’il est vu et ce même sensible en tant qu’il est jugé.

Une telle distinction s’applique à la section inférieure de la Ligne, celle de la δόξα, mais il semble tout à fait pertinent de l’appliquer aussi, mutatis mutandis, à la section supérieure, celle de l’ἐπιστήμη. Que nous dit Platon à propos de la seconde section linéaire (LN), sinon qu’elle concerne le « genre noétique[182] », c’est-à-dire l’espèce du νοητόν ? De toute évidence, que le νοητόν soit référent ou objet, il l’est tout aussi bien de la διάνοια que de la νόησις, qui figurent à elles deux le genre noétique. En effet, le τόπος νοητός présenté dans le texte du Soleil[183] est un, tout comme l’« objet » du νοῦς. Et, dans le texte de la Ligne qui suit immédiatement, l’unité du τόπος νοητός est maintenue, tout comme celle de l’espèce qui le peuple : l’« objet » est un, c’est le νοητόν[184], c’est-à-dire l’Idée[185]. On pourrait nous objecter qu’en vertu de la parenté étymologique qui existe entre les termes « νοῦς » et « νόησις » le νοῦς que Platon évoque dans l’analogie solaire est précisément la faculté mise en oeuvre dans le quatrième segment de la Ligne, et que seule la faculté noétique (L4) a rapport à l’Idée. Mais, ce serait restreindre l’accès au τόπος νοητός au quatrième état d’esprit de la Ligne, ce qui est impossible étant donné que ce sont L3) et L4) ensemble qui sont relatifs au monde intelligible. Les termes « νοῦς » et « νοεῖσθαι » utilisés dans le texte du Soleil ne peuvent pas, même en vertu de leur parenté, être exclusivement rapportés au terme « νόησις » en 511e et à l’état d’esprit du même nom, mais doivent être rapportés à l’ensemble de la section LN, dont le référent est τὸ νοητόν. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’en République VII 534a Platon substitue au terme « νόησις » celui d’« ἐπιστήμη » pour désigner le quatrième état d’esprit et qu’il nomme « νόησις » la faculté générale relative à la section LN, tout en préservant le terme « νοητόν » pour désigner l’« objet » de LN[186]. Tout se passe comme si Platon, conscient de l’ambiguïté des termes utilisés en République VI, avait clarifié ses propos en République VII en modifiant un vocabulaire pouvant induire une confusion.

Rappelons que, dans le livre V de la République, c’est la δόξα en général qui juge les apparences sensibles. Dans la section inférieure de la Ligne nous avons donc affaire à une seule et même réalité référentielle — le sensible —, et seule une distinction d’ordre judicatif permet apparemment de comprendre la subdivision du genre visible. Ainsi, εἰκασία et πίστις auraient le sensible pour référent en général, mais un jugement spécifique portant sur le sensible pour objet en particulier. De même, διάνοια et νόησις auraient l’Idée intelligible pour référent en général, mais un jugement spécifique portant sur l’Idée pour objet en particulier. C’est, du reste, la seule façon de rendre compte de la quadripartition linéaire sans faire violence au dualisme ontologico-épistémologique platonicien entre, d’une part, le sensible et l’intelligible et, d’autre part, l’opinion et la science. L’Idée, comprise comme référent vu de LN, est τὸ νοητόν ; mais comprise comme Idée jugée, elle est, comme nous allons le voir, τὸ γνωστόν.

La question de l’objet dianoétique s’en trouve ainsi précisée : si ce qu’on appelle « objet » dianoétique est un objet-référent, cet objet coïncide avec celui qui se trouve « ἐν τῷ νοητῷ τόπῳ » dans l’analogie solaire, à savoir « τὰ νοούμενα », par opposition à l’objet qui se trouve « ἐν τῷ ὁρατῷ », c’est-à-dire « τὰ ὁρώμενα[187] ». Cet objet n’est donc pas judicatif, c’est une entité, non pas saisie par la vue sensible (ὄψις), mais par le νοῦς lui-même, et cette entité n’est autre que l’Idée elle-même. Dans ce cas, il est permis de dire que l’objet de la διάνοια est l’Idée ou son image, ou encore l’Idée en quelque façon imparfaitement représentée ; mais en aucun cas cet objet-référent ne peut être compris comme un λόγος ou comme une image-λόγος, sa nature référentielle l’interdit.

En revanche, si l’on se garde de confondre l’« objet » de la διάνοια avec son référent en transposant ce que nous avons dit à propos de la δόξα au niveau de la διάνοια (à savoir que l’objet de la δόξα n’est pas le sensible, mais un jugement portant sur τὰ αἰσθητά), alors le troisième état d’esprit linéaire a pour objet propre, non pas τὸ νοητόν, mais un jugement portant sur τὸ νοητόν. Ainsi compris, l’objet de la διάνοια ne saurait être purement et simplement une substance, mais c’est une substance jugée au travers d’un λόγος, ou plus exactement une manifestation de l’Idée dans un λόγος organisateur. Dans ce cas, étant donné que nous avons assimilé la distinction entre L3) et L4) à une distinction judicative, l’objet dianoétique diffère de l’objet noétique : bien qu’ayant en commun un seul et même référent (τὸ νοητόν), la διάνοια et la νόησις ont chacune un objet propre, un γνωστόν, c’est-à-dire un νοητόν jugé selon une modalité spécifique. Il s’ensuit que l’objet de la διάνοια doit être à présent caractérisé comme un λόγος, comme un objet-connu, et les approches qui soutiennent la nature « logologique » de l’objet dianoétique, « image-λόγος de l’Idée », annoncent une ligne d’interprétation pertinente.

Nous pensons que la façon de comprendre le terme « objet » est subordonnée, souvent de façon implicite chez les commentateurs, à une conception plus générale de la Ligne : soit la Ligne représente des degrés d’êtres et l’objet s’identifie au référent, soit elle représente des degrés de connaissances et l’objet, pour peu qu’on veuille établir des distinctions objectives, s’identifie à un jugement. Notre avis est que certains désaccords interprétatifs viennent de ce que l’on peut avoir parfois à l’esprit « référent », et parfois « jugement portant sur le référent » lorsqu’on entreprend de caractériser l’objet dianoétique. La précision n’est pas toujours donnée par les interprètes, d’où le sentiment de confusion que peut avoir un lecteur, même averti. Prenons par exemple l’approche de David Gallop, que nous avons classée parmi celles qui nient explicitement la nature eidétique de l’objet de la διάνοια. Cet interprète pense que l’objet de la διάνοια est une image-λόγος et que cet objet est distinct de l’objet noétique, mais que L3) comme L4) « are concerned with Forms ». On voit très bien ce qui oppose l’approche de Gallop à celle de Neil Cooper (1.1) : l’un prend le λόγος-image pour l’objet dianoétique, tandis que c’est l’Idée-référent que l’autre prend pour objet. Autrement dit, selon Gallop, le référent est l’Idée et l’objet est une image-λόγος, et Cooper dit la même chose, à ceci près que la notion d’objet se rapporte au jugement chez l’un, au référent de ce jugement chez l’autre.

Partant des considérations formelles qui précèdent, nous pouvons prendre position vis-à-vis des deux grandes tendances interprétatives et vis-à-vis de certaines orientations de lecture transversales. Rappelons tout d’abord que nous entendons par « objet » une modalité du jugement, c’est-à-dire un objet judicatif, distinct du référent, le premier étant au second ce que la forme est à la matière de l’acte judicatif. Par conséquent, nous rejetons toute approche, sinon toute présentation, substantielle de cet objet : l’objet de la διάνοια est un λόγος ou une proposition (et non pas une « entité » intelligible comme Hare et Tanner le suggèrent). Dans la première approche de la première tendance par exemple (1.1), nous ne retenons donc que les interprétations qui défendent la nature « logologique » de l’image. Encore faut-il remarquer que l’expression « image de l’Idée » a quelque chose de captieux, puisqu’elle laisse entendre que l’objet est saisi selon une modalité intuitive plutôt que selon une modalité discursive[188]. Mais, à concéder à certains une telle expression pour désigner l’objet dianoétique, nous lui donnons le sens de « λόγος spécifique au travers duquel le référent épistémique est appréhendé ».

Plus généralement, toutes les approches qui défendent la thèse d’un « objet » dianoétique eidétique (1) ont ceci de pertinent qu’elles posent un référent unique pour les deux segments supérieurs, à savoir l’Idée, puisque ce référent est indubitablement le νοητόν du τόπος νοητός, c’est-à-dire l’ἰδέα (Rép. VI) ou encore τὸ γνωστόν, que l’opinion n’atteint pas (Rép. V) et que la διάνοια et la νόησις jugent différemment. Mais, la question de l’objet renvoie parfois à la question du référent (l’objet est alors une substance), parfois à celle du référent jugé (l’objet est alors « logologique »), sans qu’on sache toujours nettement de quoi il s’agit. Les autres approches, qui soutiennent la nature « intermédiaire » de l’« objet » dianoétique, nient que l’Idée soit le référent de la διάνοια (excepté Gallop) et, en cela, nous semblent erronées. Nous rejetons par conséquent, d’une part, toutes les interprétations qui refusent de poser un référent unique pour les deux segments supérieurs, à savoir celles qui refusent de considérer que L3) et L4) ont communément trait à l’Idée ; et, d’autre part, celles qui confondent l’objet et le référent dianoétiques en donnant à l’Idée elle-même (ou à son image substantielle) le statut d’objet.

Enfin, on ne peut admettre que la διάνοια se distingue de la νόησις comme la discursivité se distinguerait de l’intuition, et ce pour deux raisons. La première est que cela reviendrait à dire que la διάνοια juge un référent dont elle n’aurait pas eu l’intuition (comme si l’on pouvait juger d’une Idée sans avoir d’Idée), et que la νόησις n’a pas d’objet, mais un référent seulement. La seconde raison est que L3) est à L4) ce que L1) est à L2), en vertu du rapport ressemblant/ressemblé entre le δοξαστόν et le γνωστόν. Or, l’εἰκασία et la πίστις sont toutes deux des facultés discursives, et la πίστις a une activité doxique qu’on ne peut réduire à une perception du sensible, et on serait par ailleurs bien en peine de trouver un commentateur qui ait défendu une telle interprétation du second segment linéaire[189]. Si l’approche dianoétique de l’Idée est différente de l’approche noétique, ce n’est donc certainement pas en attribuant à l’une une modalité discursive et à l’autre une modalité intuitive[190].

Retenons de tout ceci que le référent, pour l’entière section LN, est l’Idée, même si Platon utilise le terme « εἶδος » pour désigner seulement, dans la Ligne, le référent de la dialectique[191]. En tant que référent, le terme grec approprié pour sa caractérisation est « νοητόν », et ce terme, à l’instar du terme « εἶδος », ne désigne pas exclusivement l’objet de la νόησις comprise comme quatrième état d’esprit de l’âme[192]. En tant qu’objet connu, le terme grec approprié pour caractériser l’Idée est « γνωστόν ». Ce γνωστόν peut être soit dianoétique, soit noétique, c’est-à-dire un jugement eidétique spécifique à L3) ou à L4), mais qui, dans les deux cas, porte sur ou implique l’Idée. Sans pour autant trahir l’intention générale de la première tendance, dont la seule maladresse est de ne pas clairement poser de distinction entre l’objet et le référent, nous conclurons donc en posant que le référent épistémologique de LN est un, mais que son objet est duel.

Puisque nous savons que l’objet de la διάνοια est formellement un γνωστόν, c’est-à-dire une Idée-posée-dans un λόγος, il est évident que la διάνοια et la νόησις s’opposent en vertu de deux λόγοι distincts. Il suffit d’ailleurs de remarquer qu’aucun de ces états de l’âme n’est présenté de façon purement statique. En effet, lorsque Platon pose la distinction entre les deux segments supérieurs, deux points sont mis en avant : a) la διάνοια se sert « comme d’images des choses précédemment imitées[193] », tandis que la νόησις ne s’en sert pas[194], b) la διάνοια « marche, non pas vers un principe, mais vers une conclusion[195] », tandis que la νόησις « va vers un principe[196] ». En revanche, l’une et l’autre de ces facultés partent d’hypothèses[197]. L’emploi des verbes « πορεύεσθαι » et « ἔρχομαι » pour respectivement qualifier les deux activités met en relief un aspect dynamique qui plaide en faveur d’une activité « logologique » au niveau des deux états d’esprit. Il est donc clair que c’est une seule chose (l’Idée) qui est traitée selon deux marches différentes et que la distinction entre discursivité et intuition, qui est sans doute aujourd’hui encore la plus fermement enracinée dans le paysage universitaire français, ne fonde en aucune manière la distinction entre la διάνοια et la νόησις.

Aussi, il semblerait bien que la question de l’objet dianoétique soit entièrement dépendante de celle du discours spécifique que l’âme tient à ce niveau de la pensée. Le discours dianoétique part d’hypothèses, sans remonter au principe, pour aller vers une conclusion et il se sert comme d’images des objets du segment précédent. Il possède ainsi trois caractéristiques : il pose quelque chose (ὑποθέσεις), il se sert de quelque chose (εἰκόνες) et il suit une direction (ἐπὶ τελευτήν). Il faut par suite considérer séparément le λόγος initial, la méthode suivie et le discours qui en résulte, et affirmer que l’objet dianoétique, le γνωστόν spécifique à L3), n’est pas non plus, comme R.M. Hare le suggère, l’hypothèse de départ, étant donné que cette hypothèse est aussi bien le point de départ de la dianoétique que celui de la noétique. Quelle est cette hypothèse ? Quel est cet objet dianoétique qui donne à la διάνοια la spécificité de son discours ? Telles sont les questions qu’une mise au point sur la nature formelle de l’objet dianoétique permet ultimement de poser enfin en toute clarté.

Figure

Tableau de la ligne

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