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La question de Dieu est la plus exigeante de toutes les questions, présente à tous les esprits, les plus simples comme les plus sophistiqués, urgente en tout temps et toute époque, inéluctable. Ce qu’y apporte la philosophie, pour peu qu’elle soit parvenue à maturité, ne remplace en rien la théologie et la mystique, mais est décisif, on le sait depuis Xénophane de Colophon et son rejet exemplaire des dieux anthropomorphes : la force de l’esprit, de la pensée humaine cherchant sans cesse une vérité indépendante des projections ou sublimations de nos passions et de nos rêves, appelée à démasquer sans relâche les mystifications, les sectarismes, les idéologies, les idoles.
C’est sous la plume de philosophes que le mot theologia apparaît d’abord — la première fois chez Platon (République, II, 379 a 5). Chez Aristote, il désigne, de concert avec prôtê philosophia (« philosophie première »), ce qu’on appellera plus tard la « métaphysique ». Heidegger résume bien l’essentiel à cet égard : « Toute philosophie est théologie en ce sens originel et essentiel que la saisie conceptuelle (logos) de l’étant en totalité pose la question du fondement de l’être, fondement qui a pour nom theos — Dieu. Même la philosophie de Nietzsche, par exemple — où s’énonce cette thèse essentielle : “Dieu est mort” — est précisément, et en vertu de cette thèse, “théologique[1]” ».
Le désir de connaître Dieu, même s’il gît au plus profond de l’être humain, peut cependant y rester enfoui au point de devenir méconnaissable. Le manque d’éveil au concret, à soi-même et au monde réel, rend pratiquement inaccessible l’idée de Dieu. À force de vivre à distance de soi-même et de la nature, on fait subir à Dieu même le sort de la lumière chez ces « aveugles de génie » du célèbre conte d’H.G. Wells, Le pays des aveugles, « qui avaient révoqué en doute les lambeaux de croyances et de traditions remontant à l’époque où leurs ancêtres voyaient, et qui avaient écarté tout cela comme autant de rêveries illusoires, et l’avaient remplacé par de plus saines explications[2] ».
La prolifération des sectes à l’heure actuelle met aussi en relief l’importance de l’éveil au concret et du discours rationnel critique, qui permettent le dialogue. Une foi sans effort de compréhension donne lieu à toutes sortes de dérives dont l’histoire est pleine. Fides quaerens intellectum, « la foi cherchant à comprendre », selon la définition classique de la théologie due à saint Anselme, est plus que jamais nécessaire. N’y aide pas, certes, la fragmentation croissante de nos connaissances. On ne peut plus juste est la remarque de Husserl : les questions que la science exclut par principe « sont précisément les questions les plus brûlantes », à savoir « les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine[3] ». La philosophie est donc, ici encore, plus indispensable que jamais.
Comme le montre le dossier qui suit, auquel s’ajoutent la note critique et plusieurs recensions, l’expérience humaine offre en réalité d’innombrables accès à la question de Dieu. Partout s’y découvre la quête d’un sens dont l’autre nom est le Logos.
Appendices
Notes
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[1]
Martin Heidegger, Schelling, trad. Jean-François Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 94-95.
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[2]
H.G. Wells, Le pays des aveugles, trad. Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, Paris, Mercure de France, 1914 ; coll. « Folio », 1984, p. 23.
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[3]
Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.