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L’aléatoire de Marcel Conche constitue une adaptation livresque d’un cours donné durant l’année scolaire 1987-1988 à des étudiants de licence à l’Université de Paris I auquel l’auteur a rajouté les notes et références ultérieurement. Le livre se divise en sept chapitres que l’on pourrait subsumer sous une division tripartite plus générale : l’aléatoire dans sa notion (chap. 1), l’aléatoire du point de vue humain (chap. 2-5 inclusivement) et l’aléatoire dans la nature (chap. 6 et 7).
La thèse centrale sur laquelle repose tout ce livre nous semble être la suivante : « […] le réel n’est que de l’aléatoire se réalisant, une telle réalisation de l’aléatoire est elle-même aléatoire et l’aléatoire ne cesse que lorsque l’avoir lieu cède la place à l’avoir eu lieu » (p. 163). Si on résume cette idée en une formule clé, on obtient ceci : « Le réel est cela même : l’événement » (p. 163). Marcel Conche dit encore « notre thèse est celle de la priorité ontologique de l’événement » (p. 157). « “Aléatoire” se dit de ce qui arrivera, ou de ce qui arrive mais n’est pas encore arrivé, donc d’un événement futur devant s’accomplir ou d’un événement présent s’accomplissant, mais non encore accompli […] » (p. 145). Or le futur est par définition indéterminé et le présent s’accomplissant est la définition même de ce qui est présentement sujet au mouvement. Par conséquent, la réalité même en tant que telle est l’événement, c’est-à-dire le mouvement. Si la réalité fondamentale à toutes choses est le mouvement lui-même, il s’ensuit qu’il ne saurait être possible qu’il repose sur une « substance » au sens aristotélicien du terme, sous peine d’être dépouillé de son statut de réalité première. Pour admettre cette thèse, il faut donc réfuter la physique d’Aristote, ce que Marcel Conche se propose de faire en montrant qu’il existe une « confusion aristotélicienne de la grammaire et de l’ontologie » (p. 109). Selon lui, « Aristote part de la proposition, qu’il ramène à la forme : Sujet est Prédicat ; ensuite, il définit le réel — la structure du réel — d’après la proposition, forme du discours humain » (p. 109). Par voie de conséquence, la distinction faite par Aristote entre la substance et les accidents qui affectent cette dernière est due d’abord et avant tout à la division grammaticale entre sujet et prédicat. Soulignons que cette thèse est également pour M. Conche celle du sens commun. La conclusion est claire : Aristote ne parle pas tant de la réalité en tant que telle que des mots qui l’expriment. « Bref, [Aristote] conclut de la structure grammaticale à la structure réelle, de la grammaire à la réalité. Dès lors, il n’y a pas immédiateté, mais médiation grammaticale » (p. 110). Un second argument est présenté contre ce que l’on pourrait nommer « l’ontologie » d’Aristote : en divisant les choses en fonction d’un sujet du mouvement (lui-même immobile) et de ses accidents ou entre un sujet et son prédicat, on subordonne le mouvement à l’être, on va même jusqu’à le nier. « Chez Aristote, l’événement se trouve subordonné à l’être, à l’ousia individuelle, substance substantive. Mais, de plus, il substantifie l’événement lui-même en réduisant le verbe de mouvement et d’action au couple copule (est) + prédicat, c’est-à-dire à deux immobilités » (p. 147). Le fait est que selon Marcel Conche, la physique d’Aristote n’est pas en mesure de répondre du « tout s’écoule » d’Héraclite, au devenir constant de toutes choses. Ce dernier implique, selon lui, que le réel est mouvement, et il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’il soit fait mention de Bergson : « Puisqu’il n’y a rien qui ne change, le changement n’est plus le changement de choses qui changent, le mouvement n’est plus attaché à un mobile. » Il ne reste que le « changement sans rien qui change » : « Ce changement se suffit, il est la chose même » (p. 156).
Si tout change et si le mouvement baigne dans l’aléatoire, alors une conséquence évidente apparaît : il est impossible de connaître véritablement la réalité. Marcel Conche tente de prouver ce point en montrant que si « la cause produit l’effet, elle ne l’explique pas » (p. 181). Pour manifester cela, il s’appuie sur un développement d’E. Boutroux : « comment concevoir que la cause ou condition immédiate contienne vraiment tout ce qu’il faut pour expliquer l’effet ? Elle ne contiendra jamais ce en quoi l’effet se distingue d’elle, cette apparition d’un élément nouveau qui est la condition indispensable d’un rapport de causalité » (p. 182). En d’autres termes, parce qu’une cause une ne saurait répondre entièrement de son effet dans son individualité même, alors il s’ensuit que l’on ne peut expliquer par la causalité la réalité. De cela, il suit directement, et c’est ce que cherchait à montrer M. Conche que « la nature consiste en événements, qui sont des effets, lesquels sont déterminés, non expliqués par leurs causes. La nature reste donc inintelligible » (p. 182). Cette même thèse est appuyée par un second argument, celui de Kant concernant la vie future : « Comme l’observe Kant, la raison est entièrement incapable d’établir, au sujet de la vie future, des assertions affirmatives aussi bien que négatives, car ce qui est en dehors de l’expérience possible est, par là même, hors des limites de toute connaissance humaine » (p. 70). Par vie future, on peut comprendre l’aléatoire qui se trouve également dans le présent, en tant qu’ouvert vers un futur, d’où il suit qu’il est impossible d’affirmer quoi que ce soit sur la vie. Une fois toutes ces affirmations établies, que reste-t-il à faire de sa propre vie, si l’on ne peut connaître, et que tout se résout dans l’événement ? Il nous faut revenir à une attitude première d’appréhension du réel dans son devenir même. « Les constructions intellectuelles de l’homme nous voilent le réel dans son immédiateté, de même que la science physique et biologique, qui la résout en molécules et en atomes, fait disparaître la fleur. C’est dans l’incuriosité, l’humilité du non-savoir, l’attitude d’abandon et d’accueil, que se laisse le mieux pressentir la vérité de l’être, comme offrande, miracle continué de ce qui se montre, et comme mystère » (p. 105).
M. Conche a-t-il raison, doit-on s’en tenir à cela ? En fait, il semble que ce ne soit pas le cas. En effet, l’argument présenté contre la physique d’Aristote voulant que celle-ci soit plus une étude du langage que du réel et que le langage soit fixiste, immobilisant le mouvement qu’il tente de comprendre ne tient pas. Tout l’être du langage est de signifier autre chose que lui-même. Dès lors, le langage, si aucun accès à la réalité n’est possible, n’a aucun sens, aucune raison d’être. Or il est facile d’apercevoir que le langage est, pour l’être humain, on ne peut plus vital et essentiel, toute la pensée et l’affectivité humaines sont, en un sens véhiculées par celui-ci. D’autre part, M. Conche lui-même admet qu’il est possible de saisir le réel dans sa primauté si l’on revient à une attitude d’appréhension première, avant toute conception scientifique. Pourquoi dès lors nierait-il l’intelligibilité du réel ? Il n’est pas dit que l’intelligence se résolve en le seul usage du langage, c’est bien plutôt le langage qui est l’instrument de quelque chose qui le dépasse, à savoir la pensée. La science n’est donc pas réductible à une pratique linguistique. Si la pensée n’est pas le langage et si une certaine saisie du réel par la pensée est antérieure à l’activité langagière portant sur le réel, où voit-on la difficulté à parler intelligiblement du réel, tout en sachant la limite même du langage, en tant qu’instrument ? Un second point est que si une seule cause n’est pas en mesure de répondre d’un effet, plusieurs le sont peut-être, c’est pourquoi il convient plutôt de distinguer entre plusieurs espèces de causes. Ce n’est donc pas tant parce que la plus stricte causalité univoque s’avère inexistante dans la nature qu’il faut dénier toute existence de causalité dans le réel. Enfin, s’il est manifeste que la réalité naturelle tout entière, ainsi que toute existence humaine comporte une grande part de contingent, d’aléatoire, cela n’implique pas qu’elle s’y réduise, puisque l’indétermination totale signifie le néant pur et simple. C’est pourquoi le savant tentera d’approcher le plus possible la réalité naturelle en ce qu’elle a de déterminé, tout en sachant l’existence évidente et nécessaire d’aléatoire et de contingent dans cette dernière. Une théorie scientifique se veut par définition partielle, limitée à une expérience circonstanciée.
Ce qu’il convient donc de retenir principalement de ce livre de Marcel Conche est la très grande présence de l’aléatoire dans nos vies et dans la nature, ainsi que la très grande importance que revêt celui-ci pour l’existence même de la liberté et de la nature, telles qu’on les connaît. Il faut conserver l’excellent développement sur la notion d’aléatoire livré au chapitre premier, celui sur le dilemme entre l’action et la contemplation au chapitre second, le traitement des liens entre l’aléatoire et la mort au chapitre troisième, ainsi que tout le chapitre cinq portant sur l’aléatoire mental où il est question de l’humeur, de la tonalité affective, du sentiment, de l’imagination et du libre arbitre en rapport avec l’aléatoire. Pour le lecteur attentif, les visions d’Aristote, de la science contemporaine et ce que dit Marcel Conche quant au devenir de toutes choses, n’apparaîtront pas aussi incompatibles que ce dernier semble le présumer… En effet, l’appréhension première du réel dont parle Marcel Conche n’est pas sans rappeler l’admiration des Grecs…