Abstracts
Résumé
Dans cet article, nous cherchons à mettre en évidence la diversité des pratiques de sobriété et des représentations qui leur sont associées. Menée dans cinq pays européens (Allemagne, Danemark, Italie, France, Lettonie), notre enquête se base sur 90 entretiens menés avec des participants à des initiatives de sobriété et sur 50 entretiens menés avec des individus tirés au sort dans un échantillon représentatif de la population, scindés en deux classes en fonction de leur niveau de revenus. Nous montrons que les participants aux initiatives ont un rapport à la sobriété fondé sur la recherche d’alternatives (conversion), tandis qu’elle représente pour les ménages modestes un régime d’économie domestique (conservation), et pour les ménages à revenus élevés un souci d’amélioration de la performance énergétique (rationalisation). En conclusion, nous discutons l’impact socialement différencié des politiques d’injonction à la sobriété.
Mots-clés :
- sobriété,
- Europe,
- modes de vie,
- énergie,
- distinctions sociales
Abstract
In this article, we seek to highlight the diversity of sufficiency practices and the representations associated with them. This research is based on 90 interviews with participants in sufficiency initiatives and 50 interviews with individuals drawn at random from a representative sample of the population in five European countries (Germany, Denmark, Italy, France and Latvia), and separated in two classes according to their economic revenue. We show that for participants in the initiatives, sufficiency is seen primarily as a search for alternatives (conversion). Low-income households refer to sufficiency as a principle of domestic economy (conservation), while for high-income households it appears as a concern for improving energy performance (rationalization). In conclusion, we discuss the uneven social impact of energy demand reduction policies.
Keywords:
- sufficiency,
- Europe,
- lifestyles,
- energy,
- social differentiations
Article body
1. Introduction
La notion de sobriété – ou sufficiency en anglais – s’impose de plus en plus comme un levier majeur pour la décarbonation. Le dernier rapport du GIEC la place ainsi comme un élément incontournable des stratégies d’atténuation du changement climatique, non seulement pour sa capacité à limiter la demande globale d’énergie et ses possibles effets rebonds (« la sobriété consiste en des actions à long terme, qui sont générées par des solutions non technologiques, et consomment moins d’énergie en termes absolus » [GIEC, 2022 : 101 ; nous traduisons]) mais également pour sa capacité à équilibrer la pression anthropique mondiale sur l’environnement de façon plus équitable.
En effet, la lutte contre le changement climatique ne peut se gagner si la consommation d’énergie croît de façon exponentielle, et ce partout dans le monde, posant alors une question de justice distributive. La question de l’accès à un niveau de consommation suffisant pour garantir ce qui fut longtemps appelé le « développement » et que l’on retrouve aujourd’hui davantage sous le vocable « bien-être » (wellbeing) est ainsi au coeur de la notion de sufficiency (« suffisance ») : « Le bien-être pour tous, de plus en plus identifié comme étant le but principal des économies soutenables, renforce la réduction des émissions par le biais d’un réseau de boucles rétroactives incluant une gouvernance efficace, la confiance sociale, l’équité, la participation et la sobriété » (GIEC, 2022 : 522 ; nous traduisons). De façon connexe, certains ont utilisé la notion de « corridor de consommation » (Di Giulio et Fuchs, 2014), d’« espace de consommation juste » (Akenji, 2021), ou encore de « vie bonne pour tous » (Fischetti et Fragapane, 2018) pour désigner la nécessaire convergence des niveaux de consommation qui doit accompagner la maîtrise de la demande mondiale en ressources.
Maîtriser la demande en énergie et la consommation énergétique est cependant un objectif de politique publique qui précède la prise de conscience climatique, et qui répond également à des enjeux de souveraineté énergétique et de maîtrise du réseau. En France, l’AFME (Agence française pour la maîtrise de l’énergie) a ainsi été créée en 1982 pour réaliser un programme national d’indépendance énergétique qui repose en partie sur les économies d’énergie.
Le contexte politique des années 1980 fait écho à celui de 2022, où c’est bien non pas la crise climatique mais la guerre en Ukraine et la menace d’une incapacité du réseau électrique à répondre à la demande hivernale qui a mis le concept de sobriété au coeur du débat public. On peut ainsi constater à quel point le vocable de sobriété revêt des contours politiques variés, ainsi que le détaille Bruno Villalba dans l’ouvrage qu’il consacre au concept (Villalba, 2023).
1.1. Sobriété et modes de vie
Dans le champ de la sustainable transition research (STR), la sobriété a souvent été décrite comme un ensemble de pratiques individuelles visant à adopter des modes de consommation moins intensifs sur le plan des ressources (Kalfagianni, Fuchs et Hayden, 2019), en mettant l’accent sur le bien-être plutôt que sur la richesse matérielle (Soper, 2007), ainsi que la réduction des niveaux de consommation (Fuchs et Lorek, 2005). La sobriété est définie par le GIEC comme « un panel de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent la demande en énergie, en matériaux, en sol et en eau tout en fournissant un niveau de bien-être pour tous, compatible avec les limites planétaires » (GIEC, 2022 : 101 ; nous traduisons).
Dans cette littérature, la sobriété recouvre donc un ensemble de pratiques spécifiques en matière de logement, d’alimentation, de déplacement et de consommation, que l’on appelle généralement modes de vie et qui sont de plus en plus considérés comme un levier de décarbonation majeur dans les sociétés dites « développées », dont l’empreinte carbone excède largement les limites planétaires (Samadi et al., 2017 ; Saujot, Le Gallic et Waisman, 2020 ; Costa et al., 2021). Les ménages, les individus, mais aussi les initiatives locales ont ainsi été identifiés comme des sources potentielles de modes de vie plus sobres, compatibles avec les Accords de Paris (Vita et al., 2020 ; Thredgold, Daniel et Baker, 2022).
À cet égard, les travaux sur les « modes de vie sobres » viennent s’ajouter à l’abondante littérature sur le changement de mode de vie (Jensen, 2007) ou la « conversion écologique » (Coulangeon, Demoli et Ginsburger, 2023), qu’il s’agisse de modes de vie « soutenables » (Evans et Abrahamse, 2009), « verts » (Lorenzen, 2012), « à faible émission de carbone » (Salem et al., 2021), « anti-consommation » (Kropfeld, Nepomuceno et Dantas, 2018) ou encore « simples » et « frugaux » (Leonard-Barton, 1981 ; Lastovicka et al., 1999), voire « minimaux » (Jain, Gupta et Verma, 2023).
Le lien entre sobriété et modes de vie est toutefois loin de couler de source. D’ailleurs, le GIEC ne mentionne les modes de vie que de façon très marginale, la sobriété y étant davantage approchée de façon systémique, comme « transformation sociale et institutionnelle profonde » (GIEC, 2022 : 454 ; nous traduisons). En effet, dans le champ des STR, la sobriété désigne avant tout une maîtrise de la consommation de l’énergie et plus récemment, avec la notion de sufficiency, un point nodal des politiques d’atténuation du changement climatique. L’étude des modes de vie « soutenables » procède de son côté d’une part de l’étude de groupes sociaux engagés dans des modes de vie alternatifs, et d’autre part de l’étude des pratiques d’écoconsommation. Le lien entre sobriété et changement social reste donc largement implicite et peu élucidé dans la littérature (Lage, 2022).
1.2. Écoconsommation, consommation durable et sobriété
L’une des limites les plus importantes au paradigme de la consommation durable comme levier de décarbonation réside dans ses déterminants socioéconomiques. Il a été montré dans la littérature que l’« écoconsommateur » est généralement un consommateur blanc, occidental, de la classe moyenne et doté d’un capital culturel élevé (Holt, 1998 ; Kennedy et Givens, 2019). S’appuyant sur la théorie du goût de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979), certains auteurs ont évoqué l’existence d’un « éco-habitus » (Holt, 1998) ou d’une « distinction verte » (Grossetête, 2019) pour expliquer la localisation de ces choix de consommation dans certains segments de la société (ou fragments de classe), en soulignant l’importance des récompenses symboliques attachées au fait d’être un « bon consommateur » qui existent dans certains groupes sociaux. D’autres travaux ont également montré que la consommation verte peut être utilisée comme compromis pour des consommateurs intensifs, mais conscients de l’environnement (Coulangeon, Demoli et Ginsburger, 2023).
Cependant, la sobriété diffère de la consommation durable dans la mesure où elle consiste précisément à consommer moins en quantité. À cet égard, certains auteurs ont souligné le fait que la sobriété a fait partie des modes de vie des ménages à faible revenu depuis toujours (Ariès, 2015 ; Villalba, 2016 ; Mangin, 2022), tandis que d’autres travaux ont rappelé que la prospérité économique est le principal déterminant de l’intensité en carbone des modes de vie (Wiedmann et al., 2020).
En comparant les vécus et représentations d’individus appartenant à différents milieux sociaux, il s’agit donc d’élucider la question du lien éventuel entre pratiques de sobriété et niveau de revenu. En effet, la sobriété pose la question de ce qui suffit, collectivement et individuellement (Sachs, 1999). Cependant et ainsi que nous allons le montrer dans cet article, cette notion recouvre en réalité des pratiques très diverses, qui sont culturellement et socialement situées.
2. Méthodologie d’enquête
Cet article se base sur les résultats d’un projet de recherche mené de 2021 à 2024 et proposant une approche interdisciplinaire de la sobriété, dans le but d’associer des données issues des sciences sociales et de la prospective énergie-climat.
Dans la partie socio-anthropologique du projet, nous avons cherché à mettre en évidence ce que la notion de sobriété recouvrait comme réalités concrètes, telles qu’elles étaient perçues et labellisées par les enquêtés, et quelles représentations leur étaient associées. Nous nous basons donc sur une désagrégation de la notion de « mode de vie » en pratiques spécifiques, en partant des hypothèses formulées dans les scénarios de transition énergétique et étiquetées comme relevant de la sobriété, pour les confronter au terrain et aux pratiques sociales existantes. Quatre domaines ont été particulièrement investigués : le logement (à travers les habitats partagés et les tiny houses), la consommation matérielle (à travers les repair cafés, le freecycling et les low-tech labs), l’alimentation (à travers les circuits courts alimentaires et la lutte contre le gaspillage), et l’habiter (à travers les écovillages). Ces initiatives ont été choisies par les partenaires du projet dans chacun des pays couverts, avec comme condition le fait qu’elles se réclament de la recherche d’un mode de vie sobre. 90 entretiens semi-directifs (tableau 1) ont été menés dans cinq pays (Allemagne, Danemark, France, Italie, Lettonie) avec les participants à une trentaine de ces « initiatives de sobriété » pour interroger les motivations à l’adoption de ces pratiques, les valeurs et représentations associées. Les entretiens ont été menés dans chaque pays par les partenaires de la recherche, dans la langue nationale. Ils ont ensuite été traduits en anglais et transcrits de façon standardisée afin de servir à une analyse thématique.
Tableau 1
Caractéristiques des enquêtés recrutés dans les initiatives de sobriété
À côté de ce corpus, 50 entretiens (tableau 2) ont été effectués avec des personnes tirées au sort au sein d’un échantillon représentatif de la population de chacun des cinq pays, sur la base de leur empreinte carbone[2] et de leurs revenus (divisées en deux groupes : les ménages appartenant aux premier et deuxième quintiles de revenus, et ceux appartenant aux quintiles supérieurs). Réalisés dans le cours de l’hiver 2022-2023, ces entretiens ont permis d’interroger les individus sur leurs ajustements face à la hausse des prix de l’énergie et aux injonctions à la réduction de la consommation.
Tableau 2
Caractéristiques des enquêtés issus du panel
L’objectif de cette diversité de sources était de questionner le contenu concret de la sobriété et les valeurs associées dans chacun des quatre groupes et des cinq pays. Nous commencerons par évoquer les différences entre pays pour définir la sobriété, avant de nous tourner vers les différences sociales.
3. Suffizienz, sobriété, sobrietà, sufficiency, tiltstraekkelighed : des approches différentes
L’origine historique des mots et la façon dont ceux-ci ont été intégrés dans le débat public, par quel type d’acteur et dans quel objectif, n’est pas étranger à la façon dont la sobriété est ensuite perçue et pratiquée par les habitants des pays considérés. Dans les cinq pays que nous avons étudiés, la sobriété procède d’origines diverses et est comprise par les enquêtés de façon également contrastée.
En Allemagne, le terme Suffizienz est relativement récent, mais s’est fait une place dans le débat public depuis sa première utilisation par l’économiste Wolfgang Sachs en 1993 (Sachs, 1993). Le concept de sobriété est combiné à celui d’efficacité, qui désigne une réduction des ressources utilisées ou des émissions obtenues par des gains technologiques, et à celui de cohérence, qui consiste à opter pour des solutions qui respectent davantage l’environnement. Mais en dehors des sphères expertes, le mot courant qui est employé au sujet de la sobriété est l’adjectif ausreichend, désignant une quantité suffisante. Le terme Suffizienz se révèle assez peu connu des enquêtés en Allemagne.
Au Danemark, la notion de sobriété peut être traduite par le terme tiltstraekkelighed, qui signifie « suffisamment » au sens d’une quantité qui convient à l’usage visé. Le terme peut être retrouvé dans les cercles académiques, dans lesquels il est une traduction directe du mot « sufficiency », mais n’est pas en usage dans le pays sous ce sens. Historiquement, ce sont les mots sparsommelig ou nøjsom qui ont été utilisés pour décrire la frugalité. Mais actuellement, c’est le mot « soutenable » qui est le plus largement utilisé (baeredygtighed) par les acteurs du champ de la transition écologique, bien qu’il désigne une très grande variété d’objets, et ne permet donc pas de circonscrire la sobriété en tant que telle. Il a donc fallu avoir recours à une périphrase pour expliquer aux enquêtés le concept de sobriété.
En France, le terme de « sobriété » a été utilisé dans le champ de l’écologie depuis les années 1970. Concept philosophique, il puise son origine dans une éthique de la modération et est présent, d’une façon ou d’une autre, chez la plupart des grands penseurs de l’écologie politique (Villalba, 2023). C’est l’association négaWatt qui l’importe dans le champ de l’énergie au début des années 2000, en en faisant l’un des trois piliers de ses scénarios de décarbonation (Cézard et Mourad, 2019). L’agronome Pierre Rabhi a également participé à la diffusion de la notion dans les milieux associatifs et militants pro-environnementaux avec son ouvrage à succès Vers la sobriété heureuse (Rabhi, 2010). À partir des années 2010, elle entre progressivement dans le champ des politiques locales (Semal, Szuba et Villalba, 2014) puis nationales, inscrite dans la loi relative à la transition écologique et à la croissance verte en 2015. En 2022, le président de la République se réclame d’une « politique de sobriété » pour faire face à la crise énergétique ukrainienne, installant le terme dans le débat politique. De fait, les enquêtés français ont été les seuls à connaître largement le concept.
En Italie, le mot sufficienza est un terme commun désignant le fait d’avoir suffisamment de quelque chose. Il est largement employé dans les systèmes de notation scolaire, où il désigne une performance « passable ». Il a en outre un second sens, identique à celui de « suffisance » en français, et qui désigne une forme de condescendance. Dans le champ de la soutenabilité, le mot reste confiné au domaine de l’énergie, où il est une traduction directe de l’anglais energy sufficiency, et de l’économie, où il s’oppose à la société de la croissance. Les notions de consommation critique (consumo critico), soutenable ou responsable sont davantage employées pour désigner les changements de mode de vie. Les enquêtés italiens n’avaient pas connaissance du terme sufficienza et ont eu tendance à l’associer avec des notions plutôt négatives comme le manque, l’insuffisance ou la supériorité.
En Lettonie, le mot pietiekamība (suffisance) est très peu utilisé en dehors de quelques cercles d’experts. Le terme d’autosuffisance (pašpietiekamība) est bien plus populaire dans le champ des initiatives étudiées, faisant allusion au désir d’autonomie des communautés alternatives. Il partage avec la sobriété la même racine pietikt, qui se réfère ici encore à une quantité suffisante. Le terme de « mode de vie sobre » n’est pas utilisé dans le vocabulaire letton ni dans le débat public. Il existe toutefois des notions proches : frugalité (taupība), parcimonie (taupīt). Ainsi, les pratiques regroupées sous le terme de sufficiency sont présentes dans le débat public et politique ainsi que dans le mouvement associatif pro-environnemental. Les enquêtés lettons ont associé la sobriété avec la notion de consommation juste, faisant référence à la surconsommation, mais aussi à la sous-consommation et à la pauvreté.
En somme, le mot francophone de « sobriété » par lequel la notion de sufficiency est traduite est relativement unique, dans le sens où peu de pays disposent d’un terme propre et ancré dans le débat social et politique pour désigner cette notion, qui provient du monde académique et de l’expertise (Princen, 2005).
4. Résultats empiriques
4.1. Les participants aux initiatives : une sobriété se caractérisant par la primauté du lien social et l’adoption de pratiques bas carbone
Les initiatives étudiées dans ce projet sont extrêmement variées, certaines engageant un changement de mode de vie relativement radical (vivre en tiny house ou en écovillage), d’autres entraînant des répercussions beaucoup moins profondes sur le quotidien (participer à une association pour le maintien d’une agriculture paysanne [AMAP], fréquenter une recyclerie, recourir à la location plutôt qu’à l’achat). Parmi nos enquêtés, il n’y a pas « un mode de vie sobre » mais une combinaison de pratiques multiples, avec un degré d’engagement divers pour chacune, et des contextes sociospatiaux différents : de l’habitat partagé dans le centre d’une grande ville allemande, à l’écovillage reculé dans les Alpes italiennes, il existe une grande diversité de configurations qui rendent l’exercice de comparaison périlleux. Néanmoins, de nombreux points communs apparaissent, et de nombreuses personnes interrogées ont aussi participé à plus d’une initiative – que ce soit de façon simultanée, ou au cours de leur vie.
Les participants aux initiatives se montrent tous soucieux de l’environnement et conscients de l’impact de leurs pratiques sur celui-ci, faisant spontanément le lien entre « empreinte carbone » et « mode de vie ». Certains d’entre eux ont également un passé militant, et mettent en avant le passage des idées à la pratique que permettent les initiatives, comme cet Italien de 45 ans vivant en écovillage : « [Vivre ici] me donne l’opportunité de donner du sens, de me questionner, de rencontrer des gens sympas, d’apprendre… et de mettre en pratique tout ce que j’ai appris en dix ans d’activisme. » Cependant, c’est rarement le motif écologique qui est cité en premier pour expliquer l’adoption de telle ou telle pratique. Lorsqu’on les interroge sur leurs motivations, les participants mettent en avant les bénéfices intrinsèques des pratiques adoptées, en particulier la liberté et le désir de reconstruire d’autres formes de lien social. L’appartenance à un groupe et la qualité des relations est souvent ce que les personnes viennent chercher en premier dans les initiatives, ainsi que l’exprime une participante à une AMAP : « Je suis vraiment contente de rencontrer toutes les personnes du réseau, les fermiers qui viennent livrer et aussi les gens qui viennent chercher leurs paniers. » (femme, 48 ans, Lettonie)
L’écologie et le lien social sont deux faces du « bien-vivre » tel que défini par ces personnes : « La communauté et la durabilité vont ensemble pour moi. Il y a des gens qui se soucient de l’environnement mais pas des relations sociales. Mais ce n’est pas pour moi. » (femme, 25 ans, Italie) Beaucoup de participants aux initiatives font allusion à l’idée d’une économie dans laquelle l’humain serait placé au centre : « Le Freeshop est d’abord un système d’échange de vêtements, mais ce n’est pas que ça. Il y a plein de facteurs humains aussi. C’est très satisfaisant pour un client de ramener quelque chose, et de constater qu’il y a une autre personne qui en a besoin et qui va s’en servir. C’est très humain. » (femme, 40 ans, Lettonie) La consommation, pour ces participants, n’est pas un acte individuel mais une question de société : « La nourriture que nous mangeons, ça ne concerne pas simplement notre régime. C’est une question sociale. » (homme, 73 ans, Italie) La sobriété signifie alors placer ce « facteur humain » avant l’intérêt économique, qui est ce qui a mené, selon de nombreux enquêtés, au dépassement des limites planétaires.
La participation aux initiatives de sobriété permet également un gain en qualité de vie. C’est particulièrement vrai pour l’habitat : que ce soit par la réduction de la surface habitée (tiny houses) ou par la mutualisation des coûts (habitat partagé), la sobriété permet d’accéder à un niveau de confort supérieur à ce qu’une personne pourrait obtenir sur le marché locatif classique. « Je n’ai jamais expérimenté un tel confort. Je n’ai jamais froid, et c’est aussi plus sain. Dans mes appartements précédents, je chauffais beaucoup et j’avais toujours froid », relate ainsi une Française de 25 ans vivant en tiny house. Dans l’habitat partagé, mutualiser les ressources permet également d’accéder à des rénovations performantes, ainsi que de partager un grand nombre d’objets et d’équipements, voire d’opérer à des réarbitrages budgétaires : « Là où j’en profite, c’est que je paye moins de loyer, donc je peux me consacrer davantage aux produits régionaux et bio maintenant, parce que c’est possible pour moi en termes de prix. » (homme, 32 ans, Allemagne, vivant en habitat partagé)
L’une des motivations à cette recherche de baisse du coût de la vie est l’affranchissement vis-à-vis des contraintes salariales, et la possibilité de dédier davantage de temps à soi ou à la communauté, dans l’optique de l’adoption d’une « slow life ». Cette recherche de « simplicité » et d’« authenticité » dans la vie quotidienne est particulièrement visible dans les écovillages : « Je me dirigeais vers un mode de vie bas carbone, plus proche de la terre, en faisant pousser mes propres légumes, une vie hors réseau, quoi. Et [cet écovillage] cochait toutes mes cases, même si je n’avais jamais réalisé avant que j’avais ces cases. » (femme, 53 ans, vivant en écovillage) La sobriété apporte aux participants des initiatives du sens, du plaisir et de la créativité, comme l’exprime une participante à un atelier low tech ayant construit un four solaire : « Je pense qu’il y a quelque chose de vraiment épanouissant dans le fait de ne pas gaspiller inutilement des ressources non naturelles. […] Déjà, ça ne coûte rien. Et en plus, il y a une satisfaction particulière au fait de regarder son gâteau être cuit par le soleil. » (femme, 77 ans, France)
On constate donc à l’observation de ces initiatives que pouvoir s’appuyer sur une communauté est une ressource cruciale pour la sobriété. Il s’agit d’un véritable capital social qui est à même de compenser une diminution d’autres ressources. C’est bien cette dimension qui attire les participants dans ces initiatives : « Si je veux vivre de façon écologique et cohérente, je ne peux pas le faire seul. Si je veux que mon énergie, ma mobilité, ma nourriture, que tout cela soit écologique, eh bien, j’ai besoin d’un groupe pour ça. » (homme, 63 ans, Allemagne) Cependant, l’accès à ce capital social n’est pas donné à tout le monde. Il requiert souvent au départ un fort investissement en temps, mais aussi en argent. Les participants à ces initiatives bénéficient donc souvent d’une certaine aisance financière, qui leur permet d’accéder à ces ressources (Flipo et al., 2024).
En résumé, la sobriété telle qu’elle est vécue par les participants aux initiatives se caractérise par une logique de conversion vers un mode de vie bas carbone, par l’adoption de combinaisons multiples de pratiques alternatives à la société de consommation. Les leviers utilisés sont le trade-off entre quantité et qualité, la mutualisation, le réemploi, et les circuits courts.
4.2. Les ménages à bas revenus : la sobriété comme régime d’économie domestique
Notre enquête menée au cours de l’hiver 2022-2023 montre que la plupart des enquêtés appartenant aux premier et second quintiles de revenus ont effectué des changements dans leurs habitudes, non pour des motifs environnementaux mais en raison de la crise énergétique et de l’inflation. La plupart des enquêtés ont déclaré avoir réduit leurs dépenses pour s’ajuster à la hausse des prix (réelle et anticipée), en particulier sur les loisirs : « Je conduis moins maintenant. Ce qui veut dire que je ne visite plus ma famille aussi souvent, car ils vivent loin. J’utilise aussi le poêle à bois plutôt que la pompe à chaleur. Beaucoup de choses sont chères maintenant… Il n’y a plus de place pour autre chose que les nécessités. » (homme, retraité, 71 ans, Danemark) La plupart de nos enquêtés ont le sentiment qu’ils étaient déjà très précautionneux sur leurs dépenses et voient difficilement comment les réduire davantage : « On est déjà au niveau minimum en électricité et en chauffage, je ne vois pas comment faire moins. » (femme, 45 ans, Danemark)
Ces changements incluent une réduction du volume d’électricité et de chauffage consommés (Allemagne, France, Italie, Danemark), une réduction de l’usage de la voiture (France, Italie, Danemark), ou encore une réduction de la consommation de viande (Allemagne). Cependant, à l’exception de la réduction du chauffage, qui affecte le confort des enquêtés, l’adoption de nouvelles pratiques n’est pas décrite comme une privation, mais comme une tactique d’adaptation face au contexte. De nombreux enquêtés décrivent un souci des ressources qui s’est amplifié :
J’avais déjà changé mes habitudes il y a longtemps et je les conserve, dans le sens où j’essaye d’économiser davantage, en particulier sur l’eau. Si je dois remplir un seau pour laver le sol, je ne le remplis qu’à moitié. Si je dois cuire quelque chose, j’essaye que ce soit dans une seule casserole, et pour la douche, 5 minutes maximum.
femme, 69 ans, Italie
Certains enquêtés affirment avoir changé graduellement leurs pratiques : « Si tu fais petit à petit, c’est possible. C’est ce qu’on essaye de faire. On n’utilise plus de boîtes en plastique, on n’a plus que des lingettes lavables… Je cuisine beaucoup et je fais beaucoup de choses moi-même. » (femme, 35 ans, France) L’automobile fait également l’objet d’une consommation réfléchie, réservée aux usages indispensables, comme les trajets domicile-travail ou les courses au supermarché, qui peuvent être effectuées moins souvent mais plus loin, dans des enseignes moins chères ou en raison de promotions.
Tous désignent la sobriété comme une habitude ancrée : « On a toujours fait très attention à comment on dépensait notre argent, donc ça ne change pas grand-chose. On a seulement moins de loisirs, parce qu’on prend moins la voiture le week-end » (homme, 63 ans, France) ; « Ça a toujours été naturel pour nous » (homme, 51 ans, France). La plupart des enquêtés affirment également faire durer leurs équipements au maximum : « Je n’achète pas souvent. J’essaye toujours d’utiliser ce que j’ai le plus possible. Si j’achète, c’est vraiment que ce que j’ai ne peut plus durer » (homme, 61 ans, Italie) ; « On change nos équipements seulement quand ils ne fonctionnent plus » (femme, 35 ans, France).
L’échange institutionnalisé – que ce soit via des plateformes ou des recycleries – n’est pas répandu, pas plus que le recours aux objets d’occasion (sauf au Danemark). Cependant, les dons et prêts informels sont communs : « Je n’achète pas d’occasion, parce que les gens me donnent des choses. Et je donne aussi moi-même. » (femme, 44 ans, France) De même, l’extension de la durée de vie des objets est préférée à la réparation, trop coûteuse : « Je ne répare pas vraiment les choses… ça coûte trop cher. Je regarde toujours si jamais ça coûte moins cher de réparer que de racheter neuf, mais c’est rarement le cas. » (femme, 47 ans, Danemark)
En outre, si les enquêtés des ménages à bas revenus n’adoptent pas les pratiques de sobriété prioritairement pour des raisons environnementales, cela ne signifie pas qu’ils n’aient aucune conscience environnementale. L’épuisement des ressources et la pollution sont ainsi des inquiétudes fréquemment mentionnées – sauf en Lettonie, où les difficultés vis-à-vis de l’emploi et de la santé prennent le pas sur les autres sujets. En France, en Italie et en Allemagne, le changement climatique est une source d’inquiétude, mais le rôle des modes de vie individuels n’est pas perçu comme une source majeure d’émissions. De nombreux enquêtés pointent la responsabilité des grandes entreprises et des grands pays comme les États-Unis et la Chine : « Oui, bien sûr, je suis inquiète du changement climatique. Mais les solutions sont toujours théoriques. Et c’est toujours aux petites gens comme nous de faire quelque chose ! Les grandes entreprises devraient faire les gros efforts. » (femme, 44 ans, France)
En outre, les alternatives plébiscitées par les enquêtés des initiatives semblent inaccessibles à ces enquêtés, en particulier l’alimentation bio et locale (considérée comme un luxe dans la plupart des pays à l’exception de l’Italie, où les marchés locaux sont perçus comme des sources d’alimentation peu chère) ou encore la rénovation énergétique : « On n’a rien d’efficace pour le chauffage ou pour l’eau chaude, parce qu’on ne peut pas se les payer aujourd’hui. » (homme, 76 ans, Italie) Le fait d’être locataire réduit également les marges de manoeuvre : « On a demandé à notre propriétaire d’isoler le logement il y a deux ans, mais il n’a jamais rien fait et il nous a toujours dit que c’était impossible. » (femme, 35 ans, France)
Notre enquête montre que les ménages à bas revenus ont des pratiques de sobriété qui se caractérisent par une logique de conservation, et qui sont largement informelles, comme le fait de prêter ou donner, de produire soi-même, de limiter leur consommation ou de garder des équipements plus longtemps, ainsi qu’il en a également été fait état dans d’autres recherches (Mangin et Roy, 2023). Ils la présentent comme étant une sobriété plus authentique, héritée et participant d’une culture matérielle caractérisée par le souci de l’économie, et qui s’oppose à celle des « dominants ». En effet, dans tous les pays sauf le Danemark, le mécontentement envers l’action gouvernementale est profond, et les modes de vie des leaders politiques sont montrés du doigt : « Déjà, je leur demanderais de s’appliquer ce qu’ils nous demandent à nous. J’ai le sentiment que ce n’est pas juste pour tout le monde. Ils ne se rendent pas compte de comment on vit. » (femme, 32 ans, France) Cette demande de justice sociale est renforcée par l’inflation et la crise énergétique. Il importe donc de différencier la sobriété, qui caractérise un rapport économe aux besoins et aux ressources, et une forme d’éthique dans la consommation, de l’austérité, qui caractérise les restrictions forcées en raison des hausses de prix et qui transparaît fortement dans le cas du chauffage.
4.3. Les ménages à hauts revenus : une sobriété par les écogestes et l’efficacité
Au sein des ménages à revenus plus élevés, la crise climatique et énergétique est également un motif d’inquiétude, mais celle-ci semble plus lointaine, moins immédiate. Certains enquêtés ont affirmé être inquiets davantage pour leurs enfants que pour eux-mêmes, tandis que d’autres tiennent volontairement ces sujets d’inquiétude à distance : « Avant je suivais le débat sur le changement climatique de près, et je cherchais des informations. Maintenant je pense que c’est un peu trop déprimant… » (homme, 52 ans, Danemark) D’autres se sentent dépassés, et doutent de l’impact individuel : « Je n’y pense pas tous les jours, parce que je ne peux pas vraiment influencer quoi que ce soit par moi-même. » (femme, 24 ans, Lettonie) Le changement climatique est parfois décrit comme exagéré ou naturel. Comme dans la catégorie précédente, de nombreux enquêtés ont dit être préoccupés par la crise énergétique, en particulier en Allemagne mais aussi en Italie, très dépendante du gaz russe, bien qu’ils affirment également pouvoir se permettre de payer l’énergie plus cher. Ici encore, on constate une forme de distance vis-à-vis de la crise, qui inquiète mais ne menace pas le quotidien : « Je suis inquiet de tout ce qu’on voit à la télé. Mais tant que ça ne t’arrive pas à toi, c’est différent », résume ainsi un homme de 54 ans en Lettonie.
Les enquêtés appartenant à ces catégories de revenus sont nombreux à avoir l’impression de ne pas surconsommer. Ils déclarent faire du mieux qu’ils peuvent, ne pas voir ce qu’ils pourraient faire de plus, ou ne pas souhaiter s’informer davantage de peur de devoir renoncer à certaines pratiques, en particulier toutes celles qui touchent au loisir, comme l’explique cette enquêtée : « On parle beaucoup de l’impact du streaming. Mais je ne veux pas en entendre parler, parce que regarder quelque chose en ligne, c’est un petit plaisir. On ne peut pas se priver de tout ! » (femme, 52 ans, France) Le volume de même que l’impact des pratiques individuelles sont ainsi minimisés : « Je n’ai pas l’impression de consommer tant que ça. » (homme, 69 ans, France)
Cependant, on constate également parmi ces enquêtés des changements de pratiques de consommation, en particulier au Danemark et en Italie. Le sentiment qu’une crise des ressources va s’installer dans le long terme incite à des ajustements et à des changements, en termes de chauffage ou encore de mobilité : « ces étés de plus en plus chauds nous ont fait réaliser que nous vivons dans une vieille maison, où l’isolation n’est pas optimale », déclare ainsi cette Danoise de 33 ans qui souhaite entreprendre des travaux de rénovation. Une conscience accrue de la consommation semble s’être immiscée dans la vie des enquêtés par le truchement des hausses de prix et de la médiatisation de la crise énergétique, ainsi que l’explique cet Italien de 43 ans : « Peut-être que j’étais moins attentif avant. Maintenant entre les infos que tu entends et les factures, tu fais plus attention. Je regarde les tarifs, les horaires, je fais attention à ne pas gaspiller si je peux. » Au Danemark, plusieurs enquêtés ont également mentionné avoir changé d’opérateur d’électricité, et avoir opté pour des tarifs flexibles. Même si le niveau de consommation n’a pas forcément baissé, une attention à l’énergie et à sa maîtrise a fait jour.
Celle-ci se traduit par une recherche d’amélioration de la performance énergétique du foyer, qui s’appuie sur une vigilance vis-à-vis du prix de l’énergie, mais aussi sur le fait d’acheter des équipements plus efficaces et récents, de faire des rénovations dans la maison, de changer de mode de chauffage ou encore d’investir dans des véhicules électriques ou hybrides et des panneaux solaires. Bien que plus rarement, on constate parfois une volonté de réduction du volume de la consommation, en particulier de vêtements, dans le but de privilégier la qualité à la quantité. Au Danemark, en Allemagne et en Italie, les enquêtés ont également déclaré utiliser le vélo plus souvent pour les petites distances – à noter que si les enquêtés de la catégorie des ménages à bas revenus ont mentionné marcher davantage, ils n’ont pas mentionné le vélo, perçu comme trop dangereux ou sportif.
Ces changements ne sont pas perçus comme forcés, et semblent accessibles relativement facilement par les réserves financières des enquêtés : « On n’a pas été forcés de changer quoi que ce soit. On a de la chance parce que quand on a acheté la maison, on a laissé une marge dans le budget si jamais l’un de nous arrêtait de travailler. Donc on n’est pas sous pression, économiquement. On a fait ces changements parce que c’était du bon sens, pas parce qu’on n’avait pas le choix », explique ainsi cette Danoise de 43 ans. Nombreux sont ceux qui se déclarent conscients d’être privilégiés, et de pouvoir s’adapter sans difficulté à ce contexte.
Pour cette catégorie d’enquêtés, la sobriété se manifeste aussi par des « écogestes » : éteindre les lumières, réduire la durée de la douche, diminuer la consigne de chauffage… La volonté d’être un « bon citoyen », de « faire sa part » transparaît dans les discours de nombreux enquêtés, comme ce Français de 60 ans soucieux de suivre les recommandations du gouvernement : « On éteint la box la nuit maintenant, parce que ça fait partie des mesures de sobriété du gouvernement. » Le gaspillage est également pointé du doigt, comme l’explique cette Italienne de 37 ans : « Je n’achète que la quantité dont je sais qu’elle sera consommée. S’il y a des restes, on les réutilise le lendemain, mais on ne gaspille pas la nourriture. »
Ces enquêtés ont semblé peu intéressés par le réemploi et la seconde main, car ils recherchent avant tout l’esthétique, le style ou le confort dans leurs choix de consommation. Toutefois, certains se déclarent influencés par la multiplication des plateformes : « Je pense que la société m’a fait changer aussi, parce que j’ai vu pas mal de programmes, de pubs et d’applications pour vendre des vêtements et des objets d’occasion, alors que je n’y avais jamais pensé avant. De voir ces changements dans la société, je me suis dit pourquoi je ne pourrais pas le faire moi aussi ? », affirme ainsi cette Italienne de 46 ans. Il est intéressant de noter ici le rapport différencié à la « société », qui est désignée comme ce qui fait obstruction au changement pour les enquêtés des initiatives, et au contraire ce qui est vecteur de changement pour cette enquêtée.
La sobriété telle qu’elle est vécue et définie dans cette catégorie de revenus semble donc davantage obéir à une logique de rationalisation de la dépense énergétique, qui ne posait pas question jusqu’ici.
5. Conclusion : Une sobriété définie différemment et vécue différemment
Notre enquête, malgré les limites inhérentes à la méthodologie appliquée (qui porte sur un large spectre de contextes différents et relativement peu d’enquêtés par cas étudié), montre cependant quelques résultats marquants sur la façon dont la sobriété est perçue différemment dans les trois milieux étudiés.
Les participants aux initiatives se réfèrent à la sobriété principalement sous un angle philosophique, l’associant à une recherche du « bien-vivre » qui se caractériserait par une moindre abondance matérielle, mais de meilleures relations humaines et un souci de soi. Cette démarche intègre donc les préoccupations environnementales, mais ne s’y limite pas. Ces enquêtés cherchent des alternatives bas carbone et privilégient le réemploi, le recyclage, les mobilités douces et les énergies renouvelables.
Les ménages à bas revenus, de leur côté, se réfèrent davantage à l’éthique et à la justice sociale lorsqu’ils parlent de sobriété. Il s’agit d’abord d’un principe, acquis durant l’enfance, et qui se caractérise par un souci de ne pas gaspiller, mais aussi de ne pas prendre « plus que sa part ». Fortement affectés par les hausses des prix, ces ménages sont plus susceptibles de réduire leur consommation et de renoncer à certaines d’entre elles.
Les ménages à hauts revenus se réfèrent davantage aux enjeux énergétiques mais aussi économiques pour aborder la sobriété, et à la responsabilité individuelle. Ils sont plus enclins à contrôler et optimiser leur consommation, à effectuer des écogestes (comme le fait d’éteindre les lumières ou la box internet la nuit), à changer de mode de chauffage ou à opter pour des équipements plus efficaces. Cette approche tend vers la définition de la sobriété comme « outil de l’efficacité » (Villalba, 2023) et rejoint les conceptions portées par le gouvernement.
Ces trois manières d’appréhender la sobriété ne sont pas sans rappeler le triptyque avoid-shift-improve (éviter, changer, améliorer), qui est un cadre d’analyse développé dans les années 1990 en Allemagne et largement répandu dans le champ des transitions énergétiques, en particulier dans le domaine de la mobilité durable. Il désigne trois leviers distincts pour réduire les émissions de gaz à effets de serre : la réduction de la consommation (avoid), les alternatives bas carbone (shift), l’amélioration par l’efficacité énergétique et la substitution technologique (improve). Dans son rapport (2022), le GIEC insiste sur la nécessité d’activer les trois leviers de façon simultanée dans le but de réduire la demande en énergie fossile.
Cependant, nos recherches montrent que ces trois concepts correspondent également à des pratiques et des perceptions différentes de la transition énergétique. Nos données montrent que la sobriété, en principe associée exclusivement au premier terme de ce triptyque (avoid), excède dans la pratique cette définition pour englober une large variété de pratiques et de conceptions : à la fois changement de pratiques et anti-consumérisme, écogestes et amélioration de la performance énergétique, ou encore chasse au gaspillage et éthique de la consommation. Dans le champ des politiques publiques, ces différents leviers sont de plus en plus souvent accolés, comme une gamme neutre de possibilités dans laquelle chacun pourrait puiser librement, à l’image du triptyque avoid-shift-improve. Nos éléments empiriques indiquent cependant que ces trois options sont inégalement réparties dans la population, menant à s’interroger sur les impacts socialement différenciés des politiques d’injonction à la sobriété.
Appendices
Notes
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[1]
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet FULFILL (Fundamental Decarbonisation through Sufficiency by Lifestyle Changes), financé par la Commission européenne (programme H2020) sous l’accord de subvention n°101003656, et réalisé au sein de l’association négaWatt. Il a bénéficié des contributions des partenaires nationaux qui ont mis en oeuvre les recherches dans leurs pays respectifs : Abigail Alexander-Haw, Iska Brunzema, Elisabeth Dütschke et Ursula Trützschler (Fraunhofer Institute ISI, Karlsruhe, Allemagne), Janis Brizga et Vaira Obuka (University of Latvia / Zaļā brīvība, Lettonie), Riccarda Moser et Alyona Zubaryeva (EURAC, Bolzano, Italie), Ida Staats-Bilander, Gunnar Olesen-Boye et Judit Szoleczky (INFORSE-Europe, Copenhague, Danemark), Sabine Rabourdin (anthropologue indépendante, France).
-
[2]
Devant être comprise dans l’intervalle 20-80 % de la distribution des empreintes carbones nationales.
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List of tables
Tableau 1
Caractéristiques des enquêtés recrutés dans les initiatives de sobriété
Tableau 2
Caractéristiques des enquêtés issus du panel