Abstracts
Résumé
L’émergence, depuis près d’une décennie, d’enjeux écologiques associés à la réduction des déchets, entraîne la mise en place de politiques locales incitatives par les collectivités en responsabilité de la collecte et du traitement des déchets ménagers. Ces politiques visent à écologiser la gestion des déchets des ménages, par l’usage d’instruments d’action publique de diverses natures : informationnels, tarifaires et techniques. L’étude sociologique, par entretiens semi-directifs menés auprès des habitants, de la mise en place d’une telle politique dans un territoire rural et précaire permet de mettre en lumière une réception contestée de la part de la population. Les résistances sont de natures multiples : tout d’abord, le service public des déchets n’est pas perçu comme un acteur dont les injonctions au changement de comportement au quotidien sont légitimes, car sa probité est remise en cause dans le même temps par l’organisation et l’efficacité de l’industrie du recyclage. Ensuite, la tarification incitative est largement perçue comme une facture supplémentaire injuste, car ce financement ne comporte pas de logique redistributive. Enfin, la mise en place de l’apport volontaire de tous les flux de déchets est largement vécue comme le retrait d’un des derniers services de proximité en zone rurale. Bien que l’on puisse croire que ce sentiment de rejet se focalise contre l’écologisation de l’action publique des déchets, il est bien plus orienté en fait vers la réorganisation de la collectivité territoriale étudiée, démontrant la centralité des questions de communication et de fiscalité du service public dans les réponses politiques à la crise écologique.
Mots-clés :
- déchet,
- responsabilisation,
- écologisation,
- appropriation,
- résistances,
- sentiment d’injustice
Abstract
The emergence, over the past decade or so, of ecological issues associated with waste reduction has led to the implementation of local incentive policies by local authorities responsible for the collection and treatment of household waste. These policies are aimed at greening household waste management, using public action instruments of various kinds: informational, pricing and technical. A sociological study, based on semi-directive interviews with residents, of the implementation of such a policy in a rural and precarious area, sheds light on a contested reception on the part of the population. Resistance is multi-faceted: first, the public waste service is not perceived as a legitimate actor to formulate injunctions to change everyday behavior, as its probity is called into question at the same time as the organization and efficiency of the recycling industry. Secondly, incentive-based invoicing is widely perceived as an unfair additional bill, as this type of financing lacks a redistributive logic. Finally, the introduction of voluntary drop-off for all waste streams is widely perceived as the withdrawal of one of the last local services in rural areas. While one might think that this feeling of rejection is focused against the greening of public action on waste, it is much more oriented towards the reorganization of the local authority studied, demonstrating the centrality of issues of communication and taxation of public service in political responses to the ecological crisis.
Keywords:
- waste,
- responsibility,
- greening,
- appropriation,
- resistance,
- sense of injustice
Article body
Longtemps cantonnées à un enjeu de salubrité publique, les ordures ménagères sont maintenant une figure centrale de la politique environnementale de l’Union européenne et, par transposition, de l’action publique française. Les déchets ménagers, qui représentent seulement 9 % de l’ensemble des déchets collectés en France en 2018 (ADEME, 2021 : 10), seront ainsi la cible d’objectifs de diminution rapide dans les années à venir. Alors qu’en 2019 un Français produisait en moyenne 430 kg de déchets, tous flux confondus et sur une année, il devra donc d’ici 2030 en produire 15 % de moins, soit 365,5 kg, selon la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire du 10 février 2020.
De ces objectifs de réduction des déchets ménagers collectés naissent une multitude de politiques locales à l’endroit des ménages, menées par les collectivités territoriales, car en France, la compétence de collecte et le traitement des déchets des ménages relèvent des communes, qui délèguent souvent ces tâches aux intercommunalités ou à des syndicats mixtes. Pour faciliter la réduction des ordures, le service public de gestion des déchets (SPGD) doit donc se réformer en redéfinissant ses missions, son périmètre d’action et ses indicateurs de performance (Bertolini, 2008) : d’un service de nettoyage de l’espace public, il se mue peu à peu en service de prévention des risques environnementaux et de sensibilisation de la population aux enjeux écologiques (Durand et Bacconnier, 2021). Tandis que le geste de tri semble bien ancré dans le quotidien des ménages, ces politiques veulent dorénavant inciter la population à réduire ses déchets par une réforme écologique (Dobré et Juan, 2009 ; Juan, 2021) de ses habitudes de consommation, menant à l’adoption d’un mode de vie globalement plus sobre (Maresca et Dujin, 2014).
Ce nouveau rapport entre le service public et les usagers devient conséquemment plus individuel et marchand (Caillaud, 2018), en se redéfinissant au moyen d’instruments d’action publique, nommés « incitatifs » dans la littérature grise dédiée, dont l’objectif est une « socialisation des usagers à la gestion de leurs déchets et aux règles du service » (Caillaud et Nougarol, 2021 : 7) afin d’enclencher un changement de comportement de la population. Derrière cette notion d’« incitatif » se trouve l’application inédite du principe du « pollueur-payeur » aux ordures ménagères, et aux usagers qu’il s’agit donc de « responsabiliser », selon la formule couramment employée par les fonctionnaires rencontrés durant notre enquête.
Cette responsabilisation de la population, en tant que mode de gouvernance (Salles, 2009), interroge quant à sa réception et son acceptabilité (Laurent, 2022) par les ménages. La responsabilisation des ménages, comme politique de réduction des ordures, est-elle une forme acceptable et adaptée de gouvernance locale des déchets ? Cette interrogation résulte de l’observation que l’annonce d’une telle politique, avant même sa mise en application, rencontre de vives contestations chez les habitants, alors qu’elle vise à améliorer le bien-être collectif en réduisant l’empreinte humaine sur l’environnement. Nous formulons donc l’hypothèse que ces résistances se dressent bien plus contre le nouveau mode de gouvernance locale des ordures inhérent à cette politique que contre les objectifs d’amélioration du bien-être collectif ou, plus concrètement, d’atténuation de pollution et de l’anthropisation liées aux déchets.
Cet article s’appuie sur un cas d’étude concret de réception d’une politique incitative mise en oeuvre par un syndicat mixte de collecte et de traitement des déchets. Celui-ci couvre un large territoire à dominante rurale et périurbaine, touché par un phénomène de pauvreté ou de précarité. Cette collectivité a fait le choix d’user d’une combinaison d’instruments d’action publique : des supports de communication ; des ateliers et des évènements visant la promotion d’une « philosophie zéro déchet » – telle que nommée par ses partisans – ; une refonte du financement et de la facturation du service, couplée à une distribution de subventions ; et la mise en place de points d’apport collectifs des déchets aux dépens d’une collecte en porte-à-porte. Par la présentation de verbatims issus d’entretiens semi-directifs, nous nous situerons du point de vue des usagers et procéderons par l’étude successive de la réception de ces instruments, que l’on peut qualifier d’informationnels, de tarifaires et d’organisationnels, suivant la classification proposée par Tarrisse-Vicard et al. (2013). Cependant, nous apporterons des éléments de mise en perspective des expériences habitantes, issus d’une observation participante en immersion dans le syndicat étudié.
L’argumentaire proposé dans cet article est alimenté par une recherche menée en immersion dans un syndicat de collecte et de traitement des déchets. La majorité des éléments présentés portant sur la politique mise en place sont donc issus des observations participantes menées lors de réunions internes et d’évènements de « sensibilisation » organisés par le syndicat. En parallèle, une soixantaine d’entretiens semi-directifs ont été menés auprès des membres de la population-cible de la politique étudiée, afin de les interroger sur leurs pratiques quotidiennes de gestion des ordures, mais aussi leur perception de la réforme en cours de leur syndicat des déchets. Les entretiens ont une durée moyenne d’une heure trente minutes, et ont été majoritairement menés chez les habitants, avant d’être analysés par codage.
La sélection des foyers enquêtés a été réalisée selon trois méthodes distinctes. Un tiers ont été contactés grâce à un registre de ménages réputés engagés dans le zéro déchet et tenu par les agents du syndicat. Un autre tiers ont été contactés, car ils faisaient partie des 2500 répondants à un questionnaire diffusé par la collectivité à l’ensemble des usagers. Ce sont donc des ménages a minima intéressés par la question des déchets. Cet échantillon présente l’avantage d’être composé d’individus aux propriétés sociales très diverses (les variables initialement ciblées étant la position sociale, l’âge et le genre, le cadre de vie et le statut familial). Enfin, un dernier tiers des ménages interrogés ont été atteints grâce au concours d’associations et de bailleurs sociaux, afin de ne pas exclure les populations précaires de notre enquête.
Le fil argumentatif sera déroulé ainsi : dans un premier temps, nous traiterons de l’émergence d’une nouvelle communication institutionnelle visant à diffuser des préconisations environnementales à la population, dans le sillage du phénomène d’influence par les médias sociaux. Celle-ci semble mettre en jeu la crédibilité et la probité du SPGD chez les usagers. Ensuite, nous nous intéresserons à la mise en oeuvre d’une nouvelle fiscalité du service public des déchets, dont l’objectif est de mesurer et de sanctionner les comportements des usagers en matière de gestion des déchets. Cette section montre qu’il ne faut pas occulter la question de la fiscalité dans les réponses politiques à la crise climatique. Enfin, nous verrons comment l’arrêt de la collecte des ordures en porte-à-porte questionne le retrait des services de l’État en zones périurbaines et rurales.
I. Un mandat de prescriptions écologiques pour le SPGD
La communication institutionnelle est un outil indispensable pour les collectivités chargées de la collecte et du traitement des déchets ménagers. Elle vise, fondamentalement, à informer la population, par des calendriers distribués annuellement, des dates de collecte et de la couleur du bac qu’ils doivent présenter en fonction du type de tournée (recyclables, ordures ménagères et parfois déchets verts). Cependant, la mise en place du tri sélectif dans les années 1990 a eu pour effet d’élargir le mandat du SPGD (Durand et Bacconnier, 2021), lui octroyant des « objectifs de préservation des ressources environnementales globales » (Beraud et al., 2022 : 3). Depuis, et selon les termes couramment employés en collectivité, il dispose d’un rôle de « sensibilisation » de la population par la diffusion de supports présentant les « consignes de tri », relayées par des agents nommés « ambassadeurs du tri ». Ceux-ci ont pour mission « d’éduquer la population », entre autres lors de campagnes de porte-à-porte et d’ateliers menés en milieu scolaire, afin d’encourager les habitants à adopter cet « écogeste », voulu comme quotidien et systématique lors de la mise au rebut.
L’émergence de cet ensemble de dispositifs de « sensibilisation » visant à faire de l’usager un maillon central dans la chaîne du recyclage a largement été documentée en sciences sociales comme un tournant dans la relation entre le SPGD et ses usagers. Certains y voient une « fabrique de l’usager » (Barbier, 2002) ou une « mise au travail des usagers » (Caillaud, 2018), quand d’autres dénoncent une forme de « colonisation du monde vécu » (Rumpala, 1999 : 625) par la sphère institutionnelle. En pleine évolution, cette communication ne consiste plus seulement à promouvoir le geste de tri, mais aussi à porter un ensemble d’injonctions à l’écologisation[1] des pratiques de la vie quotidienne liées aux déchets, dépassant largement la simple mise au rebut.
I.I Une nouvelle communication institutionnelle à visée responsabilisante
Depuis le vote de sa politique de réduction des déchets en 2019, le syndicat étudié a choisi d’intensifier sa communication auprès des usagers, en diffusant de nombreux messages en déchetterie, mais surtout sur les réseaux sociaux : il publie en moyenne une fois par semaine sur le réseau social Facebook, sur lequel il est suivi par plus de 15 000 utilisateurs. Afin de toucher un jeune public, il est aussi inscrit sur les plateformes Instagram et X depuis 2019, et sur le média TikTok depuis 2023, y multipliant également les publications à un rythme hebdomadaire. Sur le fond, il ne s’agit plus seulement de relayer des informations sur le fonctionnement du SPGD ou sur les évènements et ateliers de formation qu’il organise, mais aussi d’y faire la promotion d’un mode de vie sobre, par la diffusion de guides compilant les « bonnes pratiques » à adopter au quotidien. Cette stratégie de communication, devenue centrale dans la politique de la collectivité, vise à mettre le service public au diapason des « influenceurs zéro déchet », dont la figure de proue, la blogueuse Béa Johnson[2], s’est imposée comme véritable entrepreneuse de morale (Becker, 2020 [1973]) depuis la fin des années 2010, en proposant dans ses ouvrages et articles de blog la « méthode des 5 R » («refuser, réduire, réutiliser, recycler et rendre à la terre »), depuis largement relayée par le monde associatif et, à présent, les collectivités territoriales.
Les 5 R constituent une hiérarchisation normative de l’ensemble des pratiques quotidiennes conduisant directement ou indirectement à une production de déchets, selon le principe que « le meilleur déchet est celui qu’on ne produit pas ». Dans le détail, « refuser » invite les individus à repenser leurs besoins en amont de la consommation, car tout achat constitue une production potentielle de déchet. « Réduire » signifie restreindre sa consommation quotidienne au strict nécessaire, dans le sillage du courant « minimaliste ». « Réutiliser » concerne les achats plus ponctuels et fait la promotion de la seconde main. « Recycler », qui représente le geste de tri, est ainsi relégué en quatrième position dans cette hiérarchie. Enfin, « rendre à la terre » invite les individus à composter leurs déchets alimentaires et issus du jardinage, comme la tonte ou les branchages. En relayant ce discours, le SPGD se veut l’émetteur de prescriptions écologiques visant l’individu et ses conduites routinières de consommation et d’organisation domestique. Il vise ainsi à « légitimer et instrumenter » un mode de « gouvernance par la responsabilité » (Salles, 2009 : 6 et 1) des ménages.
I.II La défense du « bon sens » comme moteur de la gestion des déchets
Alors que le SPGD présente la mise en pratique du « zéro déchet » et de la « méthode des 5 R » comme une réponse efficace pour endiguer la prolifération des déchets, notre enquête montre que ces prescriptions se heurtent à un rejet partagé par une large fraction de la population. Une majorité des ménages interrogés en appellent plus volontiers à une gestion des déchets régie par le principe, souvent évoqué en entretien, du « bon sens ». Ainsi, cet ancien cadre de 65 ans, maintenant à la retraite, dira : « Pour moi l’écologie c’est d’abord du bon sens, c’est d’abord des choses qui sont profondément humaines, alors c’est devenu certainement une science, peut-être aussi un peu trop une idéologie. » Un autre sexagénaire, retraité de la fonction publique, exprime quant à lui sa frustration de se voir apprendre un geste de tri qu’il réalise déjà depuis de nombreuses années : « En 1980, ils n’étaient pas nés, et moi je faisais déjà le tri ! Donc quand la jeune fille du syndicat me dit : “mais monsieur, maintenant, c’est comme ça, maintenant on trie”, je ne m’énerve pas mais intérieurement je bous un peu ! […] Je crois que c’est mené de façon technocratique, et du haut vers le bas. » Sa critique se focalise notamment sur les ateliers de formation, qui seraient le symbole d’une déconnexion entre les agents du service public et la réalité de la gestion quotidienne des ordures des habitants : « C’est des ateliers de formation, qui sont en réalité : “voilà ce que nous avons pensé, voilà ce que vous allez penser, parce qu’on va vous convertir”, et ça, c’est une démarche idéologique ! » Il poursuit : « L’écologie concerne tout le monde. Et c’est du savoir vivre ensemble, pas une pensée virtuelle, élaborée dans des bureaux et des alcôves. » Cette « sensibilisation » à la réduction des déchets semble donc renvoyer les habitants, notamment les plus âgés, à un statut de profane qu’ils rejettent vivement, mettant en avant leur expérience et leur bonne volonté.
En creux de ces verbatims, nous comprenons l’usage du terme « bon sens », par les habitants, non pas comme une opposition aux justifications écologiques du tri et de la réduction des déchets, mais comme un moyen de distinguer une « bonne écologie », qui serait présente chez la population, d’une écologie devenue idéologie ou « pensée virtuelle », lorsque portée par le syndicat et ses agents. En réponse à ces préconisations qu’ils qualifient de « culpabilisantes », voire de « moralisatrices », les ménages semblent ainsi reconsidérer la gestion des déchets à l’aune de la morale, afin de dénoncer les implicites d’un processus de responsabilisation agissant comme une « dépolitisation des enjeux écologiques » (Comby, 2019 : 473) des déchets, tout en légitimant une organisation sociale et industrielle du remploi favorisant paradoxalement la production de « déchet[s] durable[s] » (Monsaingeon, 2014).
I.III Une remise en cause de la probité du SPGD quant au recyclage
La légitimité du SPGD à formuler des préconisations écologiques souffre, en effet, de son partenariat avec les filières industrielles du recyclage[3], dont l’efficacité est fortement remise en cause. De nombreux ménages nous ont ainsi exprimé leurs doutes sur le recyclage des emballages qu’ils ont préalablement triés : « Après, moi je me pose la question de “est-ce que vraiment c’est recyclé au bout” parce que je sais qu’en fait tout ce qu’on met dedans n’est pas forcément recyclé, moi ça me rend un peu folle », explique une habitante, employée de 59 ans appartenant à la classe moyenne, avant d’ajouter : « De toute façon si je ne m’abuse tout part en centre d’enfouissement ? La poubelle jaune et tout j’avais cru comprendre que tout était enterré. » Cette croyance provient certainement de l’usage de camions équipés d’une double benne, l’une pour collecter les ordures ménagères résiduelles vouées à l’enfouissement, l’autre pour collecter le bac de tri. Ce type de véhicule permet de réduire la fréquence de collecte, au risque d’une confusion pour les usagers. Pourtant, les deux flux sont collectés séparément et de nombreux agents travaillent ensuite, dans l’enceinte d’un centre de tri, à séparer les rebuts entrants afin de les orienter vers les filières de recyclage adéquates.
Néanmoins, l’efficacité du recyclage pose tout de même question. D’après CITEO[4], l’organisme responsable de la structuration des filières de recyclage, seuls 65,5 % des emballages mis sur le marché étaient finalement recyclés. Ce chiffre chute à 24,5 % pour les emballages plastiques. Les données existantes ne permettent pas de tracer les raisons de ce faible taux de recyclage, mais la responsabilité est certainement partagée entre les ménages, le SPGD et les filières de recyclage. Reste que les usagers, à l’image de cette cadre de 45 ans manifestement au fait de ces chiffres souvent diffusés sur les réseaux sociaux ou dans des reportages télévisés, expriment un sentiment de gâchis de leur travail de tri : « C’est le souci, parce qu’on est contents, on essaie de faire un geste citoyen, mais quand on voit en fin de compte que les trois quarts des choses qu’on trie ne sont pas recyclables, c’est quand même hallucinant ! » De même ils dénoncent, comme cet employé de 63 ans, un système sociotechnique du recyclage qui serait volontairement opaque pour dissimuler ses défaillances : « Bon, on recycle, mais est-ce que c’est vraiment recyclé ? Sous quelle forme, on n’en sait rien. Et surtout, il y a un discours qui nous fait penser qu’on est des bons élèves parce qu’on a recyclé, mais dans la réalité, on ne recycle pas grand-chose, moi c’est mon sentiment ! » On observe donc, au travers des doutes émis à l’encontre de l’effectivité du recyclage, une remise en cause de la probité du SPGD. Le registre moral employé pour les usagers pour parler des pratiques de gestion des déchets et de tri, comme décrit supra, paraît ainsi retourné contre la collectivité, qui mentirait aux usagers quant au recyclage réel des emballages ménagers. Elle serait perçue, de ce fait, comme illégitime à formuler des injonctions qui dépassent un geste de tri qui n’est pas encore pleinement prolongé par l’industrie du recyclage.
II. Une gouvernance des déchets par le prix
Toujours dans l’optique de responsabiliser les ménages à leur production d’ordures, la collectivité étudiée a choisi de coupler sa communication sur les pratiques « zéro déchet » à une refonte du service à la population. Celle-ci consiste en la mise en application d’une « tarification incitative » (TI) de la collecte et du traitement des ordures et en l’arrêt de la collecte en porte-à-porte, remplacée par un système d’apport des déchets à des bornes disséminées sur le territoire, semblable au système déjà en place pour les bouteilles en verre. Puisque ces deux transformations rencontrent des résistances de natures distinctes, nous traiterons du changement de fiscalité dans cette section, et du changement de mode de collecte dans la suivante.
II.I Les différentes modalités de financement du SPGD et leurs principes sous-jacents
Historiquement[5], les SPGD sont financés selon l’un de ces deux modèles : une taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) éventuellement complétée par le budget général des intercommunalités, ou une redevance d’enlèvement des ordures ménagères (REOM). Les fonctionnements et les principes sous-jacents à ces différents modes de financement sont complexes et méritent d’être explicités pour éclairer les enjeux de la tarification incitative. La TEOM est le financement le plus courant. Elle est totalement indexée sur la valeur locative cadastrale[6] du logement occupé par le ménage. De nature progressive, elle repose indirectement sur un principe de redistribution, si l’on considère que le loyer du logement reflète le niveau de vie. En revanche, son assiette ne comporte pas de part variant en fonction de la production de déchets des ménages. Elle est uniquement à la charge des propriétaires de biens immobiliers, mais est ensuite diluée dans les charges mensuelles en cas de location du logement.
La REOM est, quant à elle, une redevance : elle n’est payée qu’en cas d’usage du service public et directement par les occupants du logement, propriétaires comme locataires. Elle comporte bien souvent une part fixe, que l’on nomme parfois « abonnement », et une part variable en fonction des propriétés du ménage (nombre de membres dans le foyer ou superficie du logement, par exemple), lui octroyant un caractère redistributif, tout comme la TEOM. Cependant, la part variable peut aussi être indexée sur une estimation, voire sur la production réelle de déchets du ménage, mesurée en kilogrammes, en litres ou en nombre de ramassages de bac. Dans ce cas précis, nous parlons de « redevance incitative » (RI), ou plus généralement de « tarification incitative ». La transition de la TEOM vers la TI est fortement encouragée par l’ADEME[7] depuis une vingtaine d’années (Bénard, 2008) et le nombre de collectivités l’adoptant ne cesse d’augmenter. En se basant sur le principe du pollueur-payeur, cette modalité de financement constitue une individualisation de la relation entre le service public et les usagers puisqu’elle repose sur la mesure de la production de déchets de chaque foyer. Par conséquent, elle suit une logique de « gouvernance par le prix » (Xing-Bongioanni, 2022 : 21) des conduites individuelles de gestion des déchets.
II.II Une modalité de calcul de la taxe contestée
Parmi l’ensemble des modalités de facturation possibles, la collectivité étudiée a retenu une combinatoire inédite. Sont ainsi mesurés annuellement le volume de déchets déposés en bornes d’apport volontaire, le nombre d’ouvertures des bornes et le total de passages en déchetterie[8]. Ce modèle est défendu par le syndicat comme une manière d’inciter financièrement les usagers à réduire leurs déchets, tout en gardant la maîtrise sur son budget mis en tension par une forte augmentation de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) à laquelle sont soumises ses activités, souvent déléguées au secteur privé, d’enfouissement et d’incinération des ordures ménagères.
Ce nouveau type de facture suscite, chez les habitants, la peur que le montant de la taxe augmente, voire qu’il s’agisse d’une facture supplémentaire. Puisque la TEOM est réglée en même temps que la taxe foncière par les propriétaires ou diluée dans les charges mensuelles pour les locataires, elle est manifestement largement invisible aux yeux des usagers. Par conséquent, de nombreux ménages rencontrés ne connaissent pas le montant qu’ils payent à l’année et certains pensent même que le ramassage des ordures est un service gratuit, qui deviendrait payant avec la TI. Cette usagère, cadre de 56 ans, témoigne ainsi son incompréhension : « Il y a toujours eu une gratuité par rapport à ça, des années que les éboueurs passent. Car on a considéré que c’est un service public. Là ça l’est plus. » En réalité, la communication de la collectivité est claire sur ce point : le coût pour l’usager ne sera pas majoré, et la nouvelle facture de la TI remplacera celle de l’ancienne TEOM. Elle est simplement rendue davantage visible en étant directement envoyée au domicile des usagers par voie postale. Ce fonctionnement est justifié comme permettant de conscientiser les usagers au coût de traitement de leurs ordures, mais aussi de les informer sur les volumes de déchets qu’ils produisent. Cette forme de feedback est largement encouragée par l’ADEME, mais aussi par les études en sciences comportementales portant sur la réduction des déchets (Meineri, Dangeard et Dupré, 2018).
Le comptage des entrées annuelles en déchetterie est, quant à lui, pensé pour éviter que les ménages n’adoptent une stratégie d’évitement consistant à contourner la facturation au volume et à l’ouverture de borne, en apportant régulièrement leurs ordures en déchetterie. Or, dans un territoire à dominante rurale et parsemé de maisons disposant de jardins, les ménages pensent réaliser un geste écologique en amenant leurs déchets verts en déchetterie plutôt qu’en les brûlant sur place. Ils considèrent donc que le service public leur doit de traiter gratuitement ce type de déchets, comme l’explique cette ancienne secrétaire de 72 ans à la retraite : « Quand je suis allée faire mon cours de peinture, c’était la grande conversation des gens du coin, qui disaient : “c’est pas normal”. Ils étaient pas contents. Ils étaient quand même scandalisés de devoir payer pour pouvoir évacuer, parce qu’ici les jardins sont grands, il y a quand même beaucoup de déchets verts. » Un autre usager, ouvrier de 49 ans, surenchérit même en expliquant qu’il recommencera, comme d’autres selon lui, à brûler ces déchets verts s’il le juge nécessaire : « Les gens vont faire un tas au fond du jardin, ceux qui ont un grand terrain, comme ils faisaient avant, on brûle, allez on brûle tout, et franchement je vous dis pas que je le ferai pas. » Cette modalité de facturation laisse ainsi poindre un effet pervers de cette politique : le retour de pratiques de brûlage, largement préjudiciables pour l’environnement, et pourtant préférées à l’augmentation de la facture par les individus se déclarant peu concernés par les enjeux climatiques contemporains.
II.III Le rejet de l’application uniforme du principe du pollueur-payeur
En creux des critiques portant sur la modalité de facturation, les usagers se montrent surtout hostiles à la disparition de la dimension redistributive de la TEOM. Cela tient à une représentation communément admise qu’une collectivité territoriale, pour agir de manière juste, doit servir de manière égalitaire l’ensemble de la population, des classes aisées aux plus précaires. Un service public portant une politique reposant sur le principe de responsabilité, selon lequel chacun doit contribuer à hauteur de son impact sur l’environnement, est donc considéré comme fortement injuste et ne répond plus aux attentes que place la population dans le SPGD. Lors des entretiens, les habitants illustrent ce sentiment d’injustice en invoquant la figure abstraite de l’autre non responsable, souvent incarnée par une personne âgée, une personne à mobilité réduite ou encore une famille nombreuse, comme le fait cette habitante de 58 ans, employée d’un parti situé à gauche sur l’échiquier politique : « On va favoriser la personne seule qui vit dans son château, qui produit très peu, et impacter un maximum la famille de 6 avec des bébés avec des couches. Pour moi, ça, c’est plus du social du tout. » L’autre non responsable représenterait donc l’ensemble des individus ne disposant pas de la marge de manoeuvre nécessaire pour répondre aux attentes de la politique incitative, démontrant son caractère inégalitaire. En outre, ce principe du pollueur-payeur est perçu comme d’autant plus injuste qu’il ne s’applique qu’aux ménages, alors que d’autres acteurs, surtout les industriels, sont dénoncés comme les principaux responsables de la production de déchets : « à la fin de l’échelle, on a notre responsabilité. Mais par contre, les industriels ont clairement la plus grosse responsabilité. Ça, c’est évident, c’est à eux de faire les efforts en premier », témoigne ainsi cette artisane de 39 ans. Ils représentent la seconde figure abstraite mobilisée par les ménages interrogés, celle de l’autre trop responsable, qui devrait donc davantage contribuer au financement du traitement des déchets ménagers. Au fond, ce sont les limites d’un service public sectoriel qui ne concerne que les ménages et leurs déchets, et qui ne peut pas appliquer de tarification sur critères sociaux, que les usagers dénoncent.
En réponse, le service public s’adapte pour améliorer l’acceptabilité de sa politique. Premièrement, des subventions sont distribuées aux habitants afin de les accompagner vers le zéro déchet. Il s’agit d’aides à l’achat de broyeurs, de poules et poulaillers, de couches lavables ou encore de protections menstruelles réemployables, dans la continuité de la « méthode des 5 R » promue par le syndicat et suivant l’idée, fréquemment évoquée dans les réunions internes auxquelles nous avons assisté, de donner aux usagers la capacité de réduire leurs déchets, et souvent résumée par la formule « passer du faire au faire faire ». Si ces subventions sont largement approuvées par les ménages déjà engagés dans le zéro déchet, elles symbolisent un dévoiement du service public pour d’autres, comme cet homme de 37 ans en recherche d’emploi : « Je crois que c’est remplacer le service public par une aide financière. Ils assistent les gens financièrement, alors qu’ils devraient se mettre à leur portée. Ce sont deux esprits, ce n’est pas un esprit qui me convient à moi. Je n’ai pas besoin d’aide ! J’habite ici, j’ai des déchets, je m’organise, je n’ai pas besoin d’assistance ! » Secondement, un « manifeste » contre les emballages a été rédigé et diffusé sous forme de pétition sur les réseaux sociaux du syndicat. Celui-ci a permis d’interpeller les élus, jusqu’à l’Assemblée nationale, sur la responsabilité des industriels (du conditionnement, de l’agroalimentaire et de la grande distribution) dans la production de plastique. Mais cette initiative est très peu connue en dehors des individus s’intéressant au thème des déchets et à l’actualité du syndicat.
III. La collectivisation de la collecte des ordures
La réforme du SPGD prévoit, enfin, de coupler la tarification incitative à l’arrêt de la collecte des déchets ménagers en porte-à-porte. Celle-ci est remplacée par l’implantation de « bornes d’apport volontaire » auxquelles les ménages devront se rendre, par leurs propres moyens, afin de se débarrasser de leurs ordures. Comme expliqué précédemment, ces bornes permettent au syndicat d’individualiser la facture des usagers dans la mesure où elle comptabilise le nombre d’ouvertures annuelles tout comme le volume de déchets déposés, données sur lesquelles repose le calcul de la part variable de la facture des ménages. Le syndicat motive cette transformation par un certain nombre d’arguments. Tout d’abord, il s’agit selon lui de mettre fin à un modèle de collecte mobilisant environ une centaine de camions au quotidien, et donc de réduire les émissions de gaz à effet de serre associés. De plus, le coût de ces tournées représente une large majorité du budget de la collectivité, qui se verrait considérablement réduit par l’implantation des bornes qui nécessitent seulement d’être vidées et nettoyées. Enfin ces tournées constituent une tâche très dangereuse pour les éboueurs, dont le métier fait partie des plus accidentogènes en France. Ils sont, effectivement, exposés quotidiennement aux risques de blessures, de chute lors des déplacements ou encore de contamination au contact des ordures collectées.
Le syndicat qualifie donc sa reconfiguration de « nécessaire », afin de sortir d’un « modèle à bout de souffle » grâce à l’apport volontaire qui se voudrait plus respectueux de l’environnement et des humains, et présenterait de nombreux autres avantages : la disparition des bacs sur le trottoir, la disparition du bruit lié au passage des camions et surtout la liberté pour les usagers de se débarrasser de leurs rebuts quand ils le souhaitent, sans devoir attendre le jour de ramassage. De manière générale, le syndicat prône un nouveau fonctionnement reposant sur le principe que « l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Au-delà d’un changement d’habitudes majeur pour les usagers, il s’agit d’une réorganisation intégrale de la logistique de la collectivité, qui a dû se doter de nouveau matériel, entamer un suivi individuel des usagers, notamment des personnes à mobilité réduite n’ayant pas la capacité d’apporter elles-mêmes leurs déchets aux bornes, mais aussi de former les éboueurs pour favoriser leur reconversion vers des métiers de nettoyage des bornes ou d’accueil des usagers en déchetterie.
III.I Un sentiment de dépossession du service public
L’apport volontaire, qui constitue la transformation la plus saillante et la plus médiatisée par la presse locale, est en retour vivement contesté, à la fois par des élus locaux et par les usagers, dont certains se sont constitués en collectifs de riverains. Ces associations dénoncent en premier lieu l’absence de concertation de la population par le syndicat, qui s’appliquerait à mettre en oeuvre une « écologie punitive »[9], et réclament un référendum, dans le sillage des revendications portées par le mouvement des Gilets jaunes : « En tant que citoyenne, je leur ai dit que je voulais un référendum, je veux qu’on demande l’avis aux gens, au lieu de brutalement imposer ça », nous confie une employée de 29 ans en réunion publique. Pourtant, les usagers ont été consultés par le syndicat, dans le cadre de multiples sondages et de journées « d’innovation démocratique », lors desquelles des panels représentatifs de la population ont participé à l’élaboration de « scénarios » de réforme de la collecte. Or, le scénario finalement retenu, consistant en l’arrêt total du porte-à-porte, semble déplaire jusqu’à cette participante aux journées de consultation citoyenne de 50 ans, actuellement en recherche d’emploi :
J’entends beaucoup les gens râler autour de moi, protester. Je ne vois personne qui est content et je comprends un peu quand même. Moi, franchement, je pense qu’ils vont devoir faire marche arrière un moment donné. Ça ne correspond pas à l’esprit, du tout, en tout cas, du projet auquel on avait abouti lors de cette consultation, de ces journées. C’était plutôt quelque chose de mixte et de non limité sur le nombre de passages.
De manière générale, les habitants ressentent une grande distance politique avec les élus du syndicat, car ils ne votent pas directement pour eux. Les élections pour sa présidence et ses vice-présidences concernent, en effet, les élus des intercommunalités. Naît ainsi, dans l’esprit des usagers, l’idée selon laquelle l’arrêt de la collecte est une décision qui outrepasse tout autant la volonté des ménages que celle des élus locaux pour lesquels ils votent. Cette usagère, employée de 46 ans, lit ainsi la situation comme le résultat d’un rapport de force politique défavorable à la population : « Je trouve que les élus qui ont défendu justement le ramassage… je ne sais pas s’ils ont pu s’exprimer. La collectivité, je pense qu’elle a des arguments, mais les petites villes ne font pas le poids par rapport à ça. » Cette idée a d’ailleurs été alimentée par la création et la diffusion de pétitions par certains maires qui, après avoir voté la politique incitative du syndicat dans un premier temps, ont décidé de faire volte-face au vu de la contestation émergente.
III.II Un « retrait » du service public synonyme de « retour en arrière »
L’arrêt de la collecte en porte-à-porte possède, en outre, un précédent dans un syndicat situé non loin de la collectivité étudiée. L’implantation de bornes y est vivement contestée et de nombreuses photographies montrant celles-ci entourées d’ordures et d’encombrants, que l’on nomme dans ce cas « dépôts sauvages », circulent sur les réseaux sociaux. Fortement médiatisée, cette contestation a fait l’objet de nombreux reportages, la plupart étant diffusés sur la télévision nationale. Les ménages interrogés se disent au fait de la situation et redoutent que les mêmes difficultés se présentent sur leur territoire, comme l’illustre la parole de cet employé de 63 ans : « Donc je me dis la gestion où tout le monde va amener des choses, on va mettre à droite à gauche, on va dire il n’y a plus de place ici, donc je vais mettre [mes déchets] à côté, ou dans le truc dans le verre ! On ne va pas revenir avec ! » Il est vrai qu’en déléguant la collecte aux ménages, la collectivité perd en grande partie le contrôle sur celle-ci. Ainsi, la préoccupation concernant les dépôts sauvages est partagée par la collectivité, qui use à présent de termes comme « délinquance environnementale » ou « police des déchets », et entend mettre en place des dispositifs de contrôle des points d’apport volontaire pour faire face aux incivilités provoquées par des habitants ne « jouant pas le jeu ». Mais l’efficacité de ces dispositifs est largement remise en cause par les habitants, à l’image des doutes exprimés par ce cadre de 58 ans : « Comment on fait ? vous ne pouvez pas mettre des caméras partout… c’est impossible… » Les individus interrogés, dont cette femme employée de 44 ans, tombent parfois même dans une forme de fatalisme : « Il va y avoir des amendes qui vont être sévères pour les dépôts sauvages de déchets. Il va bien falloir passer aussi un peu par là pour que les gens s’approprient cette responsabilité », car ils observent déjà un nombre croissant de dépôts sauvages dans leur environnement proche, venant polluer les aménités comme les forêts et les champs.
Au nom d’une répartition équitable des efforts individuels et collectifs, l’arrêt de la collecte est aussi vécu comme une contrainte injustifiée sur le quotidien et inégalement accessible à la population : « L’incompréhension de pourquoi, du jour au lendemain, ce qui fonctionnait, on nous l’enlève, pour nous mettre une contrainte », nous confie, par exemple, un ouvrier de 42 ans se qualifiant de « contestataire ». Un autre usager, étudiant de 21 ans, pense aux habitants peu mobiles : « Il faut entendre qu’il y a des gens qui ne sont pas mobiles, et surtout dans les milieux ruraux […] c’est adapté pour la ville, pour les zones rurales, je ne sais pas encore. » Un autre, cadre de 60 ans, s’inquiète de voir des difficultés se généraliser, comme celles auxquelles fait face une personne âgée dans l’usage d’une borne déjà implantée : « La mamie à côté, elle a laissé ses ordures. Sinon, elle doit attendre que quelqu’un vienne l’aider […], elle ne peut pas soulever le couvercle. Elle peut pas appuyer en même temps et soulever, c’est pas du tout ergonomique pour eux, elle sera pas la seule. » Une fois de plus, on constate que les réticences sont justifiées par l’usage de la figure de l’autre non responsable. Ce transfert de tâches liées à la collecte, des éboueurs vers les usagers, est aussi interprété comme un retrait problématique du service public, synonyme de retour en arrière : « À l’époque où j’étais môme, les déchets se sont toujours ramassés, ce sont les cantonniers du village qui prenaient un tracteur, une remorque et qui s’arrêtaient, qui récupéraient les poubelles. On a toujours eu un ramassage ! Quotidien ! Là c’est le retour en arrière », se souvient une femme de 72 ans à la retraite.
Enfin, la vocation incitative de l’apport volontaire est plutôt incomprise par les habitants. En témoignent les propos de cette secrétaire de 35 ans : « Je ne vois pas pourquoi mettre des containers, des points de dépôt, va réduire ma poubelle ou celle des autres. En quoi ça peut réduire ma consommation, les déchets ou la quantité de déchets, j’en aurai toujours autant. » Elle semble, à l’inverse, perçue comme un écran de fumée par les ménages, qui y voient bien plus une réduction des coûts de fonctionnement du service, comme l’indique ce cadre de 60 ans, pourtant très concerné par la réduction des déchets : « Je trouve ça aberrant parce qu’on sait très bien que, sous prétexte d’écologie, le principal sujet, ça va être de réduire la masse salariale, de supprimer les éboueurs. ». Il poursuit ainsi : « On va également faire des économies sur le dos des usagers sans réduction de la taxe d’ordures ménagères, parce qu’on sait très bien qu’on continuera de payer. » Il est vrai que l’objectif de réduction des coûts de fonctionnement du syndicat est primordial pour la collectivité et motive grandement sa réforme. Pour justifier le rejet de ce nouveau fonctionnement, les usagers en appellent eux aussi au registre écologique et argumentent en retour que les multiples déplacements que nécessite l’apport volontaire sont contradictoires avec les injonctions à repenser la mobilité afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. À l’image de cet homme, entrepreneur de 48 ans, ils dénoncent ainsi un fonctionnement en apparence contre-productif d’un point de vue écologique : « Ça me semble être plus efficace d’avoir un camion qui ramasse les poubelles de tout le monde que d’avoir x voitures qui vont faire des allers et retours pour emmener des poubelles de petits volumes. […] J’ai un gros doute sur le bilan carbone de cette histoire. »
Conclusion
La persistance du thème de l’écologie dans les entretiens avec les ménages montre que ces derniers ne sont pas dénués de considérations pour la préservation de l’environnement et des ressources naturelles. Une large majorité d’entre eux expriment même une forte préoccupation face à l’augmentation de la production de déchets dans nos sociétés contemporaines. Alors, comment expliquer de si fortes résistances face à une politique de réduction des ordures ménagères portée par une collectivité publique ?
Comme nous l’avons vu, la contestation ne se focalise pas tant contre l’écologisation de la gestion des déchets, plutôt bien perçue et relevant du « bon sens » selon les ménages, que contre le processus de responsabilisation à l’oeuvre. La communication orientée sur le zéro déchet, premièrement, est appréhendée comme illégitime et drapée du registre moral par les usagers, qui le retournent ensuite contre une institution qu’ils considèrent avec méfiance car elle n’honorerait pas l’engagement de correctement traiter les déchets qu’ils trient en amont. Deuxièmement, la mise en oeuvre d’une nouvelle modalité de tarification est à la fois incomprise sur la forme, car considérée comme entraînant une facture supplémentaire, et contestée sur le fond. L’application du principe pollueur-payeur par une facture individualisée sanctionnant le comportement des ménages ne répond pas à leur définition d’un service public dont le financement doit, selon eux, reposer sur une logique redistributive. Enfin, l’arrêt de la collecte des poubelles en porte-à-porte et le déploiement de l’apport volontaire entraîne un transfert de tâches relevant de la collecte, du SPGD vers les ménages. En plus d’être considérées comme pénibles et irréalisables par une frange de la population, ces tâches symbolisent un retrait non souhaité du service public, de surcroît en zone rurale.
Notons aussi que cette contestation s’observe dans toutes les franges de la population, sans franche distinction selon la position sociale, l’âge ou encore le genre, par exemple. Même les ménages se revendiquant comme engagés dans une démarche zéro déchet, appartenant majoritairement aux classes moyenne supérieure et aisée, fustigent la temporalité et les modalités de la réorganisation de leur syndicat des déchets, dont ils saluent pourtant l’initiative.
Cette étude sur le refus d’une population d’adhérer à une politique locale de réduction des déchets met ainsi en lumière la centralité de la communication, de la fiscalité, ou plus globalement de la représentation des missions du service public par les usagers. Alors que les collectivités territoriales semblent prendre le chemin d’une individualisation de leurs relations avec les ménages, ceux-ci souhaitent a contrario qu’elles collectivisent les réponses à apporter à l’urgence climatique, tout en poursuivant des objectifs de justice sociale et environnementale.
Appendices
Notes
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[1]
Entendu comme « une entreprise de recadrage cognitif et normatif – un changement dans la manière de penser et de juger une conduite sociale – visant à une inflexion écologique plus ou moins forte des normes (légales ou implicites) et des pratiques sociales en vigueur dans le domaine considéré » (Ginelli, 2015 : 14).
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[2]
Béa Johnson est née en France, mais a déménagé aux États-Unis à l’âge de 18 ans. Après s’être mariée avec un Étasunien et être devenue mère de deux enfants, elle accède à la classe supérieure américaine et mène un train de vie aisé. À la suite d’une expérience temporaire dans un habitat modeste, elle décide néanmoins de changer drastiquement de mode de vie en théorisant les 5 R, et en les promouvant par des ouvrages et un blog en ligne qui connaîtra un succès mondial.
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[3]
Si les collectivités territoriales sont chargées de la collecte et de la séparation des flux d’ordures, elles n’ont pas pour mission de recycler ces matières. Celles-ci sont achetées et traitées par des filières privées.
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[4]
Enquête interne à l’institut, datant de 2023. <www.citeo.com/le-mag/les-chiffres-du-recyclage-en-france>. Page consultée le 31 octobre 2024.
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[5]
Autrement dit, depuis que les collectivités locales sont responsables de la collecte et du traitement des déchets ménagers, suite à la loi n° 75-633 du 15. juillet 1975. relative à l’élimination des déchets et à la récupération des matériaux.
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[6]
La valeur locative cadastrale correspond au « loyer annuel que peut produire une propriété si elle était louée », d’après la plateforme service-public.fr.
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[7]
Pour « Agence de l’environnement et de maîtrise de l’énergie », sous la tutelle du ministère de l’Environnement. Bien que ce sigle soit toujours utilisé, elle se nomme maintenant officiellement « Agence pour la transition écologique ».
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[8]
Les ménages disposent de sept entrées gratuites en déchetterie chaque année, et sont facturés en cas de passage supplémentaire.
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[9]
Ce terme, entendu lors d’une réunion publique d’une association, est plutôt répandu à l’extrême droite de l’échiquier politique et démontre que ces associations sont aussi le support d’une relecture politique de la réforme du syndicat par certains élus locaux.
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