Abstracts
Résumé
L’agriculture industrielle, nourrie par des logiques extractives et productivistes, est régulièrement tenue pour responsable des désastres écologiques et sociaux et de leur accélération, qu’il soit question de perte de la biodiversité et de destruction des sols due à l’omniprésence des monocultures, de l’augmentation des maladies professionnelles imputées à l’usage des pesticides ou encore du taux de suicide alarmant dans le monde agricole. Face aux méfaits de l’agriculture industrielle dominante, de plus en plus d’agriculteurs et d’agricultrices valorisent des manières singulières de cultiver la terre et d’habiter le territoire, des modes de vie qui mettent à l’avant-plan toute l’importance de la sobriété. Prenant appui sur une enquête sociologique menée auprès d’une diversité d’initiatives agricoles et alimentaires alternatives québécoises, cet article montre en particulier que cette quête de sobriété, centrée sur la réappropriation des conditions matérielles d’existence et de subsistance, se matérialise de trois façons principales. Elle s’ancre tout d’abord dans une démarche visant à être plus autonome et indépendant vis-à-vis du modèle agricole et alimentaire productiviste et consumériste. Elle se traduit ensuite par la volonté des acteurs et actrices de réinscrire leurs pratiques agricoles dans « les territoires du vivant ». Enfin, cette sobriété s’incarne dans l’adoption d’un mode de vie plus solidaire, collectif et convivial.
Mots-clés :
- Agriculture,
- alimentation,
- résistance par la subsistance,
- modes de vie alternatifs,
- autonomie,
- écologie
Abstract
Industrial agriculture, fueled by extractive and productivist logics, is regularly held responsible for ecological and social disasters and their acceleration, such as the loss of biodiversity and soil destruction due to the omnipresence of monocultures, the increase in occupational illnesses blamed on pesticide use, and the alarming suicide rate in the farming world. Faced with the damages of the dominant industrial agriculture, more and more farmers are promoting singular ways of cultivating the land and inhabiting the territory, lifestyles that bring to the fore the importance of sobriety. Based on a sociological study of a range of alternative farming and food initiatives in Quebec, this article shows that this quest for sobriety, centered on the reappropriation of the material conditions of existence and subsistence, takes shape in three main ways. Firstly, it is rooted in an approach aimed at achieving greater autonomy and independence from the productivist, consumerist agricultural and food model. Secondly, it is reflected in the desire to reintegrate their farming practices into "living territories". Finally, this sobriety is embodied in the adoption of a more solidary, collective and convivial way of living.
Keywords:
- Agriculture,
- Food,
- Resistance through subsistence,
- Alternative Cultures,
- Autonomy,
- Ecology
Article body
« Le travail de subsistance est une action directe sur le vivre-ensemble et le bien-vivre. C’est la fin et le moyen de l’action politique. »
Geneviève Pruvost (2021 : 330)
À l’heure de l’Anthropocène, c’est-à-dire dans le contexte des dérèglements climatiques et environnementaux causés par l’activité humaine à l’échelle globale, de plus en plus de voix s’opposent à la trajectoire que nous poursuivons actuellement en matière d’agriculture (Valiorgue, 2020). L’agriculture industrielle, nourrie par des logiques extractives et productivistes, est régulièrement tenue pour responsable des désastres écologiques et sociaux et de leur accélération, qu’il soit question de perte de la biodiversité et de destruction des sols due à l’omniprésence des monocultures, de l’augmentation des maladies professionnelles imputées à l’usage des pesticides ou encore du taux de suicide alarmant dans le monde agricole. Face aux méfaits de l’agriculture industrielle dominante (Tordjman, 2022), de plus en plus d’initiatives agricoles et alimentaires valorisent des modes de vie alternatifs, c’est-à-dire des manières singulières de cultiver, de vivre et d’habiter le territoire. Autant d’initiatives, comme nous allons le voir, qui mettent à l’avant-plan l’importance de la « sobriété », entendue non seulement comme la mise en oeuvre de manières de vivre plus respectueuses des limites planétaires, mais plus fondamentalement encore comme la réappropriation des conditions matérielles d’existence et de subsistance, en particulier celle de se nourrir.
Cet article s’appuie sur une enquête sociologique[1] réalisée auprès d’une trentaine d’acteurs et d’actrices, principalement des agriculteurs et des agricultrices, situé·e·s dans trois régions du Québec (les Laurentides, Lanaudière et les Cantons-de-l’Est) et travaillant dans les domaines de l’élevage, du maraîchage, de l’apiculture, de la viticulture et de l’agroforesterie. En ce qui concerne le profil sociologique et les trajectoires sociales des dix acteurs et actrices présenté·e·s dans cet article, six des participants et participantes peuvent être considéré·e·s comme des néo-agriculteurs·trices étant donné qu’ils et elles sont les premier·ère·s à pratiquer ce métier dans leur famille, ou encore comme des néo-ruraux·ales, ces personnes s’étant installées à la campagne pour pratiquer leur métier, soit après une reconversion professionnelle, soit après des études en ville. Les quatre autres agriculteurs et agricultrices présenté·e·s sont issu·e·s du milieu agricole, qu’ils et elles soient de première, deuxième, troisième ou même quatrième génération à pratiquer ce métier[2].
Pour analyser ces projets agricoles alternatifs québécois, nous avons adopté le cadre d’analyse sociologique des « résistances par la subsistance », un prisme de recherche qui prend au sérieux les « modes de vie alternatifs » (Pruvost, 2017) et met en lumière les projets de société qui les sous-tendent. L’un des apports de ce courant de pensée inspiré de la perspective écoféministe développée par Maria Mies et Veronika Bennholdt (2023 [1999]) est en effet de montrer qu’émergent aujourd’hui, au sein des sociétés de délivrance industrielle, des formes de « résistances ordinaires » (Dobré, 2002), autrement dit, des résistances qui se situent et s’organisent dans la vie quotidienne, à l’échelle mésosociologique des « modes de vie » (Dobré, 2009), et qui s’articulent autour des enjeux de « subsistance », au sens où elles concernent la reproduction des activités vitales (Azam, 2023). Ce cadrage écoféministe des « résistances par et pour la subsistance » permet de voir combien les initiatives agricoles et alimentaires alternatives contemporaines constituent de nouveaux terrains de résistances et de transformation démocratique (Zask, 2016) dans les sociétés industrielles du Nord global (Pruvost, 2024)[3].
À travers leurs manières de travailler et de vivre au quotidien en opposition au modèle agro-industriel dominant, ces initiatives agricoles matérialisent et donnent à voir une conception singulière de la sobriété, centrée sur la capacité à entretenir et à savoir reproduire ses conditions d’existence. Cette quête se concrétise en particulier de trois manières principales. Premièrement, elle s’ancre dans une démarche visant à être plus autonome et indépendant vis-à-vis du modèle agricole et alimentaire productiviste et consumériste. Elle se traduit deuxièmement par la volonté des acteurs et actrices de réinscrire leurs pratiques agricoles dans la terre et le vivant afin de retrouver un certain sens de la limite. Il s’agit ici non seulement de « faire sans », sans les pesticides et autres intrants en particulier, mais aussi de « faire avec », avec le vivant et les écosystèmes. Enfin, cette quête de sobriété s’incarne dans l’adoption d’un mode de vie solidaire, tourné vers des manières de vivre plus collectives et conviviales.
1. Faire par soi-même : la sobriété comme autonomie
Pour les acteurs et actrices engagé·e·s dans des initiatives agricoles et alimentaires alternatives, vivre plus « sobrement » ne renvoie pas d’abord à l’idée de consommer moins ou mieux, ainsi que l’on entend souvent ce terme (Guillard, 2021). La sobriété renvoie ici plus fondamentalement à l’idée de tendre vers un mode de vie plus autonome, en s’émancipant de « l’hétéronomie (la dépendance) liée à la société industrielle » (Deléage, 2023 : 61). À l’opposé du modèle de la délivrance consumériste qui cherche à nous décharger des contraintes de la vie matérielle et des tâches qu’elle impose, au premier rang desquelles celle de nous nourrir, les acteurs et actrices interrogé·e·s font valoir « la volonté de reprendre en charge une part de leur subsistance » (Berlan, 2021 : 148) en réinvestissant le domaine de la production (et de la reproduction). Par « subsistance », pour reprendre la définition du penseur Bertrand Louart, membre du collectif agricole alternatif Longo Maï[4], « nous n’entendons pas seulement “ce qui sert à assurer l’existence matérielle”, mais plus largement le fait de subvenir par soi-même autant que collectivement à ses propres besoins élémentaires » (Louart, 2022 : 113).
1.1. Faire par soi-même
La quête de sobriété s’ancre ainsi dans une démarche visant à être plus autonome et indépendant vis-à-vis du modèle agricole et alimentaire productiviste ainsi que dans une volonté de reconquérir d’autres formes d’abondance, comme celle fondamentale de savoir entretenir « un milieu de vie nourricier » (Pruvost, 2021 : 30). Savoir faire des choses essentielles par soi-même plutôt que de faire faire, par exemple reproduire des semences, cultiver un jardin de légumes variés, s’occuper d’animaux, transformer le lait en beurre ou en yogourt, etc., représente une valeur forte et constitue pour bon nombre de personnes engagées dans des projets agricoles différents l’une des motivations premières dans la poursuite de leur activité.
C’est le cas exemplaire du couple formé par Éric et Catherine[5], qui, après une dizaine d’années à travailler comme restaurateur·trice·s à Montréal et inspiré·e·s par les travaux de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher, en particulier son ouvrage Small Is Beautiful, décident en 2012 de quitter la ville avec leurs deux enfants pour s’installer à la campagne sur une terre forestière et y démarrer une petite ferme vivrière diversifiée destinée à la promotion de l’autonomie alimentaire et à l’alimentation durable. Pour le couple, à l’heure des dérèglements climatiques, il est aberrant que les agriculteurs et agricultrices d’aujourd’hui ne se nourrissent pas d’abord avec leur propre production alimentaire, qui est le plus souvent des matières génériques mises en marché collectivement et vendues en gros sur le cours des marchés comme le lait, le blé et le sirop d’érable. Pour ce couple investi dans une ferme artisanale, le premier niveau d’un mode de vie plus autonome et sobre, c’est de « faire par soi-même, pour soi-même » et ainsi ne pas dépendre du modèle dominant pour se nourrir :
Viser l’autonomie alimentaire, pour nous, c’était crucial au départ dans la démarche. D’abord l’autonomie alimentaire pour notre famille et, éventuellement, pour faire du commerce. Les gens nous demandent tout le temps dans nos ateliers : qu’est-ce qu’on peut faire, qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer le monde ? Ce que moi je me suis mis à dire c’est : Ben, fais-le au moins par toi-même et pour toi-même. Vois ce que ça fait de faire des oeufs, d’abattre 20 poulets par année, d’entailler quelques érables pour avoir du sirop. On y prend très vite goût.
Éric et Catherine, éleveur·euse·s artisanal·e·s de poulets sur une ferme diversifiée
Contre les logiques de délivrance du modèle industriel capitaliste, les personnes engagées dans des projets d’autonomie comme Éric et Catherine font en effet valoir des logiques de subsistance, c’est-à-dire des logiques qui visent la réappropriation de ce « qui nous faire vivre » (Pruvost, 2021 : 6). Elles valorisent un mode de vie et de production tourné vers la satisfaction de leurs besoins essentiels et la découverte de nouvelles sources de bonheur que procurent les joies du faire et de l’autonomie plutôt que celles de la consommation. Cette définition de l’autonomie et de l’indépendance matérielle qu’esquisse le couple est cohérente avec celle qu’en donne Bertrand Louart : « Être autonome, c’est être capable de subvenir à ses besoins par son activité propre, c’est être en capacité de produire sa propre subsistance, celle de son foyer, de ses proches et de la communauté à laquelle on appartient. » (Louart, 2022 : 109)
Chez les producteurs laitiers artisanaux que nous avons rencontrés, l’idée d’être plus autonome en faisant les choses par soi-même est également centrale. C’est particulièrement pour s’opposer aux processus de standardisation industriels très présents dans l’industrie laitière que Stéphanie, éleveuse d’une soixantaine de vaches laitières, s’est lancée en 2016 dans la transformation artisanale du lait de son troupeau. Dans sa démarche, Stéphanie a très rapidement souhaité se démarquer du savoir-faire industriel « type brie » qu’on retrouve partout dans les épiceries québécoises, des fromages qui sont fabriqués par les géants de la transformation laitière comme la coopérative Agropur et l’entreprise Saputo. Pour valoriser elle-même le lait de son troupeau de vaches laitières pur sang dont elle est particulièrement fière (« Notre lait est jaune, il est crème, il est consistant », dit-elle), il était très important pour Stéphanie de ne pas dépendre de pratiques industrielles uniformisées et automatisées, mais au contraire de maîtriser des processus de transformation fromagère artisanale, simple et manuelle. En effet, totalement novice dans le domaine de la transformation, n’ayant jamais fabriqué de fromage avant son projet de fromagerie, Stéphanie s’est fait accompagner par des conseillers fromagers indépendants. Tout l’enjeu était pour elle de trouver un centre spécialisé d’expertise qui se différencie des conseillers plus conventionnels qui poussent à la standardisation des fromages en promulguant d’une ferme à l’autre les mêmes recettes :
Je n’avais encore jamais fait de fromage, jamais par moi-même. Je me suis fait accompagner par des conseillers fromagers indépendants. Des vieux de la veille qui ont leur propre idée. Souvent, un conseiller va se promener partout donc les fromages se ressemblent. C’est ça la norme. Je ne voulais pas faire affaire avec des conseillers issus de l’agro-industrie.
Stéphanie, éleveuse de vaches laitières et fromagère
C’est avec l’idée de créer un fromage « différent », qui ne correspond pas aux procédés et aux goûts industriels, que Stéphanie s’est tournée vers le fromage lactique : « Ils m’ont suggéré de faire un fromage lactique. Un fromage lactique, c’est comme un chèvre caillé dans une bassine, moulé à la louche délicatement, égouttage par retournement. C’est un savoir-faire plus traditionnel, ça me plaisait totalement. C’est vraiment différent des fromages commerciaux. »
1.2. À petite échelle, de « A à Z »
Miser sur l’autonomie implique également, comme l’expliquent la plupart des acteurs et actrices, de repenser l’organisation et l’échelle de l’activité agricole. Pour la très grande majorité des personnes investies dans des projets agricoles atypiques, le fait de travailler à petite échelle, et selon d’autres rythmes de vie (Sallustio, 2022) et cadences de travail (Porcher, 2014), est ainsi grandement valorisé. Ils et elles contestent l’injonction productiviste et capitaliste qui exige qu’une entreprise doive nécessairement « grossir », « fructifier », « s’industrialiser ». Dans le domaine de l’élevage pour la viande, Steve, qui élève au pâturage une trentaine de boeufs Highland et Angus et de porcs Berkshire pur sang – en plus d’occuper un emploi d’ébéniste et d’entretenir un potager –, est un cas exemplaire de cette aspiration à travailler sur une petite échelle. Comme il le revendique : « On est une petite ferme, moi j’ai acheté ça, il n’y avait rien, c’était toute du bois. J’ai tout défriché par moi-même. Je garde ça petit. » C’est en opposition à la mégaferme de ses parents, très coûteuse, notamment en électricité, en eau, en carburant fossile, en entretien d’équipement et des vies animales et, somme toute, « très peu payante » comme il le rappelle, que Steve adopte un modèle de ferme beaucoup plus petit et sobre :
Mes parents, eux autres, c’était gros – c’était familial, mais c’était vraiment gros. Maintenant, les cousins et les cousines, ils ont 360 vaches à boeuf pis ils font 25 000 porcelets d’abattage par année. C’est immense. Ils ont 20 tracteurs dans la cour pis c’est vraiment, vraiment gros. Je vais te le dire, ça en prend du fuel pour toutes ces machines-là. Pis mes parents, ils ne faisaient pas d’argent là, ils couraient tout le temps. Moi, j’aspirais à d’autres choses à tous les niveaux. Je voulais un projet différent, beaucoup plus petit avec quelques animaux qui vont dehors, en forêt, au pâturage.
Steve, éleveur de boeufs et de porcs pur sang au pâturage
C’est aussi parce que sa ferme est petite que Steve dit pouvoir se consacrer à 100 % à toutes les étapes de la production de viande, mais aussi avoir le temps de combiner plusieurs activités à la ferme. « À cette échelle, ça nous permet de tout faire nous autres mêmes, on ne court pas tout le temps partout, pis on a le temps pour apprendre d’autres choses, faire d’autres choses. »
Cette valorisation de la poly-activité, qui consiste, contre la sectorisation et la division du travail propre au modèle agricole industriel, à exercer plusieurs activités professionnelles en même temps, est très présente chez les agriculteurs et agricultrices. C’est d’ailleurs bien parce que le couple a le désir de tout faire soi-même qu’Éric et Catherine, comme bien d’autres dans le domaine de l’élevage, souhaiteraient pouvoir abattre leurs animaux à la ferme, une pratique qui n’est aujourd’hui pas autorisée au Québec si la viande est destinée à être vendue. Ce serait pourtant selon lui et elle tout à fait logique dans leur démarche artisanale de pouvoir, à la ferme, faire naître les animaux, s’en occuper leur vie durant et procéder de manière honorable à l’abattage :
Tout ça, c’est logique, mais c’est bourré d’embûches. On veut faire naître le poussin sur la ferme, essayer de le nourrir à la ferme, pis ensuite, l’abattre à la ferme. C’est logique, tout faire, de A à Z, ici même. C’est archi important de ne pas accepter de dépendre d’un couvoir qui est de moins en moins disponible. Déjà, l’année dernière, il y a eu une hécatombe donc il n’y a pas eu de poussins à un moment donné. Pis de ne pas dépendre des abattoirs situés super loin et qui font juste de l’abattage industriel.
Éric et Catherine, éleveur·euse·s artisanal·e·s de poulets sur une ferme diversifiée
Dans le domaine de la viticulture, cette aspiration à « rester petit » et à faire « de A à Z » est aussi très forte et représente même, pour le vigneron Alain, l’essence de ce métier qu’il a choisi sur le tard, après une carrière dans les médias qui ne répondait plus à sa volonté de vivre plus sobrement et de manière plus autonome : « Je crois qu’avec 12 ans de recul, je peux dire aujourd’hui que ce qui me rend le plus fier, c’est de dire que je suis rendu un vigneron parce que je fais tout de A à Z. Je maîtrise l’agriculture, la transformation au chai et la commercialisation directe. » Pour rester vigneron, c’est-à-dire pour continuer de maîtriser toutes les étapes, de la production à la vente, et rester maître de la qualité et du style de son vin, Alain ne souhaite pas « grossir », comme il le dit, car s’il grossissait, son vignoble d’un peu moins de dix hectares basculerait d’un « vignoble familial à échelle humaine » à un « vignoble industriel », ce qui, selon lui, est « trop pour une famille » et ne permet plus aussi facilement d’expérimenter, de faire des vins différents et surtout de rester maître à toutes les étapes. De la même manière, Claire, qui opère avec son conjoint sur un petit vignoble de deux hectares, explique qu’elle et son partenaire ont aussi fait le choix de la petite échelle et de respecter le ratio artisanal d’un hectare pour le travail d’une personne afin d’être capables de s’occuper de toutes les étapes :
On ne voulait pas faire plus que deux hectares de vignes parce que théoriquement, il y a une règle très approximative qui dit qu’une personne peut s’occuper d’un hectare, donc on se disait « regarde, nous, on est deux ». Puis, on s’est dit « on ne veut pas être en situation de devoir embaucher des employés, on ne veut pas s’éparpiller non plus, fait qu’on va arrêter à deux hectares ». On travaille à plus petite échelle, pas trop de personnes au vignoble, pas trop de machinerie non plus et comme ça on est capables de s’occuper de la vigne, du chai et de la vente.
Claire, vigneronne
2. Composer avec le vivant : une écologie de la sobriété
Outre cette quête d’autonomie, la sobriété passe deuxièmement par la volonté des acteurs et actrices de réinscrire leurs pratiques agricoles dans « les territoires du vivant » (Rollot, 2023), afin de retrouver un certain sens de la limite, mais aussi afin de créer de nouvelles relations avec les autres vivants (Morizot, 2020). Ainsi, pour la plupart des personnes engagées dans des projets agricoles et alimentaires alternatifs, « faire autrement » renvoie à « faire sans ». En faisant valoir des pratiques « sans » (sans intrants, sans pesticides, sans antibiotiques, parfois sans tracteurs, etc.), plusieurs agriculteurs et agricultrices mettent au premier plan leur santé, celle de leurs animaux, de la terre qu’ils travaillent ainsi que plus généralement celle de l’écosystème qu’ils cultivent. Mais c’est aussi précisément avec le désir de « faire avec » (un sol vivant, l’écosystème, le territoire, notre condition terrestre) qu’ils et elles s’engagent à travailler avec la nature plutôt que contre elle.
2.1. Faire « sans »
À l’opposé de l’agriculture industrielle intensive et extractive qui met en péril la possibilité même de la vie sur Terre (Tordjman, 2021), les personnes engagées dans des initiatives agricoles et alimentaires alternatives privilégient des manières de produire plus « naturelles », c’est-à-dire plus écologiques, en excluant par exemple l’usage de pesticides et autres produits chimiques de synthèse. Dans le monde du maraîchage biologique, faire « sans pesticides » représente la base de cette quête de sobriété. Sara et Marc-André, pionnier·ère·s au Québec du maraîchage biologique sur petite surface et à basse technologie, ont fait le coeur de leur engagement de cette philosophie du « faire sans » pour « faire mieux », inspirée de leur maître à penser, le maraîcher américain Eliot Coleman. Avec la petite ferme maraîchère qu’il a construite après des études universitaires en agriculture et en environnement, le couple prouve en effet depuis plus de quinze ans qu’il est possible de faire une agriculture « sans tracteur, sans engrais chimiques, sans pesticides, sans cochonneries », comme il l’affirme. Pour Marianne aussi, maraîchère installée en coopérative depuis 2013, proposer des légumes « sans pesticides » – « même pas ceux autorisés en bio », comme elle le spécifie – constituait dès le début, pour elle et son groupe de travail, une évidence :
Quand on a commencé, c’était évident qu’on voulait faire partie du Réseau des fermiers de famille, qui était coordonné par Équiterre. Pour ça, il faut être certifié biologique. Nous, on y croit, ça reste une manière pour le consommateur d’avoir une garantie que les aliments qu’on offre sont sans traces de pesticides et certifiés sans OGM.
Cette aspiration à faire à tout prix « sans pesticides » est également partagée par les vignerons et vigneronnes engagé·e·s dans des projets viticoles alternatifs. C’est le cas de Claire et de son conjoint qui, comme Marianne, ont eu à coeur dès le début de leur activité non seulement de rester petits, comme nous l’avons vu plus haut, mais aussi de mettre en pratique un entretien de la vigne qui soit le plus écologique possible. Convoitant la certification biologique pour leurs vins, et par « souci écologique et environnemental », ils travaillent « sans aucun produit chimique de synthèse ». Mais comme le souligne Claire, recoupant ce que beaucoup d’agriculteurs et d’agricultrices rencontré·e·s expliquent, les pratiques « bio » mises en place vont bien au-delà du refus d’utilisation de produits chimiques. Elles valorisent tout un mode de vie attentif à l’environnement : « Aucun produit chimique de synthèse, mais nous, on essaie d’aller un petit peu plus loin. En fait, c’est globalement notre mode de vie qui est axé sur l’écologie : on veut faire attention à notre environnement. »
Dans le monde de l’apiculture artisanale et biologique, la nécessité de pratiquer une agriculture « sans pesticides », « sans OGM » et « sans monoculture » est aussi farouchement défendue. C’est ce qu’expliquent Sophie et Gabriel, un couple d’apiculteur·trice·s très critique de l’agriculture industrielle intensive dont les monocultures OGM sont l’emblème, au Québec comme ailleurs dans le monde : « Une des raisons pourquoi il y a un déclin de l’abeille dans le monde, c’est à cause des monocultures à l’échelle mondiale. Les abeilles se retrouvent dans des déserts verts comme en Californie où il y a juste des amandiers, une seule variété à l’infini, et elles butinent ça, tous les produits chimiques qui se retrouvent dans l’eau et le nectar. » Cet usage répandu de semences OGM dans les monocultures fait en sorte que le large éventail de produits chimiques (herbicides, fongicides, insecticides, parasitoïdes) chargés d’éliminer et de tuer des éléments de la flore et de la faune considérés comme nuisibles dans les grandes cultures productivistes laisse des résidus dans les sols des parcelles agricoles qui se retrouvent plus largement partout dans l’environnement. Proposer un miel entièrement biologique, « sans traces de pesticides », constitue aujourd’hui un défi majeur, comme l’explique Sophie, dont les miels sont certifiés biologiques par l’organisme certificateur Écocert. Dans l’extrait suivant, elle commente ainsi les résultats d’un concours mondial d’apiculture, organisé dans le cadre du congrès Apimondia, qui venait d’avoir lieu à Montréal et lors duquel près de la moitié des miels proposés, pourtant présentés comme les meilleurs au monde, ont dû être disqualifiés, l’analyse ayant révélé que ces miels étaient adultérés aux pesticides et aux antibiotiques animaux et humains, un constat très inquiétant pour Sophie :
Il y a énormément de fraudes dans les miels. C’est ce qui est arrivé à Apimondia, la plupart des miels testés étaient adultérés. Ce qui est inquiétant dans l’adultération des miels, c’est qu’en fait, l’abeille, c’est vraiment notre bio-indicateur à nous les humains. Sur le 42 % de miels adultérés, il y en avait la moitié que l’adultération venait par la présence de pesticides, mais aussi d’antibiotiques non destinés à l’abeille. Donc, ce que l’abeille mange, nous on le mange. C’est très très inquiétant. Ils ont trouvé des résidus de plein de pesticides, d’antibiotiques à vache et d’antibiotiques humains, mais ce n’est malheureusement pas étonnant.
Sophie et Gabriel, apiculteur·trice·s et artisan·e·s du miel
2.2. Avec le « vivant »
En plus de vouloir s’éloigner des pratiques polluantes, cette manière de faire sans les pesticides et les OGM sous-tend plus fondamentalement un autre rapport à la nature et au vivant. Ainsi, bon nombre d’acteurs et d’actrices interrogé·e·s réinscrivent leurs pratiques agricoles et leurs manières de vivre « dans la terre » et les cycles de la nature, contre l’agriculture extractive et « hors-sol ». Ils et elles font ainsi valoir une « éthique du terroir » (Rainville, 2019), misant sur l’importance de s’adapter à la terre et au territoire et non l’inverse. Pour les maraîchers et maraîchères, l’une des pratiques qui comptent le plus, en plus de travailler en régie biologique, c’est ainsi de travailler « avec le sol ». Pour cela, la plupart mettent en avant l’idée qu’il ne faut surtout pas labourer la terre en profondeur. En adéquation avec les principes du « non-labour » que préconisent les agronomes français·es Lydia et Claude Bourguignon, qui sont depuis plus de vingt ans des références mondiales sur la question des « sols vivants » (Bourguignon, 2008), Sara et Marc-André expliquent : « Il faut laisser le sol travailler, il faut laisser le labour biologique remplacer le labour mécanique. » Le couple préfère ainsi cultiver « sur buttes », c’est-à-dire en surélevant manuellement la terre par rapport au niveau de base du sol et en l’enrichissant de matières organiques. Pour le couple, ce sont les « micro-organismes du sol » qui sont les mieux placés pour faire pousser les plantes. C’est « la terre », comme ils le rappellent, qui produit les légumes[6]. Il est donc impératif de travailler au service de ce sol qui n’est pas simplement considéré comme un substrat inerte, mais comme une matière vivante qu’il faut préserver et enrichir.
Pour Marianne et ses collègues qui cultivent des légumes biologiques sur 3 hectares, la « vitalité des sols » constitue aussi le point de départ pour réussir à faire pousser une diversité de légumes sans ajout de produits chimiques. L’équipe a par exemple recours aux « engrais verts » (graminées, crucifères et légumineuses) qui servent de couvre-sol temporaires avant d’être enfouis dans la terre pour l’enrichir de minéraux essentiels. Comme l’explique Marianne, « les engrais verts apportent d’énormes bénéfices au sol, notamment des réserves de potassium, de phosphore ou d’azote, et ils affaiblissent et étouffent les mauvaises herbes ». En plus d’utiliser à la ferme des engrais verts, elle et ses collègues ont recours à des amendements, c’est-à-dire que du compost est incorporé pour améliorer la matière organique du sol et le champ est travaillé au tracteur, mais sans que le sol soit « trop dérangé ». La manière particulière dont Marianne et ses collègues conçoivent leurs jardins emprunte finalement beaucoup au modèle dit de la « permaculture », un système de culture et de design des jardins basé sur l’observation de la nature, appréhendée comme un écosystème à part entière (Hervé-Gruyer, 2014; Centemeri, 2019).
En apiculture, cette nécessité de travailler avec le vivant et non contre lui est aussi centrale. Comme le rappelle Sophie : « Ce qu’on dit souvent, c’est que ce sont les abeilles qui font le miel. Nous autres, on fait juste bien le conditionner. » Les apiculteurs et apicultrices mettent à l’avant-plan, dans leurs pratiques quotidiennes et dans leur manière de vivre, des « alliances avec les autres vivants » (Morizot, 2023). Sophie explique encore que les différentes dimensions de la vie sont interreliées : « C’est là qu’on se rend compte que si l’abeille ne va pas bien, ben nous on vit dans cet environnement-là. Donc, on a aussi des effets de tout ça, tout est relié. » Les apiculteurs et apicultrices alternatif·ve·s militent et mettent ainsi en oeuvre des pratiques qui protègent la biodiversité et la diversité alimentaire des humains et non-humains, ce qui les place souvent au coeur de conflits de cohabitation, comme elle le dit :
Il faut protéger la diversité. C’est compliqué donc avec les producteurs très intensifs dans les fraises et les céréales. Ils sont ultra dans le conventionnel. On ne se gêne pas pour faire valoir notre culture du miel et dire qu’il faut retourner à la base et protéger la biodiversité et ne pas aller vers la monoculture.
Cette manière naturelle de faire du miel et de s’allier aux forces du vivant, particulièrement pour la pollinisation et la production de sucre naturel, n’a rien de si nouveau, selon Gabriel et Sophie. Elle s’inspire des manières traditionnelles de faire du miel depuis longtemps pratiquées dans le monde, mais qui ont été marginalisées par les pratiques apicoles industrielles : « On fait une apiculture traditionnelle, on ne pasteurise pas nos miels, on fait nos trucs “à froid”, on élève nos abeilles de façon naturelle, donc on ne fait pas les choses si différemment de ce qui était fait avant. »
Ce souci de s’allier au vivant, de s’en inspirer et de collaborer avec lui est également très fort chez Mickaël, éleveur de porcs au pâturage et maraîcher diversifié de deuxième génération, ses parents étant eux-mêmes des précurseurs d’une agriculture alternative dans les années 1970-1980. Comme il l’explique : « L’agriculture conventionnelle, c’est très rationnel. Moi, ce qui me fait triper, c’est de trouver une approche, trouver un système où les choses se tiennent pas mal. Les activités de la ferme doivent se complémenter l’une et l’autre. C’est une approche plus globale, plus systématique. » Pour valoriser son « écosystème de ferme », tel qu’il le qualifie, Mickaël aime travailler avec les animaux et en particulier avec les cochons : « J’aime le cochon, l’animal. Il est dans son endroit à la ferme, dans un écosystème de ferme. » Des animaux exclusivement élevés en extérieur, au pâturage, afin qu’ils puissent exprimer leurs comportements naturels : « les cochons sont des animaux omnivores, c’est-à-dire qu’ils ont besoin d’une alimentation diversifiée pour une santé optimale » :
Au pâturage, ça veut dire que les cochons mangent de l’herbe, de l’herbage. Le pâturage, c’est ce qui pousse à la surface des sols, c’est un mélange de graminées pis de légumineuses, ça doit être une proportion importante de leur alimentation. Pis, surtout, ça leur permet d’exercer leur tempérament naturel de fouir le sol, d’avoir une alimentation diversifiée pis d’avoir accès à une certaine liberté.
Mickaël, maraîcher biologique et éleveur de porcs au pâturage
Mickaël revendique ainsi un système de ferme plus sobre qui repose sur une agriculture régénératrice, un « mode de culture plus intuitif, plus équilibré, régénérateur de vie, où les activités se complémentent les unes les autres » :
Mon approche, c’est l’écosystème de la ferme. C’est ça mon travail comme agriculteur. C’est l’idée de développer un système où je suis moins dépendant d’intrants de l’extérieur. J’ai un système plus résilient pis qui s’équilibre entre la gestion des mauvaises herbes, entre la gestion des parasites pour les animaux, […] des sols riches qui me permettent de sortir de beaux légumes.
Mickaël, maraîcher biologique et éleveur de porcs au pâturage
3. Collectivité et convivialité : la sobriété en commun
En plus de se concrétiser par une recherche d’autonomie et la valorisation de pratiques plus écologiques, la quête de sobriété des agriculteur·trice·s alternatif·ive·s s’observe enfin par la mise en pratique quotidienne d’un mode de vie moins compétitif, davantage tourné vers des manières de vivre plus collectives et conviviales. En entretenant une « culture du collectif », il s’agit de combattre le malaise et la perte de sens que génère trop souvent « la machine agro-industrielle » (Legendre, 2023). Pour s’opposer à ces logiques intensives et individualisantes, comme le montre la sociologue Aurianne Stroude dans ses travaux sur les modes de vie alternatifs, il y a en effet aujourd’hui une forte volonté de « vivre plus simplement » (Stroude, 2021), mais aussi de réinvestir le collectif. La plupart des acteurs et actrices alternatif·ive·s que nous avons rencontré·e·s valorisent ainsi un rythme de vie différent et organisent leur mode de vie pour favoriser l’entraide, la solidarité et la conciliation travail-famille, ainsi que la commensalité, une manière de vivre qui place la nourriture au centre des liens sociaux (Poulain, 2012 : 271).
3.1. Une culture du collectif
Vivre de manière plus sobre, cela veut dire avant tout vivre de manière « plus solidaire » pour les agriculteur·trice·s. La coopération, l’entraide et la solidarité sont en effet fortement favorisées chez les personnes responsables de projets alternatifs. C’est le cas de Marc et de son collectif de propriétaires forestiers qui souhaitent avec leurs voisins « occuper ensemble et intelligemment un territoire », comme il le dit. « On est des gens qui veulent travailler ensemble au mieux de la planète. On veut faire front commun avec nos terres et nos forêts, on est tous en régie bio. On veut être les moteurs d’une transformation rurale. Le coeur du collectif, c’est d’assurer une transition rurale, intelligente et respectueuse. » À la base de leur démarche collective, Marc fait valoir une réappropriation des agriculteurs et agricultrices et des propriétaires forestier·ère·s à prendre part, de manière collaborative, à leur milieu :
L’objectif initial de notre coopérative, c’était pour échanger, apprendre à se connaître, savoir ce qu’on pouvait faire avec nos terres, quels en étaient les potentiels, et comment on pouvait s’aider, s’entraider mutuellement, faire ensemble. Il y a une connotation de plaisir, il y a une connotation d’échange, il y a un enjeu aussi de collectiviser les informations que nous sommes allés chercher chez différents spécialistes. Et donc, tous ces éléments-là pris ensemble, eh bien, ce sont des éléments fondateurs, je dirais, du collectif.
Marc, responsable d’un projet de valorisation agricole et forestière
Un autre des avantages du modèle coopératif que plusieurs ont décidé d’adopter, c’est bien celui de pouvoir partager les risques, les responsabilités et les bénéfices liés à une activité agricole.
Selon Marianne, membre-travailleuse d’une coopérative maraîchère, la manière dont fonctionne sa coopérative de travail est à l’opposé de la structure organisationnelle verticale des grosses coopératives agricoles – « comme la Coop fédérée », dit-elle, aujourd’hui Sollio Groupe Coopératif, une multinationale qui génère des milliards en chiffre d’affaires en vendant à ses milliers de salariés adhérents des produits et des services aux agriculteurs, en particulier des engrais et pesticides de synthèse, une méga entreprise qui, selon elle, a « intérêt à ce que le système dominant perdure ». Comme elle l’explique, la coopérative de travail à laquelle elle appartient valorise au contraire une culture du « faire ensemble » et une organisation horizontale du pouvoir :
Nous, on a choisi la Coop, c’est vraiment justement pour pouvoir se partager les risques, les responsabilités et les pouvoirs. Ça fait que c’est sûr que c’est beaucoup, beaucoup de travail, mais en même temps, le fardeau psychologique ne repose pas juste sur les épaules d’une personne ou d’une famille. On est plusieurs à réfléchir, à récolter les bénéfices ou à accuser les coups durs.
Marianne ajoute que l’organisation en coopérative est aussi un atout pour « avoir du temps pour les enfants ». C’est un modèle de ferme qui selon elle « aide beaucoup à alléger la charge mentale » en plus de « laisser du temps pour les autres domaines de la vie ». L’esprit collectif de la coop permet ainsi une meilleure conciliation travail-famille en plus de mettre à l’avant-plan l’importance du travail productif autant que du travail reproductif, comme celui de « prendre soin de ses proches ».
3.2. L’importance de la convivialité et de la commensalité
Pour s’opposer au fait que les aliments, comme les agriculteurs et agricultrices (Purseigle et Hervieu, 2022), sont aujourd’hui considérés comme secondaires dans le capitalisme agricole, appréhendés comme des marchandises comme les autres, beaucoup de projets agricoles alternatifs insistent sur l’importance de revaloriser la vente directe, le lien social et la connexion forte avec les consommateurs et consommatrices. Contre les logiques très impersonnelles du modèle agroalimentaire, Mickaël souhaite ainsi tisser des liens de confiance, de proximité et de convivialité avec ses « clients-partenaires » comme il le dit, en particulier dans le cadre des marchés publics, des lieux d’appartenance fondamentaux pour lui :
C’est définitivement le lien social que j’aime. Une fois par semaine, je fais le marché fermier et j’adore ça. J’aime vraiment ça. C’est une partie importante de ma paye de voir le monde revenir à chaque semaine. J’ai pas fini de monter mon étale le matin et le monde, ils attendent en ligne. Ç’a de la valeur pour moi. Au-delà de trouver des produits, tu vas chercher une connexion avec les gens qui viennent dans les marchés publics. Tu appartiens à ton territoire, t’appartiens à ton tissu. L’agriculture, ce n’est pas juste un bien et service, ce sont des rencontres.
Mickaël, maraîcher biologique et éleveur de porcs au pâturage
Avec le souci de pratiquer une « agriculture de proximité », tou·te·s les maraîcher·ère·s rencontré·e·s – mais c’est aussi le cas des vigneron·ne·s, des fromager·ère·s ou des éleveurs et éleveuses – évoquent en effet apprécier vendre en circuit court, sans intermédiaire entre eux et elles et leurs clients. Comme le rappelle Sara, qui vend chaque semaine environ deux cents paniers de légumes biologiques à des familles vivant près de chez elle : « La vente directe est au coeur de notre agriculture. Notre modèle fonctionne vraiment sur la relation avec les consommateurs, pas sur les volumes. »
Enfin, la recherche de convivialité s’incarne dans une recherche de commensalité, notamment en valorisant des aliments et des repas partagés. Mickaël se réjouit qu’une partie des Québécois et Québécoises se soit enfin tourné·e·s vers l’alimentation locale durant la pandémie : « Manger local, c’est identitaire, je suis fier, je suis content que ça se passe. On dirait qu’avec la pandémie de covid-19 et l’augmentation du prix du panier d’épicerie, le monde s’est enfin mis à réfléchir et s’est dit “mais qui fait pousser ma bouffe ?” » Pour lui, comme pour Sophie l’apicultrice, la nourriture doit être davantage centrale dans la vie des gens. C’est pourquoi elle et son conjoint misent beaucoup sur la commensalité, d’abord en proposant des pizzas en mode pique-nique et ensuite en offrant des repas plus élaborés à leur restaurant à la ferme : « Nous, on aime les gens, les rencontres et la bouffe. Ça, ça a teinté beaucoup la ferme et ce pourquoi on a une petite table. Tsé, c’est pas juste un restaurant où on achète des affaires chez le distributeur, mais on valorise ce qu’on fait ici, on explique et on rassemble les gens. » Ces repas cuisinés et partagés sont l’occasion pour Sophie et son partenaire de créer du lien social et de la fierté autour de la nourriture qu’ils produisent.
Conclusion
Les personnes engagées dans les initiatives agricoles et alimentaires alternatives que nous avons étudiées donnent à voir une conception singulière de la sobriété, centrée sur la mise en oeuvre de modes de vie tournés vers la subsistance et la capacité à savoir reproduire ses conditions d’existence, sans perdre de vue la visée collective et politique de leur résistance. La sobriété n’est à cet égard pas synonyme ici de « faire moins », dans une perspective de déconsommation ou de consommation responsable. Elle consiste plus fondamentalement en un mode de vie à part entière, c’est-à-dire une autre manière de travailler, de produire, d’habiter et de vivre le territoire. Loin de se résumer à « faire moins », la sobriété signifie avant tout : faire par soi-même, ensemble et de manière plus écologique. Ce « projet de société » et cette conception particulière de la sobriété se heurtent toutefois à d’importants défis et difficultés (politiques, économiques, culturels) qui menacent la pérennité même de ces formes d’expérimentations contemporaines de la sobriété ; par exemple, la difficulté, voire l’impossibilité, de réaliser certaines étapes de production sur place, notamment l’abattage des animaux à la ferme ou la transformation artisanale sans « usine » de transformation, ainsi que de nombreux autres défis tels que l’accès à la terre, la rentabilité et la cohabitation avec le modèle agricole productiviste dominant.
Il apparaît en définitive pour le moins difficile, dans le système culturel et politique actuel, de mettre en oeuvre et d’expérimenter véritablement des modes de vie alternatifs et de transformer plus généralement le « genre de vie dominant ». Alors même que nous savons que nos sociétés doivent s’adapter aux changements climatiques qui nous accompagnent déjà, envisager et expérimenter des modes de vie qui proposent autre chose que la « seule liberté d’option économique » (Bourg et Arnsperger, 2016 : 19) est souvent disqualifié, délégitimé, voire rendu quasi illégal, ce qui « prouve avec quelle rapidité et quelle vigilance le système réagit par rapport à tout ce qui lui semble un écart vis-à-vis de son monopole sur le mode de vie » (Duclos, 2009 : 307). Nous assistons en effet à l’heure actuelle dans nos sociétés industrielles et productivistes à une « “criminalisation” des résistances à la destruction de la vie » (Deléage, 2018 : 49), à une disqualification des modes de vie qui s’écartent de la norme. Le droit à « subsister autrement » constitue de ce point de vue un véritable défi en régime capitaliste et assurément l’une des luttes vitales du xxie siècle.
Appendices
Notes
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[1]
Les entretiens mobilisés dans cet article s’inscrivent dans la recherche plus large menée dans le cadre de notre thèse de doctorat en sociologie (Rainville, 2024). Pour cette recherche doctorale, nous avons interviewé entre 2019 et 2020 plus d’une trentaine d’acteurs et d’actrices, principalement des agriculteurs et des agricultrices, qui s’éloignent des pratiques du modèle agricole conventionnel.
-
[2]
Soulignons de ce point de vue que notre enquête sociologique ne porte pas sur le phénomène du « retour à la terre » ou de la « néo-ruralité », comme c’est souvent le cas des travaux qui portent sur le renouveau agricole (Rouvière, 2015), mais interroge les alternatives agricoles et alimentaires en elles-mêmes, un phénomène, comme nous avons pu le constater, qui s’observe aussi bien chez les néo-agriculteur·trice·s que chez les agriculteurs et agricultrices issu·e·s du milieu agricole.
-
[3]
Si elles s’observent aujourd’hui dans les sociétés du Nord global, ces résistances par la subsistance s’inspirent et s’inscrivent toutefois, il faut le souligner, dans le droit héritage des luttes paysannes et environnementales pionnières du Sud global des années 1980-1990, que l’on pense par exemple au mouvement autonome zapatiste au Mexique, au Mouvement des sans-terre au Brésil, au mouvement international Via Campesina ou encore, en Inde, au mouvement Navdanya, fondé par la scientifique Vandana Shiva. À ce sujet, voir notamment Shiva, Mies et Rubinstein (1999), ainsi que Baschet (2005).
-
[4]
Longo Maï est un mouvement coopératif européen fondé en 1973 qui vise à promouvoir des modes de vie alternatifs basés sur la coopération, l’autonomie, l’écologie et la solidarité.
-
[5]
Afin de préserver l’anonymat des participant·e·s, nous utilisons des prénoms fictifs.
-
[6]
C’est une conception similaire que met en exergue l’anthropologue Dusan Kazic dans son étude portant sur les relations que les paysans et paysannes entretiennent avec les plantes (Kazic, 2022).
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