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Soyez sobres ! Telle est la nouvelle solution préconisée par nos élites politiques pour affronter la catastrophe écologique en cours. On doit notamment à Emmanuel Macron, le président de la République française, d’avoir consacré en septembre 2022 presque toute une conférence de presse à faire valoir la nécessité d’une « sobriété raisonnable » en matière de consommation d’énergie[1]. Quelques semaines plus tard, au Québec, c’est dans la bouche de Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, que l’on a pu entendre ce mot, ainsi que l’évocation d’un éventuel projet de loi visant à inciter les consommateurs d’électricité à davantage de retenue. Depuis, le premier ministre de la province, François Legault, a écarté au moins provisoirement un tel projet, mais l’appel à la « sobriété volontaire » reste en vigueur.

Que faut-il en penser ? A priori, cette proposition tranche avec les professions de foi productivistes et technicistes que délivrent habituellement aux médias celles et ceux qui prétendent nous gouverner. À tel point d’ailleurs que certains observateurs enthousiastes y ont lu le signe annonciateur d’une conversion de ces dirigeants à l’idéologie de la décroissance soutenable. À tout le moins, la notion de sobriété semble entretenir des affinités avec celle de décroissance. Ne pourrait-elle en constituer un synonyme, à la tonalité moins négative, et donc plus propice à en favoriser « l’acceptabilité sociale », comme d’aucuns l’espèrent ? Ce n’est pas le cas. La sobriété, au moins telle qu’elle est envisagée par les dirigeants qui s’en réclament aujourd’hui, se situe aux antipodes de ce que serait une politique de décroissance soutenable. C’est en tout cas ce que je voudrais m’efforcer de montrer dans les pages qui suivent.

Dans un premier temps, je soulignerai les différents problèmes que posent ces appels à la sobriété lancés par les autorités de nos pays. Ensuite, j’indiquerai ce que devrait impliquer une politique de sobriété, non seulement soutenable sur le plan écologique, mais aussi compatible avec les valeurs de liberté et d’égalité qui sont censées être les nôtres. Ce sera ainsi l’occasion d’esquisser une réponse à une question adressée avec insistance aux promoteurs de la décroissance, souvent en manière d’objection : « Mais, que proposez-vous ? »

1. Les pièges de la sobriété

Pourquoi se défier de ces appels à la tempérance en matière de consommation d’énergie lancés depuis quelque temps par nos « responsables » politiques ? Trois raisons au moins motivent cette défiance : 1) ces appels ne sont pas du tout à la hauteur de la « crise écologique » à laquelle nous faisons face ; 2) ils risquent de favoriser une aggravation des injustices socioéconomiques et environnementales actuelles ; 3) ils ouvrent la voie à une gestion toujours plus autoritaire et expertocratique de la question écologique.

1.1. Une solution insuffisante

Commençons par le problème écologique. En termes simples, l’habitabilité de la Terre se dégrade rapidement, à tel point que certains chercheurs craignent un effondrement de nos sociétés (Meadows, Meadows et Randers, 2013) et que d’autres vont même jusqu’à s’inquiéter pour l’avenir de notre espèce (Ceballos et al., 2015). Concrètement, certaines richesses naturelles dont nous avons besoin pour vivre se raréfient, tandis que nos milieux de vie débordent de déchets de plus en plus empoisonnants. C’est la conséquence de deux siècles de croissance économique soutenue, c’est-à-dire d’une augmentation exponentielle de la quantité de marchandises produites et consommées par des humains. Ce phénomène sociohistorique, qui trouve sa raison d’être dans le capitalisme, a débuté en Occident (Abraham, 2019 ; Hickel, 2021 ; Kallis, 2018 ; Parrique, 2022 ; Pineault, 2023 ; Schmelzer, Vansintjan et Vetter, 2022). Il s’observe aujourd’hui dans la presque totalité des sociétés humaines.

Dans ce contexte, viser une réduction de la consommation d’énergie des particuliers en Occident apparaît certes assez raisonnable. Cependant, un tel objectif reste très insuffisant compte tenu de l’ampleur du désastre qui se produit sous nos yeux, et ce même si l’on doit reconnaître que l’énergie constitue sans doute la ressource la plus cruciale qui soit. À l’évidence, la réduction de consommation devrait concerner toutes les richesses naturelles dont dépendent nos vies aujourd’hui, y compris lorsqu’il s’agit de ressources dites « renouvelables ». Ainsi que le montre une étude comme celle que dirige Will Steffen sur les limites planétaires, le rythme auquel sont exploitées les ressources de ce type conduit à leur épuisement (Steffen et al., 2015). Pour ralentir la catastrophe écologique, la sobriété devrait s’imposer à l’égard de toutes nos richesses naturelles.

Par ailleurs, et plus fondamentalement, en appeler à la responsabilité des consommateurs individuels, comme l’ont fait Emmanuel Macron et Pierre Fitzgibbon, a quelque chose de spécieux. Cet appel repose sur le postulat implicite que la production de biens et de services (énergétiques, en l’occurrence) n’est jamais que la réponse à une demande de consommation. Autrement dit, selon le discours de ces dirigeants politiques, c’est le consommateur qui commande au producteur. Or, c’est l’inverse que l’on observe sous le capitalisme. En tout cas, force est bien d’admettre que ce n’est pas la demande qui suscite l’offre. Comment expliquer sinon qu’autant de demandes vitales ne soient pas satisfaites dans nos sociétés, en dépit de l’énormité des moyens de production accumulés ? Ce qui commande la production, c’est la possibilité de réaliser un profit. La consommation est largement conditionnée et déterminée par cette exigence.

En outre, nos modes de vie dépendent étroitement de macrosystèmes techniques (réseaux de distribution d’énergie, d’eau ou d’information ; réseaux de transport ; système agricole et agroalimentaire ; système de santé ; système scolaire…). Nous n’avons pas vraiment le choix d’utiliser ou non ces dispositifs, et n’avons donc qu’un contrôle très relatif sur notre consommation. Or, le poids écologique de ces macrosystèmes est insoutenable, compte tenu des ressources naturelles disponibles et du nombre d’humains qui peuplent la planète. C’est ainsi que même les plus « sobres » d’entre nous sur le plan matériel, que ce soit par choix ou par nécessité, ont en réalité un mode de vie qui s’avère lui-même insoutenable (Pineault, 2023). Et il ne leur est pas possible de faire autrement. Par conséquent, pour tenter de résoudre le problème écologique, il faut commencer par s’attaquer à notre mode de production, plutôt qu’à la consommation, qui n’est jamais, dans une large mesure, que l’effet du premier.

Et il ne s’agit pas simplement de « produire mieux », comme le proposent les partisans d’un développement durable, d’une économie circulaire ou d’un Green New Deal. Les stratégies qui visent à générer une « croissance verte » butent sur des contraintes à la fois biophysiques, économiques et politiques (Parrique, 2022). Si bien que cet objectif n’a pour le moment jamais été atteint et qu’il est peu probable qu’il le soit, du moins dans les délais relativement courts dont nous disposons pour éviter les effets les plus dramatiques de la crise écologique en cours (Haberl et al., 2020). Au mieux, on observe un découplage relatif entre l’activité économique et les pressions écologiques qu’elle implique, mais pas de découplage absolu[2]. L’impact de chaque unité produite tend à diminuer. Cependant, la hausse globale de la production annule les gains réalisés en la matière. Si nous voulons vraiment ne serait-ce que ralentir la catastrophe, il va falloir produire moins (globalement), et fixer des limites à ce que nous produirons. Or, ce n’est absolument pas ce que préconisent nos dirigeants quand ils font l’éloge de la sobriété. Ils entretiennent en fait le mythe d’une « croissance verte », et justifient ce faisant le maintien de l’ordre en place, donc la poursuite du désastre.

1.2. Une solution injuste

Le second piège de ces appels à la sobriété que nous adressent désormais nos dirigeants politiques concerne la justice sociale. En effet, ces injonctions visent de manière indifférenciée l’ensemble de la population que prétendent gouverner ces personnes. Pourtant, on observe au sein de nos sociétés des disparités considérables en matière de niveaux de vie, et donc de responsabilités dans la crise écologique en cours. Même s’il est vrai que le mode de vie des populations les plus démunies est insoutenable, comme je l’ai souligné plus haut, celui des populations les plus riches l’est évidemment bien davantage encore. Prenons l’exemple de l’empreinte carbone, qui touche de près à la question énergétique. Selon le rapport sur les inégalités mondiales de 2022, les 10 % d’êtres humains les plus riches (en matière de revenus et de patrimoine) sont responsables de 50 % des émissions anthropiques de CO2 en moyenne. En Amérique du Nord, les émissions de cette fraction la plus riche de la population représentent jusqu’à 73 % du total enregistré (Chancel et al., 2022)…

Le sens de la justice (et de la décence !) le plus élémentaire devrait donc conduire à réserver ces appels à la modération à celles et ceux qui ont effectivement le choix de réduire de manière significative leur consommation d’énergie, sans vraiment dégrader leur qualité de vie. À l’inverse, il faudrait garantir à celles et ceux qui n’ont pas de quoi vivre décemment d’échapper au moins à la précarité énergétique. En clair : ces personnes devraient pouvoir consommer plus d’énergie que ce n’est le cas actuellement. Cette approche différenciée du problème s’impose d’autant plus que l’on constate que ce sont généralement les populations les moins responsables de la catastrophe écologique qui en sont les premières victimes (Keucheyan, 2014). C’est le cas dans nos villes, mais aussi en milieu rural. L’un des exemples les plus caricaturaux de cette injustice environnementale est offert par la situation des populations inuites au Canada. Alors que leur responsabilité historique dans le désastre en cours est à peu près nulle, ces humains sont d’ores et déjà les plus affectés par les conséquences du réchauffement climatique, mais aussi par la dispersion dans nos milieux de vie de toutes sortes de polluants qui se retrouvent dans leur nourriture traditionnelle, et contribuent à leur empoisonnement.

Pour ces motifs, et au regard de l’idéal égalitaire sur lequel se fondent nos constitutions, il apparaît tout à fait indéfendable de mettre en place, comme l’a évoqué par exemple Pierre Fitzgibbon, une tarification incitant à moins consommer d’énergie, quel que soit le niveau de vie du consommateur. Indéfendable moralement, et sans doute aussi potentiellement explosive d’un point de vue politique, comme en témoigne l’épisode récent des « Gilets jaunes » en France. Rappelons-le, c’est la hausse d’une taxe à la consommation sur le diesel, motivée officiellement par des préoccupations d’ordre écologique, qui a provoqué ce puissant mouvement de protestation, rassemblant notamment ceux et celles dont la vie quotidienne dépendait étroitement de l’usage de ce carburant. L’État français en a tremblé sur ses bases. À la fois donc par souci de justice et pour éviter de provoquer un chaos social, toute politique de « sobriété », en particulier s’il s’agit d’énergie, doit s’accompagner d’une politique de redistribution de la ou des richesses que l’on s’efforce d’économiser. Autrement dit, il faut partager plus ce qu’il nous faut pour vivre, a fortiori si l’on applique par ailleurs le premier principe évoqué précédemment : produire moins. Sans cela, la sobriété risque de devenir simplement austérité.

Concrètement, cela pourrait consister par exemple à instaurer la gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage concernant les richesses considérées comme nécessaires à une vie digne, au sein d’une collectivité donnée, à une époque donnée (Liegey et al., 2013). Chaque membre de cette collectivité jouirait ainsi d’un accès inconditionnel à ces richesses, et ce jusqu’à un certain seuil, jugé convenable. Il resterait possible de consommer au-delà de cette limite, mais cette fois en payant le prix fort. Sans être parfaite, une telle mesure serait nettement moins régressive que celles qui sont évoquées pour le moment quand il est question de « plans de sobriété ». Toutefois, il faudrait évidemment aller plus loin sur cette voie du « partager plus », en limitant notamment la propriété privée ainsi que les écarts de richesses entre membres de la collectivité. À ces conditions, la sobriété serait plus défendable du point de vue de la justice sociale et environnementale ! Pour l’heure, on ne trouve pas trace de telles préoccupations dans les discours officiels qui nous enjoignent de moins consommer.

1.3. Une solution autoritaire

Il y a enfin une troisième raison de se méfier de ces discours, c’est leur autoritarisme foncier. Les propos tenus par Emmanuel Macron en septembre 2022 ont été particulièrement éloquents à cet égard. Après avoir rappelé qu’il préférait s’en remettre à la liberté et à la responsabilité des consommateurs pour réaliser les économies d’énergie souhaitées, le président de la République française a menacé en fait ses concitoyens de « sobriété contrainte » s’ils ne réduisaient pas d’eux-mêmes leur consommation, puis de « rationnement », si les mesures précédentes ne suffisaient toujours pas. Tout cela était justifié au nom d’un risque ultime : des coupures de courant inopinées. Les propos de Pierre Fitzgibbon quelques mois plus tard étaient moins alarmistes, mais pas moins moralisateurs ni moins paternalistes. Dans les deux cas, « l’urgence climatique » a servi d’argument pour légitimer les menaces de restriction.

Certes, les autorités politiques qui promeuvent à présent la sobriété en appellent à la responsabilité des individus. Toutefois, ce faisant, elles moralisent plus qu’elles ne politisent la question – en témoigne assez bien leur recours à une expression culpabilisante comme celle d’« ébriété énergétique » pour formuler le problème à résoudre. Il ne s’agit aucunement de lancer un débat sur la bonne manière de mettre un terme au désastre écologique ou sur la quantité d’énergie nécessaire pour mener une vie digne d’être vécue. La solution est donnée et les limites à respecter en matière de consommation sont déterminées par les contraintes écologiques et techniques, telles qu’estimées par les experts. Sur le plan politique, la prise en considération du fait écologique se traduit en fait par une régression ou, pour le dire avec les mots de Gorz, par un renforcement de « l’hétérorégulation de la société » (Gorz, 1992 : 16). En d’autres termes, la technocratie renforce son emprise sur nos existences. Est trahie encore davantage cette promesse de la modernité occidentale selon laquelle il revient désormais à tous les humains concernés d’établir, par l’usage de leur raison et le recours au débat démocratique, les normes de leur vie collective.

Si l’on tient un tant soit peu à cette promesse, il faut défendre la nécessité de décider ensemble des limites que nous devons respecter en matière de consommation de richesses naturelles et de production de déchets. C’est le pari de l’autolimitation, que défendait Gorz contre « l’écologie expertocratique[3] », et qui suppose moins de viser la sobriété que de chercher à instituer démocratiquement une norme du suffisant. Qu’est-ce qu’une vie décente ? Quels moyens d’existence requiert-elle ? Quels efforts (en qualité comme en quantité) exige-t-elle ? Telles devraient être les questions à débattre et à trancher. Pas seulement pour des raisons de principes, mais aussi par souci d’efficacité. Alors que nos élites tentent de nous convaincre que la décision démocratique est un luxe que nous n’avons plus le temps de nous offrir, il faut aussi défendre ce mode de décision pour des raisons pratiques. Cette démarche présente l’avantage technique de permettre d’entendre tous les avis concernés, ce qui n’a rien d’un luxe face à des situations totalement inédites et imprévisibles telles que celles que nous impose, entre autres, la crise écologique. À condition que l’accès à l’information soit garanti et que la discussion reste ouverte, il est plus probable en outre que les décisions prises de cette manière satisfassent l’intérêt général – la Convention citoyenne sur le climat en France a accouché de propositions très sensées, formulées pourtant par des citoyens « ordinaires » tirés au sort, sans aucune expertise particulière sur le sujet[4]. Enfin, de telles décisions ont bien plus de chances d’être acceptées et respectées que celles qui sont imposées par le haut.

Pour décider ensemble, il faudrait évidemment commencer par démocratiser nos institutions politiques. Dans l’état actuel des choses, leurs principes de fonctionnement s’apparentent davantage à ceux d’une oligarchie ploutocratique et technocratique qu’à ceux d’une démocratie, au sens qu’Aristote donnait à ces termes (Dupuis-Déri, 2013). Mais cela ne suffira pas. Nous ne pourrons véritablement décider de la manière dont nous voulons vivre tant que nos existences continueront de dépendre très concrètement du « système technicien » (Ellul, 1977) et du système capitaliste, qui nous imposent leurs normes de fonctionnement : respectivement, la puissance et la profitabilité. Il faut donc aussi envisager un débranchement à l’égard de ces systèmes et, autant que faire se pourra, leur démantèlement. Dans les termes de Gorz à nouveau, il s’agit de reconquérir un « monde vécu », c’est-à-dire « [u]n monde dans lequel nous réalisons nos intentions ; voyons, comprenons, maîtrisons l’aboutissement de nos actes » (Gorz, 1992 : 18). Cela suppose la constitution d’« un vrai espace social […] dans lequel nous pouvons agir et penser avec plus d’aisance parce qu’il est moins immédiatement soumis à la contrainte de la reproduction du capital et de la technicisation à marche forcée qu’elle impose – le monde de la vie vraiment vécue, de la vraie vie » (Haber, 2013 : 67).

Produire moins, partager plus, décider ensemble : voici donc les principales orientations de ce que devrait être une « politique de sobriété » qui ait une chance de ralentir la catastrophe écologique, tout en étant respectueuse des deux valeurs cardinales sur lesquelles sont fondées théoriquement les sociétés occidentales : l’égalité et la liberté. À défaut, l’appel à la sobriété risque de déboucher sur des mesures tout à fait insuffisantes sur le plan écologique, injustes sur le plan social et encore plus liberticides sur le plan politique. Reste à voir ce qu’impliquerait plus concrètement le respect de ces trois principes, par lesquels je définis le projet politique décroissanciste, et comment en particulier concevoir cette reconquête d’un monde vécu qui me semble conditionner la réussite d’un tel plan. C’est ce que je me propose d’esquisser dans la seconde partie de ce texte.

2. L’horizon d’une vraie politique de sobriété

Quelles seraient les caractéristiques essentielles d’un monde « sobre », au sens que je viens de donner à cette notion ? À quelles conditions serait-il possible de réussir effectivement à produire moins, partager plus et décider ensemble ? Je soutiens que cela implique d’adopter et de combiner les perspectives suivantes : la subsistance, le low-tech, le communalisme et le biorégionalisme. Voyons en quoi consiste chacune d’entre elles et pourquoi leur adoption s’impose dans le cadre d’une politique de sobriété soutenable, juste et démocratique.

2.1. Subsistance

Nos sociétés constituent ce que l’on peut appeler des sociétés de croissance : leur reproduction suppose qu’elles génèrent continuellement de la croissance économique. Ce sont donc des sociétés fondamentalement productivistes, qu’elles se réclament du libéralisme ou du socialisme, ou encore du communisme. C’est avec ce productivisme qu’il s’agit de rompre avant tout, pour les raisons évoquées dans la première partie de ce texte, mais pour se donner quel horizon ? Autrement dit, après avoir défini ce qu’il s’agit de refuser, il faut encore déterminer une direction à prendre, une destination à atteindre. Je propose que ce soit celle de la « subsistance », telle que la définissent les sociologues écoféministes Maria Mies, Claudia von Werlhof et Veronika Bennholdt-Thomsen.

De quoi s’agit-il ?

Beaucoup de gens nous demandent ce que nous entendons par “subsistance”, écrit Mies. La subsistance est l’opposé de la production de marchandises. La production de marchandises est le but de la production capitaliste. En d’autres termes, toute production doit être transformée en marchandise. Il est possible d’observer ce phénomène aujourd’hui, spécialement dans la course à la mondialisation. La production de subsistance obéit à un but entièrement différent, à savoir la satisfaction directe des besoins humains. Pour nous, il est tout à fait essentiel qu’il s’agisse d’une production et d’une reproduction directe de la vie. C’est pour cela que nous parlons de “production de la vie” plutôt que de production de marchandises.

Mies, 2005

La raison d’être de la production dans les sociétés de croissance (ou la civilisation industrielle) n’est pas d’abord la satisfaction des besoins humains, mais l’accumulation du capital. En atteste le fait, déjà mentionné, que de très nombreux besoins vitaux restent aujourd’hui insatisfaits, alors même que les moyens de production dont dispose l’humanité sont plus importants que jamais. En témoigne aussi le gigantesque gaspillage de marchandises que l’on enregistre dans nos sociétés. L’important n’est pas qu’elles soient consommées, mais vendues. Il faut avant tout produire pour vendre. Et vendre pour accumuler de la valeur sous forme d’argent. C’est la fameuse formule de la circulation capitaliste proposée par Marx : A – M – A.

Selon Mies et ses collègues, pour rompre avec cette dynamique délétère, il convient d’abolir la séparation entre la production et la consommation, de viser autant que faire se peut l’autoproduction, l’autoconsommation, l’auto-approvisionnement… S’efforcer de consommer ce que l’on produit et de produire ce que l’on consomme, dit aussi André Gorz (1992). Cela ne signifie pas que chacun doit devenir autosuffisant. Ce n’est ni possible, ni souhaitable. Il s’agit de s’organiser collectivement pour satisfaire par nous-mêmes et pour nous-mêmes aux nécessités de l’existence, sans avoir besoin de vendre et d’acheter des marchandises, au sens capitaliste de ce terme[5]. S’autonomiser par rapport au règne de la marchandise comme support de l’accumulation de valeur. Tel est l’enjeu central de la perspective de la subsistance.

Outre que c’est la condition première pour reprendre le contrôle de nos vies, pour reconquérir un monde vécu contre l’impératif de profitabilité qui nous domine aujourd’hui aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif, cette logique d’autoproduction implique inévitablement de limiter la production, donc les dégâts qu’elle occasionne, ainsi que l’explique Aurélien Berlan :

En cherchant à pourvoir à nos propres besoins, les limites de nos capacités posent des bornes immanentes à l’escalade des besoins. Car le besoin le plus pressant devient celui de ne pas perdre sa vie à satisfaire de plus en plus de besoins. […] Quand on fait les choses nous-mêmes, il en résulte une autolimitation des besoins qui est une composante essentielle de l’autonomie.

Berlan, 2022 : 181

La perspective de la subsistance, en tant qu’elle vise l’autoproduction, est donc tout à fait cohérente avec le premier principe de cette politique de sobriété esquissée précédemment : produire moins. Cependant, dans quelle mesure et à quelles conditions peut-elle permettre de partager plus et de décider ensemble ?

2.2. Low-tech

Pour réussir à décider ensemble de la manière dont nous voulons vivre et des normes auxquelles nous acceptons de nous soumettre, il ne suffit pas de rompre avec la course à la production de marchandises et l’impératif de profitabilité qui l’oriente. Il faut aussi, on l’a dit, se débrancher des macrosystèmes techniques sur lesquels repose cette course (Gras, 1997). Or, la plupart des techniques que nous utilisons au quotidien dans notre monde, y compris les plus anodines, dépendent de tels systèmes. Dans ces conditions, ce sont les exigences du bon fonctionnement du système en question qui s’imposent à l’utilisateur final. Ce dernier n’a qu’un contrôle très réduit sur ces techniques, et donc sur sa propre existence. Le blackout consécutif à une tempête de verglas au Québec en 1998 a rappelé brutalement aux habitants de la province ce qu’il en coûte de dépendre étroitement, pour vivre, de tels systèmes technoscientifiques. S’en émanciper est la condition sine qua non de toute reconstitution d’un monde vécu. Toutefois il en va aussi, plus simplement, de la préservation de notre existence, puisque notre dépendance à l’égard de ces techniques nous rend en fait très vulnérables (Gras, 2003 ; Illich, 2003).

La solution passe par le recours à des techniques moins sophistiquées et moins puissantes, mais plus contrôlables par leurs utilisateurs. Telle est la visée première de ce que l’on appelle aujourd’hui les « low-tech » ou « basses technologies » (Bihouix, 2014), et qu’Ivan Illich nommait plutôt les techniques « conviviales » (Illich, 2003). Pour satisfaire aux deux autres exigences de la politique de sobriété proposée ici – produire moins et partager plus –, les techniques à privilégier doivent également être soutenables sur le plan écologique, tout en étant accessibles au plus grand nombre. Bon nombre des techniques les plus simples présentent généralement ces deux caractéristiques. En revanche, nos techniques les plus puissantes ne satisfont le plus souvent que l’une ou l’autre de ces exigences. Nous avons collectivement les moyens aujourd’hui de permettre à une part toujours plus importante de l’humanité d’accéder à des machines puissantes comme les automobiles ou les ordinateurs. Cependant, un tel projet est tout à fait insoutenable sur le plan écologique. Il n’a donc aucun avenir, ainsi que le suggère José Halloy en proposant la notion de « technologie zombie » pour désigner nos machines les plus répandues actuellement (rapporté dans Monnin, 2020).

Adopter la perspective low tech, que promeuvent également à leur manière les théoriciennes de la subsistance, ne signifie pas être contre la technique – aussi bien alors être contre l’humanité, puisque le phénomène technique est indissociable de l’aventure humaine (Castoriadis, 1973). Il ne s’agit pas non plus de renoncer à notre ingéniosité, mais à une part de notre puissance, pour gagner en soutenabilité, en équité et en autonomie, en recherchant les bons compromis entre performance et contrôle. Concrètement, cela suppose en fait le plus souvent de remettre en question les technosciences, à savoir ces techniques industrielles qui ont été développées en prenant appui sur les sciences occidentales modernes. Quant aux techniques à privilégier, je propose que l’on puisse répondre à leur sujet par l’affirmative aux trois questions suivantes : 1) ce moyen, ce procédé peut-il bénéficier aux humains sans aggraver la destruction de leur milieu de vie (la Terre) ? (Daly, 1990) ; 2) ce moyen, ce procédé est-il accessible à tous les humains, sans créer ni maîtres ni esclaves, tout en restant soutenable ? (Illich, 2003) ; 3) ce moyen, ce procédé permet-il à ses utilisateurs de mieux se prendre en charge, tout en restant contrôlable ? (Berlan, 2022)

À quoi ressemblent les techniques qui obéissent à ces trois critères ou s’en approchent ? Le plus souvent, elles consistent à soutenir le corps humain, plus qu’à s’y substituer. Ce sont des outils, plutôt que des machines (Marion, 2015). Il peut s’agir aussi de simples manières de faire, auxquelles il est possible de se former. Par exemple, concernant la question des déplacements qui occupe aujourd’hui une bonne part des débats sur la manière de réduire les émissions de CO2, la perspective low tech conduit à critiquer le recours à des machines, que leur moteur soit électrique ou à essence, et qu’elles permettent de transporter des humains de manière individuelle ou collective. Au regard des trois critères posés ci-dessus, la meilleure des techniques de déplacement est incontestablement la marche à pied (à condition bien sûr de disposer de l’usage de ses jambes). Certes, cette « technique du corps » (Mauss, 1989), apprise au début de notre existence, est très inefficace dans un monde construit par et pour l’automobile. Mais, rien ne nous empêche en principe de concevoir autrement notre manière d’habiter un territoire. C’est même probablement notre seule solution pour régler les problèmes que pose actuellement le transport dans nos sociétés, comme le suggère Lewis Mumford : « Nous ne pourrons venir à bout de la surabondance des automobiles qui encombrent et détruisent nos villes qu’en redessinant ces villes de façon à favoriser un agent humain plus efficace : le marcheur » (2014 : 13). Bien évidemment, d’autres techniques de déplacement sont envisageables dans cette perspective. Outre l’usage de la traction animale et de la bicyclette, je pense notamment au canot, à rames ou à voile, qui permettrait de tirer parti de cette extraordinaire infrastructure de transport qu’offrent gratuitement les cours d’eau et les lacs dans une région comme le Québec, où réside l’auteur de ces lignes.

2.3. Communs

Quelle serait la forme de vie sociale la plus cohérente avec le souci de produire moins, partager plus et décider ensemble ? Je soutiens que ce sont les communs qui permettent le mieux de satisfaire à cette triple exigence. Par ce terme, je désigne des collectifs humains qui se constituent pour satisfaire par eux-mêmes et pour eux-mêmes une ou plusieurs nécessités de l’existence (se nourrir, se loger, se déplacer, se réjouir, se former, se soigner…), en partageant les moyens nécessaires pour ce faire et en décidant démocratiquement de leur mode de fonctionnement, tout en s’entraidant (Abraham, 2019 ; Abraham et Fourrier, 2023). Quatre principes, donc, caractérisent les communs : autoproduction, communalisation, démocratisation, coopération. Leur mise en oeuvre concrète peut prendre toutes sortes de formes, telles qu’une cuisine collective, un jardin collectif, une bibliothèque d’outils, un atelier partagé, une université populaire, un cohabitat, mais aussi un système d’échange de services, une épicerie prise en charge par ses usagers ou une clinique communautaire autogérée.

Cela dit, l’approche des communs qu’il s’agit de défendre ici ne consiste pas à les envisager comme une institution complémentaire à celles de l’entreprise privée et de l’État, ainsi que le suggère Elinor Ostrom (2010). Le commun qu’il faut promouvoir pour espérer accomplir la politique de sobriété esquissée plus haut se fonde sur un quadruple refus (Federici, 2022). Refus de la marchandise (capitaliste), au nom du désir de reprendre le contrôle de nos vies (autonomie). Refus de la propriété, qu’elle soit privée ou étatique, au nom du souci de partager nos richesses et d’en assumer la coresponsabilité. Refus des rapports de domination sur lesquels reposent nos institutions bureaucratiques, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’administrations publiques. Refus des rapports d’exploitation, qui s’imposent dans le cadre du salariat, mais aussi des échanges domestiques (exploitation du travail de reproduction) et des échanges économiques ou écologiques inégaux entre centres et périphéries (nord/sud, métropoles/campagnes).

Il n’y a pas de communs purs, mais toute richesse peut être communalisée. Ce n’est pas la nature d’un bien qui est déterminante en la matière. Il s’agit in fine d’une décision politique. J’entends par « communalisation » à la fois le fait de mettre en partage une richesse quelconque sans appropriation, et la démarche qui consiste à tenter d’assurer notre subsistance via des communs. Cette forme dérivée du verbe « communaliser » permet de souligner qu’il s’agit moins de désigner un état qu’un mouvement, une direction. La communalisation peut s’appliquer à toutes sortes de nécessités, dont celle d’échanger entre humains. C’est la raison d’être de certaines monnaies complémentaires ou locales, par exemple. C’est pourquoi aussi le commun ne s’oppose pas au marché, contrairement à ce que l’on peut lire trop souvent à ce sujet. Le marché, entendu comme un espace concret d’échanges relativement transparents et équilibrés, entre des acheteurs et des vendeurs, est un dispositif que les humains ont utilisé depuis toujours, comme le rappelait Braudel notamment (Braudel, 1979), et dont ils auront toujours besoin, y compris dans un éventuel monde post-capitaliste. Si les termes et les règles de l’échange sont sous contrôle des participants, dans le respect des principes de démocratisation et de coopération évoqués ci-dessus, le marché peut tout à fait être envisagé comme un commun. Ce à quoi s’oppose cette institution, c’est à la libre entreprise.

Elle s’oppose aussi à l’État-nation comme forme d’administration d’un territoire. L’institution politique centrale d’un « monde vécu », c’est la municipalité démocratique (village, quartier). Cette institution est aussi un commun, qui satisfait deux nécessités fondamentales de l’existence humaine : celle de vivre ensemble et celle d’habiter un territoire. Ce sont les membres de la « commune » qui prennent en charge par eux-mêmes et pour eux-mêmes la gestion de la vie collective ainsi que l’administration du territoire (autoproduction). Les richesses mises en commun sont ici la collectivité et le territoire (communalisation). Leur gestion est assurée de manière démocratique, via l’assemblée municipale (démocratisation). Les « communards » entretiennent essentiellement des rapports d’entraide (coopération).

Les quatre traits de notre idéal type du commun sont donc observables en principe dans le cas de cette institution politique. Celle-ci a aussi ou pourrait avoir pour raison d’être essentielle la coordination des communs (socio-économiques) qui se trouvent sur son territoire et la défense de son autonomie. Cette autonomie suppose la municipalisation, au moins partielle, de la terre et des moyens de production, comme le soutenait Murray Bookchin (2019), dont je m’inspire ici largement pour définir la municipalité autonome. Pour ce qui est des questions qui dépassent l’échelle du territoire municipal mais le concernent, elles sont réglées dans le cadre d’instances fédérales, au sein desquelles l’assemblée municipale délègue son pouvoir à certains de ses membres, mais en s’assurant de garder le contrôle sur eux (mandats impératifs, soumis à rotation, révocables…).

Par définition, les communs visent à partager plus et à décider ensemble. Et, dans la mesure où ils se constituent effectivement pour satisfaire de manière autonome une ou plusieurs nécessités de l’existence, ils tendent inévitablement à produire moins. L’objectif n’est en effet plus d’accumuler toujours plus d’argent, comme dans le cas de l’entreprise, mais de produire ce qui est suffisant pour vivre, dans le respect des capacités de chacun. Or, comme le mentionne Berlan, déjà cité, la première des nécessités est celle de ne pas s’épuiser à produire sans fin.

2.4. Biorégions

Si, ainsi que je viens de le suggérer, la perspective communaliste implique de remettre en question l’État-nation, quelles seraient les caractéristiques géographiques (physiques et humaines) de sociétés effectivement « sobres », au sens où j’ai défini ce terme dans la première partie de ce texte ? Reconstituer un « monde vécu », tenter de reprendre le contrôle de nos vies, contre les systèmes économiques et techniques mondialisés qui s’imposent à nous aujourd’hui, suppose en premier lieu de tenter de relocaliser la production de nos existences. Sur ce point, comme sur les autres dont il vient d’être question d’ailleurs, les partisans d’une écologie politique et les écoféministes de la subsistance convergent largement. Cependant, à quelle échelle concevoir cette relocalisation et en suivant quels critères sur le plan géographique ? Il faut, je crois, favoriser autant que faire se peut l’émergence de « biorégions ».

Élaboré dans les années 1970 en Californie par des écologistes anarchistes, le concept de biorégion suscite un regain d’intérêt depuis quelques années de la part d’urbanistes et de géographes, surtout européens, soucieux de promouvoir des modes d’occupation des territoires qui soient soutenables sur le plan écologique (Faburel, 2020 ; Magnaghi, 2014 ; Rollot, 2021). Peter Berg, l’un des inventeurs de ce concept, le définit ainsi :

Une biorégion est un espace géographique formant un ensemble naturel homogène, que ce soit pour le sol, l’hydrographie, le climat, la faune ou la flore. La population fait également partie de la biorégion, mais dans la mesure où elle vit en harmonie avec ces données naturelles et où elle en tire sa subsistance à long terme.

2001 : 30

L’une des formes géographiques typiques de la biorégion, c’est le bassin versant, soit un espace alimentant un cours d’eau et drainé par lui. Mais, la biorégion présente aussi en principe une certaine unité sur le plan social et culturel, ce qui la rapproche de réalités telles que celle de « pays » (au sens de « région ») ou encore celle de « terroir ».

Le biorégionalisme est en fait une invitation à « ré-habiter » la Terre (Sale, 2020). Il s’agit de réapprendre à vivre in situ, à vivre sur place, c’est-à-dire

suivre les nécessités et les plaisirs de la vie tels qu’ils se présentent de façon singulière en un lieu particulier, et développer des moyens d’assurer une occupation durable de ce lieu. Une société qui vit in situ s’applique à conserver des échanges équilibrés avec sa région d’accueil au travers de liens multiples entre les vies humaines, les autres entités vivantes et les processus naturels de la planète – saisons, climats, cycles de l’eau – tels qu’ils apparaissent en cet endroit précis.

Berg & Dasmann, 2019 : 75

À tout le moins, la perspective biorégionale suppose de rompre avec ce qu’Ulrich Brand et Markus Wissen nomment notre « mode de vie impérial », à savoir un mode de vie reposant sur l’exploitation d’êtres humains et de territoires situés un peu partout dans le monde, à l’extérieur de celui sur lequel on se trouve (2021). Idéalement, l’objectif est de vivre à l’intérieur des limites (souples) d’un territoire « à échelle humaine », en y puisant l’essentiel de sa subsistance, ce qui implique aussi d’y prendre en charge ses propres déchets.

Qu’est-ce qu’un territoire à « échelle humaine » ? Tout cela dépend évidemment des caractéristiques du territoire en question et du mode de vie des humains qui l’habitent. Mais, suggérons tout de même qu’il s’agit d’une contrée dont un humain pourrait faire le tour en l’espace de quelques jours ou semaines, en s’appuyant sur un mode de déplacement conforme aux principes low tech posés plus haut, soit à pied, à vélo, à cheval ou encore en canot. À titre d’exemple, la Société écologique du post-urbain estime que la biorégion idéale présenterait une superficie moyenne de 30 à 50 km de diamètre, pour une population de 15 000 à 30 000 habitants. Elle abriterait une ville-centre de 10 000 habitants, deux ou trois bourgs-centres de 400 à 2 000 habitants ; dix à douze villages de 40 à 100 habitants, ainsi que quelques dizaines de hameaux de 20 à 30 habitants. Un point sur lequel tous les biorégionalistes s’entendent, c’est sur la nécessité de lutter contre l’actuelle tendance à la métropolisation du monde (Faburel, 2020).

Adopter cette manière d’habiter la Terre pose nécessairement des limites à la consommation de « ressources naturelles » et à la production de déchets. Outre qu’il faut alors faire avec ce qui est disponible au sein du territoire sur lequel on vit, la dépendance plus immédiate aux richesses qu’offre celui-ci ne peut qu’inciter à en prendre soin, et pas seulement pour des raisons morales. Comme l’observe Derrick Jensen, fondateur du mouvement Deep Green Resistance :

Si au quotidien, l’eau que vous buvez provient du robinet et la nourriture que vous mangez du supermarché, alors vous défendrez jusqu’à la mort le système qui rend cela possible puisque votre vie en dépend. En revanche, si votre eau provient d’une rivière et votre nourriture d’un territoire, alors vous les défendrez jusqu’à la mort puisque votre vie en dépend.

Freydont-Attie, 2016

La perspective biorégionale est donc cohérente a priori avec le premier principe du projet décroissanciste : produire moins. Mais, elle l’est également avec le second de ces principes : partager plus. Elle requiert en effet de ne pas faire reposer nos modes de vie sur l’accaparement des richesses situées en dehors du territoire que l’on habite. Enfin, étant donné ses dimensions relativement réduites, la biorégion favorise la mise en oeuvre du troisième de ces principes : décider ensemble. La taille d’un territoire et de la population qui y vit est déterminante en la matière, ainsi que l’écrivait Leopold Kohr : « [N]’importe quel petit État, qu’il soit une république ou une monarchie, est par nature une démocratie, n’importe quel État de grande taille est par nature non démocratique » (2018 : 143). Disons, de manière moins provocatrice, que la démocratie véritable est d’autant plus difficile à réaliser que le peuple concerné est nombreux, comme l’ont soutenu notamment Aristote, Montesquieu, Rousseau, puis des sociologues tels que Comte ou encore Simmel (Rey, 2014 : 168-202).

Évidemment, on discerne assez vite certains des problèmes que peut soulever le biorégionalisme. En termes de conditions d’habitabilité, toutes les biorégions potentielles ne se valent pas. Bon nombre d’entre elles vont même devenir inhabitables dans les années à venir, notamment à cause du réchauffement global du climat terrestre. Que faire quand des populations se retrouveront, pour des raisons dont elles ne sont pas responsables, dans l’incapacité de tirer leur subsistance du territoire qu’elles occupent ? Comment, en revanche, lorsque l’on vit sur des territoires relativement accueillants, souvent d’ailleurs grâce à l’exploitation de territoires périphériques, ne pas envisager la biorégion comme une manière de lutter contre de possibles « invasions barbares » ou un éventuel « grand remplacement » ? Bien que le biorégionalisme ait été pensé à l’origine par des écologistes anarchistes, il séduit des militants et penseurs d’extrême droite (Madelin, 2023). Contre une telle dérive, il est crucial de promouvoir un biorégionalisme solidaire, sur le plan des rapports entre régions du monde, et ouvert, sur le plan des idées et de la circulation des personnes. La combinaison de cette perspective avec celle du communalisme devrait également contribuer à limiter les risques d’une corruption fascisante de cette belle idée.

3. Conclusion

Que faire, sur le plan politique, pour atténuer la catastrophe écologique en cours ? Se méfier d’abord des appels à la sobriété que nous lancent avec de plus en plus d’insistance nos principaux dirigeants politiques et économiques, ainsi que leurs experts. D’une part, les objectifs qu’ils se fixent en matière de réduction de la consommation ne sont pas à la hauteur du désastre qu’il s’agit d’affronter. D’autre part, ces appels nous conduisent dans une impasse, puisque nous n’avons en réalité qu’un contrôle très partiel de ce que nous consommons. Si nous voulons vraiment mettre un terme à la dégradation de notre planète, il faut commencer par produire moins de marchandises qu’on ne le fait aujourd’hui et fixer des limites à ce que nous produirons dans l’avenir. Et pour que cette réduction de la production ne se traduise pas par une aggravation des injustices entre humains et un renforcement de « l’hétérorégulation de la société » (Gorz, 1992 : 16), il est essentiel qu’elle soit combinée avec un partage bien plus égalitaire des richesses (naturelles et artificielles) de notre monde et une démocratisation radicale de nos sociétés. Produire moins, partager plus, décider ensemble : tels seraient donc les principes d’une politique de sobriété à la hauteur du problème écologique, et en même temps cohérente avec les valeurs d’égalité et de liberté qui sont censées être les nôtres.

Comment, d’un point de vue socioéconomique, mettre en oeuvre ces trois principes, par lesquels je résume également l’essentiel du projet politique décroissanciste ? D’un monde orienté par le souci de produire toujours plus, il s’agit de passer à un monde où l’on se préoccupe d’abord et avant tout de produire la vie, de vivre tout simplement. La subsistance doit devenir la première des raisons d’être de nos sociétés. Pour éviter un malentendu possible (suggéré par l’idéologie dominante), précisons qu’il ne s’agit pas de se donner comme seule ambition de nourrir et d’abriter des corps. Une vie humaine digne d’être vécue suppose aussi de pouvoir se soigner, se former, se recréer, se reposer, se divertir, se cultiver, en compagnie d’autres humains. Elle suppose également la possibilité d’être libre et aimé. Il n’y a pas de « subsistance » qui vaille si ces nécessités de l’existence ne sont pas satisfaites. Pour y parvenir, il faut cesser de dépendre de marchandises (capitalistes) et de technosciences, et s’efforcer de satisfaire par et pour nous-mêmes ces nécessités, en s’appuyant sur des techniques soutenables, accessibles et contrôlables (low tech), dans le cadre de communs et de municipalités autonomes (communalisme), au sein de biorégions démétropolisées et ouvertes (biorégionalisme).

Il va sans dire que les chances de parvenir à réaliser un tel projet politique sont extrêmement minces. La course à la production de marchandises et à la toute-puissance technoscientifique semble dominer notre monde avec plus d’intensité que jamais. Imaginer une humanité adoptant les quatre perspectives esquissées plus haut s’avère donc un exercice bien difficile. Ces idées doivent néanmoins être défendues. D’abord parce qu’elles font valoir la possibilité d’un monde post-croissance qui soit plus soutenable, plus juste et plus démocratique que celui que nous connaissons. Ensuite parce que l’enjeu prioritaire n’est peut-être pas d’accomplir demain ce programme décroissanciste, mais de résister aujourd’hui à la tentation d’une « administration du désastre » et d’une « soumission durable » (Riesel et Semprun, 2008), au nom de l’urgence écologique. La survie que nous promet l’expertocratie n’est pas un projet de vie. Celle-ci doit valoir la peine d’être vécue. Ce qui suppose non seulement de défendre la nature, mais aussi la justice et la liberté. Telle est la raison d’être essentielle des réflexions qui précèdent.