Mini dossier – Sherry Arnstein et l’idée d’une échelle de la participation citoyenne : réceptions, usages et horizons

Participation publique : expression d’un mouvement continu[Record]

  • Pierre Noreau

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  • Pierre Noreau
    Professeur titulaire, Faculté de droit — Université de Montréal

Le texte phare A Ladder of Citizen Participation, publié par Sherry R. Arnstein en 1969, constitue le point de départ d’innombrables travaux sur les formes et les conditions de la participation citoyenne, mais également sur l’extension graduelle des limites du politique au-delà des frontières jusque-là reconnues de la polity. Cet élargissement de l’espace établi (et constitutionnalisé) de la délibération politique prenait assise sur la multiplication des mobilisations collectives qui annonçaient, à l’époque, le renouvellement des formes de l’action politique. Le mouvement des droits civiques fut l’expression la plus puissante de ce renouvellement, mais sa transposition dans tout un ensemble d’autres mouvements sociaux ouvrait la porte à un nouveau champ d’analyse et d’observation. Les limites du système politique sont du coup apparues moins étanches que celles où les confinaient jusque-là les études menées sur la vie politique américaine. Parcourir les titres d’un manuel parmi d’autres, édité en 1941 par Asher Norman Christensen et Evron Maurice Kirkpatrick, The People, Politics and Politician, permet de constater qu’on n’y réfère pratiquement à aucune forme de participation publique, en dehors du rituel électoral et des structures politiques constitutionnalisées (Christensen et Kirkpatrick, 1941). On y traite essentiellement de séparation des pouvoirs, de décentralisation de l’autorité politique, de gestion des politiques sociales, de régulation des relations de travail, de l’exercice du pouvoir judiciaire, etc. Les références à la volonté populaire y sont réduites aux questions d’opinion publique, de sondage, de propagande et de manipulation, orchestrées par the Opinion Industry. Les différentes formes de la participation politique n’y sont par conséquent l’objet d’aucune rubrique particulière. Aux États-Unis, l’ouvrage séminal publié en 1960 par Seymour Martin Lipset, Political Man, marquait une rupture d’avec cette conception rigide et institutionnalisée de l’espace politique en insistant sur les formes périphériques de la vie politique collective : l’existence de groupes d’intérêt et de classes sociales, le rôle politique des syndicats, la fonction d’influenceurs politiques jouée par les intellectuels, notamment dénoncée dans la foulée du maccarthysme. L’opposition entre intérêts divergents y est cependant abordée avec suspicion, ce qui laisse très peu d’espace aux exigences de la délibération publique : « Les oppositions entre les groupes, conformes à l’esprit même d’une démocratie, sont en même temps susceptibles de s’exacerber jusqu’à menacer l’existence de la société. Ainsi, un des rôles essentiels d’un gouvernement sera d’exercer une action modératrice sur la lutte des factions » (Lipset, 1961 : 95). À la même époque, Robert Dahl tentait de démontrer que, en réalité, le découpage sectoriel des espaces délibératifs et décisionnels (forme de polyarchie) caractérisait la démocratie américaine, et rendait possible la discussion d’intérêts divergents tout en répondant aux exigences du principe démocratique (Dahl, 1971a ; Dahl, 1971b). La place de la délibération en tant qu’exigence de la démocratie sera toujours de plus en plus abordée dans son oeuvre. La typologie des formes de la participation proposée en 1969 par Sherry R. Arnstein se trouve à mi-chemin de ces diverses propositions. Elle bénéficie de l’exemple des grandes initiatives nées du Economic Opportunity Act de 1964, votées par le Congrès en vue de relancer la lutte contre la pauvreté (« War on Poverty »), dans la foulée du mouvement des droits civiques. Initiative lancée par le Gouvernement fédéral américain, le Community Action Program favorisait la participation des résidents des quartiers défavorisés à l’attribution de fonds fédéraux destinés à l’amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leur milieu. L’initiative allait donner lieu à une forte résistance des autorités municipales, qui auront vu dans l’initiative fédérale une forme d’usurpation de leur propre juridiction. Cette mobilisation venue « d’en haut » interpellait directement les acteurs …

Appendices