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La combinaison sémantique proposée par la « démocratie représentative » s’est progressivement imposée comme la vision politique dominante à travers le monde. Depuis le xviiie siècle, la démocratie s’est décorrélée de l’exercice du pouvoir directement par le peuple pour être associée à une forme sociologique plus diffuse et distante de gouvernement d’intérêt général. L’écrasante majorité des démocraties contemporaines s’accommodent ainsi de régimes représentatifs et délibératifs (Dupuis-Déri, 2019). En 1989, cette hégémonie sémantique est théorisée (Fukuyama, 1989) : la démocratie représentative apparaît comme l’horizon politique mondial, elle marquerait la fin de l’évolution politique de l’espèce humaine.

Cette hégémonie sémantique n’est pourtant pas restée longtemps sans critiques. Les principes du gouvernement représentatif sont de plus en plus contestés (Gaxie, 1996 ; Blondiaux, 2008), et les revendications pour une participation citoyenne se multiplient de toutes parts (Ogien et Laugier, 2017). Cet imaginaire participatif réinvesti présuppose des formes de participation directes, immédiates et effectives des citoyens ordinaires à la prise de décision dans tous les champs de la vie en société. De manière plus empirique, des expériences participatives concrètes émergent à tous les échelons. Le règne de la démocratie représentative se heurte donc aujourd’hui à un nouvel impératif participatif. Ce nouveau contexte participationniste (Blatrix, 2000) se traduit par la multiplication d’outils participatifs (référendum local, par exemple) ou de procédures destinées à associer les citoyens à la prise de décision, à l’instar des enquêtes publiques ou encore des conventions citoyennes qui sont apparues récemment dans la vie politique française (la convention sur le climat lancée en 2019, celle sur la fin de vie lancée en 2023). Mais la matérialisation de cet impératif participatif dans l’espace public ne repose pas uniquement sur ces mécanismes tangibles. À côté des dispositifs juridiques, l’impératif participatif s’impose également dans le discours politique. Par exemple, la contestation de l’élection périodique comme moment suffisant de la participation citoyenne, idée défendue dans les années 1970 principalement pour contester les élus en fonction, est aujourd’hui une idée que s’approprient et expriment largement les élus eux-mêmes (Paoletti, 1997). La reconnaissance politique du phénomène participatif repose donc sur une institutionnalisation tant procédurale que discursive.

Un des traits marquants de l’institutionnalisation discursive du phénomène participatif est la mobilisation par les élus du langage constitutionnel comme vecteur d’officialisation supplémentaire de la participation. Le langage constitutionnel, en ce qu’il institue notre imaginaire politique collectif, est utilisé au sein du discours des élites dirigeantes pour légitimer le phénomène participatif et l’incorporer dans notre référentiel politique commun. On entend ici par langage constitutionnel non pas une langue au sens linguistique strict, mais un registre de communication normative et argumentative spécifique, marqué par un lexique propre et des tours syntaxiques caractéristiques (Mounin, 1979) : « La communication juridique a pour support la langue […], mais tire sa spécificité du fait que le droit intervient pour sur-coder le message transmis. » (Arnaud, 1979 : 121)

La sur-codification opérée par le langage constitutionnel est précisément l’effet recherché par les élus dans leurs discours. Le langage constitutionnel institue, par sa spécificité langagière, une réalité sociolinguistique. En effet, le langage constitutionnel est solidaire de représentations collectives, d’un imaginaire politique commun. De manière générale, le langage constitue une Weltansicht, une vision du monde (Chabrolle-Cerretini, 2007), en ce qu’il organise notre perception des données du monde. Il n’y a pas d’expérience non interprétée qui resterait indépendante, extérieure à cette vision du monde (Wittgenstein, 2001). Aucune signification n’existe ipso facto, en dehors du schéma conceptuel que se donne une communauté pour appréhender le monde. Il n’en va pas autrement de notre compréhension des phénomènes politiques. Plus précisément, notre perception du phénomène participatif est façonnée par l’imaginaire du langage constitutionnel mobilisé dans les discours politiques. Le langage constitutionnel n’est donc pas un simple moyen de communication inerte dans les discours politiques, mais constitue au contraire la matrice instituante du phénomène participatif (Castoriadis, 1999).

Dès lors, on peut s’interroger sur les raisons stratégiques de la mobilisation du langage constitutionnel par les élites dirigeantes dans leurs discours. Quelle lecture du phénomène participatif offre à voir cette institutionnalisation discursive fondée sur le langage constitutionnel ?

Notre hypothèse est que l’institutionnalisation discursive de la participation qui s’effectue à travers le langage constitutionnel contribue à réinscrire implicitement le phénomène participatif dans le cadre référentiel de la démocratie représentative. L’institutionnalisation discursive constitutionnelle de la participation ne l’érige pas en système référentiel autopoïétique ; bien au contraire, elle la ramène dans le champ même de la représentation. Le langage constitutionnel permet donc, stratégiquement, de neutraliser l’institutionnalisation du phénomène participatif, que la matrice politique représentative s’approprie systématiquement (Gaxie, 2004). La recherche a déjà souligné cet effet d’absorption à l’égard des dispositifs procéduraux de la démocratie participative (Blatrix, 2009). Le langage constitutionnel produit le même effet sur le plan de l’institutionnalisation discursive de la participation.

La matrice référentielle demeure donc la matrice politique représentative. Compte tenu de l’action constitutive du langage constitutionnel sur notre compréhension du politique, celle-ci agit ainsi comme un carcan imaginaire. Ce carcan indépassable absorbe dans sa propre logique et reformule le phénomène participatif. N’y a-t-il pas alors une dissonance entre la consécration du phénomène participatif mise en avant par le discours des élus dirigeants et les effets de neutralisation de la participation produits par ces mêmes discours ? N’existe-t-il pas une distorsion entre la vision politique exprimée et le pragmatisme annihilant de l’institutionnalisation discursive constitutionnelle ? L’objectif de cet article est d’exposer comment la rhétorique constitutionnelle et politique déployée par les élus (1) cloisonne notre imaginaire politique participatif et (2) agit comme un outil de préservation d’un statu quo social et institutionnel au profit des élites dirigeantes.

Présentation du matériau empirique

Dans le cadre de notre analyse, nous entendons par rhétorique constitutionnelle l’ensemble des structures, agencements et tropes appliqués au langage constitutionnel par les élus dirigeants dans leurs discours. Il s’agit donc d’étudier la mise en oeuvre stylistique du discours politique – en insistant sur les discours renvoyant aux valeurs et aux concepts constitutionnels – et d’analyser son rôle stratégique dans l’effet d’assimilation représentativiste. L’étude présentée ici se limite à un corpus réduit de discours français émanant de représentants incarnant la direction de la vie politique française des 20 dernières années et considérés dans l’espace public comme des producteurs légitimes de signification constitutionnelle : le président de la République ou un ministre du gouvernement. Les discours étudiés peuvent apparaître quelque peu archétypaux dans leur effet de subordination de la participation à la représentation, néanmoins leur analyse demeure pertinente en ce que ces discours bénéficient d’une très large couverture médiatique eu égard à la fonction politique des locuteurs. Ce corpus-échantillon gagnerait à être élargi dans une étude complémentaire afin d’exposer plus clairement l’invariabilité de l’effet d’absorption produit par le langage constitutionnel dans le cadre de discours émanant de l’opposition politique ou de la société civile.

I. Le cloisonnement de l’imaginaire participatif à travers la rhétorique politique et constitutionnelle

L’institutionnalisation discursive du phénomène participatif s’appuie sur la mobilisation d’une rhétorique bien calculée dans le discours politique, et particulièrement dans les discours touchant aux valeurs et aux concepts constitutionnels. Or cette rhétorique n’implique pas une reconnaissance institutionnelle neutre, mais produit au contraire une assimilation annihilatrice de la participation dans la matrice politique représentative. Cet effet d’absorption vient limiter et conditionner les potentialités participatives, ce qui cloisonne notre imaginaire participatif. Cette aliénation, bien qu’implicite, peut être révélée par l’analyse des strates sémantique et syntaxique des discours. Deux situations sont particulièrement illustratives : (a) le rapprochement sémantique de concepts constitutionnels relevant de la participation et de la représentation ; (b) la restriction temporelle et actancielle de la participation dans le narratif politique.

a. La (con)fusion sémantique de la participation et de la représentation

Une première situation dans laquelle la rhétorique déployée par le discours politique neutralise le phénomène participatif consiste en la (con)fusion sémantique de concepts constitutionnels relevant de la participation et de la représentation.

Par exemple, alors que le terme « démocratie » renvoie étymologiquement à une participation directe et immédiate des citoyens à la prise de décision, le concept de république désigne, lui, une organisation politique où le pouvoir est certes non héréditaire et partagé, mais surtout exercé par des représentants (généralement élus) de la population. Ces deux concepts constitutionnels font l’objet d’un constant rapprochement. La continuité établie par l’agencement rhétorique de ces termes emporte des transferts sémantiques, des projections évaluatives d’un concept à l’autre (Todorov, 1981). En associant à la notion de démocratie celle de république, la participation directe et immédiate du peuple dans la sphère de l’action politique s’efface au profit du rôle d’électeur en république. Le transfert sémantique entre les concepts constitutionnels permet ainsi l’absorption implicite de la participation par la représentation. Giovanni Sartori constatait cette mutation sémantique et son effet de cloisonnement : « [Q]uand nous surimposons démocratie sur république, nous créons une fausse continuité historique qui nous empêche de comprendre qu’en adoptant la république, la civilisation occidentale a retenu un idéal beaucoup plus modéré et prudent que la démocratie. » (Sartori, 1987 : 288)

Par exemple, au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le candidat et président sortant Jacques Chirac prononce un discours (Encadré 1) dans lequel les concepts de démocratie et de république s’entremêlent étroitement. Ils sont présentés comme les valeurs de la France, et alternent dans le discours comme des synonymes : « valeurs de la République » ; « [i]l en va de notre démocratie » ; « l’unité de la République » ; « idéal démocratique »… Le parallélisme de la formule « parce que la démocratie, c’est le bien le plus précieux ; parce que la République est entre vos mains » est particulièrement révélateur du rapprochement sémantique des concepts. La répétition de la même structure syntaxique crée une symétrie syntaxique qui se propage à la strate sémantique. Les noms des propositions se font écho et leurs significations deviennent les miroirs l’une de l’autre. Cette fusion sémantique s’accompagne pourtant d’un déséquilibre dans le discours. En effet, un autre parallélisme semble donner une position prééminente au concept de république sur celui de démocratie : « Vive la République ! Et vive la France ! » Cette formule de clôture du discours identifie par symétrie la république à la France ; la démocratie est absente de cette équation. Cette absence est renforcée tout au long du discours en ce que les deux concepts constitutionnels ne se voient pas octroyer le même rôle dans le schéma narratif. Si le concept de république est toujours envisagé comme une finalité (la république demeure substantivée), la démocratie est alternativement finalité (substantif) et moyen (forme adjectivée). Jacques Chirac évoque ainsi le « débat démocratique » ou le « sursaut démocratique ». La fonction instrumentale associée au seul concept démocratique tend à présenter la participation comme secondaire, comme un simple outil au service de la représentation. En ce sens, la rhétorique politique déployée dans ce discours empreint de valeurs et de concepts constitutionnels parvient bien à neutraliser la participation, qui se retrouve totalement absorbée par la représentation.

Le cloisonnement représentatif de notre perception de la participation s’appuie également sur l’instrumentalisation du concept constitutionnel de peuple. Les discours politiques assimilent peuple et délégation (et par extension représentation). Cette fusion sémantique provoque la même réduction de la participation politique du peuple à un rôle occasionnel d’électeur. Historiquement, le peuple s’identifie à l’ensemble de la Nation, à l’ensemble des citoyens. Le droit constitutionnel révolutionnaire français définit ainsi le peuple comme « l’universalité des citoyens » dans les Constitutions de l’an I (art. 7), de l’an III (art. 2) et de 1848 (art. 1). En aucune manière cette universalité des citoyens ne s’assimile à l’ensemble des électeurs, d’autant plus que tous les citoyens ne sont pas électeurs, la citoyenneté de l’époque étant à double, voire à triple entrée. Aujourd’hui encore, lorsque l’article 2, alinéa 5, de la Constitution française de 1958 énonce que le principe de la République est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », le peuple semble envisagé de manière universelle, indépendamment de toute caractérisation restrictive. Pourtant, cette prétention à l’universalité ne se retrouve pas dans l’usage qui est fait du concept de peuple par la rhétorique des discours politiques à résonance constitutionnelle. Ceux-ci assimilent au contraire le peuple au corps électoral et au principe de la délégation par le vote, c’est-à-dire à une vision strictement représentative du rôle politique du peuple.

On retrouve cette confusion des concepts dans de nombreux discours depuis les années 2000. Par exemple, le président François Hollande, dans sa déclaration du 6 octobre 2016 (Encadré 2), multiplie les associations sémantiques imposant une lecture représentative du concept de peuple. Le peuple est d’abord évoqué par l’intermédiaire du « mandat » qu’il concède au président de la République. Ensuite, c’est le parallélisme « s’il était soumis au peuple français plusieurs questions dans des domaines différents et s’il était possible aux électrices et aux électeurs de répondre à chacune des questions » qui impose implicitement le prisme représentatif. La répétition de la même structure syntaxique crée une symétrie syntaxique qui se propage à la strate sémantique. Ainsi le « peuple français » et les « électrices et électeurs » apparaissent comme deux concepts symétriques, synonymes. Un second parallélisme opère la même bascule un peu plus loin dans le discours : « en contournant le Parlement pour mettre en cause le modèle social, ils pourraient contourner le peuple ». Dans cette proposition, c’est avec le Parlement – instance centrale du système politique représentatif – qu’est associé le peuple. C’est donc là encore une lecture indiscutablement représentative du concept de peuple qui est imposée par la rhétorique du discours présidentiel.

La présidence d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la même lignée stratégique. Dans son discours du 3 juillet 2017 (Encadré 3), il associe systématiquement le peuple au concept de mandat électoral. Cette fusion sémantique est renforcée par l’emploi de divers procédés stylistiques sur le plan syntaxique. Emmanuel Macron a ainsi recours à des questions rhétoriques : « Ce mandat du peuple que nous avons reçu, quel est-il exactement ? » ; « Ce mandat du peuple français donc, quel est-il ? » La question rhétorique est un procédé d’assertion déguisée, c’est une question qui n’attend pas de réponse. Au contraire, le locuteur cherche à transmettre à son auditoire la réponse à cette question feinte. Dans le contexte énonciatif du discours politique, la question rhétorique vise ainsi à solliciter l’approbation de l’auditoire, à l’impliquer dans la reconnaissance d’une vision du monde qui, bien qu’idéologique, est présentée comme descriptive, naturellement évidente. En recourant à ce procédé stylistique, Emmanuel Macron cherche à présenter l’association sémantique peuple-mandat comme une réalité objective et consensuelle, une évidence partagée par l’ensemble du groupe auquel peut se rattacher l’interlocuteur. Ce dernier trouve alors de nouvelles raisons d’adhérer à l’idée, notamment par conformisme avec le collectif. Cette stratégie rhétorique se rapproche d’un autre procédé mobilisé par le président dans son discours : l’argument d’autorité, figure de style qui consiste à invoquer une référence d’autorité au sein de l’argumentation, en accordant de la valeur au propos en fonction de son origine plutôt que de son contenu. Macron y recourt lorsqu’il invoque Sieyès et Mirabeau, figures révolutionnaires défendant le système représentatif : « Sieyès et Mirabeau ne désertèrent pas, je crois, si promptement le mandat que leur avait confié le peuple. » Ce faisant, il cherche bien à imposer à l’auditoire une conception du peuple fondée sur la représentation et la délégation électorale. Cette prescription silencieuse est fortifiée par un troisième procédé : l’anaphore, qui consiste en la répétition d’un mot ou d’un groupe nominal au début de plusieurs propositions ou paragraphes. Le président répète en tête de plusieurs paragraphes la formule « le mandat du peuple, c’est… » avec quelques déclinaisons : « C’est d’abord le mandat de… » ; « Mais c’est aussi le mandat de… » Cette insistance sur le couple mandat-peuple souligne la fusion des deux concepts. La sensation d’accumulation créée produit un effet incantatoire, voire hypnotique. En mettant en avant l’association sémantique, l’anaphore facilite l’adhésion de l’auditoire à la vision représentative suggérée.

Les procédés stylistiques mis en évidence viennent donc bien consolider sur le plan syntaxique la confusion opérée sur le plan sémantique entre le concept de peuple et l’idée de délégation. Ainsi, la rhétorique déployée par les discours présidentiels de portée constitutionnelle parvient bien à neutraliser le phénomène participatif, qui se voit totalement assimilé par le cadre référentiel représentatif – assimilé au sens propre de « converti dans sa substance même ».

b. La restriction temporelle et actancielle de la participation dans le narratif politique à l’oeuvre dans la rhétorique politique et constitutionnelle

En parallèle du jeu de fusion sémantique, le discours politique déploie également sa rhétorique politique et constitutionnelle autour d’un deuxième pilier : l’introduction dans le discours d’une asymétrie entre participation et représentation. Cette rhétorique tend à créer un schéma narratif global dans lequel le phénomène participatif apparaît comme le segment pauvre d’une relation asymétrique entre participation et représentation. Ce déséquilibre s’exprime tant sur le plan temporel que dans la répartition des rôles actanciels au sein de la narration.

Sur le plan temporel d’abord, la participation est très largement réduite par la rhétorique politique et constitutionnelle à un débat ouvert aux citoyens. Par exemple, le président Nicolas Sarkozy (Encadré 4) associe la « démocratie directe » à un « débat ouvert ». Le président Emmanuel Macron (Encadré 5) s’inscrit dans le prolongement de cette narration en définissant la démocratie comme le « pouvoir [de] débattre entre personnes qui ont des accords et des désaccords ». La participation est ainsi réduite à l’idée de construction d’une « démocratie délibérative ». Or, la délibération désigne au sens le plus restreint un processus d’échange public d’informations en amont de la prise de décision politique. Elle n’implique pas de participation directe et immédiate des citoyens dans l’acte final de décision (Sintomer, 2011). C’est donc une vision réduite du phénomène participatif qui est mise en avant par le schéma narratif à travers le resserrement temporel de la participation citoyenne.

L’asymétrie entre participation et représentation est également renforcée dans le discours politique par la place accordée au phénomène participatif dans le schéma actanciel. Dans sa réponse aux membres de la Convention citoyenne pour le climat (Encadré 5), Emmanuel Macron établit une hiérarchie très claire entre la participation citoyenne et la représentation. Il s’agit pour lui de « construire une démocratie délibérative qui, évidemment, ne s’oppose pas à la démocratie parlementaire, mais qui la complète et qui l’enrichit ». L’usage du marqueur d’évidence permet de présenter le rôle accessoire et secondaire de la participation citoyenne comme une réalité établie, consensuelle. De même, le président s’adresse directement à son auditoire en utilisant la deuxième personne du pluriel : « en écoutant vos travaux, en lisant aussi vos conclusions, j’ai pu voir combien vous aviez mesuré de là où vous étiez l’importance du travail fait par les parlementaires ». Cette adresse directe conduit le groupe désigné à prendre tacitement en charge l’énonciation réalisée par Emmanuel Macron. Cette prise en charge collective imposée permet ainsi de présenter la vision du locuteur comme consensuelle, partagée par l’ensemble de l’auditoire auquel il s’adresse. En l’occurrence, cela conduit à présenter le déficit de légitimité de la participation citoyenne comme une réalité acceptée de tous : « des citoyens tirés au sort qui n’ont pas la même légitimité que des citoyens élus ».

En parallèle de ce déséquilibre créé entre la participation et la représentation, le phénomène participatif a également un rôle actanciel restreint dans le schéma narratif. Alors que la représentation constitue le sujet, la participation est confinée au rôle d’adjuvant. Elle vient aider à la prise de décision par les mécanismes représentatifs, mais elle demeure secondaire. Ainsi, dans la déclaration d’Emmanuel Macron du 3 octobre 2022 (Encadré 6), le phénomène participatif répond à un appel de l’institution présidentielle, par nature représentative, qui reste dans le discours le sujet moteur de l’action politique : « je compte sur vous », « participez », « aidez-moi ». In fine, ce sont donc bien les institutions représentatives qui demeurent les actrices principales de la décision politique, et la participation citoyenne n’apparaît être qu’une aide accessoire et de second plan dans le schéma narratif des discours politiques.

Les différentes situations discursives étudiées montrent donc bien que la rhétorique déployée dans les discours politiques à résonance constitutionnelle ne produit pas une reconnaissance institutionnelle neutre du phénomène participatif. Bien au contraire, l’institutionnalisation discursive constitutionnelle neutralise les potentialités participatives en les absorbant dans le cadre référentiel représentatif. La consécration discursive du phénomène participatif s’accompagne donc d’un cloisonnement total et immédiat de son imaginaire. N’y a-t-il pas alors une dissonance entre la consécration du phénomène participatif mise en avant par le discours des élus dirigeants et les effets de neutralisation de la participation produits par ces mêmes discours ? N’existe-t-il pas une distorsion entre la vision politique exprimée et le pragmatisme annihilant de l’institutionnalisation discursive constitutionnelle ?

II. La préservation d’un statu quo institutionnel au profit des élites dirigeantes

Le carcan représentatif mis en place par la rhétorique politique et constitutionnelle des discours n’est pas un effet contingent de ces prises de parole, mais répond à une stratégie tout à fait consciente de minimisation de la place politique de la participation citoyenne. De nombreuses recherches ont démontré que les élites au pouvoir tentent de minorer les apports de la participation citoyenne pour préserver leurs prérogatives en tant que représentants. Que ce soit en résistant au suffrage universel (Pilon, 2019 ; Bourgaux, 2013) ou en neutralisant la référence à la participation dans le discours, la stratégie demeure identique. Ainsi, le cloisonnement artificiel de la participation par la rhétorique agit comme un outil stratégique au service de la préservation d’un statu quo social et institutionnel. En ce qu’il réintègre la participation dans la logique représentative, le cloisonnement opéré impose une rationalité instrumentale qui permet aux représentants politiques de préserver les rapports sociaux de domination en leur faveur.

Le premier effet sociolinguistique du cloisonnement de la participation opéré par la rhétorique des discours politiques à résonance constitutionnelle est l’effet analgésique. L’absorption et la réappropriation du phénomène participatif par la logique représentative conduisent, mécaniquement, à neutraliser et à minimiser les potentialités participatives. Les théories participatives proposent originellement des formes multiples de participation directe dans l’ensemble des activités de la cité et à tous les stades de la décision. Or, ces propositions d’inclusion ne sont pas reprises dans leur entier potentiel de rupture par la rhétorique des discours en cause. Bien au contraire, les aménagements envisagés au nom de la participation citoyenne se trouvent au sein des institutions représentatives. Cette assimilation conceptuelle se produit sans qu’il y ait en parallèle aucune remise en question des fondements mêmes de ces dernières. Ainsi, la diffusion des idées participatives s’accompagne d’une atténuation des ruptures sociales et politiques qu’elles proposaient initialement. Le cloisonnement opéré par l’institutionnalisation discursive constitutionnelle conduit donc à une aliénation de l’imaginaire participatif. Cet effet analgésique consolide les structures de pouvoir et les hiérarchies sociopolitiques contemporaines.

Aussi, il se manifeste de plusieurs manières dans le discours politique. Par exemple, l’affirmation de la préexistence de la participation citoyenne permet aux locuteurs d’évincer la question de l’efficacité de la participation. Le phénomène participatif est présenté comme une modalité politique naturelle et historique en France. Les institutions françaises contemporaines n’auraient pas besoin d’être modifiées en profondeur pour satisfaire aux revendications d’inclusion citoyenne puisque la participation serait déjà inhérente auxdites institutions. Par exemple, le président Nicolas Sarkozy (Encadré 7) qualifie la démocratie directe d’« identité de la France », d’« héritage de l’histoire de la France ». Il en déduit logiquement qu’il n’est possible que de faire « une plus large place à la démocratie directe ». Autrement dit, il serait possible d’améliorer la place politique de la participation, mais son effectivité et son efficacité sont présentées comme d’ores et déjà acquises.

L’usage du préfixe re-, dans son sens de réitération et d’augmentation, d’intensification, soutient également l’effet analgésique du discours politique. Par exemple, selon le président François Hollande (Encadré 8), la participation citoyenne peut être « revivifiée », « repensée », « revisitée ». Le préfixe re- traduit ici une idée d’amélioration qui correspond bien à la portée analgésique recherchée.

Au-delà de cet effet analgésique, le cloisonnement représentatif de la participation par la rhétorique politique et constitutionnelle a également un effet d’exclusion et de délégitimation de toute forme non institutionnalisée de participation populaire. Cette exclusion spoliatrice s’appuie sur un mécanisme d’opposition sémantique : l’emploi de concepts antonymes asymétriques. Les façons de désigner son propre groupe et les autres peuvent coïncider ou se dissocier. Dans le premier cas, la reconnaissance réciproque est linguistiquement impliquée ; dans le second, les désignations se colorent d’une nuance péjorative qui fait que l’autre se sent certes apostrophé, mais non reconnu. Ces attributions à usage unilatéral et en contradiction inégale sont des concepts antonymes asymétriques (Koselleck, 1990). Dans ces situations, la communauté à laquelle se rattache le représentant politique dans son discours se constitue à partir de concepts qu’il délimite lui-même et de manière à exclure les autres. Une opposition asymétrique de plus en plus usitée par le discours politique est particulièrement révélatrice de cette stratégie d’opposition sémantique manichéenne : celle des concepts de peuple et de foule.

Par exemple, lors de son adresse aux parlementaires du 21 mars 2023, le président Emmanuel Macron oppose explicitement et très inégalement les deux notions. Il affirme ainsi que « quand on croit à cet ordre démocratique et républicain, l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple, et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus » (propos rapportés dans la presse nationale). Emmanuel Macron crée une opposition binaire et asymétrique entre le peuple dans sa conception représentative et la population sans légitimité constitutionnelle désignée par la foule ou l’émeute. Les deux désignations n’ont pas la même connotation. Si le concept de peuple bénéficie d’une connotation méliorative et de la légitimité constitutionnelle, les notions opposées de foule et d’émeute sont totalement décrédibilisées dans cette relation asymétrique. Cette inégalité des connotations repose sur une longue tradition de discrédit de la foule, celle-ci étant présentée comme irrationnelle et dangereuse (Le Bon, 1963). Si la phrase d’Emmanuel Macron – « la foule n’a pas de légitimité face au peuple » – ne peut s’inscrire plus explicitement dans cette lignée de pensée, il n’est pas le premier président à instrumentaliser la connotation péjorative de la foule dans son discours. Son prédécesseur, François Hollande, évoquait également la foule en des termes peu flatteurs et l’opposait à l’idée de « bon gouvernement » dans une déclaration du 6 octobre 2016 (Encadré 2) : « sauf à utiliser la consultation populaire comme un moyen d’aller chercher dans la foule la traduction de sa colère, je ne suis pas sûr que ce soit, là encore, un bon mode de gouvernement ». C’est néanmoins bien sous les quinquennats d’Emmanuel Macron que l’emploi de cette opposition asymétrique peuple/foule a connu un important regain. Le discours politique a notamment réinvesti cette binarité manichéenne à la suite des manifestations des Gilets jaunes en 2019 et en 2020, puis de la manifestation de Sainte-Soline en 2023 contre les mégabassines.

Par exemple, lors de son audition devant le Sénat au sujet de la manifestation de Sainte-Soline le 5 avril 2023 (Encadré 9), le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a un emploi très cloisonné des concepts de peuple et de foule. Le concept constitutionnel de peuple n’apparaît qu’une seule fois et est immédiatement associé à l’idée de représentation : « les représentants du peuple ». Par ailleurs, les qualificatifs associés témoignent de la connotation méliorative du concept : « sain », « normal ». Au contraire, la foule est accompagnée dans la déclaration du champ lexical péjoratif de l’affrontement : « fendant la foule hostile », « dans la foule et dans la violence ». Ces éléments de langage seront par ailleurs très largement repris par les différents membres du gouvernement qui commenteront la manifestation.

Cette narration manichéenne vient circonscrire un peu plus l’imaginaire participatif. En enfermant la pensée dans cette binarité inégale, le discours crée une alternative indépassable qui légitime la vision représentative de l’action politique tout en excluant systématiquement et irrémédiablement toute forme non institutionnalisée de participation populaire. Le cloisonnement spoliateur de la participation par cette rhétorique binarisée appauvrit l’imaginaire participatif. L’auditoire est immergé dans une vision représentative indépassable, dans un système politique où il n’est plus possible d’envisager une forme de participation différente de celle institutionnellement acceptée. L’institutionnalisation discursive constitutionnelle de la participation s’apparente donc à un discours propagandiste produisant un formatage représentativiste de notre esprit politique. En ce sens, la rhétorique des discours politiques à résonance constitutionnelle peut s’analyser comme une novlangue préservant un statu quo social et institutionnel au profit des élites dirigeantes.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’exposer la manière dont la rhétorique déployée par les élus dirigeants dans leurs discours à dimension constitutionnelle cloisonne notre imaginaire participatif, et quels effets ce cloisonnement a sur l’organisation sociale et institutionnelle.

L’étude a d’abord voulu démontrer que l’institutionnalisation discursive du phénomène participatif s’appuie sur une rhétorique politique et constitutionnelle qui neutralise et assimile la participation dans la matrice politique représentative. Cette rhétorique se manifeste dans le discours politique tant sur le plan sémantique, par l’intermédiaire d’associations ou d’oppositions de concepts, que sur le plan syntaxique à travers des agencements stylistiques divers. Le second objet de cet article était de comprendre les effets sociopolitiques de cette institutionnalisation discursive constitutionnelle. Il ressort de notre analyse que la participation est neutralisée et absorbée par la logique représentative. Cette assimilation spoliatrice mise en oeuvre par la rhétorique politique et constitutionnelle vient compléter sur le plan conceptuel l’assimilation des dispositifs concrets de participation (Gaxie, 2004 ; Blatrix, 2009). La matrice référentielle demeure la matrice politique représentative. L’institutionnalisation discursive de la participation ne signifie donc pas le déclin, ni même une modification substantielle, de la régulation sociale et politique fondée sur la logique représentative.

La mise en lumière de ce carcan représentatif indépassable absorbant dans sa propre logique et reformulant le phénomène participatif nous a amenée dans cet article à la question suivante : n’y a-t-il pas alors une dissonance entre la consécration du phénomène participatif mise en avant par le discours des élus dirigeants et les effets de neutralisation de la participation produits par ces mêmes discours ? Nous affirmons au terme de cette étude que, tout comme les dispositifs participatifs mis en place ne suivent pas toujours la vision politique exprimée (Schiffino et al., 2019 ; Petit et al., 2022), il existe bien une telle distorsion entre la vision politique exprimée et le pragmatisme annihilant de l’institutionnalisation discursive constitutionnelle. Plutôt que de soutenir des potentialités participatives élargies, l’institutionnalisation discursive constitutionnelle de la participation agit donc comme un outil de préservation d’un statu quo social et institutionnel au profit des élites dirigeantes.

Ce sont donc bien ici les choix stratégiques de la rhétorique politique et constitutionnelle qui gouvernent les significations conventionnelles de la participation et en anéantissent les potentialités transformatrices radicales. En ce sens, la rhétorique politique et constitutionnelle déployée par le discours des dirigeants français agit comme une novlangue. En empêchant de penser clairement la participation citoyenne en dehors du cadre représentatif, cette rhétorique entrave l’exercice de régénération politique.