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Des liens à expliciter

Depuis la consolidation des États-nations au 19e siècle, les pratiques de la participation citoyenne « à l’antique » ont été marginalisées en faveur de l’institutionnalisation des principes du gouvernement représentatif (Manin, 1995 ; Urbinati, 2006). Cette modernisation représentative de la démocratie et de l’exercice électoral de la citoyenneté qu’elle implique est toutefois continument mise à l’épreuve depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale par toute une série de défis : une délégitimation du parlementarisme par l’imposition d’une logique de parti, une crise de la représentation fragilisée par la perte de confiance envers les élus, un déficit démocratique s’illustrant notamment par le désengagement des citoyens à l’égard des élections, etc.

De telles évolutions ont concouru à l’émergence de courants de pensée consacrés à observer et à définir ce que pourrait être un « nouvel esprit de la démocratie » (Blondiaux, 2008) dans les sociétés contemporaines. Plus que jamais, la question de la citoyenneté est repensée comme un idéal à poursuivre dans un univers politique en tension. Se manifeste une quête de sens à l’égard d’une démocratie qui s’exprimerait non plus exclusivement par l’élection mais également par la « participation » (Arnstein, 1969 ; Pateman, 1970 ; Mansbridge, 1983 ; Godbout, 1983 ; Barber, 1984 ; voir à ce sujet Fung, 2006 ; Bacqué et Sintomer, 2010, 2011 ; Claisse et al., 2013 ; Gourgues, 2013) et la « délibération » (Habermas, 1997, 2023 ; Rawls, 1995 ; voir Girard et Le Goff, 2010 ; Floridia, 2017 ; Bächtiger et al., 2018). Effectivement, les expériences d’engagement citoyen se sont multipliées au cours des dernières décennies, et ce, aussi bien en Amérique et en Europe qu’ailleurs dans le monde (Smith, 2009 ; Chwalisz, 2020) : centres autogérés, associations de résidents, tables de quartier, comités d’usagers, budgets participatifs, jurys citoyens, audiences publiques, forums sociaux, etc. Ces expériences foisonnantes sont à l’origine de recherches toujours plus nombreuses (Blondiaux et Fourniau, 2011 ; Giugni et Grasso, 2022), fondées sur des domaines d’action très diversifiés (service communautaire, aménagement du territoire, etc.) et initiées dans des disciplines scientifiques très variées (philosophie, science politique, études urbaines, sociologie, histoire, etc.), soulevant dans la foulée des enjeux théoriques, conceptuels et empiriques (Theocharis et van Deth, 2018). De la prolifération de ces expériences découle le développement d’un champ de recherche au sein duquel les constats et les théorisations prospèrent en intégrant parfois des critiques radicales (Pellizzoni, 2013 ; O’Miel et al., 2017 ; Loisel et Rio, 2024) concernant les finalités de ce qui serait un « tournant participatif » (Bherer, Dufour et Montambeault, 2018) et un « tournant délibératif » (Blondiaux et Manin, 2021), ces qualificatifs servant à nommer ce que serait l’ampleur des transformations politiques que connaissent les sociétés démocratiques.

Dans ce maelstrom qui concerne à la fois la réalité d’un changement politique majeur et ce qu’en disent les savoirs concernés, de façon surprenante, la place et le statut du « droit » demeurent sous-investis et insuffisamment analysés par les savoirs mobilisés. Tout se passe comme si l’accent mis sur les dispositifs, les processus, les dynamiques et les effets de la participation reléguait dans l’ombre toute la normativité juridique qui leur est pourtant consubstantielle (Kerléo, 2022). Pourtant, quelques travaux qui s’intéressent à la place du monde juridique dans la réalité sociale en ont décelé les potentialités participatives (voir par exemple Santos, 2004 ; Baier, 2009 ; Commaille, 2015 ; Sénéchal et Noreau, 2020). Mais cette conception reste relativement marginale alors qu’au prisme de ses diverses « sources » (loi, règlement, etc.), le droit apparait bien alors comme un catalyseur à la fois manifeste et fondamental, et comme un enjeu majeur dans les débats sur les formes d’implication des citoyens dans les expériences de participation citoyenne.

Un des domaines les plus révélateurs à cet égard est certainement celui de la production de la loi (Commaille, 1994 ; Galembert, Rozenberg et Vigour, 2013 ; Milet, 2020), dont les nombreux enjeux ont conduit certains à se demander si l’entreprise ne relève pas d’une « mission impossible » (Jadot et Ost, 1999). Ce processus est généralement passé sous silence dans les travaux sur l’action publique (Milet, 2018), comme si les divisions institutionnalisées dans la production du travail de connaissance prévalaient sur ses finalités. En dépit ou à cause de ces enjeux, dont le niveau d’échelle spatiale n’est pas le moindre (Zoller, 2021), la question du dépassement de ces cloisonnements mériterait d’autant plus d’être posée qu’il est possible d’observer le déploiement d’expériences et de projets visant à inclure les citoyens dans le processus législatif (Mader et Karpen, 2006 ; Rui, 2006 ; Allan, Forrester et Pate, 2008 ; Flückiger, 2011 ; Tellier, 2011 ; Trettel, 2015 ; Barraud, 2016 ; Lewis et Slitine, 2016 ; Coutinho et al., 2017 ; Boal, 1998 ; Neblo, Esterling et Lazer, 2018 ; ParlAmericas, 2018 ; Gastil et Wright, 2019 ; Lafont, 2019 ; Buge, 2020 ; Landemore, 2020; Leblanc, 2021 ; Pech, 2021 ; Fourniau, 2022; Heitzmann-Patin et Padovani, 2022 ; Rousseau, 2022). De fait, la présence du « citoyen co-législateur » se donne maintenant à voir à quasiment toutes les phases du processus législatif (Ranchordás et Voermans, 2017 ; Vidal-Naquet, 2018 ; Kerléo, 2022 ; Revon, 2022) : dès l’amont par des initiatives citoyennes visant à influencer l’agenda législatif (Caluwaerts et Reuchamps, 2018) et par l’élaboration autonome de propositions de loi adressées aux élus (Dufour, 2004), lors de la discussion de législations souhaitables en commission délibérative (Vrydagh et al., 2021) et de projets de loi en atelier législatif (Untermaier et Kerléo, 2015) ou commission parlementaire (Hendriks et Kay, 2019), pendant la lecture des projets de loi (Leston-Bandeira et Thompson, 2017), à l’étape de la rédaction des lois (Vidal-Naquet, 2017 ; Kaitavuori, 2020), au moment de les voter (Morel, 2018a) et de ratifier les Constitutions (Fatin-Rouge Stefanini, 2021 : 351-365), et même en aval lorsque vient le temps d’évaluer les législations pour les réformer (Aitamurto, 2020 : 93-94 ; Combrade, 2022 : 96-102). Ces tendances à l’implication citoyenne dans la « mise en droit » trouvent notamment écho dans certaines revendications démocratiques issues du mouvement des Gilets jaunes en France, telles que l’implantation d’un Référendum d’initiative citoyenne (Magni-Berton, 2018; Morel, 2018b), de même que dans un sondage mené par l’Institut québécois de réforme du droit et de la justice (IQRDJ-SOM, 2021), qui révélait un très fort appui à l’idée que les citoyens devraient pouvoir discuter les lois (95 %), les proposer (84 %), les adopter (77 %) et même les évaluer (75 %).

Cette question de la participation citoyenne à la mise en droit vaut également pour ce qui concerne d’autres types de normes juridiques – Constitutions, règlements, conventions, ententes, etc. – qui sont autant de vecteurs d’« obligation collective » (Urfalino, 2021) et, partant, de formes du lien social (Noreau, 2023). Mais les relations entre droit et participation se manifestent sous de nombreux autres aspects encore. Il n’y a qu’à penser aux normes juridiques qui encadrent cette participation (voir Monédiaire, 2011 ; Fatin-Rouge Stefanini et Geynet-Dussauze, 2022). Et ces normes sont aussi susceptibles d’être contestées devant les tribunaux, un phénomène particulièrement manifeste en matière de démocratie directe en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest (Fatin-Rouge Stefanini, 2004 ; Miller, 2009 ; Moeckli, Forgács et Ibi, 2021). La mobilisation des tribunaux par les citoyens, par exemple en vue de faire reconnaître des droits, est encore une des expressions du phénomène (McCann, 2006 ; Boutcher, Shdaimah et Yarbrough, 2023 ; Taylor et Tarrow, 2024). Devant la prolifération des expériences en cours et des projets en discussion, c’est une reconfiguration de la normativité juridique qui se laisse entrevoir, avec celle de son statut comme objet privilégié de connaissance dans une perspective pluridisciplinaire (Commaille, 2023 ; Noreau, 2024). Il semble opportun et pertinent de concevoir le droit comme un laboratoire à découvert offrant la possibilité de jeter un éclairage nouveau et complémentaire sur la participation citoyenne en considérant la normativité juridique comme une réalité endogène au monde social.

Entre processus politique et objet épistémique

La liaison entre la normativité juridique et la participation citoyenne demeure un processus politique compliqué à réaliser dans les sociétés démocratiques. Mais elle est aussi un objet épistémique difficile à problématiser dans les sciences sociales.

D’emblée, il faut insister sur le fait que le droit est un phénomène fortement institutionnalisé. De fait, tout un ensemble de procédés et de processus sont déjà établis en vue d’ordonner sa mise en sens, sa mise en forme et sa mise en oeuvre. La difficulté est redoublée en raison du statut habituellement reconnu aux acteurs concernés par la production des normes juridiques. Sur le plan politique, les élus revendiquent de facto l’autorité sur l’adoption de toute nouvelle loi, de tout nouveau règlement, etc. Sur le plan juridique, les légistes et les juristes de l’État s’accordent la légitimité de disposer de toute l’expertise nécessaire à l’encadrement, à l’orientation et à la fabrication du droit. Sur le plan civique, les citoyens sont surtout considérés comme les destinataires de ces normativités, en somme des sujets de droit dépourvus de toute capacité normative. Il en résulte que généralement ces derniers sont porteurs de représentations sociales négatives à l’égard du droit. Ils éprouvent l’impression que la complexité du langage juridique, des textes juridiques qui pourtant régissent leur vie, ne vise qu’à les en éloigner. Et même lorsqu’ils sont impliqués à une étape ou à une autre du travail législatif, un sentiment de dépossession est bien souvent éprouvé par eux (Reber, 2020). Les prérogatives des élus, les compétences revendiquées des juristes et les capacités des citoyens s’avèrent donc malaisées à concilier. En plus d’exiger la mobilisation de mécanismes institutionnalisés de production, d’interprétation et d’application, les opérations de « mise en droit » trouvent leur assise sur des rapports de pouvoir qui sont en même temps des rapports de savoir (Commaille, 2023). Il existe une circularité des savoirs politiques et juridiques, dans le cadre desquels les citoyens, munis de leurs savoirs d’expériences, sont couramment perçus comme des empêcheurs de tourner en rond. L’existence de ces oppositions attestant d’un pluralisme épistémique accentue la dimension agonistique de la « mise en droit » par-delà les arènes parlementaire et judiciaire.

Ce statut spécifique du droit explique que la question des liens entre normativité juridique et participation citoyenne est également difficile à problématiser du point de vue des savoirs concernés. Les chercheurs en sciences humaines, sociales et juridiques ne parviennent pas tout à fait encore à se saisir du phénomène et sont en quête de ce qui serait un nouveau régime de connaissance en la matière. Ce dernier est pareillement traversé par des rapports de pouvoir de telle sorte que les recherches sur les liens entre droit et participation citoyenne sont une illustration exemplaire de ce qu’on a pu considérer dans ce domaine comme l’existence d’un « marché des biens savants » (Blatrix, 2012 ; voir également Mazeaud et Nonjon, 2018, sur le « marché de la démocratie participative » chez les professionnels). Le risque est bien ici de reproduire le positionnement traditionnel propre à chaque discipline. Actifs depuis plusieurs décennies autour du thème de la participation citoyenne, les politologues entretiennent depuis longtemps des rapports ambigus avec la normativité juridique, qu’ils ont généralement marginalisée, plus pour des raisons institutionnelles que pour des raisons de nature épistémologique. Les constitutionnalistes ont été traditionnellement très présents sur le terrain de la mise en droit en portant souvent un regard interne sur le processus. S’il est traité comme une variable négligeable ou abordé dans une perspective strictement juridique, le droit n’est pas encore tout à fait un objet important dans le champ des savoirs sur la participation. Par conséquent, reste une importante interrogation épistémologique sur les régimes de connaissance capables d’orienter la recherche sur les liens qui associent la normativité juridique avec la participation citoyenne. Les pistes à explorer sont nombreuses : les objets qui retiennent l’attention, les terrains empiriques investis, les théories, les concepts et les méthodes mobilisées, les positionnements normatifs, les questions éthiques, etc. Pour aspirer à devenir un domaine légitime en sciences sociales, la recherche sur les liens entre normativité juridique et participation citoyenne exige le recours à des démarches qui permettront, du point de vue épistémologique, de prendre au sérieux le droit comme objet, de poser sur lui un regard externaliste et d’adopter une posture réflexive.

Avec comme arrière-plan une certaine lucidité à l’égard des enjeux épistémologiques, les responsables de ce projet de numéro thématique souhaitaient inaugurer une démarche exploratoire de mobilisation des connaissances produites par la recherche sur les liens entre participation citoyenne et normativité juridique. Les propositions retenues au terme d’une procédure de sélection ont vocation à stimuler les échanges sur ce champ de savoir spécifique pour lequel nous avons la certitude qu’il est stratégique, pour la recherche elle-même et face à cet enjeu politique que constitue la participation citoyenne. À des fins heuristiques, les contributions à ce présent dossier peuvent être réparties sur deux axes de problématisation. Un premier ensemble vise à contribuer à dresser un panorama des dispositifs de participation citoyenne en matière de mise en droit. Le second concourt à examiner divers enjeux entourant la reconnaissance d’une capacité normative des citoyens à la mise en droit.

Un panorama des dispositifs de participation citoyenne en matière de droit

L’appel à contributions invitait tout d’abord les auteurs à étudier les liens entre normativité juridique et participation citoyenne en portant attention à la production du droit dans toutes ses sources (loi, règlements, etc.). Nombreux étaient les angles sous lesquels pouvait être abordé le droit comme enjeu de la participation : la définition des thèmes du débat, le statut des acteurs à l’origine de leur émergence, la structure des dispositifs en usage, les stratégies de mobilisation, les modalités d’engagement, l’impact de cette participation sur la décision, ses effets sur les citoyens, etc.

Évoquant souvent de manière simultanée plusieurs de ces angles, les textes regroupés sous cet axe ont en commun d’offrir un aperçu de la diversité des dispositifs susceptibles d’offrir aux citoyens l’opportunité de participer à la production de normativités juridiques. Louis Simard s’intéresse aux Ententes sur les retombées et les avantages (ERA) conclues dans le cadre de la gouvernance de grands projets dans le domaine de l’énergie. Une analyse de la transformation du Programme de mise en valeur intégrée (PMVI) d’Hydro-Québec, qui a pour objectif de financer des projets environnementaux en tenant compte de la nécessité de compenser les collectivités affectées par l’impact des équipements de transport d’électricité, montre que la participation citoyenne a progressivement été associée à la ratification de ce type d’ERA.

La participation des citoyens peut cependant être beaucoup plus centrale dans le processus de définition du droit, rappelle Marthe Fatin-Rouge Stefanini. Il existe en effet toute une panoplie de dispositifs méconnus dans divers pays en Europe et en Amérique qui leur permettent d’exercer un pouvoir normatif. Par exemple, ils ont l’opportunité de faire adopter une nouvelle loi avec les « initiatives propositives », ou encore de rendre caduc le texte d’une loi par le recours à une « initiative abrogative ». Elle souligne que ces initiatives populaires visent davantage à influencer le système représentatif qu’à se substituer à lui.

D’autres dispositifs reposent quant à eux sur une collaboration plus directe entre les citoyens et les élus. C’est le cas au Parlement de la Communauté germanophone en Belgique de l’Est. Institutionnalisé en 2019, le Dialogue citoyen permanent (Bürgerdialog) est organisé autour d’un comité composé de 24 citoyens tirés au sort qui ont eux-mêmes le pouvoir d’initier des assemblées citoyennes autour d’un thème. Les recommandations issues des délibérations citoyennes sont transmises aux parlementaires, qui ont l’obligation de les examiner. L’analyse menée par Rebecca Gebauer, Ann-Mireille Sautter et Min Reuchamps indique que leur mise en oeuvre par l’entremise d’un texte législatif figure parmi les impacts possibles de cette forme de participation.

La participation citoyenne peut-elle s’immiscer dans la phase de rédaction des lois ? Jusqu’à un certain point, considère Éliane Boucher. Dans quelques pays du Commonwealth, dont le Canada, des légistes ont conduit des tests auprès de lecteurs-citoyens avec l’objectif de rédiger des textes législatifs plus lisibles et compréhensibles. Bien qu’original, ce type de dispositif comporte toutefois de nombreuses limites. Les procédés utilisés et les citoyens sélectionnés demeurent trop aléatoires pour mener à des résultats probants. Cédric Groulier conclut que la légistique répond essentiellement aux besoins des représentants élus. L’analyse de guides et d’initiatives françaises et européennes révèle que les citoyens sont surtout sollicités par les légistes à l’étape de la définition des choix normatifs plutôt que pendant la phase de conception des textes à proprement parler. Les exigences d’une véritable légistique participative restent à inventer.

Les citoyens jouissent tout de même d’un dispositif supplémentaire qui leur permet de participer à l’élaboration du droit. Ils peuvent en effet espérer obtenir des changements législatifs en participant à des audiences judiciaires. Si la mobilisation des tribunaux ne se traduit pas systématiquement par des jugements intégralement respectés par les États, elle produit néanmoins, selon Andréanne Brunet-Bélanger, des effets indirects qui peuvent contribuent à dynamiser l’engagement des membres d’une communauté ou encore à accroître la légitimité d’une cause. La mobilisation du droit oscille ainsi entre un pôle instrumental et un pôle symbolique.

Les enjeux de la reconnaissance d’une capacité normative à la participation citoyenne

Ce projet de numéro thématique visait également à accueillir des contributions qui éclairent les liens entre normativité juridique et participation citoyenne en mettant l’accent sur l’institutionnalisation de cette dernière sous ses diverses formes, aussi bien en matière de droit (réforme législative, consultation réglementaire, etc.) qu’en tout autre domaine (construction d’un équipement, aménagement d’un parc, etc.). Plusieurs avenues étaient envisageables pour examiner le droit comme cadre de la participation : les lois qui garantissent la participation des citoyens, les droits qui les habilitent, les politiques qui valorisent leur participation, l’attitude des élus à leur égard, etc. Il pouvait également s’agir de mieux comprendre si ces dispositifs juridiques favorisent réellement la participation, s’ils sont véritablement perçus et mobilisés comme une ressource par les citoyens, s’ils tendent à reproduire les exclusions sociales, de quelle manière ils sont interprétés par les tribunaux, etc.

Les articles rassemblés sous ce second axe examinent les divers enjeux soulevés par la reconnaissance des capacités normatives des citoyens engagés dans des initiatives mettant en jeu leur participation. Cette reconnaissance trouve de nombreux lieux d’expression. Les discours des présidents français constituent l’un d’eux. Ils paraissent particulièrement performatifs à la lumière de l’analyse entreprise par Chloé Petit. Selon elle, ces discours prononcés du sommet de l’État cadrent les paramètres de cette participation imaginée sur les dispositions d’une constitution qui accorde au contraire une pleine prédominance à la représentation. Or, la reconnaissance de la capacité normative des citoyens véhiculée par de tels discours serait plutôt un frein au déploiement de l’imaginaire participatif.

En contrepartie, le président Emmanuel Macron a néanmoins institué des conventions citoyennes qui ont pour vocation d’associer les citoyens au travail législatif. Le cas de la Convention citoyenne sur le climat étudié par Aurélia Friès-Flaubert montre cependant que la légitimité des participants n’est pas entièrement acceptée par les députés de l’opposition. Minoritaires face au gouvernement, ils ont notamment perçu cette convention comme une façon détournée de restreindre leurs pouvoirs. Du coup, les recommandations formulées par les citoyens ont eu peu d’influence sur la position prise par les élus lors de l’élaboration de nouveaux textes législatifs et réglementaires en matière d’environnement. Ce problème de légitimité s’est également posé, ajoute Marie Sissoko-Noblot, lors de la Convention citoyenne sur la fin de vie. Selon elle, le problème risque de persister tant que le statut des personnes qui participent à de telles conventions ne fera pas l’objet d’une clarification juridique.

D’ici là, les magistrats sont régulièrement appelés à juger du bien-fondé des règles qui garantissent la participation des citoyens ainsi que des normes qui émergent de ces délibérations. L’examen de la jurisprudence administrative et constitutionnelle en France réalisé par Claire Saunier montre que leur contrôle juridictionnel porte essentiellement sur la validité des procédures entourant la participation citoyenne. Respectant la séparation des pouvoirs, ils se sont montrés hésitants à reconnaître la légitimité distinctive des normativités établies par les citoyens mobilisés dans le cadre de ces dispositifs participatifs. En revanche, précise l’auteure, leur accès aux audiences se révèle être une autre modalité de participation à la définition du droit.

Vers un programme de recherche

Les questions entourant les liens entre participation et droit valent pour la recherche scientifique, mais également pour le débat public. De fait, la participation citoyenne dans le processus démocratique s’inscrit directement dans la ligne éditoriale de la revue Lien social et Politiques. Plusieurs numéros thématiques sur la participation (Gaudet et Breviglieri, 2014 ; Desage et Jacob, 2015) et la citoyenneté (Vatz Laaroussi et Bolzman, 2010 ; Gaudet, 2018 ; Jacob et Schaut, 2023) y ont d’ailleurs été publiés au cours des deux dernières décennies. Celui-ci s’en distingue en envisageant frontalement le droit comme un laboratoire de participation citoyenne. Il ne prétend évidemment pas épuiser la question. Parmi les angles morts peut notamment être identifié un troisième axe, qui aurait probablement permis d’en apprendre davantage sur les orientations des travaux sur la participation qui prennent le droit comme objet. Il aura tout de même ouvert quelques lignes de problématisation en rassemblant des chercheurs autour de cet objet en définitive peu étudié. Si tant est qu’il s’agisse maintenant de poursuivre l’entreprise vers cet horizon, le projet qu’il amorce doit maintenant se traduire en programme de recherches qui, comme celui récemment initié par le projet LEXIS[1], adoptera des perspectives à la fois pluridisciplinaire, internationale et comparative.