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L’éducation permanente est une expression large qui renvoie aujourd’hui à une multitude de politiques menées en faveur de systèmes pour accompagner l’apprentissage tout au long de la vie[1]. Dans cet article, l’éducation permanente se réfère tout particulièrement à une politique publique culturelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Les actions visées par cette politique gravitent autour de l’idée que les processus de formation de l’esprit critique des citoyen·ne·s sont une pièce fondamentale de la construction de la démocratie et de l’émancipation individuelle et collective. Malgré cette idée commune, l’histoire de l’éducation permanente en Belgique francophone, depuis les années 1920, est faite de différents courants de pensée, de désaccords, d’évolutions législatives, avec leur mise en débat et leur contestation. C’est l’histoire d’« une définition qui se cherche » (Nossent, 2007), ce qui interroge la circulation de légitimité au sein du secteur[2]. Actuellement, le statut d’entité d’éducation permanente est attribué par le ministre de la Culture de la Communauté française de Belgique, d’après l’avis du Conseil supérieur de l’Éducation permanente. L’octroi de subsides qui découle de ce statut dépend de la capacité d’une institution à persuader le Conseil que le travail de ses équipes répond aux critères qui définissent juridiquement une action éligible (Nossent, 2004, cité dans Bigoudis, 2006 : 180-186)[3]. Ces critères et leur interprétation réglementaire sont conçus pour quantifier le mérite et l’efficacité des candidats aux subsides. Ils sont peu théorisés et prennent pourtant le statut de référentiel normatif. La proposition d’un référentiel théorique vient dans ce sens soutenir le développement d’un débat plus nuancé et d’une réflexivité accrue au sein du champ de l’éducation permanente.

Cette construction théorique passe par le dialogue avec des ressources intellectuelles de la justice spatiale (Póvoas, 2016 ; Lévy et al., 2017 ; Lévy, Fauchille et Póvoas, 2018 ; Póvoas et Fauchille, 2019). La justice spatiale est un mode de réflexion et de production du territoire qui prend la qualité politique de l’espace au sérieux et intègre, en son sein, les enjeux de justice. Pendant une douzaine d’années, j’ai travaillé avec d’autres chercheurs à bâtir une théorie de la justice spatiale centrée sur les liens que les habitants et habitantes établissent entre le juste, l’injuste et la dimension spatiale de nos sociétés contemporaines. Ce travail a croisé la pensée de la justice, issue de la philosophie politique, avec des recherches empiriques réalisées à partir d’entretiens compréhensifs auprès de personnes caractérisées par des profils transversaux du point de vue socioéconomique et géographique (lieu de résidence). Cette théorie propose que la définition d’un espace juste (et des manières de le réaliser) soit une activité interne à la société : par des procédures institutionnelles de démocratie participative, mais aussi par un travail politique continu, jouant un rôle dans la formation des attentes des citoyen·ne·s au regard de leur espace de vie (Póvoas et Fauchille, 2019).

1. Les référentiels de l’éducation permanente en Belgique francophone

Cette partie retrace l’histoire de l’éducation permanente en tant que panorama d’idéalité[4]. Qui, parmi qui, avec quelle pédagogie, quels contenus, à l’appui de quelles facultés, et portée par quelles valeurs une telle éducation devrait-elle être imaginée et mise en oeuvre ? Les réponses à ces questions retrouvées dans l’histoire de l’éducation permanente permettent de décrire la polarisation idéelle représentée dans le schéma ci-dessous (figure 1).

1.1. Entre transmission et révolte, brève histoire d’un champ idéel en tension

Le pari de cette section est de mettre en parallèle les sources d’inspiration théoriques de l’éducation permanente, issues de la philosophie des Lumières et du marxisme. Aplatir leur chronologie permet de mieux comprendre les axes d’idéalité qui ont façonné le champ de l’éducation permanente dans le contexte belge.

Figure 1

Schéma synthétique des axes d’idéalité hérités de l’histoire longue de l’éducation permanente

Schéma synthétique des axes d’idéalité hérités de l’histoire longue de l’éducation permanente

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Commençons par la notion de l’instruction publique tout au long de la vie, avancée pour la première fois par le marquis de Condorcet (1743-1794) (axe A). Dans le contexte révolutionnaire européen et américain de la fin du xviiie siècle, Condorcet relie l’émergence de la démocratie à la nécessité de contrer l’effet de passivité intellectuelle du travail mécanique et monotone des nouveaux emplois issus de la Révolution industrielle. Il conçoit alors l’éducation à tout âge comme un moyen de rendre possible la fabrique de l’histoire par le politique. Elle devrait permettre au citoyen de développer ses facultés d’esprit critique et de compréhension du monde (Condorcet, 1792). Sa proposition était assez surplombante : des conférences publiques hebdomadaires prononcées par les professeurs des écoles en vue d’aviver les contenus de l’instruction élémentaire, de développer les principes et les règles de la morale et de transmettre un savoir pratique directement utile. Y figurait aussi l’information du citoyen sur ses droits et sur les lois nationales ainsi qu’une préparation à l’art de s’instruire par soi-même (avec un dictionnaire, une carte, etc.). Condorcet proposa la création d’une société des sciences. Elle aurait la charge d’assurer l’indépendance de l’instruction publique (dont l’organisation serait centralisée par l’État) vis-à-vis des politiques particulières, des intérêts du gouvernement ainsi que de toute doctrine religieuse.

C’est dans le rattachement à Marx (1818-1883) que nous pouvons mieux cerner le sens critique de l’éducation permanente (axe C). La recherche radicale d’une alternative au capitalisme du programme marxiste accompagna la première époque de réalisation effective de l’idée d’éducation permanente. L’éducation marxiste rejeta les théories bourgeoises de l’instruction (comme celle de Rousseau) et proposa une formation dite polytechnique. Celle-ci prévit de préparer chaque ouvrier à la maîtrise de l’ensemble des chaînes de production, à même de sortir de la division du travail aliénant (Chimbérev, 1933). Le marxisme associa la mobilisation révolutionnaire à une certaine lecture du monde, ce que favorisa l’assemblage d’une doctrine idéologique à un modèle de connaissance scientifique – ici le matérialisme historique. La morale communiste resta indéfinie dans les textes de Marx. Pourtant, comme l’idéologie de la classe dominante était considérée comme une structure de stabilisation de l’ordre capitaliste qu’il faudrait remplacer, les idées et les valeurs de cette classe n’ont pas de place dans la morale communiste (Wolff et Leopold, 2021). Même si peu spécifiée, cette morale implique une certaine supériorité de ce que « l’avant-garde révolutionnaire » considère bien de faire (Van Parijs, 1991 : 152).

En Belgique, les discours de deux hommes politiques personnifient les tensions autour des finalités de l’éducation permanente dans la première moitié du xxe siècle. D’une part, Louis De Brouckère (1870-1951) (axe B) avança l’importance d’apprendre aux travailleurs à penser pour qu’ils puissent choisir en connaissance de cause, sans que le but soit qu’ils adoptent la pensée des instructeurs (De Brouckère, 1954, cité dans Bigoudis, 2006 : 164). Il fut sensible à la difficulté de séparer les ouvriers du reste des travailleurs, analysant la précarisation des conditions de travail des ouvriers, des employés de bureau ou encore des intellectuels (De Brouckère, 1940 : 23‑29).

De l’autre, Henri De Man (1885-1953) (axe D) imagina la formation intellectuelle d’une nouvelle élite d’origine ouvrière pour dresser les masses, contrant le risque d’embourgeoisement des ouvriers en recherche de confort matériel (Degée, 1986 ; Vogel, 2003, cités dans Bigoudis, 2006 : 164-165)[5]. Pour ce faire, il proposa que ces militants, séparés de leur milieu d’origine, soient éclairés par un régime de culture intensif, sous la responsabilité de personnes instruites, détenant le savoir. Ces deux auteurs reprennent, jusqu’à un certain point, l’antinomie des conceptions de Condorcet et de Marx. Dans la ligne de la transmission (Condorcet-Brouckère, axes A-B), nous trouvons une éducation (plus) ouverte à tous, sensible aux valeurs des personnes impliquées, consistant surtout dans la transmission de savoirs établis. Dans la ligne de la révolte (Marx-De Man, axes C-D), l’instruction s’adresse à un seul groupe. Elle diffuse une doctrine politique et les savoirs qui la soutiennent, et vise à placer le groupe instruit en position d’influence, voire de force, face au reste de la société. Cette polarité a inspiré deux types de dérives, observables encore aujourd’hui : d’une part, une action sociale d’aide à l’intégration, sans visée critique ; d’autre part, une surreprésentation du volet idéologique, radicalisant la notion d’éducation permanente.

À partir des années 1970, l’idéalité du champ de l’éducation permanente intègre un troisième axe, proprement expressif, associé à la notion de « démocratie culturelle » avancée par Marcel Hicter (1918-1979) (axe E). Ce concept place les loisirs créatifs au centre d’un processus de découverte de soi, contre l’anéantissement de la personnalité dans un marché du travail où seule une minorité développe ce que l’auteur appelle un « métier de vocation » (Hicter, 1972a). La finalité sociétale consiste ici à développer des citoyens « membres de l’équipe qui sont debout, qui sont agissants, qui sont responsables [et] qui, dès l’enfance, disent présent ». Par ce chemin, la démocratie culturelle vise à relier l’engagement du « sens des responsabilités » citoyennes, ingrédient fondamental de la démocratie (Hicter, 1972b), à l’initiation à la compréhension artistique. Il en résulterait le « développement d’une culture où s’effectue le lien entre le symbolique et le sens » (Nossent, 2004 : 187‑189).

1.2. L’évolution juridique du champ de l’éducation permanente en Belgique francophone

La première déclinaison concrète de l’idée d’éducation permanente en Belgique francophone remonte à 1847. Elle accompagne les premières manifestations du socialisme dans le contexte d’un puissant développement industriel et économique du pays. Il s’agissait d’activités auto-organisées par le mouvement ouvrier, accompagnées de la demande d’un enseignement professionnel formel incluant la formation manuelle, intellectuelle et morale (Nossent, 2004, cité dans Bigoudis, 2006 : 182). Le premier décret de formalisation législative du soutien des « oeuvres complémentaires à l’école » date de 1921. Si des activités plus pratiques sont au rendez-vous (alphabétisation, gestion du ménage), ces oeuvres sont souvent moralisatrices. Elles veillent à occuper les loisirs des travailleurs pour contrer l’influence de l’Église catholique et certaines pratiques comme la consommation d’alcool (Degée, 1986 ; Vogel, 2003, cités dans Bigoudis, 2006 : 164-165). Malgré cette dimension normative, le décret de 1921 proscrit la propagande politique et le prosélytisme religieux[6] ou antireligieux (Nossent, 2004, cité dans Bigoudis, 2006 : 183).

Dans les années 1970, c’est le pari de la révolte et du ralliement idéologique qui prit de l’essor (figure 1, axes C-D). Cela se passa dans le contexte de promulgation du Pacte culturel en 1973. Cette loi rendit transparent, dans le secteur de la culture, le phénomène connu sous le nom de « pilarisation de la société », caractéristique de la Belgique depuis sa fondation. En même temps qu’une contestation de cet esprit communautaire prenait forme dans la société civile[7], le Pacte culturel chercha à rééquilibrer le poids des différentes communautés linguistiques. Le décret de 1976 (Conseil culturel de la Communauté culturelle française, 1976), en harmonisant la régulation du secteur de l’éducation permanente avec les directives du Pacte culturel, revint ainsi sur le présupposé de neutralité axiologique des années 1920. À la différence des premiers pas de l’éducation populaire (moralisante) et de la dominance de la doctrine marxiste, cette éducation devint pluraliste, les différents mouvements portant différents courants philosophiques et politiques.

Le décret de 1976 institue aussi deux catégories de subventions : une dédiée aux organisations d’éducation permanente des adultes en général, et une autre aux organisations de promotion socioculturelle des travailleur·euse·s. Les actions de cette dernière catégorie cherchaient à faire vivre un principe d’équité : elles devaient favoriser en premier lieu les moins lotis de la société, s’adressant et s’adaptant en priorité au « public du milieu populaire » (Conseil culturel de la Communauté culturelle française, 1976 : 5).

Pour différentes raisons, ce texte exclut les activités d’occupation de loisirs, pour lesquelles est créé le statut de « Centres d’expression et de créativité » (Van Cutsem, 2012). Cela va favoriser la dissociation entre la dimension expressive centrale à la démocratie culturelle et les objectifs de formation à la citoyenneté (Hicter, 1974, cité dans Bigoudis, 2006 : 169).

La crise économique des années 1980 et la libéralisation du marché par les droites libérales en Europe et aux États-Unis ont participé à une perte progressive de l’élan du mouvement de l’éducation permanente. Ce projet social ressurgit à Bruxelles, à partir des années 1990, dans des mouvements de résistance contre certains projets urbanistiques qui rassemblent certaines parties du monde syndical et associatif local ainsi que des milieux aisés des beaux quartiers, aussi menacés par ces projets. Si le bouleversement du monde ouvrier avec la relocalisation de l’industrie et un certain brassage des « classes sociales » déboussole certaines pratiques de l’éducation permanente (Fourneau et Scohier, 2020a : 3), de nouvelles associations épaississent la liste des candidats aux subsides. Elles introduisent de nouveaux programmes politiques dans les domaines de l’environnement, de l’interculturalité, du genre, du handicap et du numérique.

Un autre renouvellement du texte juridique paru en 2003 (Conseil de la Communauté française, 2003) prend position par rapport à cette diversification. Désormais, « les publics issus de milieux populaires » constituent l’un des publics auxquels peuvent s’adresser des actions de citoyenneté active et participative (Conseil de la Communauté française, 2003 : 2). L’esprit d’équité, consacrant des ressources spécifiquement aux personnes démunies, est moins présent que dans le décret de 1976, réorientation de principe que certains acteur·rice·s du secteur de l’éducation permanente belge contestent encore aujourd’hui[8]. Une plus grande ouverture des objectifs accompagne cet élargissement des publics. Aux missions plus anciennes de développement d’une conscience critique de la réalité sociale et de la capacité cognitive des adultes (facultés d’analyse, choix, action et évaluation) s’ajoute désormais une mission prospective. La circulaire interprétative de ce décret (Ministère de la Culture, de l’Enfance et de l’Éducation permanente, 2018) affirme ainsi la finalité de contribuer au changement de la société, dans ses dimensions économique, sociale, culturelle et politique. Les actions d’éducation permanente sont appelées à expliciter les mutations attendues à l’égard de l’action publique et à déployer la capacité des citoyens pour esquisser des changements de paradigme et de modèle de société (2018 : 8). Dans ce contexte de changement se dessine une rencontre possible entre justice spatiale et démocratie.

1.3. La démocratie continue et la justice spatiale convergent

Luc Carton discerne une nouvelle époque de l’éducation permanente, qu’il appelle la « démocratie approfondie et continue » (Carton, 2021a). Cette forme de démocratie se veut une modalité d’expression et de participation citoyennes complémentaire à la représentation démocratique[9]. L’auteur se base sur la définition de la démocratie formulée par Paul Ricoeur (Ricoeur, 2017) : processus de traitement par la parole des contradictions d’une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire comme fondamentalement marquée par une pluralité de raisons et de points de vue. Selon Carton, le renouvellement de l’éducation permanente dépend de sa contribution à une forme de démocratie permanente diffusée dans toutes les sphères de la vie sociale. « Contribuer » signifie ici élaborer du jugement en société  : ce n’est pas seulement être consulté, mais disposer de temps libre et de moyens pour approfondir les questions du vivre-ensemble, que cela concerne l’école, le travail ou le logement (Carton, 2021b). L’esprit de renouvellement de l’éducation permanente rencontre les innovations de la théorie de la justice spatiale, notamment celles issues d’enquêtes de terrain. Ces dernières ont attesté la capacité des participant·e·s à se prononcer sur la justice spatiale à partir d’expériences personnelles, de connaissances situées, de projets singuliers, tout en exprimant des aspirations concrètes associées à des valeurs préexistantes, comme la liberté et l’égalité. Pour ces habitant·e·s, les demandes personnelles n’étaient pas coupées des objectifs politiques. Afin de communiquer cette idée, j’ai proposé, avec Jean-Nicolas Fauchille, la notion d’« habitant-citoyen » (Póvoas et Fauchille, 2019). Ce concept nous écarte d’une longue tradition philosophique qui considère que parler en citoyen·ne, à partir d’une recherche de l’impartialité, implique de s’effacer comme personne[10]. Inviter les personnes à s’exprimer simultanément en citoyen·ne et en habitant·e revient à rendre possible le tissage de liens entre les processus démocratiques participatifs et le sens que les humains attribuent à leurs expériences et à leurs désirs. Ces questions de sens (pour soi et pour les autres) et de vision du monde sont justement au centre de la démocratie continue (Carton, 2021b).

À partir de cette proposition de rencontre entre la justice spatiale et l’éducation permanente, trois énoncés majeurs structurent le questionnement auquel j’invite les acteur·rice·s de l’éducation permanente.

1.3.1. La construction du jugement en société

Travailler la dimension politique des enjeux pour élaborer du jugement en société implique de consulter la voix de tous et toutes. Pour mettre en contact, au sein d’un débat, la plus grande diversité possible de positions argumentatives existantes dans la vie sociale d’un espace, il conviendrait qu’un groupe de citoyen·ne·s impliqué·e·s dans une expérience participative reflète la diversité démographique, spatiale, socioéconomique et électorale des habitant·e·s de la société visée par le débat. Dans nos sociétés urbaines, la plus petite taille du territoire à même d’englober ces différents axes de diversité est celle des bassins de vie[11]. L’élargissement de l’échelon de la participation[12] rencontre l’appel de dépassement de la simple juxtaposition du sens commun de chaque personne citoyenne (Carton, 2021b). Le travail citoyen ne peut pas être directement délibératif dans un cadre préfixé. Pour Carton, ce travail doit passer par la définition partagée des questions, des contradictions, des conflits qui façonnent les objets en débat. Cet appel relie la problématique de la démocratie culturelle à celle de la singularisation des individus contemporains (Elias, 1987). La diversification des identités et des aspirations personnelles suggère un besoin de médiation entre les différentes expériences du monde social. Or, les actions d’éducation permanente ont une longue et riche expérience – centrée notamment sur les figures de l’animateur – qui pourrait être mise au service de cette médiation. C’est tout particulièrement le cas pour ce qui est de leur capacité à impliquer des publics réfractaires afin de les aider à fournir un effort soutenu dans la durée jusqu’à l’aboutissement des projets de coconstruction.

1.3.2. L’instruction citoyenne

Si les débats sur la justice nécessitent une réflexivité informée, ils ne s’épuisent pas dans un plan cognitif. La justice est surtout d’ordre axiologique : il y est question de savoir quelles valeurs les citoyen·ne·s veulent promouvoir. Ainsi, il apparaît indispensable de mener un travail d’explicitation de ce qui relève des faits et de ce qui relève des valeurs dans leurs conceptions d’une société plus juste. Accompagner les personnes dans leur travail de distinction entre faits et valeurs implique de leur transmettre de nouvelles connaissances sur les enjeux en question, notamment géographiques. Leurs lectures du réel peuvent ainsi être interpellées et mises à l’épreuve. Ces propos prolongent la place centrale de l’instruction civile dans la démocratie approfondie, que Luc Carton associe au renforcement de compétences (facultés d’expression, d’analyse, de réflexivité, d’intelligibilité, de puissance interprétative, de délibération, de sensibilité, de créativité).

1.3.3. L’expression d’un avenir souhaitable

En lien avec le renouvellement juridique de 2003 et la nouvelle fonction prospective de l’éducation permanente, Carton met en avant la coconstruction d’une vision collective de l’avenir. Ce travail d’élaboration en commun, plus exigeant dans des sociétés plurielles, est un travail sur l’autovisibilité de la société : les citoyen·ne·s sont appelé·e·s à coproduire une image de ce que la société est et de ce qu’elle souhaite devenir. Si la justice spatiale est aussi un travail de prospective, elle n’est pas équipée pour travailler la question créative et symbolique de ces visions du futur. Cela ouvre sur un chantier intéressant qui sera développé dans la section 2, celui du croisement entre le cinéma participatif et la justice spatiale.

1.4. La démocratie habitée, un nouveau référentiel théorique

Habiter la démocratie renvoie à la création d’espace-temps où les citoyen·ne·s s’installent pour faire un travail qui porte spécifiquement sur des questions de l’habiter (Lazzarotti, 2006 et 2014), c’est-à-dire des questions soulevées par les manières dont chacun et chacune organise sa vie spatialement, dans les territoires et réseaux à sa portée. Parce qu’habiter implique un espace partagé – « l’habiter des autres touche et concerne, par définition, tous les autres habitants, habiter, c’est toujours d’emblée cohabiter » (Lévy, Fauchille et Póvoas, 2018 : 288) –, ces enjeux sont particulièrement demandeurs de processus de coconstruction. La démocratie habitée est ainsi une démocratie occupée par les citoyen·ne·s, qui y font valoir leurs demandes concrètes pour des lieux précis.

L’expression « démocratie habitée » évoque aussi une forme de « résidence » avec d’autres afin de produire collectivement un projet culturel ou artistique de longue haleine. Elle capte l’idée selon laquelle cohabiter implique un contact avec nos concitoyen·ne·s, contact ayant le potentiel de rendre poreux des référentiels culturels distincts qui, autrement, risqueraient de rester imperméables les uns aux autres. Cette cohabitation au long du processus de cocréation pourrait partager davantage les finalités et les outils de la démocratie participative. Cet horizon dépendrait de certaines conditions en matière de moyens investis (temps et argent), mais aussi de reconnaissance publique. Nous pourrions songer à l’investissement politique et à un intérêt plus soutenu des pouvoirs publics pour le travail créatif des citoyen·ne·s. Démocratie culturelle et démocratie tout court pourraient davantage rapprocher leurs univers.

Ce référentiel énonce trois axes de réflexion : la construction du jugement en société sur des questions de développement spatial, l’instruction citoyenne sur les enjeux cognitifs impliqués dans un tel jugement, et l’expression d’un avenir souhaitable. Comment ces propositions se placent-elles dans le diagramme de l’idéalité présenté ci-dessus (figure 1) ? Le développement de nouvelles compétences individuelles (plus fourni dans les axes d’idéalité A-B-E) reste nécessaire à un travail de diagnostic des injustices. Ce diagnostic reprend l’attitude critique des axes C-D. L’expression d’un horizon de transformation souhaitable pour la société (E) met en avant la capacité de proposition de changements positifs. La nouvelle articulation de ces axes implique de valoriser tant la transmission de connaissances existantes (A-B) que la coproduction de nouveaux savoirs, notamment par (ou avec) les citoyen·ne·s (C-D-E). Ce dialogue entre les axes d’idéalité hérités de l’histoire intellectuelle de l’éducation permanente ne laisse toutefois pas indemne la cohérence interne de chaque axe. Afin d’articuler la mission critique avec la mission prospective, la formation de collectifs, qui implique un espace de débat et de pensée propre aux associations, doit permettre un dialogue constructif avec la société dans son ensemble. De même, la critique idéologique sans prise, détachée de toute proposition effective, voit sa place révisée dans la démocratie habitée. Cela ne signifie pas que les voix des plus démunis ne sont pas écoutées et que les injustices ne sont pas au centre des débats ; l’objectif de plus de justice spatiale vise tout le contraire.

2. L’éducation permanente par le cinéma participatif des Ateliers urbains du Centre Vidéo de Bruxelles

Dans cette partie, nous interrogeons un cas d’étude d’éducation permanente : le cinéma participatif belge et, plus précisément, les Ateliers urbains du CVB[13]. Les Ateliers urbains sont un dispositif vidéographique de collecte des voix citoyennes exprimées au sujet de la ville de Bruxelles et de ses enjeux urbains. Ses films confrontent la réalité urbanistique imposée avec les manières dont les participant·e·s aimeraient pouvoir habiter Bruxelles. Les scénarios des films racontent des phénomènes urbains comme l’exclusion de certains groupes de l’espace public, le droit au logement, l’absence du droit au logement et à la ville, etc. Par ce biais, ce cinéma peut être considéré comme support d’informations sur les manières dont les citoyen·ne·s de Bruxelles conçoivent la justice spatiale. La recherche sur les Ateliers urbains prolonge donc ma volonté de comprendre comment les habitant·e·s pensent une ville plus juste et plus souhaitable. Le cycle Filmer Bruxelles qui change, un cycle de projections-débats[14] de six films[15] coorganisé par le laboratoire Sasha, la Brussels Academy et le CVB, a été un cadre propice pour construire ma perspective sur ce corpus. J’ai bénéficié aussi d’entretiens avec plusieurs personnes oeuvrant à la conception, à la production et à l’animation des ateliers[16].

2.1. Les débuts des Ateliers urbains du Centre Vidéo de Bruxelles

Le CVB a été créé en 1975 avec pour vocation de développer un travail d’animation socioculturelle dans les quartiers défavorisés de Bruxelles. Son ambition : permettre à ceux et celles dont la parole est peu entendue non seulement de s’exprimer, mais de le faire en étant acteurs de leur propre représentation (Andrin, 2017). Le CVB est originalement financé par la politique dite « Ateliers de production », portée par la Commission française de la Culture sous l’influence de Jean-Claude Batz (Batz, 2005). La reconnaissance d’une partie des actions du CVB comme relevant de l’éducation permanente a lieu en 1995. La collection des Ateliers urbains que nous étudions ici naît en 2010 sous la direction de Michel Steyaert. Elle s’appuie sur trente-cinq ans d’expérience du CVB en cinéma participatif.

Figure 2

Photo du Vidéobus

Photo du Vidéobus
Source : « The CVB » (CVB, s. d.)

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Le Vidéobus est une de ces expériences fondatrices. Dans les années 1970, une camionnette sillonna les quartiers bruxellois avec du matériel vidéo mis à disposition des associations et des habitant·e·s. Le Vidéobus permit de donner la parole à des groupes qui, à l’époque, ne jouissaient pas d’une représentation positive dans les médias . Par exemple, le film Le grand frère (Jmil et al., 2004), animé par Christian Van Cutsem, permit à des jeunes filles d’enquêter dans leur quartier de Molenbeek sur les problèmes créés par leurs frères aînés, qu’elles jugent trop possessifs. Les participantes conduisent des entretiens dans l’espace public auprès d’autres habitant·e·s, surtout des femmes plus « mûres ». Le face-à-face avec ces inconnues les rassure sur la pertinence de leur démarche : « [N]otre sujet n’est pas bidon. » Le film a aussi recours à des séquences de jeux d’acteurs par lesquelles les injustices de cette « petite société » sont mises en scène. Les grands frères « gueulent sur les petits », donnent l’ordre de « faire sa chambre », ne changent jamais d’avis, ont toujours le dernier mot et interdisent aux soeurs d’aller où elles veulent. Par le film, ces jeunes filles échappent symboliquement au diktat d’une acceptation docile de relations asymétriques imposées.

Les revendications de ce film sont spatiales : sortir en ville, ne pas rester cantonnées au labeur domestique à la maison. Ce type de « lunettes » géographiques sont au rendez-vous depuis les débuts du CVB, révélant des changements de fond de la société belge et des espaces avec lesquels la Belgique compose. Les sujets des films sont toujours urbains, et les manières dont la ville et ses enjeux se relient à la mondialisation sont présentes en pointillé. Par exemple, D’une place à l’autre (Ridouan et al., 2005) nous fournit l’expérience d’un premier voyage seuls à Marrakech pour un groupe de jeunes Bruxellois issus de l’immigration marocaine. Nous y décelons une envie d’être désassignés, c’est-à-dire d’être compris comme personnes, indépendamment de leurs origines. Ces garçons aimeraient que la société belge trouve d’autres mots pour parler de leur identité « maroc-xelloise » : « [O]n nous appelle “enfants d’immigrés”, ce [ne] sont que des mots, mais ça blesse fort, ce stéréotype. »

Ces thématiques sont abordées avec une méthode ancrée sur le territoire. La parole citoyenne représentée est issue d’un travail de terrain réalisé dans la ville, avec et parmi ses habitant·e·s.

Au fil des années, le CVB cherche à équiper les citoyen·ne·s pour aller dans les rues, les places, les gares, les appartements, les bureaux, filmant des lieux et ce que les gens en pensent. Ce travail d’exploration fait de ce cinéma un révélateur particulier de Bruxelles. Mais comment s’organise un tel travail, quelle en est la méthode ?

2.1.1. Les Ateliers urbains sur le terrain, questions de méthode

Les Ateliers urbains revendiquent le fait d’enquêter sur la ville. La méthode du travail de terrain n’est pas l’objet d’une attention spécifique qui serait communiquée aux publics par le biais d’un rapport, par le film lui-même ou par un making-of. Je pense qu’il est cependant utile de pointer quelques étapes plus ou moins récurrentes.

Dans les films des Ateliers urbains, le découpage cognitif – c’est-à-dire la sélection de ce qu’un film enregistre du réel et, en négatif, de ce qu’il « laisse tomber » – est tout d’abord réalisé par le choix du lieu que les participant·e·s vont arpenter. La thématique de chaque film est aussi déterminante, elle peut venir de la volonté du CVB, d’une association ou de personnes indépendantes cherchant un allié à leur cause, ou encore du ou de la cinéaste-animateur·rice.

Le partage des responsabilités et le transfert de compétences entre les personnes participantes et le ou la cinéaste qui anime chaque collectif[17] ne se font pas de manière uniforme au sein des différents films. La priorité donnée à la construction du discours et à son expression amène le CVB à privilégier la transmission technique (manipulation du matériel de tournage, fabrique de décors, de dessins et de logos, montage), le travail sur le contenu (dérushage, visionnage et commentaire des ours[18]) et le développement de l’esprit critique (notamment par la prise de conscience du regard construit que les médias portent sur la société).

L’investissement sur la culture cinématographique des citoyen·ne·s – la familiarisation avec l’histoire du cinéma, avec la forme des films, avec les débats théoriques – est subsidiaire du processus et du contenu. Le plus souvent, le scénario est issu d’une coconstruction entre citoyen·ne·s et animateur·rice·s, tandis que le choix de la forme adéquate à ce que le collectif souhaite exprimer est délégué aux cinéastes et aux monteur·euse·s.

Tout ce travail suit des logiques que le public ne peut pas toujours décortiquer (un point qui est à juste titre assumé puisqu’une certaine « manipulation » fait partie des stratégies par lesquelles le cinéma nous touche). Pourtant, en l’absence d’explicitation de ces opérations, nous ne savons pas comment le problème de départ qui anime le film a été formulé. Nous ne connaissons pas les théories, les travaux précédents, les cas d’étude, les problèmes interreliés ayant nourri la réflexion et la découverte. Nous ne pouvons pas apprécier le déplacement opéré pendant la réalisation du film : qu’est-ce que les personnes participantes ont appris qu’elles ne connaissaient pas en amont ? Est-ce que le travail de terrain est venu interroger l’hypothèse de départ ou a-t-il servi une démonstration préconçue ? Qu’est-ce que la compréhension ouvre comme nouvelles perspectives d’action face au problème posé ? Les réponses données par les Ateliers urbains à ces questions révèlent certaines fragilités.

Une autre facette de la méthode de ces ateliers concerne la vie des films après leur réalisation. Dans le souci de toucher le plus grand nombre et des publics divers, les Ateliers urbains sont conçus pour le débat, pour être vus collectivement par les gens. En règle générale, ils ne sont pas disponibles en ligne, et des 19 membres actuel·le·s de l’équipe du CVB, trois travaillent sur la création d’animations et de rencontres autour du visionnage des films.

2.2. Les films des Ateliers urbains à l’épreuve de la démocratie habitée

Je formule ici trois questions qui évaluent la cohérence des pratiques des Ateliers urbains avec les prémisses théoriques énoncées plus haut. Ces questions portent sur des exigences associées au raccord entre théorie et pratique : 1) Si une action d’éducation permanente vise désormais l’élaboration du jugement en société, qui sont les citoyen·ne·s qu’une telle action demande d’impliquer, selon quelles caractéristiques sociospatiales ? 2) Quelles compétences et quelles connaissances sont à développer par les participant·e·s ? 3) Comment le contenu prospectif en coconstruction par les citoyen·ne·s demande-t-il d’être exprimé, représenté, visualisé ? Pour mieux cerner des réponses à ces questions, nous regardons de plus près quatre ateliers : Flagey (Abril et al., 2010), Le Grand Nord (Bouabaya et al., 2011), Nuit et jour à Saint-Géry (Frans et al., 2017) et Places nettes (Beni et al., 2019).

2.2.1. L’élaboration du jugement en société : par qui ?

Dans l’esprit d’équité déjà évoqué, les premiers films participatifs (faits avec le Vidéobus) s’adressent prioritairement aux personnes en situation d’exclusion. Dès le premier film des Ateliers urbains, les groupes sont plus divers. Ainsi, Flagey est réalisé par une douzaine de personnes, habitant ou travaillant pour la plupart aux abords de la place Flagey et affectées négativement par les six ans de chantiers de cette place. Parmi elles, nous comptons deux personnes vivant en institution psychiatrique, un géographe et un vidéaste. Malgré cette diversité de profils sociologiques, le message du film est univoque et porte sur l’envahissement du quartier « par un promoteur, un écran de pub et autres envahisseurs de l’espace public » (CVB, 2010). Le film critique la hiérarchie des pouvoirs politiques qui place les choix techniques au-dessus des aspirations des habitant·e·s. Les citoyen·ne·s qui s’expriment partagent un point de vue unique et ne nous disent rien sur ce que d’autres personnes qui y habitent déjà, ou qui y habiteront un jour, pensent de ces projets. Le problème méthodologique ne concerne pas la taille du groupe qui s’exprime dans un film, mais l’homogénéité des regards politiques qui y sont inclus.

Un deuxième type de configuration des groupes de travail cherche à combiner une diversité de regards. Par exemple, dans Places nettes, sept citoyen·ne·s de Saint-Gilles enquêtent sur les rapports d’autres habitant·e·s aux espaces publics de cette commune en plein boom immobilier. Dans le synopsis, nous lisons l’envie de faire dialoguer différents profils socioéconomiques et spatiaux : « Là où cohabitent Saint-Gillois de toujours, SDF et “Sans Difficultés Financières”, jeunesse violentée et nouveaux arrivants, quelle place chacun trouve-t-il ? » C’est cette configuration qui se rapproche le plus des principes de la démocratie habitée.

Si les Ateliers urbains choisissent d’incorporer plus finement ce référentiel, les divergences quant aux manières de voir, de vivre et de désirer la ville devraient passer à l’avant-plan, sans que cela signifie une volonté de dissimuler les inégalités (Fourneau et Scohier, 2020b). Cette réorientation permettrait de découvrir d’autres injustices spatiales qui ne sont pas un simple calque des injustices économiques.

2.2.2. De la connaissance pour instruire les débats : « savoirs d’en bas » ou connaissance scientifique ?

Lors de mes échanges avec le CVB, l’expression « savoirs d’en bas » était souvent employée pour nommer les lectures de la ville qui trouvent leur source dans l’expérience des habitant·e·s. Comme je l’ai clarifié plus haut, parler à partir de sa propre expérience n’est pas séparable d’une posture citoyenne. Un autre principe en découle : proposer aux personnes participantes une responsabilité citoyenne au sein de procédures démocratiques implique que celles-ci se mettent d’accord sur ce qui pose problème. Cette opération demande de décrire le réel avec une certaine objectivité, ce qui ne va pas de soi, comme l’illustre le film cité ci-dessous.

Le Grand Nord se veut « un regard poétique et politique » (Bouabaya et al., 2011) sur le quartier Manhattan. Le quartier, ancien coeur ouvrier transformé par les projets inachevés d’un plan d’urbanisme moderniste des années 1970 (le plan Manhattan[19]), fait aujourd’hui cohabiter, à l’ouest de la gare du Nord et des voies ferrées, les tours de bureaux et les nouveaux grands blocs résidentiels haut de gamme avec, à l’est, le tissu urbain de la ville consolidée. Nous écoutons le témoignage d’une dame, professionnellement inactive, qui décrit le quartier comme « sans vie » : les cafés y sont interdits aux femmes, et elle n’y trouve plus son journal préféré ni son petit restaurant. Une voisine dénie cette réalité. N’ayant pas de frigo, elle descend dans la rue chaque fois qu’elle a envie d’une boisson fraîche et croise ainsi les passants, ce qui lui permet de témoigner de l’animation du quartier. L’instruction citoyenne de l’atelier aurait pu définir collectivement les ingrédients qui, pour le groupe, qualifient un lieu comme vivant. Il aurait été possible de faire correspondre cette définition à des indicateurs disponibles, afin de les cartographier ou d’en connaître les chiffres clés. Les séquences où les habitant·e·s décrivent un même lieu avec des qualités symétriques abondent. Ce constat appelle au renforcement cognitif de l’instruction du débat, notamment par la connaissance scientifique déjà existante.

Occasionnellement, les Ateliers urbains sollicitent des experts, ceux-ci partageant le plus souvent un militantisme politique proche de celui des cinéastes-animateur·rice·s. Pensons par exemple à Guido Vanderhulst, sociologue du travail et grand connaisseur de l’histoire industrielle et maritime de Bruxelles, interviewé dans le film Le Grand Nord pour déplorer la gentrification des usines et des entrepôts autour du canal. « Savoirs d’en bas » et connaissance scientifique peuvent entrer en dialogue à la condition de reconnaître que la production scientifique sur la ville est un champ en débat et en révision continus. Le contradictoire est ainsi nécessaire pour équiper les citoyen·ne·s avec tous les arguments pertinents.

2.2.3. Filmer pour délibérer sur l’avenir de son espace de vie : comment ?

L’expression d’un devenir souhaitable est, aujourd’hui, la facette la moins développée par les Ateliers urbains. Dans tous les films que j’ai pu visionner, seuls deux – Le parti du rêve de logement (Abdo et al., 2016) et Autour d’elles (Souad et al., 2018) – mettent en scène l’horizon d’une politique publique formulée positivement, c’est-à-dire comme « ce qui devrait être » et non pas uniquement « ce qui ne va pas ». Dans le film de fiction de 2018, un groupe d’habitantes de Molenbeek jouant le rôle d’architectes au sein d’une agence féminine, reçues dans un programme radio, parlent des changements dont le quartier maritime de la commune aurait besoin. Dans celui de 2016, l’événement déclencheur du récit est la victoire d’un parti « porteur du rêve d’un logement pour tous et toutes ». La structure narrative est ici aussi une enquête journalistique, à laquelle s’amarrent les histoires derrière la création du parti ainsi que les revendications de ses membres.

À ces deux exceptions près, c’est la formulation à partir de la critique qui est au centre des récits. Nous comprenons indirectement certaines aspirations des citoyen·ne·s, mais le langage du cinéma, son potentiel de formalisation en images des horizons pour la ville, n’est pas convoqué. Or, une réalisation pleine de l’idée de la démocratie habitée par le cinéma participatif impliquerait d’expérimenter du côté de la représentation audiovisuelle, en spatialisant les contenus en discussion. La réflexion est au stade de la problématisation. Comment relier les images prises au présent avec la représentation du futur ? Comment convoquer le langage du cinéma pour communiquer des valeurs en discussion ? Comment aller au-delà du récit d’une critique sociale négative vers la force de proposition d’un horizon positif ?

Incluant mais dépassant la question de l’inventivité cinématographique, ces questions traduisent un problème de philosophie politique. Observons de plus près ce point en reprenant le film Places nettes, dont nous avons décrit la composition du collectif. Pour cet atelier, les citoyen·ne·s se sont rendu·e·s sur les places de la commune, une à deux heures par semaine, pendant quinze mois. Ils et elles ont observé et interrogé d’autres habitant·e·s sur les changements récents, notamment le réaménagement de différentes places, et les conflits policiers avec les jeunes dans le sud de Saint-Gilles. Quand, pendant le travail d’enquête, ils et elles interrogent les habitant·e·s au sujet de la gentrification, toutes les personnes sont d’accord : la montée des prix du logement n’est pas juste, et la carte blanche aux investisseurs spéculatifs est critiquée. Mais au fur et à mesure que nous avançons dans le film, les points de vue se nuancent et se multiplient. Lors du débat où interviennent deux habitants-réalisateurs du film, je découvre que le groupe n’a pas voulu « imposer [ses] points de vue », mais « aller chercher des témoignages, vérifier ou pas [ses] constats, par le contact, par la rencontre ». L’hétérogénéité des points de vue sur la ville implique, pour ces participant·e·s, que le film renonce à faire des propositions, perçues comme incompatibles avec l’esprit de cohésion du groupe que le collectif a voulu protéger : « [I]l n’y a pas de conclusions, car ce seraient des discussions énormes ! »

Est-ce vraiment une fatalité ? La diversité de points de vue peut être travaillée pour cerner exactement le locus des dissensions. En voici une illustration, qui s’appuie sur le film Nuit et jour à Saint-Géry (Frans et al., 2017), lequel trace un portrait des nuisances sonores subies par les habitant·e·s en raison de l’animation nocturne des bars et des terrasses du centre-ville. En confrontant les différents vécus de problèmes similaires et en utilisant le vocabulaire propre à la justice spatiale, j’ai relevé quatre tensions principales non résolues par le public à la sortie de ce relativement court débat[20] :

  1. entre la possibilité d’être entendu·e·s par la Ville de Bruxelles ou Bruxelles Environnement au travers de procédures impartiales et transparentes (égalité procédurale) et le droit à l’entrepreneuriat, ici sur la forme de projets d’Horeca (égalité sur une base non égalitarienne) ;

  2. entre le bruit comme qualité inhérente à la vie et à la culture urbaines (bien public) et la possibilité de repos, comme quelque chose de fondamental, car habilitante d’un spectre plus large de libertés (bien premier) ;

  3. entre le droit au sommeil (bien premier) et la virtualité de pouvoir faire la fête toutes les nuits de la semaine (capabilité) ;

  4. et enfin la tension entre tout cela et les incivilités nocturnes (libertés incompatibles avec la vie en société).

Les tensions existantes entre les demandes citoyennes peuvent être reliées à des concepts de justice (voir parenthèses ci-dessus). Ce traitement du contenu politique rend toutes les demandes audibles et recevables, sans présumer de leur hiérarchie. Il s’agit d’une solution de remplacement à l’équilibre mou ou à la recherche d’un consensus parfait, forcément suspect. On est loin du concept d’équilibre[21], qui appauvrit la finesse des arguments de justice et du calibrage de leur poids relatif, dont les Bruxellois·es sont visiblement capables. Ce travail d’explicitation n’implique pas que, à la fin du débat, les voix se réunissent. Justement, la composition de plusieurs « points de vue » au sein du même film pourrait distinguer ce qui est dit à l’unisson et ce qui reste divergent à la fin d’un processus. Des ressources cinématographiques pourraient être mobilisées pour l’exprimer.

Conclusion : la démocratie habitée, un horizon pour les pratiques participatives de coconstruction spatiale

Pour définir le référentiel théorique de la démocratie habitée, j’ai articulé un héritage de pensée et de pratiques issues des champs disciplinaires connexes de l’éducation permanente cinématographique et de la justice spatiale. À l’appui d’une étude de cas, j’ai cherché à comprendre si et comment la démocratie habitée est actualisée dans les pratiques des Ateliers urbains. Mon travail a été de situer le nouvel âge de l’éducation permanente dans un cadre d’idéalité plus large et plus ancien. La mobilisation d’outils théoriques a été doublement utile, elle a assuré la consistance des propos et permis une prise de recul dépassionnée. J’ai ainsi essayé d’éclairer les axes de cohérence interne de la démocratie habitée, par déduction logique, mais aussi par induction, à partir des observations sur les Ateliers urbains. Ce travail a abouti à trois grandes questions formulées pour être appropriées facilement par d’autres processus participatifs : 1) qui sont les citoyen·ne·s qu’une action de démocratie habitée demande d’impliquer ? 2) Quelles compétences et quelles connaissances sont à développer par les participant·e·s ? 3) Comment filmer pour délibérer sur l’avenir souhaitable d’un espace de vie ?

Le référentiel que je propose ne prétend pas s’imposer comme régime de légitimité « clé en main », ni être normativement supérieur à un autre. C’est aux lecteurs et lectrices de tester la robustesse de la démocratie habitée, en lien avec les convictions qui les animent, par sa lecture, sa discussion et la mise en route de son mode d’emploi, que je synthétise ci-dessous.

La démocratie habitée, mode d’emploi

Se mettre d’accord en société sur une lecture du réel et les manières désirables de le transformer est un mandat difficile. Nous avons vu qu’il peut être outillé par la réalisation d’un film collectif. Ce rôle habilitant s’étend à des festivals, à des projections et à des usages didactiques dans différents contextes. Plus qu’un objet abouti, chaque film est un moment précis dans un débat public prolongé impliquant un dialogue entre habitant·e·s aux profils divers. Cette recherche a puisé dans cette particularité et a organisé ses propres débats. En même temps, les thèmes soulevés par une place ou un quartier ont été souvent déclarés comme présents ailleurs dans la ville. Ces thèmes interpellent les personnes d’autres communes, que celles-ci vivent directement ou non l’injustice en question. Cela confirme que les questions urbaines situées dans un petit territoire peuvent bénéficier de la bienveillance, du regard pertinent et de l’intelligence des autres citoyen·ne·s. Pour que les images d’un film soient saisissables, pour que l’on puisse voir très concrètement de quoi on parle, les Ateliers urbains s’ancrent spatialement. Mais il serait possible de dissocier l’espace qui sert de prétexte au débat – le lieu duquel émergent les questions portées par un film – et le périmètre des citoyens convoqués à la discussion, en amont, pendant et après la réalisation du film.

L’ambition du cinéma de constituer une stimulation à la réflexion pose la question de choisir les points de vue qui nourrissent le travail de pensée et d’appréciation éthique tant des personnes participantes que des spectateur·rice·s. Les Ateliers urbains, qui filment de plus en plus avec des groupes de personnes aux profils variés, nous montrent les difficultés de ce choix. D’une part, le cinéma permet de traverser les murs et de mettre face à face des voix de personnes qui ne se croisent jamais. Des avis différents émergent sur les mêmes sujets, les mêmes lieux. Mais, pour garder le respect dû à chacun·e, les films participatifs optent pour un flou pacifique sacrifiant la robustesse du projet politique qui pourrait y être coconstruit.

Nous avons vu que la proximité renouvelée entre démocratie et éducation permanente peut faire coexister l’esprit critique de cette dernière avec de nouvelles exigences de médiation politique. Cela soulève la question de la compatibilité entre la défense d’un groupe porteur de critiques sociales et le dialogue démocratique au sein de la société dans son ensemble. La démocratie habitée ouvre ici un nouveau chantier d’exploration, qui consiste à distinguer, d’une part, ce qui, dans le contenu politique d’un film, est consensuel et peut ainsi être raconté à l’unisson et, d’autre part, ce qui doit être traité de manière composite. Le cinéma, par les techniques d’écriture, de montage et de distribution, est un artifice qui peut raccourcir ces distances et créer un brassage hospitalier. Mais pour passer à la phase de projet du territoire, engageant la responsabilité d’un diagnostic et la liberté de proposition, s’impose un outillage pour travailler avec la divergence, sans pour autant niveler la force éthique des arguments. La justice spatiale propose dès lors un langage qui est en mesure d’expliciter les débats, tout en respectant l’égalité des voix et la dignité de chacun·e.

La justice spatiale est jusqu’ici un langage verbal. S’ouvre donc le défi de traduire les propos spatiaux et politiques dans l’image animée du cinéma – défi prometteur, car un film est un objet dynamique, multiscalaire et empiriquement riche. Quand les esprits seront prêts, le cinéma participatif pourra aider à surmonter la qualité statique, monoscalaire et simplificatrice que nous trouvons dans les plans d’urbanisme qui guident la production de nos villes. L’éducation permanente pourrait retrouver ici le lien profond qu’elle entretient historiquement avec la démocratie, largement entendue comme gouvernement par la discussion, la production cinématographique ayant la tâche d’aider les personnes citoyen·ne·s à imaginer et à communiquer les possibles. Ce serait un pas vers un urbanisme pleinement politique.

Les conclusions que je retire de ce travail ont une portée plus générale. Nous vivons une période de pleine ébullition de référentiels et d’expériences démocratiques : budgets participatifs, diagnostics partagés, concertations de projets concrets, assemblées citoyennes sur le climat… La notion de coproduction et le champ lexical associé – coconstruction et cocréation, faire ensemble et codesign – sont omniprésents dans une multitude de secteurs allant de la prospective participée en entreprise aux expérimentations qui, depuis vingt ans, relient démocratie participative et sciences de l’environnement (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Les projets collaboratifs auxquels s’intéresse ce numéro de Lien social et Politiques – friches culturelles, communs, zones à défendre, tiers-lieux, fablabs, occupations temporaires – font aussi partie de ce phénomène assez vaste, qui s’efforce de faire vivre l’idéal d’égale légitimité et de l’égalité de compétences entre les parties prenantes de productions scientifiques, culturelles ou artistiques.

Malgré une forte diffusion par la pratique, la notion de coproduction reste pour autant assez ambiguë. Souvent, elle fait référence à une collaboration entre « savants » et « profanes ». Pourtant, le type d’acteur·rice·s réuni·e·s, leurs rôles respectifs, les types de production attendus et les liens entre le groupe ainsi constitué et la grande majorité de la société restée extérieure à l’exercice sont des choix qui sont souvent peu explicités. Cet article a travaillé sur un référentiel théorique qui traverse des champs disciplinaires pour éclairer ce paysage et peut-être jalonner de nouveaux sentiers de pensée et de pratique.