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Introduction

[C’était] un peu le désert, le vide du jour au lendemain, on te dit rien, pas de nouvelles, on te répond pas [dans les services].

Militante, Collectif de la Bourse mobilisé auprès de squats d’hébergements solidaires

[De nombreuses associations ont fermé], car elles étaient incapables, vu l’âge moyen de leurs bénévoles, de tenir et de continuer leurs activités.

Bénévole, Banque alimentaire

Donc une fois qu[e les sans-abri] ont été hébergés à l’hôtel, ils se sont sentis protégés dans un premier temps, mais il y a eu un affolement au bout de 48 heures, ils ont eu peur d’être abandonnés dans les hôtels sans avoir rien à bouffer.

Chef de service Asile de nuit, dispositif collectif d’hébergement et de mise à l’abri

Le « vide », les « fermetures » et l’« abandon » déplorés ici par des acteurs et actrices issu·e·s[1] d’espaces sociaux militant, caritatif et institutionnel soulignent la fragilité de l’aide alimentaire auprès des sans-abri en temps de crise. En effet, les différentes mesures et restrictions liées à la pandémie de COVID-19 ont eu des incidences directes sur les sans-abri et leur accès à l’alimentation (Guénée, Le Méner et Macchi, 2021). Les accueils de jour professionnels ou caritatifs proposant habituellement des repas chauds ou des colis alimentaires ont été fermés dès les premiers jours du confinement instauré en France le 17 mars 2020. Les restrictions d’aller et venir ainsi que la fermeture de lieux dits « non essentiels » (restaurants, cafés, etc.) ont rendu la ville inaccessible. Or, si la littérature montre que les sans-abri sont dépendant·e·s de l’aide alimentaire (Amistani et Terrolle, 2008 ; César, 2008), elle permet également de comprendre que la ville constitue un espace de ressources, de repères et de prises pour la survie (Pichon, 2002) : mendicité, glanage en fin de marché, revente à la sauvette de produits alimentaires ou encore cafés et plats « suspendus » proposés dans certains bars et restaurants aux personnes démunies financièrement. Ces différents empêchements se cumulent également à des décisions prises, en urgence, afin de protéger les sans-abri dans la perspective de ce que l’on peut appeler un devoir de confinement. Alors que l’injonction du « restez chez vous » était en vigueur, l’État s’est engagé à « mettre à l’abri » de manière inconditionnelle (Poisson, Loncle et Mahamat, 2022) toutes celles et tous ceux qui dormaient dehors ou qui étaient hébergé·e·s dans des lieux collectifs marqués par une forte promiscuité. Cette mise à l’abri exceptionnelle s’est traduite à l’échelle locale[2] et nationale par un recours rapide et massif aux hôtels, engendrant de fait une dispersion des personnes hébergées dans les villes et en dehors des villes, dans des territoires parfois peu accessibles (Leroy, 2020 ; Overney et Laé, 2020). L’arrêt temporaire de l’aide alimentaire, l’inaccessibilité de la ville et le confinement à l’hôtel ont suscité un nouveau problème : celui de l’insécurité alimentaire. Souvent pensée et mesurée dans les pays dits du Sud global par des organismes comme la Food and Agriculture Organization (FAO ; Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), l’insécurité alimentaire touche également des populations dans des pays riches, en particulier les sans-abri. Si la notion d’insécurité alimentaire reste floue et variable, elle est fréquemment utilisée par des organisations internationales ou nationales afin de mesurer quantitativement et qualitativement des situations où l’accès à une nourriture en quantité et en qualité n’est pas satisfait. En France, le Conseil national de l’alimentation (CNA) la définit ainsi comme « un indicateur subjectif qui correspond à une situation dans laquelle des personnes n’ont pas accès à une alimentation sûre et nutritive en quantité suffisante, qui satisfasse leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine » (Hervieu et Rauzy, 2012 : 9). Cette définition recouvre plusieurs dimensions du rapport à l’alimentation : elle met l’accent sur l’accessibilité de la nourriture en quantité et en qualité sur le plan nutritionnel, ainsi que sur le respect des goûts, des choix et des pratiques alimentaires individuelles ou collectives. Puisqu’elle concerne l’inaccessibilité et l’indisponibilité des denrées alimentaires, l’insécurité alimentaire peut également être considérée au prisme du droit à l’alimentation, dont « l’existence juridique [est] incontestable parmi les droits humains fondamentaux » (Collart-Dutilleul, 2020 : 21). À l’échelle juridique supranationale, ce droit à l’alimentation s’appuie sur deux piliers : d’une part, l’accessibilité des denrées alimentaires, entendue comme la possibilité donnée à « chaque homme, chaque femme et chaque enfant, seul ou en communauté avec d’autres, d’avoir à tout moment, physiquement et économiquement, accès à une nourriture suffisante » ; et d’autre part, la disponibilité de la nourriture, qu’elle soit « tirée directement de la terre ou d’autres ressources naturelles », ou qu’elle fasse l’objet de « systèmes de distribution, de traitement et de marchés opérants capables de l’acheminer du lieu de production à l’endroit où elle est nécessaire en fonction de la demande » (Clemenceau, 2020 : 15). Dans le cadre du confinement, l’accessibilité des denrées n’est plus seulement un problème d’ordre économique (McAll et al., 2015), il devient physique du fait de la fermeture de la plupart des ressources alimentaires. Par ailleurs, le respect des goûts, des choix et des pratiques alimentaires individuelles ou collectives souligné par le Conseil national de l’alimentation et sous-jacent au droit à l’alimentation est fortement compromis pour les sans-abri en temps de pandémie.

Encadré méthodologique

Cet article s’appuie sur une recherche collective (COVABRI) qui documente et analyse la gestion et les effets de la crise de la COVID-19 sur le triptyque interventionnel – héberger, nourrir, soigner – typique de l’assistance aux sans-abri. Pour appréhender de manière détaillée l’assistance aux sans-abri dans sa complexe configuration (Elias, 2004), nous avons enquêté à Saint-Étienne, une ville moyenne du sud-est de la France, auprès d’une pluralité d’actrices et acteurs collectifs possédant différents statuts administratifs et juridiques (7 associations du secteur « Accueil, hébergement, insertion » [AHI] en délégation de services publics, 5 associations qui se revendiquent du caritas ou/et de l’humanitaire, 2 collectifs citoyens militants et 3 administrations professionnelles déconcentrées de l’État et collectivités locales) et individuels (29 professionnel·le·s, 19 bénévoles et 9 usagers ou usagères hébergé·e·s). Cette recherche s’est déroulée en deux temps. Une première enquête exploratoire a été menée lors du premier confinement/déconfinement en France, à savoir entre mars et juillet 2020, par Marine Maurin et Pascale Pichon, qui ont pu compter sur leur familiarité et connaissance du terrain en raison de leurs recherches dans cette ville (Pichon, 1995 ; Maurin, 2017). Ce travail s’est poursuivi avec une équipe de recherche élargie avec Gabriel Uribelarrea, Cédric Verbeck et Lola Vives, de mars 2021 à février 2022[3], selon une démarche ethnographique s’enracinant sur le territoire délimité géographiquement à la ville de Saint-Étienne, où se concentrent la plupart des actions menées dans la lutte contre le sans-abrisme à l’échelle départementale. Le recueil des données qualitatives s’est effectué à partir d’observations in situ (n = 19), d’entretiens individuels ethnographiques avec des professionnel·le·s, des bénévoles, des militant·e·s et des personnes sans abri (n = 107), et de groupes de discussion (n = 3) en vue de favoriser la réflexivité sur les actions menées. Dans le cadre de cet article, nous nous basons sur une partie du matériau d’enquête puisque nous nous intéressons exclusivement à l’aide alimentaire apportée pendant la crise de la COVID-19.

Cet article vise à analyser précisément la fabrique de solutions mise en oeuvre afin de maintenir une aide alimentaire aux sans-abri dans le contexte d’incertitude de la pandémie de COVID-19, en particulier lors du premier confinement en France. Pour cela, dans un premier axe, il s’agira de mettre en lumière comment des actrices et acteurs collectifs et individuels, issus du monde caritatif, du travail social et du militantisme, se sont accordés pour un temps afin de tenter de faire face à l’insécurité alimentaire. En pointant les coopérations tout comme les concurrences dans la gestion de cette insécurité alimentaire, nous verrons comment les actions mises en oeuvre reconfigurent les rôles et les places de ces acteurs et actrices dans l’aide alimentaire apportée aux sans-abri. Dans un second axe, nous verrons que cette réorganisation interroge directement les manifestations concrètes de l’effectivité d’un droit à l’alimentation des sans-abri, que ce soit en matière d’accessibilité, de disponibilité ou encore de respect des préférences alimentaires.

1. Distribuer des colis alimentaires en urgence, une réponse partagée

En France, les associations humanitaires et caritatives d’aide alimentaire ont connu un véritable essor depuis le chômage de masse des années 1970-1980 et la grande médiatisation de la création des Resto du coeur en 1985 (Ravon, 2007). Depuis, l’aide alimentaire repose essentiellement sur un engagement humanitaire bénévole, néanmoins structuré selon des logiques professionnalisées (Retière et Le Crom, 2018). Dans ce vaste système, la Banque alimentaire joue un rôle central (Retière, 2021) en approvisionnant les associations spécialisées dans l’aide alimentaire, grâce aux dons et subventions du programme du soutien européen à l’aide alimentaire, de l’État national et de la grande distribution. Ces denrées sont ensuite distribuées essentiellement sous forme de colis aux ménages pauvres, la plupart du temps logés, selon des critères administratifs et financiers précis. La Banque alimentaire fournit également en grande partie les associations du travail social et médico-social qui mettent en oeuvre la politique de lutte contre le sans-abrisme. Dans la continuité de la soupe populaire historiquement proposée, les collations ou les repas faits sur place sont privilégiés dans les hébergements sociaux, les accueils de jour qui leur sont consacrés ou dans les associations caritatives et religieuses.

Toutefois, en temps de crise sanitaire, en urgence, c’est bien le colis qui a été favorisé, pour des raisons logistiques liées à la fermeture des accueils de jour professionnels et caritatifs réservés aux sans-abri[4]. La distribution de ces colis alimentaires sans conditions (Poisson, Loncle et Mahamat, 2022) fait naître de nouvelles relations de coopération entre le secteur social, caritatif et militant, que nous proposons d’analyser. Du côté du travail social, nous verrons que cette urgence alimentaire a impulsé une division du travail renforçant l’ordre humanitaire de l’intervention sociale auprès des sans-abri (1.1). Les associations spécialisées dans l’aide alimentaire, quant à elles, ont dû compter sur l’engagement de nouveaux et nouvelles bénévoles qui ont déployé, par la même occasion, de nouveaux espaces d’action, en lien avec des collectifs militants du droit au logement et à l’hébergement (1.2). Enfin, alors que ces collectifs militants étaient habituellement situés à la marge de l’assistance et de l’aide alimentaire, nous montrerons qu’ils ont pris une part active dans cette réorganisation (1.3).

1.1. Une division du travail social sous l’ordre humanitaire

En France, la lutte contre le sans-abrisme est une politique nationale pilotée par l’État par l’intermédiaire de son administration déconcentrée à l’échelle départementale (Direction départementale de la cohésion sociale [DDCS][5]). L’État délègue ses compétences aux associations, désignées comme des « opérateurs », qui possèdent ainsi un rôle actif dans la mise en oeuvre de cette offre sociale en direction des sans-abri. Bien que ces associations soient très diverses et plurielles dans leur mode de fonctionnement, le ciblage de leur public et sur le plan des prestations qu’elles proposent (Levy, 2021), elles participent toutes du secteur « Accueil, hébergement, insertion » (AHI) et mobilisent des intervenantes et intervenants sociaux et médico-sociaux. L’architecture de cette action publique, régulièrement qualifiée de mille-feuille en raison de la complexité de son organisation politico-administrative, est également pourvue d’un quasi-service public depuis 2010. Le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) est conçu comme une instance de coordination et de rationalisation de l’offre d’hébergement dans chaque département. Dans celui où l’enquête a été menée, le SIAO est structuré en deux pôles : le pôle urgence, représenté par le numéro téléphonique du 115, où les demandes d’hébergement d’urgence sont réceptionnées ; et le pôle insertion, qui organise des commissions au sein desquelles les demandes vers des hébergements et logements d’insertion sont traitées par les représentant·e·s des associations du secteur. Cette structuration complexe de l’action publique en direction des sans-abri a été bousculée lors du premier confinement. En effet, le contexte de crise et le caractère d’urgence qui lui est intrinsèque (Lipsky et Smith, 2011) a fait émerger de nouveaux « bricolages » professionnels pour mettre en oeuvre une aide alimentaire en urgence, révélant des coordinations fortes dans certains cas et faibles dans d’autres, dont on peut analyser les raisons :

Nous, il se trouve qu’on avait gardé des liens forts avec la Banque alimentaire puisqu’à l’Asile de nuit, on est livrés trois fois par semaine. La Banque alimentaire, ils se sont retrouvés dans un truc paradoxal, à savoir qu’ils avaient plus de nourriture qu’habituellement. […] [É]tant donné qu’il y avait beaucoup de structures de fermées, la Banque alimentaire était susceptible de nous livrer des montagnes de nourriture […]. [Avec l]e président de la Banque alimentaire, qui était aussi dans le conseil d’administration de l’Asile de nuit, on était en liens étroits… […] Et sur les dix premiers jours [du confinement], les camions de la Banque alimentaire arrivaient devant l’Asile de nuit, et là on donnait rendez-vous aux bénévoles. […] Donc pour te parler de nos liens avec les bénévoles [militants], entre autres, ça s’est fait sur l’aide alimentaire. Ils passaient dans les squats apporter de l’aide alimentaire et les autres assos passaient dans les hôtels. […] Donc, nous, on s’est retrouvés [à] faire du portage de repas dans deux hôtels de Saint-Étienne. […] On a tellement été pris dans une espèce de tourmente, de tourbillon d’activité, qu’on se mettait en mode action et on était dans une espèce d’action dont on… voilà, à 20 heures du soir, on partait dans les hôtels faire du ravitaillement alimentaire ou des choses comme ça.

Chef de service Asile de nuit, entretien, juin 2021

Cet extrait d’entretien révèle la préexistence des liens institutionnels et personnels entretenus par la multipositionnalité des acteurs au sein des associations, qui explique que l’Asile de nuit, association historique de l’hébergement des sans-abri dans cette ville, va devenir, lors des premiers jours du premier confinement en mars 2020, un centre de retrait alimentaire. L’activation de ces liens, en urgence, va engendrer des interactions et coopérations nouvelles : plusieurs associations de l’urgence sociale ainsi que des collectifs militants, connus par le chef de service de l’Asile de nuit, vont venir charger leurs voitures afin de porter les repas sur les lieux de confinement des sans-abri. Mais cette redistribution alimentaire résultant d’un bricolage institutionnel et interpersonnel est rapidement recadrée par la DDCS, qui sollicite et désigne les associations de l’urgence sociale devant participer à la logistique de la distribution alimentaire dans les lieux de confinement des sans-abri, et en particulier dans les hôtels. Reprenant un rôle de « chef d’orchestre », comme le désignent plusieurs enquêté·e·s, l’État, par l’entremise de la DDCS, décide d’une organisation fin mars 2020, laquelle déclenche des coopérations nouvelles pour la Banque alimentaire, « obligée d’approvisionner des hôtels qui servent d’hébergement ou des structures d’hébergement » (bénévole chargé de la communication), avec le Centre communal d’action sociale (service d’aide sociale de la Ville) et l’hôpital, auprès desquels elle récupère des colis et des repas. Trois associations spécialisées dans l’hébergement sont « mobilisées » pour distribuer des colis alimentaires, correspondant chacune à un profil particulier de publics : réfugié·e·s et exilé·e·s en situation de demande d’asile, femmes victimes de violence au sein du couple et personnes en situation de grande précarité. L’aide alimentaire, habituellement perçue comme un soutien à l’accompagnement social, est alors priorisée. Les professionnel·le·s du travail social endossent un nouveau rôle, celui de livreur·euse·s de colis alimentaires, dans un souci humanitaire de nourrir les plus pauvres. Leur temps de travail est consacré à ces distributions alimentaires, et les autres pratiques au coeur de leur métier sont en partie délaissées. Cette nouvelle division du travail de l’aide alimentaire rend visible et renforce la dimension humanitaire de l’intervention sociale (Fassin, 2010).

1.2. Un renouvellement de bénévoles dans l’aide alimentaire caritative et de nouveaux espaces d’action

Au cours du premier confinement, la plupart des bénévoles ordinairement impliqué·e·s dans l’aide alimentaire sont désigné·e·s comme « population à risque » du fait de leur âge, et le discours public leur enjoint de se retirer. La Banque alimentaire, le Secours populaire, la Croix-Rouge et les associations caritatives et religieuses locales ont ainsi été dépourvus de la majorité de leurs bénévoles. Aux premiers jours de la pandémie, on observe que beaucoup se retirent individuellement des activités et que des associations telles que la Croix-Rouge « décide[nt] de ne plus mettre au front les plus de 60 ans », comme l’explique le président de l’unité locale. Certains dispositifs ont alors fermé, d’autres ont fonctionné sur des plages horaires réduites ou sur rendez-vous, et certains se sont reconvertis dans la provision de colis alors qu’ils proposaient habituellement des repas chauds (Guénée, Le Méner et Macchi, 2021). Tandis que la Banque alimentaire voit « exploser un certain nombre de demandes d’aide alimentaire » et met en place un protocole sanitaire strict, après plusieurs jours d’interruption de l’activité des bénévoles de plus de 60 ans, la Croix-Rouge publie une annonce et recrute une cinquantaine de bénévoles âgé·e·s de 18 à 30 ans, disponibles en raison de l’arrêt forcé de leurs études ou de leur travail.

Ces deux associations caritatives, la Banque alimentaire et la Croix-Rouge, dont le rôle est majeur dans l’aide alimentaire à Saint-Étienne, voient leur activité s’intensifier d’une part, et se reconfigurer en ce qui a trait aux bénévoles, aux protocoles, au volume et aux modalités d’approvisionnement de l’aide, d’autre part. Aussi, pour répondre à l’insécurité alimentaire, la Croix-Rouge a pu compter sur une mutation de l’engagement bénévole (Cottin-Marx, 2019). Le président de l’unité locale loue d’ailleurs l’efficacité de ces jeunes recrues :

Ces jeunes sont montés au créneau de manière absolument incroyable, ont pris les idées de la Croix-Rouge à la volée, ils se sont dit : « c’est tout à fait ce qu’on veut », etc., et ça a été une réussite extraordinaire. On avait en gros deux fois plus de monde [en demande d’aide alimentaire] que d’habitude, parce que tout le reste s’était arrêté, les gens venaient parce que c’était la seule solution pour eux.

Président de l’unité locale de la Croix-Rouge lors du confinement, entretien, 28 juin 2021

Cet engagement d’une partie de la jeunesse renvoie aux analyses autour du développement d’engagements plus distanciés, ponctuels et pragmatiques mais bien présents de la part des plus jeunes. Loin d’être dépolitisés et désengagés, ces derniers se mobilisent sous différentes formes, de manière différente de l’engagement partisan et « total », mais donnant à voir une forme de participation sociale dans le monde associatif et une implication dans la « restauration de la démocratie » (Ion, 1997).

Avec ces jeunes bénévoles donc, la Croix-Rouge développe de nouvelles coopérations et reconfigure ses espaces d’action. D’une part, en interaction avec le 115 et munis d’une liste anonymisée des compositions familiales des ménages hébergés, ces bénévoles assurent la livraison de repas dans des hôtels. Cette intervention, pilotée par l’État et gérée par le 115, s’appuie sur des pratiques professionnelles propres au travail social (anonymisation) qui ne sont pas d’usage habituellement à la Croix-Rouge. D’autre part, ces bénévoles s’associent à des collectifs militants pour approvisionner des personnes habitant dans des squats. Cette alliance révèle des liens de proximité et d’interconnaissance avec le monde militant, jusqu’ici inconnus des bénévoles historiques du secteur local de la Croix-Rouge.

Toutefois, au retour des « anciens et anciennes » bénévoles au moment du déconfinement (mai 2020), des tensions émergent entre les générations. D’après le président de l’unité locale, « les vieux se sont dit : “ils nous ont volé notre distribution alimentaire” » et se sont sentis dépossédés de leurs actions, refusant de s’adapter au nouveau fonctionnement lié aux coopérations et aux distributions dans les squats. Les jeunes, pour leur part, en plus petit nombre car ils et elles « avaient besoin de retrouver du boulot », ont pu éprouver des « ressentiments importants » devant ces « petites bagarres entre individus complètement déstabilisantes ». Cette concurrence entre générations de bénévoles va engendrer l’abandon de certains liens, dont ceux créés avec le réseau militant, sans pour autant marquer un retour aux fonctionnements et usages en place avant la crise. Les dispositifs caritatifs conservent un fonctionnement sur rendez-vous, avec des protocoles précis où la manipulation et la sélection des produits par les personnes sont limitées[6].

1.3. Un prolongement militant et des occasions au profit des squats et des hôtels

Aux côtés du chef de service de l’Asile de nuit qui réceptionne les denrées livrées par la Banque alimentaire et des bénévoles (temporaires) de la Croix-Rouge, nous constatons la présence de militantes et de militants situé·e·s dans la mouvance des mobilisations du droit à l’hébergement et au logement (Péchu, 1996 et 2001 ; Bruneteaux, 2013). Elles et ils sont issu·e·s d’un collectif nommé Collectif de la Bourse, créé en avril 2019 après la mise à la rue de personnes en raison de la fermeture des dispositifs de mise à l’abri hivernaux. Dès les premiers jours du confinement en France, ce petit groupe se mobilise afin d’apporter une aide alimentaire aux personnes qu’ils et elles connaissent dans les hôtels sociaux pour les avoir soutenues dans des démarches d’hébergement, et dans des squats parce que ces lieux d’habitation leur sont connus. Récupérant des invendus de supermarchés et les « surplus » de denrées alimentaires auprès de dispositifs bénéficiant de la Banque alimentaire, dont l’Asile de nuit et la Croix-Rouge, ce collectif peut être considéré comme un dernier maillon officieux de la chaîne de l’aide alimentaire. Les liens entre le collectif et les institutions facilitent les actions menées par les militants et militantes pour répondre rapidement à l’insécurité alimentaire. Ce « souci » de nourrir tout comme le « prendre soin[7] » (Tronto, 2009) mis en oeuvre par la distribution directe des denrées sur les lieux de vie s’enracinent à la fois dans des dispositions et attitudes morales préexistantes de défense des sans-abri et exilé·e·s et dans le prolongement d’activités militantes dessinant un engagement politique personnel et collectif. Comme l’indiquent Lascoumes et Le Galès (2012), même les groupes les plus revendicatifs peuvent participer à l’action publique, entendue comme un « système d’ordre négocié », au sein d’espaces d’action dans lesquels ils interagissent avec des institutions, ici d’hébergement social et d’aide alimentaire caritative[8].

Un autre collectif issu du champ militant politique émerge au début du mois d’avril 2020 pour répondre spécifiquement « à l’urgence sociale » provoquée par la crise sanitaire. Une quinzaine de personnes actives au sein d’un groupe antifasciste et des jeunesses communistes se réunissent pour créer les Brigades de solidarité, inspirées d’une initiative italienne. Elles s’organisent spécifiquement pour collecter des denrées et les redistribuer à une trentaine de familles dont le contact a été obtenu par « bouche-à-oreille ». Après le déconfinement en mai 2020, deux personnes, l’une affiliée au Collectif de la Bourse et l’autre aux Brigades de solidarité, poursuivent les collectes ensemble, dans un local prêté par une association d’éducation populaire, jusqu’à la fin de l’été[9]. Après plus d’un an et demi d’activisme, le Collectif de la Bourse cesse ses activités[10]. Les Brigades de solidarité, qui n’avaient pas vocation à s’inscrire dans la durée, poursuivent quant à elles leurs collectes et distributions, en raison de la forte augmentation du nombre de bénéficiaires, et influencées par de nouveaux liens, avec l’association de supporters de l’équipe de football locale, les Green Angels, et avec un cinéma d’art et d’essai situé en centre-ville, Le Méliès. La mobilisation pour répondre à l’insécurité alimentaire s’inscrit ici dans des engagements militants et politiques visant les personnes précaires, et est réalisée au sein d’espaces d’action à la marge des institutions sociales, dans une perspective critique et contestataire des politiques sociales. Elle bénéficie d’interconnaissances préalables entre individus, militants et militantes et professionnel·le·s du social, caractéristique sociologique de la ville de Saint-Étienne, dont la taille moyenne favorise la force de ces liens (Béal et al., 2020 : 113). Ces proximités entre militantisme et travail social ne sont pas si surprenantes : « Issus eux-mêmes parfois de ces réseaux, ou les rejoignant à l’occasion des “luttes urbaines”, ces derniers [travailleurs sociaux et travailleuses sociales] ont longtemps ainsi pu appuyer leur action sur ces structures de sociabilité et d’entraide présentes tout autant dans les vieux quartiers populaires que dans les nouvelles zones urbaines en quête de droit de cité. » (Ion, 2005 : 151) La solidarité concrète exercée par ces militant·e·s vient éclairer l’importance de leur ancrage social, territorial et politique immédiat, lequel favorise le souci et l’accomplissement, en urgence, de l’aide alimentaire.

2. Quel(s) souci(s) du droit à l’alimentation des plus pauvres ?

L’aide alimentaire apportée aux sans-abri telle qu’elle a été observée durant la gestion de crise liée à la COVID-19 permet d’ouvrir la discussion à des enjeux dépassant le contexte sanitaire. En effet, l’aide alimentaire issue des initiatives décrites précédemment rend visibles différentes dimensions de ce qui compte dans le rapport à l’alimentation des sans-abri selon les pourvoyeurs et pourvoyeuses de l’aide alimentaire. La distribution des denrées alimentaires en urgence aux personnes hébergées à l’hôtel, en squat ou en situation résidentielle précaire permet en cela d’analyser, en pratique, les contours de l’effectivité d’un droit à l’alimentation pour les sans-abri. Nous verrons que l’accessibilité et la disponibilité des denrées alimentaires, au coeur des initiatives décrites, dépendent structurellement du marché et de la production alimentaire industrielle organisée à l’échelle européenne, nationale et locale (2.1). Dans ce contexte structurel, la crise de la COVID-19 révèle et renforce les difficultés à prendre en considération le choix des denrées par les destinataires de l’aide (2.2), ce qui nous amènera en dernier lieu à évoquer les liens négligés entre sociabilités et alimentation, lesquels sont pourtant au coeur des pratiques et goûts des individus (2.3).

2.1. Des denrées industrielles et des lois du marché

D’abord, sur le plan structurel, la majorité des denrées d’aide alimentaire proviennent soit du programme du soutien européen à l’aide alimentaire, soit de partenariats avec des enseignes de la grande distribution. L’aide alimentaire dépend d’un marché aux logiques capitalistes, dont les « résidus » sont donnés aux pauvres par la grande distribution au profit de celle-ci.

Selon Retière et Le Crom (2018), les profits sont ici budgétaires et symboliques, car ils permettent à l’entreprise d’arborer une image responsable et solidaire. Le profit financier est source de critiques de la part de militantes rencontrées durant l’enquête, bien qu’elles admettent la nécessité de « pouvoir revenir, d’entretenir de bonnes relations » (militante du Collectif de la Bourse) avec les enseignes. Cette militante raconte qu’il « y a des trucs qui arrivent [qu’on ne] distribue pas, on a jeté, jeté », et donne l’exemple d’une cagette de haricots « pleine de poils » pour illustrer comment le don alimentaire est un moyen d’externalisation des produits invendables et inconsommables de la part de la grande distribution. Elle dénonce par ailleurs les avantages fiscaux liés aux déductions d’impôts sur les dons dont la grande distribution tire parti (Bordiec, 2021). Une militante des Brigades de solidarité relève, à propos des collectes en magasin, que l’enseigne bénéficie directement de ces dons grâce aux achats « solidaires » de la clientèle, qui sont des dépenses et donc des revenus supplémentaires. Entre les législations contre le gaspillage alimentaire, obligeant notamment la grande distribution à proposer une convention de don à des associations, et les normes de sécurité des aliments, l’aide alimentaire de masse laisse peu de place à l’accès à de « bons » produits du point de vue nutritionnel (équilibrés, non transformés), écologique (issus de l’agriculture raisonnée ou biologique, locaux) et social (économie circulaire).

Si des réflexions sur la possibilité d’un autre modèle de distribution alimentaire, en dehors des institutions sociales et caritatives et de la grande distribution, ont été initiées par le milieu militant, celles-ci restent pourtant marginales dans leurs réalisations. Durant l’année 2022, les Brigades de solidarité ont organisé à trois reprises les « Patates solidaires », c’est-à-dire la vente de sacs de 10 kg de pommes de terre pour 11 euros, revendiquant là une solidarité à triple intérêt : entre la « ville [et la] campagne » par un achat direct au producteur installé dans le département, « entre Stéphanois » et « envers les plus précaires » grâce à un prix bas et au financement de « cagettes suspendues ». Tandis qu’« une partie de la population française, consciente des enjeux de la transition écologique, revendique de reprendre la main sur les conditions de son alimentation » (Paturel, 2018 : 16), l’aide alimentaire aux plus pauvres persiste à dépendre du modèle de la grande distribution et de l’industrie agroalimentaire, car comme le relève Bénédicte Bonzi, les denrées recueillies et leur distribution sont en majorité soumises aux lois du marché (Bonzi, 2019).

2.2. Un choix limité des denrées par les destinataires

Sur le plan relationnel, l’enquête permet d’observer que les denrées sont triées et réparties de manière plus ou moins équitable dans les colis. Le choix des denrées, déjà contraint par l’apport en amont, est effectué par les bénévoles et par les militants et militantes. Ainsi, les pourvoyeurs et pourvoyeuses d’aide définissent ce qui sera consommé par les personnes, décidant de ce qu’elles vont recevoir selon différents critères : la quantité et le type de denrées disponibles, la composition familiale et, à la marge, suivant les possibilités de cuisiner et les habitudes alimentaires. C’est donc surtout dans une perspective de redistribution que l’aide alimentaire fonctionne. La considération des pratiques et des goûts alimentaires se fait à la marge à partir du souci qu’ont certains et certaines dans le pourvoi de l’aide, dans ce qui peut être défini comme juste et important. Une militante explique ainsi sa compréhension des pratiques alimentaires des personnes auxquelles elle distribuait dans les squats :

Elle indique qu’elle fait attention à l’absence de porc pour les musulmans, que les populations africaines sont très réticentes à consommer des produits périmés, qu’il faut leur expliquer la chaîne du froid en France et qu’on peut consommer après la date de péremption. Elle livre à beaucoup d’hommes qui ne cuisinent pas, alors que par exemple les Roms mangent et cuisinent de tout. Les fruits comme les abricots, les personnes ne connaissaient pas ; elle indique que, « ce qui passe », ce sont les pommes, les bananes et les oranges.

Militante mobilisée au sein du Collectif de la Bourse, entretien non enregistré, jeudi 4 mars 2021

Le fonctionnement moins protocolaire et professionnalisé lié à la dimension d’auto-organisation qui diffère des associations caritatives de distribution alimentaire de masse[11] accorde aux personnes militantes une plus grande marge de manoeuvre pour s’adapter aux régimes et aux pratiques alimentaires et pour faire attention aux autres, à leur intégrité et à leur spécificité. Dans ces situations, on peut avancer que l’éthique du care, qui sous-tend la reconnaissance du besoin (caring of) de s’alimenter, rend visibles les singularités et individualise les réponses (care giving) selon les goûts, les cultures et les possibilités matérielles de cuisiner, devenant alors un pilier du droit à l’alimentation (Paturel et Ramel, 2017). Cependant, dans tous les cas, la possibilité du choix par celles et ceux qui reçoivent se restreint au fait de ne pas prendre ou de ne pas consommer, un choix par la négative en somme.

À côté de la distribution de denrées alimentaires, à titre exceptionnel, des « tickets-services » ont été dispensés à partir d’avril 2020[12]. Ce dispositif d’aide est exceptionnel à double titre, d’abord parce qu’en France, l’aide alimentaire se traduit surtout par des colis ou repas ; les tickets-services ou chèques alimentaires existent, mais ils se situent à la marge de l’aide alimentaire, à la différence des États-Unis où ils représentent, depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, le « marqueur du Welfare State » (Nséké Missé, 2021). Qui plus est, il ne s’appuie pas sur la conditionnalité habituelle (critères de revenu, montrer la nécessité d’une aide financière, etc.). D’un montant de 3,50 euros à 20 euros, ces tickets-services permettent d’acheter des denrées alimentaires, produits d’hygiène et de puériculture dans certains magasins (généralement dans des chaînes de la grande distribution). Ils offrent la possibilité de consommer des produits alimentaires qui ne sont pas seulement des « dons » ou encore des « résidus » issus de la grande distribution. De ce point de vue, cette aide est remarquée de manière positive par des professionnel·le·s de l’urgence sociale rencontré·e·s pendant l’enquête, qui en font ou en ont fait l’usage et partagent leur enthousiasme :

Travailleuse sociale 1 : Et puis les chèques-services, ça permet aussi aux gens de choisir […]. [C]hacun a des goûts différents et il y a des personnes aussi qui ont des régimes alimentaires particuliers, et le fait d’avoir ces chèques-services, ça permet aux gens de faire leurs courses et de prendre ce qu’ils souhaitent. […]

Travailleur social 2 : Mais il y a aussi une notion de… je sais pas si c’est le bon terme, mais c’est un peu le retour vers le droit commun de l’aide alimentaire […]. Les personnes peuvent [s’alimenter] avec une notion de liste de courses, de droit au plaisir, c’est-à-dire je choisis aussi ce qui me fait plaisir de manger ; ça, c’est quand même intéressant.

Groupe de discussion « Aidant·e·s direct·e·s », 18 novembre 2021

Ces discours sur les tickets-services viennent compléter les dimensions d’accessibilité et de disponibilité du droit à l’alimentation (Clemenceau, 2020) par la notion de choix, entendue comme autodétermination par rapport aux goûts et aux besoins, et de plaisir. Ainsi, ce dispositif d’aide permet aux personnes sans-abri d’associer nécessité et plaisir, ce qui leur est souvent dénié (Régnier et Parkhurst Ferguson, 2014), et de se rapprocher des pratiques de consommation des pauvres en logement.

Néanmoins, ces tickets-services constituent avant tout un don pour manger (Retière, 2021), une substitution manifeste au manque d’argent. Comme le relève une travailleuse sociale d’un hébergement d’urgence, en situation d’achat, ces titres de quasi-monnaie exposent le manque d’argent et le rapport d’assistance :

Il faut être honnête, il y a quand même des supermarchés qui sont ultra violents, pour ne pas citer Lidl qui m’a fait pleurer une jeune fille qui est venue dans mon bureau en pleurs parce que, devant tout le monde, avec sa grand-mère, le gars l’a incendiée en lui disant : « Mais qu’est-ce que c’est qu’ça ? Moi, je prends pas cette merde ! » Devant tout le monde, une gamine de 18 ans… […] [I]l y a des magasins qui sont pas du tout agréables et a contrario, par exemple le Auchan de centre 2, qui a aussi l’habitude de fonctionner avec des bons de gens qui sont sous curatelle ou autres, ça passe tout seul et il n’y a pas toujours cette étiquette, mais c’est vrai que, parfois, les gens…

Groupe de discussion « Aidant·e·s direct·e·s », 18 novembre 2021

Ce type de bons alimentaires constitue une technique de « marquage » de l’argent qui engendre une stigmatisation de celles et ceux qui les utilisent (Zelizer, 2005). Par ailleurs, ils délimitent les pratiques de consommation et en excluent d’autres, l’achat d’alcool en particulier. On retrouve ici des points de convergence avec l’économie de la pauvreté formellement encadrée et administrée (Maurin et Pichon, 2016), que ce soit dans l’attribution de l’aide financière ou dans sa gestion par des tiers. À la manière de l’accompagnement budgétaire proposé aux individus « surendettés », cette quasi-monnaie vient encadrer directement les pratiques de consommation considérées comme légitimes et contribue à définir les normes de l’économie domestique des plus pauvres (Perrin-Heredia, 2013).

2.3. La commensalité : de l’importance du caractère social de l’alimentation

Enfin, sur le plan interactionnel, le confinement a limité les interactions, pourtant recherchées tant par les bénévoles que les bénéficiaires lors des distributions alimentaires (Guénée, Le Méner et Macchi, 2021). Les conditions d’hébergement ont rendu difficile la possibilité de cuisiner des aliments qui conviennent aux goûts et aux habitudes des individus tout comme la commensalité, activité sociale créatrice de liens et de sociabilité (Poulain, 2017). Peu abordées par celles et ceux qui distribuent des denrées alimentaires, ces activités sociales sont néanmoins recherchées par certaines personnes hébergées enquêtées :

Je préfère passer mon temps chez le père [religieux engagé dans l’accueil de migrant·e·s]. Comme aujourd’hui. Parce que, maintenant, il y a le congélateur, il y a le frigo. Les gens, ils peuvent manger là-bas. Mais, l’heure, c’est l’heure. Tu peux manger, et après tu te reposes. Ça marche comme ça. Et on te propose systématiquement un café. Chez le père, c’est une association de protestants. Madame B., elle récupère à manger. Elle vient déposer là-bas des poulets. Alors, elle les met dans le congélateur ; si tu veux manger, tu peux.

Entretien avec monsieur T., hébergé à la mise à l’abri hivernale, mai 2021

Dans cet extrait d’entretien, monsieur T. précise qu’il peut choisir parmi les denrées alimentaires apportées par une association celles qui correspondent à ses goûts (le poulet et les tomates) et à ses habitudes culturelles. Il insiste également sur la possibilité de cuisiner, de se servir ou d’être servi, et d’être avec les autres tout en ayant l’occasion de se reposer, activités fortement contraintes, voire impossibles dans l’hébergement collectif où il vit au moment de l’enquête, ce qui l’oblige à se déplacer régulièrement dans la ville malgré les restrictions d’aller et venir en vigueur et à élargir son circuit de survie. À bien des égards, le peu de possibilités de cuisiner et de partager un repas, soit parce que les personnes sont hébergées à l’hôtel et n’ont accès, dans le meilleur des cas, qu’à un micro-ondes, soit parce qu’elles n’ont pas d’espace de cuisine intime, où elles peuvent s’installer, choisir avec qui manger, constitue une contrainte notable dans l’accomplissement d’un droit à l’alimentation qui dépasserait la nécessité de se nourrir.

Conclusion

La pandémie de COVID-19 a révélé la dépendance des personnes sans-abri à l’aide alimentaire et à la débrouille urbaine en accentuant leur insécurité alimentaire, et les réponses apportées à cette dernière nous permettent d’interroger les mises en oeuvre concrètes d’un droit à l’alimentation au regard de l’assistance et de la lutte contre les inégalités. Nous avons pu observer la nécessité partagée de faire face à cette insécurité, notamment à travers la distribution de colis alimentaires. Cette réponse fabriquée en urgence a engendré une chaîne de coopération entre des individus et des institutions qui n’agissent habituellement pas directement dans l’aide alimentaire : professionnel·le·s du travail social, nouvelles présences bénévoles dans l’aide caritative ou encore collectifs militants. Ces coopérations ont impliqué un « travail matériel », soit la collecte de denrées alimentaires et la confection de colis, et « un contact direct avec les objets du care » (Tronto, 2009 : 148), la distribution s’effectuant directement dans les lieux de confinement (les hôtels, les squats). De plus, la chaîne de coopération mise en oeuvre avec les « moyens du bord » et la disponibilité des individus pour distribuer des denrées alimentaires révèlent les bénéfices d’interconnaissances individuelles préalables tout comme les liens interinstitutionnels pour prendre en charge, en urgence et donc rapidement, le problème de l’insécurité alimentaire des sans-abri.

Ainsi, ces distributions de colis alimentaires en temps de crise ont participé à faire exister certains éléments d’un droit à l’alimentation. En donnant accès à de la nourriture et en garantissant ce droit fondamental, cette solidarité a également reproduit, voire amplifié la relation asymétrique de l’assistance (Simmel, 1998). Cette situation n’est pas nouvelle. Les travaux sur l’aide alimentaire ont déjà pointé comment les dons reposent majoritairement sur ces aspects de disponibilité et d’accessibilité, ce qui pousse à considérer les sans-abri comme des « bouches à nourrir » (McAll et al., 2015). Or, les travaux sur l’alimentation ont déjà souligné que le fait de manger dépasse largement la satisfaction des besoins nutritionnels et biologiques en insistant notamment sur la dimension anthropologique de la commensalité (Poulain, 2017). Or, en temps de crise sanitaire, l’exercice du droit à l’alimentation est délimité par l’impossibilité de choisir ses repas, de cuisiner, d’être commensal·e, et par les cohabitations forcées (hôtels, hébergements solidaires et sociaux, accueils de jour avec cuisine ou service de repas). L’aide alimentaire reste alors un chantier à investir pour penser une « démocratie alimentaire » fondée sur la coexistence d’une justice sociale et alimentaire (Paturel et Ramel, 2017) qui serait en faveur du respect de la dignité et des choix des sans-abri.