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Introduction

Dans l’est de l’île de Montréal, territoire montréalais le plus défavorisé matériellement (CIUSSS-EMTL, 2018), peu dense et marqué par l’activité industrielle (Ville de Montréal, 2006), plusieurs quartiers sont considérés comme des « déserts alimentaires », c’est-à-dire des zones offrant un faible accès aux aliments sains (Bertrand et al., 2013). Dans ce contexte, les instances de santé publique et des partenaires des milieux communautaire, éducatif et municipal ont mis sur pied en 2017 le Réseau alimentaire de l’est de Montréal (RAEM), dont la mission est de « soutenir les synergies entre les partenaires afin que ceux-ci renforcent leur action [pour favoriser] l’accès à l’alimentation (accessibilité géographique et économique) au bénéfice des différentes communautés du territoire de l’est de Montréal » (RAEM, 2017).

La distinction, dans l’énoncé de mission du RAEM, entre accessibilité géographique et accessibilité économique reflète un cadrage de la problématique de l’accès à la saine alimentation (ASA) qui met de l’avant sa multidimensionnalité (Freedman, Blake et Liese, 2013). Ce cadrage de l’ASA s’inscrit dans des développements théoriques et pratiques issus de la lutte contre l’insécurité alimentaire menée depuis plusieurs décennies, notamment dans le domaine de la santé publique et de la nutrition (Freedman, Blake et Liese, 2013). L’insécurité alimentaire désigne l’accès incertain, inadéquat ou insuffisant aux aliments à cause de contraintes financières dans un ménage (Tarasuk et al., 2018). La réponse « traditionnelle » à ce problème de faim est l’aide alimentaire d’urgence offerte par les banques alimentaires (Tarasuk, 2001). Plus récemment, des interventions alternatives, comme les cuisines collectives, les jardins communautaires, les marchés de quartier, les groupes d’achats, les boîtes économiques de fruits et légumes, etc., ont été mises en oeuvre pour lutter contre l’insécurité alimentaire et améliorer la durabilité des systèmes alimentaires en misant sur la communauté et l’autonomisation, notamment par la promotion de la santé et l’acquisition de connaissances et de compétences pour améliorer l’accès à l’alimentation (Tarasuk, 2001).

L’aide alimentaire d’urgence et ces plus récentes interventions semblent par ailleurs rejoindre des publics différents. À Montréal, les bénéficiaires de l’aide alimentaire d’urgence vivent une insécurité alimentaire plus sévère et ont moins de ressources que ceux qui participent aux autres types d’interventions (Roncarolo et al., 2015 ; Jonason, 2017). D’autres études ont mis en lumière le fait que ces dernières voient certains de leurs points de service davantage fréquentés par la classe moyenne instruite, voire supérieure, et qu’elles ne semblent pas bien connues des ménages à faible revenu (MFR) ou ne sont tout simplement pas adaptées à leur situation (Colasanti, Conner et Smalley, 2010 ; Pitt et al., 2017).

Pour le RAEM, ses membres (organismes communautaires ou entreprises d’économie sociale à vocation alimentaire, sociale ou environnementale) et ses partenaires de soutien (fondations, institutions de santé publique, administrations municipales, etc.), il y a là un défi important : faire en sorte que les interventions pour améliorer l’ASA s’alignent adéquatement sur les besoins des MFR. C’est dans ce contexte que le RAEM et notre équipe de recherche ont convenu d’un partenariat de recherche visant à mieux comprendre les représentations du problème de l’ASA véhiculées par ses organisations membres, ses partenaires de soutien et les MFR dans l’Est et comment ils organisent respectivement leurs réponses à ce problème. Cet objectif suggère également un questionnement plus théorique sur l’importance accordée aux différentes dimensions de l’ASA par les organisations qui interviennent dans les systèmes alimentaires. Le financement des interventions pour l’ASA étant largement dépendant des institutions de santé publique et d’autres acteurs institutionnels, il y a tout lieu de croire que l’importance accordée à certaines dimensions se traduit sur le terrain dans des priorités, des représentations et des pratiques qui affectent autant les organisations que les bénéficiaires de leurs interventions. Aussi, il s’agissait pour nous de voir dans quelle mesure l’alignement (ou la discordance) des représentations et des pratiques des différents acteurs du RAEM affecte l’accès des MFR aux différents types d’interventions.

L’étude est basée sur une collecte de données qualitatives auprès de trois catégories d’acteurs : des organisations membres du RAEM qui mettent en place des interventions alimentaires dans dix secteurs de l’est de l’île de Montréal (Hochelaga-Maisonneuve, Rosemont, Mercier-Ouest, Mercier-Est, Saint-Michel, Saint-Léonard, Anjou, Montréal-Est, Pointe-aux-Trembles et Rivière-des-Prairies), les partenaires de soutien (philanthropiques, institutionnels, municipaux et entrepreneuriaux) du RAEM et des personnes responsables de l’approvisionnement au sein de MFR habitant le territoire[1]. Nous avons analysé les données à partir du cadre conceptuel de Freedman, Blake et Liese (2013), lequel conçoit l’ASA en cinq dimensions. Nos résultats soulignent deux principales discordances entre les représentations et les pratiques des acteurs, portant d’une part sur la place de la dimension spatiale dans la définition du problème de l’ASA, et d’autre part sur la place de la dimension personnelle. Nous constatons que l’importance accordée à la dimension spatiale tend à occulter des décalages vécus entre les besoins, les attentes et les pratiques des acteurs étudiés.

Des approches spatiales à l’analyse multidimensionnelle

Pour les ménages en situation de pauvreté, se nourrir d’aliments sains en quantité suffisante est un défi constant. Les statistiques canadiennes montrent en effet que le niveau d’éducation et le revenu influencent la consommation de fruits et légumes, alors que les ménages plus éduqués et fortunés en consomment davantage que les ménages défavorisés (Statistique Canada, 2019). L’ASA est donc marqué par des « inégalités sociales de santé », c’est-à-dire que les chances d’atteindre et de maintenir une bonne santé grâce à une saine alimentation ne sont pas égales pour tous (OMS, 2018). Plusieurs facteurs interviennent dans la dynamique de ces inégalités, dont les caractéristiques territoriales des systèmes alimentaires. Lorsque l’accès physique aux aliments sains est limité, les personnes vivant dans des ménages défavorisés peuvent ne pas disposer de moyens financiers suffisants ou de l’accès au transport nécessaire pour surmonter les obstacles à un approvisionnement adéquat (Black, Moon et Baird, 2014 ; Pitt et al., 2017). À l’inverse, lorsque les choix alimentaires sains existent à proximité, les prix peuvent être trop élevés pour les budgets restreints (Andress et Fitch, 2016 ; Cannuscio et al., 2014).

Pour ces raisons, la recherche en santé publique – notamment dans le champ grandissant de l’épidémiologie spatiale – porte depuis quelques années une attention particulière aux aspects de spatialité dans l’approvisionnement alimentaire des ménages (Freedman, Blake et Liese, 2013) : l’ASA dépendrait alors largement de la distribution spatiale des besoins et des ressources, même si cette « dimension spatiale » n’est pas univoque et qu’elle interagit aussi avec des aspects économiques comme le revenu des ménages ou le prix des aliments.

Bien que l’histoire fournisse des exemples d’approches spatiales ou géographiques dans l’étude des phénomènes de santé, notamment en France (Aïach, 2010), les facteurs environnementaux, spatiaux et physiques ont pris un certain temps avant de s’imposer, vers le début des années 1990, dans la recherche en santé publique (Macintyre et Ellaway, 2000). Pendant toute la deuxième moitié du xxe siècle, les études privilégient surtout les facteurs individuels de la santé (Macintyre, Ellaway et Cummins, 2002). Le regain d’intérêt pour les approches spatiales alimente un débat en santé publique sur le rôle des facteurs environnementaux dans les comportements et l’état de santé des populations ; il s’agit notamment de s’interroger sur les relations entre la répartition géographique des ressources, la distribution des besoins et la santé sur un territoire (Macintyre, Ellaway et Cummins, 2002). En conséquence, les interventions publiques pour améliorer l’ASA ont de plus en plus tendance à se concentrer sur les configurations géographiques, ainsi qu’en témoigne la prégnance de concepts spatiaux comme celui des déserts alimentaires.

Apparu au début des années 1990, ce concept a d’abord désigné des zones urbaines peuplées présentant une déficience en commerces de détail alimentaires, puis a plus tard été appliqué aux zones rurales (Cummins et Macintyre, 1999). Il ne fait toutefois pas l’unanimité dans les sphères de la recherche et de l’intervention. Cummins et Macintyre (2002) affirment qu’il a été instrumentalisé par des acteurs publics pour justifier des politiques sur la base d’interprétations erronées et sans lecture critique de certaines études. Des chercheurs dénoncent aussi son approche statique des environnements alimentaires qui résulterait de l’absence de considération pour la temporalité (Miewald et McCann, 2014) et la mobilité (Shannon et Christian, 2017). Les différents critères qui caractérisent les déserts alimentaires varient aussi selon les études. Par exemple, le seuil de faible accès aux commerces d’alimentation est défini dans la littérature par des distances variant de 450 mètres à 1,6 km en milieu urbain (Robitaille et Bergeron, 2013). Au Canada, le concept de « désert alimentaire » s’appliquerait mal aux environnements alimentaires urbains, alors que la majorité des études montrent que l’accès spatial aux supermarchés et épiceries dans les quartiers défavorisés est aussi bon ou meilleur que dans des zones plus favorisées (Minaker et al., 2016). Les données probantes soulignent surtout l’existence de « marais alimentaires », c’est-à-dire des secteurs défavorisés où on observe une accessibilité géographique élevée aux aliments pauvres sur le plan nutritif (Minaker et al., 2016). Alors qu’une équipe concluait en 2007 que « les déserts alimentaires ne représentent pas un enjeu majeur à Montréal » (Apparicio, Cloutier et Shearmur, 2007), une analyse plus récente de la localisation des supermarchés et de la distribution de la population à faible revenu sur le territoire montre que le problème de la « désertification » se pose principalement dans l’est de l’île (Enriquez et Klein, 2019).

Un autre concept associé à la spatialité de l’alimentation est le « paysage alimentaire » (foodscape). Développé dans des études mobilisant aussi des approches socioculturelles, comportementales ou systémiques de l’alimentation (Vonthron, Perrin et Soulard, 2020), ce concept « exige et valorise simultanément le fait de se situer dans un endroit particulier et de focaliser le regard sur les relations d’une communauté spécifique avec l’alimentation » ; il contribue ainsi à « conceptualiser les interconnexions complexes et changeantes qui façonnent l’accès à l’alimentation » et à « révéler des aspects politiques de l’alimentation que les cartographies de systèmes alimentaires ignorent » (Miewald et McCann, 2014 : 540 et 552 ; souligné dans le texte). Cette dernière proposition est aussi portée par le concept de justice alimentaire, qui renvoie à l’idée que les risques et les avantages associés aux différentes activités des chaînes alimentaires devraient être partagés équitablement entre tous les acteurs (Gottlieb et Joshi, 2010). Une récente lecture « décoloniale » de ce concept insiste sur les enjeux du cadrage des concepts et des représentations dominantes dans la société. Pour Bradley et Herrera (2016), les identités (raciales, culturelles, de genre) et les expériences individuelles et collectives de l’alimentation sont au coeur de la définition des enjeux, même si elles sont souvent cachées.

En somme, il appert que l’analyse spatiale de l’ASA est à elle seule insuffisante : si elle fait apparaître l’importance d’intégrer des facteurs comme la distance et les caractéristiques des environnements dans l’étude de l’alimentation, elle peut négliger les particularités de chaque situation et, en conséquence, l’importance d’autres facteurs sociaux et économiques, notamment. C’est pourquoi des chercheurs s’interrogent sur les facteurs non spatiaux qui influencent l’accès à l’alimentation et préconisent alors une grille de lecture multidimensionnelle, comme Freedman, Blake et Liese (2013), qui ont élaboré un modèle de l’ASA comportant cinq dimensions interreliées (voir tableau 1).

Tableau 1

Les cinq dimensions de l’ASA (d’après Freedman, Blake et Liese, 2013)

Les cinq dimensions de l’ASA (d’après Freedman, Blake et Liese, 2013)

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Les intervenants du domaine, dont le RAEM et ses partenaires, sont sensibles à la multidimensionnalité du problème de l’ASA. Dès le lancement du projet de recherche partenarial, le modèle de Freedman, Blake et Liese (2013) a constitué une base commune pour discuter et problématiser la recherche. Avec ses cinq dimensions distinctes, il a permis d’opérationnaliser l’objectif de recherche visant à comparer, entre trois catégories d’acteurs, les représentations du problème de l’accès à la saine alimentation et les réponses données à celui-ci. La catégorisation des données de la recherche en fonction des dimensions et de leurs composantes rend possible la comparaison des représentations du problème et de ses solutions, et aide à mettre en lumière les points d’alignement et de discordance. Cela permet alors de mieux comprendre comment l’importance accordée à certaines dimensions, dont la dimension spatiotemporelle, joue sur ces alignements et discordances et affecte la réalité vécue des MFR et les initiatives mises en place pour augmenter leur ASA.

Méthode : une recherche partenariale avec le RAEM

Cette étude est le fruit d’une recherche partenariale entre le RAEM et la Chaire de recherche sur la transition écologique visant à approfondir les connaissances sur le système alimentaire de l’est de l’île de Montréal. Au cours de nos discussions, nous en sommes venus à formuler une question de recherche qui soit à la fois utile pour le RAEM et porteuse pour l’analyse plus large des systèmes alimentaires à Montréal : comment les trois types d’acteurs du réseau (organisations membres, partenaires de soutien et MFR) se représentent-ils le problème de l’ASA et comment organisent-ils respectivement leurs réponses à ce problème ? L’élaboration de la recherche a été faite en collaboration avec la direction du RAEM ; elle a été organisée en deux phases et a impliqué des collectes de données avec les trois types d’acteurs.

La première phase a consisté à mener six groupes d’entretien avec 4 à 12 personnes responsables des achats dans un MFR (n = 49) et un groupe d’entretien avec 13 représentants d’organisations membres et de soutien du RAEM en 2018. La durée moyenne des groupes d’entretien était de 1 h 30. Les discussions avec les ménages ont notamment porté sur leurs pratiques d’approvisionnement, les obstacles perçus et les pistes pour améliorer l’ASA. Le recrutement des participants a été réalisé avec l’aide d’organismes communautaires dans des quartiers identifiés comme des déserts alimentaires et des secteurs défavorisés matériellement et socialement. Plus exploratoire, le groupe d’entretien mené avec les organisations et partenaires du RAEM a porté sur les dimensions de l’ASA les plus problématiques dans l’Est et sur les enjeux d’intervention auprès des MFR.

La deuxième phase de la collecte, menée en 2019 et en 2020, a complété la première grâce à des entretiens semi-dirigés avec des représentants de chaque catégorie d’acteurs : 10 MFR, 7 organisations membres du RAEM et 7 partenaires de soutien du RAEM.

Six des dix entretiens avec les MFR ont été menés selon la méthode « go-along », une technique permettant d’observer une expérience vécue spatialement par un participant dans sa vie quotidienne et de comprendre comment cette expérience est interprétée et perçue par la personne (Carpiano, 2009). Les entretiens « go-along » ont commencé à un point de rencontre prédéterminé (chez la personne ou à un arrêt d’autobus, par exemple) et se sont poursuivis par un trajet (à pied, en autobus, etc.) et par une visite dans un commerce d’alimentation. Ils ont duré entre 47 minutes et 2 h 55, pour une moyenne de 1 h 20. En comptant les deux phases de collectes de données avec les MFR, l’échantillon, majoritairement féminin, est composé de 59 représentants de MFR habitant six des dix secteurs de l’Est. Il comporte les caractéristiques suivantes, qui le rendent représentatif de la défavorisation matérielle dans l’Est (CIUSSS-EMTL, 2018) : 42 % des répondants sont issus de l’immigration (naissance à l’extérieur du Canada) ; la majorité des ménages représentés sont des familles ; 41 % des répondants ont un diplôme d’études secondaires ou un niveau inférieur de scolarité ; 54 % des ménages gagnent annuellement 20 000 $ ou moins avant impôts et 51 % reçoivent des allocations d’aide sociale, d’assurance-emploi ou de sécurité de vieillesse.

Les entretiens avec les représentants d’organisations membres (organismes communautaires ou d’économie sociale ayant une mission principalement alimentaire, sociale ou environnementale) et de partenaires de soutien (philanthropiques, institutionnels, municipaux ou entrepreneuriaux) du RAEM ont été réalisés à partir de deux grilles d’entretien semi-dirigé visant à faire ressortir les représentations et interventions portées ou promues par chaque type d’acteurs. Les entretiens abordaient les enjeux alimentaires sur le territoire de l’est de l’île de Montréal et les enjeux d’organisation du RAEM en tant que tel. Leur durée moyenne a été d’une heure. Au total, 19 organisations membres du RAEM ou de soutien ont été représentées dans les deux collectes de données (groupe d’entretien exploratoire et entretiens semi-dirigés).

L’ensemble des verbatim a été analysé sur NVivo à partir d’une adaptation du cadre conceptuel multidimensionnel de l’ASA de Freedman, Blake et Liese (2013).

Les représentations, les interventions et les pratiques associées à l’ASA dans l’est de l’île de Montréal

Quatre éléments principaux se dégageant de l’analyse sont présentés ici : les différences de représentations du problème de l’ASA par les acteurs des trois catégories ; les manières de concevoir les solutions à ce problème chez les organisations membres et les partenaires de soutien ; les difficultés perçues par les organisations pour rejoindre les MFR dans leurs interventions ; et, enfin, les perspectives des MFR sur ces solutions et interventions.

Les représentations et expériences du problème d’ASA

Les données des MFR permettent de documenter leurs pratiques d’approvisionnement alimentaire ainsi que les facteurs freinant ou facilitant l’ASA. En premier lieu, il en ressort que le plus grand frein perçu est économique. Le faible revenu, conjugué aux prix des aliments, restreint la quantité et la variété d’aliments consommés, générant même des dilemmes à la consommation : « Si tu achètes de la viande, après tu n’as plus d’argent pour acheter des fruits et des légumes. » (R11) Par conséquent, les ménages choisissent le lieu et le moment de leurs achats alimentaires en fonction des rabais et d’un calcul du rapport qualité/prix.

L’analyse met aussi en lumière que l’accès spatiotemporel à l’alimentation est entravé par la dispersion des commerces dans l’Est, laquelle se conjugue à des contraintes de transport. Pour les MFR, le coût des transports fait partie des dépenses relatives à l’alimentation, ce qui ajoute à la dimension économique du problème. Les entretiens « go-along » ont montré que certaines personnes peuvent mettre jusqu’à cinquante minutes à pied, en autobus ou en triporteur pour se rendre au lieu d’achat. Celles et ceux qui se déplacent en autobus pour accéder aux commerces devront parfois combiner deux ou trois trajets et attendre plusieurs minutes lors des correspondances. L’état de santé et la responsabilité familiale des personnes, ainsi que le poids des aliments à rapporter, sont autant de facteurs qui contribuent au fardeau de l’accès spatiotemporel à l’alimentation dans l’Est.

Pour les organisations membres du RAEM et les partenaires de soutien, le problème de l’ASA est d’abord défini comme un manque d’« accès physique » (P2 ; P6) et de « ressources de proximité » (P2), et comme un enjeu « géographique » (O5). L’Est est ainsi dépeint comme un « désert alimentaire » (P1 ; P5 ; O6 ; O7) ou un « marais alimentaire » (O6) – termes qui renforcent la conception spatiale et territoriale de la question de l’ASA. Le territoire est vaste, nous disent les répondants, la population y est dispersée et l’offre alimentaire traditionnelle est concentrée sur les grands boulevards (P6 ; P7). La disponibilité et la fréquence des transports en commun ne compensent pas pour cette configuration et ajoutent donc un défi temporel pour les personnes ne disposant pas d’une voiture : « Ils sont obligés d’aller au dépanneur du coin ou de prendre une demi-journée complète pour faire leur épicerie. » (P6)

Alors qu’elle est prépondérante dans l’expérience qu’ont les MFR de l’ASA, la dimension économique intervient au second plan dans les conceptions de la problématique des acteurs organisationnels. Les partenaires de soutien, s’ils établissent clairement des liens entre la pauvreté des ménages et l’ASA, la présentent comme un élément de contexte du problème plutôt que comme un facteur spécifique de l’ASA.

Enfin, plusieurs répondants supposent que la pauvreté et les difficultés à se nourrir sont aussi reliées à des facteurs personnels, comme le manque de compétences ou de connaissances : « [Q]ui dit défavorisation dit aussi besoin d’éducation en saine alimentation, saines habitudes de vie, et tout ça. » (P4) Notons que lors du groupe d’entretien exploratoire avec des organisations et les partenaires du RAEM, la dimension personnelle de l’accès à la saine alimentation était ressortie comme un enjeu prioritaire : pour les participants, les ménages manquent de connaissances alimentaires, nutritionnelles et culinaires. Les représentants d’organisations et de partenaires ont par ailleurs admis que le désir de faire ses propres choix peut expliquer l’échec de certains groupes d’achats ou la réticence de certains ménages à l’égard de l’aide alimentaire. Pour toutes ces raisons, ils soulignent l’importance de l’éducation. Du côté des MFR, la possibilité de faire ses propres choix est effectivement apparue comme primordiale. Toutefois, pour eux, le manque de connaissances alimentaires ou de compétences en cuisine n’est pas cité comme un frein à l’ASA. Les ménages issus de l’immigration ont surtout insisté sur le défi de concilier des pratiques culinaires culturelles avec la saisonnalité des aliments du Québec dans la quête d’une alimentation suffisante et satisfaisante.

Les solutions privilégiées par les organisations et les partenaires de soutien

Bien que les organisations et les partenaires de soutien partagent une conception du problème d’ASA dans l’est de l’île de Montréal où prédomine la dimension spatiotemporelle, ils envisagent différemment les stratégies et solutions à mettre en place pour y répondre.

Misant sur des connaissances issues de l’expertise – par exemple en mobilisant l’étude de la Direction régionale de santé publique de Montréal sur les déserts alimentaires (Bertrand et al., 2013) –, les partenaires de soutien du RAEM ont tendance à privilégier des stratégies et des interventions visant à atténuer le problème de la distance en augmentant l’offre ou en aménageant le territoire. L’allocation des fonds pour les projets alimentaires sur un territoire donné repose alors sur la démonstration « qu’il y a une lacune au niveau de l’offre alimentaire » (P3). Les partenaires du milieu municipal, quant à eux, veulent « aménager mieux pour que l’alimentation soit plus accessible » (P7) en favorisant, par exemple, la venue de nouveaux commerces en alimentation (P4). Les interventions alternatives visant à rapprocher l’offre des besoins ont donc bien souvent la faveur des partenaires de soutien, qui les voient se substituer à l’aide alimentaire d’urgence : « Oui, c’est vrai qu’il y a encore de l’aide alimentaire, mais on est maintenant complètement ailleurs avec les volets de transformation, de production, d’agriculture urbaine, de compostage, des cultures en serre. » (P2)

Cette perspective est en partie partagée par les organismes communautaires. Toutefois, les justifications qu’ils expriment sont plus diversifiées et tendent à aborder plusieurs dimensions de l’ASA à la fois. Si certaines de ces solutions, comme les marchés de quartier et les marchés mobiles, modifient bien la situation spatiotemporelle localement (O5 ; O6), d’autres ont plutôt pour objet de pallier le problème de la précarité économique (comme les boîtes économiques d’aliments : O3 ; O4 ; O7) ou de renforcer les compétences personnelles liées à la saine alimentation (comme les activités de cuisines collectives : O3). De manière générale, les organismes offrant des services alimentaires n’isolent pas les dimensions de l’ASA et conçoivent des projets visant des effets transversaux. La connaissance du terrain dont tirent profit ces organisations les amène à développer cette vision plus intégrée des solutions : « [L]a personne qui va dans une cuisine collective ou qui fait de l’agriculture urbaine, souvent, […] elle va peut-être vouloir régler un problème de faim, mais elle veut peut-être aussi régler un problème d’isolement social […]. » (O1)

Cela dit, les représentants des organisations expriment ouvertement des interrogations autant sur l’aide alimentaire d’urgence que sur les interventions d’une autre nature. L’agriculture urbaine est-elle bien financée simplement parce qu’elle est « à la mode », alors qu’elle ne fournit pas de nourriture en hiver (O2) ? Doit-on respecter la liberté de choisir de la nourriture ultra transformée (O1), ou bien faut-il insister sur l’alimentation « saine », au risque de « tomber dans une approche […] paternaliste » (O3) ?

Comment rejoindre les populations cibles dans le contexte territorial de l’Est ?

Une grande part de l’efficacité des initiatives et interventions pour améliorer l’ASA repose sur leur capacité à rejoindre les populations cibles. Les représentants des organismes communautaires reconnaissent trois défis à cet égard : le manque de connaissances sur les usagers des interventions, le manque de participation des populations cibles aux interventions, et le manque de suivi des impacts des interventions sur les populations cibles.

Les connaissances qu’ont les organisations de leurs usagers apparaissent limitées. Toutes n’ont pas le même discours à ce sujet, mais plusieurs admettent qu’une partie de la population cible n’est pas rejointe par leurs interventions en raison d’un manque de connaissances sur sa localisation, de la « barrière de la langue » (O7), de l’analphabétisme ou d’autres enjeux de communication. Certains remarquent même que des populations aisées et instruites fréquentent les points de service destinés en premier lieu aux personnes à faible revenu. Ainsi, la plupart des organisations tentent de déployer des stratégies pour mieux faire connaître leurs services aux MFR (O6), que ce soit en s’affichant dans les lieux qu’ils fréquentent (O2), dans les habitations à loyer modique (HLM) ou au sein d’organismes communautaires offrant d’autres services (O3). Alors que le problème est en partie considéré comme spatiotemporel, la réponse est aussi envisagée comme un enjeu de communication auprès de la population.

Compte tenu de cet enjeu de communication, les organismes conviennent qu’il est difficile d’engager les populations visées à participer à leurs interventions (O5 ; O6) et d’intéresser des gens d’une diversité de milieux (notamment culturels) à leurs activités (O5), ce qui empêche de recueillir les points de vue des populations visées : « C’est pour ça, peut-être, que, des fois, nos stratégies d’action […] ne sont pas nécessairement [basées sur] des besoins qui ont été nommés par les personnes directement concernées. » (O3)

Enfin, s’il n’est pas aisé de connaître les besoins des populations cibles, il n’est pas non plus facile de suivre les impacts et les effets des interventions menées par les organisations. Certaines sont proactives sur ce sujet et organisent des collectes de données pour sonder la population sur leurs services (ex. : questionnaire aux utilisateurs [O7], groupes de discussion [O5]). Or, des intervenants insistent néanmoins sur les carences en la matière : « Je trouve qu’on travaille à l’aveuglette, on est dans le noir. […] Selon moi, il y a un gros, gros enjeu de collecte d’informations sur la façon dont les services sont rendus, à qui ça va, quel impact ça a. » (O1)

Les MFR face à l’aide alimentaire d’urgence et aux interventions alternatives

Envisageant leurs difficultés d’ASA sous le prisme économique d’abord, les MFR déploient diverses stratégies d’économie en fonction de leur efficacité perçue et de leur situation. Il est notable qu’ils s’approvisionnent principalement dans les commerces de détail. Ils peuvent choisir de toujours fréquenter les mêmes commerces afin de bien connaître les prix et les promotions, de calculer le prix de chaque portion, d’acheter en gros, d’éviter le plus possible le gaspillage alimentaire, de cuisiner et de faire des conserves ou des repas à congeler, de rationner certains aliments (comme la viande ou le poisson), d’évaluer les options de transport par rapport aux coûts et aux promotions, etc. Pour pallier d’autres difficultés d’accès, certaines personnes profitent de la voiture d’un ami pour les amener à l’épicerie, ou ont recours aux services de livraison (considérés comme coûteux, mais essentiels pour les personnes avec des limitations physiques), alors que des résidentes d’un HLM profitent d’un local communautaire qui donne lieu à l’échange de nourriture et à la socialisation (R4).

En plus des commerces de détail, plusieurs répondants ont affirmé considérer l’aide alimentaire en cas d’« imprévus [qui] coûtent cher », comme le bris d’un électroménager (R1). Les banques alimentaires sont donc perçues comme une ressource supplémentaire utilisée stratégiquement : « Je serais limitée si je ne connaissais pas les banques alimentaires. Je vais aux banques alimentaires et je compense. » (R7) Cependant, de nombreux répondants utilisant ou ayant utilisé leurs services déplorent leurs limites comme le manque de choix et, parfois, la piètre qualité des aliments qui y sont distribués, surtout celle des fruits et légumes. En somme, l’aide alimentaire comble les lacunes de l’accès alimentaire sur le plan économique pour plusieurs personnes, mais semble plus problématique en ce qui a trait à la disponibilité des services (qualité de l’offre) et à la dimension personnelle (possibilité de faire des choix).

Quant aux interventions alternatives, comme les jardins d’agriculture urbaine, les marchés de quartier, les boîtes économiques, les cuisines collectives, etc., peu de répondants connaissent leur existence dans le quartier et leur fonctionnement. Ces interventions, qui peuvent se trouver dans tous les quartiers de l’Est, sont des initiatives portées par une diversité d’organisations communautaires, d’économie sociale, municipales ou même citoyennes. Certains MFR sont partagés quant à leurs expériences passées avec ces dernières ou en ont une perception négative. Nos données montrent que différents facteurs représentant des freins ou des leviers d’accès sont associés à ces interventions, dont certains peuvent être l’un ou l’autre, comme l’emplacement d’une initiative (qui peut être un frein ou un levier selon la distance par rapport au domicile). Le tableau 2 résume les principaux facteurs exprimés par les MFR dans les entretiens représentant des leviers (+) ou des freins (–) à l’accès, selon les types d’interventions.

Tableau 2

Freins et leviers du recours aux interventions alternatives par les MFR, selon les types d’initiatives

Freins et leviers du recours aux interventions alternatives par les MFR, selon les types d’initiatives

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Le coût des aliments (dimension économique) représente un levier pour l’accès à des ressources comme des boîtes économiques de fruits et légumes, des frigos communautaires (partage et échange d’aliments gratuitement) et des jardins collectifs ou communautaires. Cependant, le prix des aliments vendus dans les marchés est considéré comme élevé, ce qui représente un frein à leur fréquentation : « Là, j’en ai acheté, mais ce sera la seule fois de l’année que je vais acheter des légumes frais du jour. […] Ça m’a coûté 18 $, c’est affreux ! » (R2)

La qualité des aliments (dimension de l’offre) est un critère très important pour les ménages et un facteur favorable quant aux marchés et aux jardins : « Ça me permet d’avoir des aliments frais, produits par moi-même, je suis fière », rapporte R7, qui cultive un jardin avec des amis.

Le temps à consacrer (dimension spatiotemporelle) peut représenter un frein ou un levier, selon les circonstances. Les ateliers de cuisine collective permettent d’économiser du temps pour la préparation des repas à la maison, mais demandent tout de même un investissement en temps et en énergie important (un bloc de plusieurs heures sur une même journée). Plusieurs ménages perçoivent que les groupes d’achat peuvent ou pourraient leur permettre d’économiser du temps, alors que cultiver ses propres aliments nécessite des investissements de temps importants. Toujours en ce qui a trait à la dimension spatiotemporelle, l’accessibilité temporelle de certaines initiatives est perçue comme un frein : l’accès aux jardins est régi par de longues listes d’attente, comme c’est le cas pour certaines cuisines collectives. De plus, plusieurs marchés, tout comme les jardins, ne sont pas accessibles l’hiver. Certaines initiatives peuvent également avoir des heures d’ouverture ou d’accès limitées, ce qui empêche des personnes d’en profiter.

La possibilité de choisir ses aliments (dimension personnelle) influence aussi positivement ou négativement l’accès à certaines initiatives alimentaires dans les quartiers. Par exemple, des initiatives de boîtes économiques sont mal perçues quand elles n’offrent pas la possibilité de choisir ses aliments, alors que d’autres sont justement bien perçues quand elles offrent cette possibilité. Même chose pour les cuisines collectives et les groupes d’achat : plusieurs répondants craignent d’être limités dans leurs choix en y ayant recours.

Enfin, un facteur de moindre importance, mais non négligeable, est le lien social (dimension sociale). Plusieurs initiatives, comme les cuisines collectives, les frigos communautaires, les jardins et les marchés de quartier, sont perçues positivement parce qu’elles permettent la création de liens sociaux, en favorisant le partage et les rencontres. Les MFR ont en effet du plaisir à fréquenter les initiatives qui contribuent à briser leur isolement. Certains participants ont aussi signalé que des initiatives comme les cuisines collectives leur permettent de développer de nouvelles connaissances en raison de la diversité culturelle de leurs concitoyens.

Les décalages dans le cadrage de l’accès à la saine alimentation

Comme nous l’avons décrit plus haut, l’analyse spatiale dans les études sur l’alimentation met en lumière le rôle crucial de facteurs comme l’environnement dans l’ASA, mais elle démontre du même coup la singularité de chaque situation locale et la nécessité d’intégrer des variables multidimensionnelles pour mieux comprendre les pratiques d’approvisionnement et d’intervention dans des systèmes alimentaires qui sont socialement situés. Cela apparaît plutôt clairement dans les résultats de notre étude : alors que la dimension spatiotemporelle de l’accès à la saine alimentation dans l’est de l’île de Montréal est toujours importante pour les acteurs, des dimensions complémentaires (économique et personnelle, principalement) sont néanmoins nécessaires pour expliquer leurs représentations, interventions et pratiques. Le tableau 3, qui résume les représentations du problème d’ASA, les solutions privilégiées pour contrer ce problème et les limites perçues de ces solutions selon les trois catégories d’acteurs impliqués dans la recherche, témoigne de cette multidimensionnalité. Il fait ressortir les dimensions de l’ASA qui interviennent dans les points de vue des acteurs et met en lumière deux principales discordances entre les postures des trois types d’acteurs à l’égard de l’ASA : premièrement, ces acteurs priorisent différemment les dimensions économique et spatiotemporelle pour expliquer les problèmes et justifier les solutions ; deuxièmement, il existe un certain contraste dans la manière de concevoir la dimension personnelle dans les représentations du problème de l’accès, selon les types d’acteurs.

Tableau 3

Synthèse des perspectives des acteurs sur les représentations du problème, les solutions privilégiées et leurs limites

Synthèse des perspectives des acteurs sur les représentations du problème, les solutions privilégiées et leurs limites

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Si la dimension spatiotemporelle est toujours importante pour les acteurs du RAEM, elle est nettement plus centrale dans les solutions préconisées par les partenaires de soutien que dans la vision des organisations sur le terrain, lesquelles travaillent plus souvent à mettre en oeuvre des solutions en fonction de plusieurs dimensions simultanément. De leur côté, les ménages privilégient des stratégies pour réduire le coût de leur alimentation qu’ils réalisent principalement dans les commerces de détail, puisqu’ils connaissent peu les interventions mises en place au sein de leur quartier ou méconnaissent leur fonctionnement, ou encore considèrent plusieurs facteurs économiques, spatiotemporels et personnels comme des freins à leur fréquentation. Cela est en adéquation avec le constat fait par les organisations du terrain : il existe des difficultés à rejoindre les populations défavorisées ciblées par leurs initiatives. Ces difficultés peuvent être le fruit des discordances entre la conception des problèmes et des solutions et la prise en compte des facteurs qui influencent les pratiques alimentaires des MFR. Elles semblent donc avoir des répercussions réelles sur les capacités de répondre aux besoins des MFR en matière d’ASA.

La place de la dimension personnelle dans les représentations et les pratiques d’ASA dans l’est de l’île de Montréal fait l’objet d’un deuxième décalage important. Des répondants des MFR soulignent que si le problème de la distance et du transport est bien réel, il peut être amplifié par des problèmes de santé. Un autre enjeu du domaine personnel qui ressort de notre étude concerne la question des préférences alimentaires : malgré les efforts de certaines initiatives alimentaires pour distribuer de la nourriture gratuitement, le sentiment de dignité qui accompagne la capacité à choisir son alimentation est au coeur des représentations et des pratiques des MFR, ce qui inclut notamment les préférences culturelles. Si, parfois, les partenaires de soutien et les organisations membres du RAEM supposent que l’insuccès d’une initiative peut être lié à un manque de connaissances ou de compétences culinaires, nous avons observé que les MFR possèdent de nombreuses compétences (notamment en matière de transformation et de conservation des aliments) qu’ils mettent en oeuvre de manière à concilier le plus possible la disponibilité des aliments à bas coût avec des préférences alimentaires qu’ils énoncent clairement.

Ces cadrages un peu décalés des enjeux de l’ASA sont significatifs dans la mesure où ils n’ont pas le même poids dans la manière d’organiser les interventions au sein du système alimentaire de l’Est. En effet, les partenaires de soutien qui s’inspirent de la littérature en santé publique tendent à mettre plus fortement de l’avant la vision spatiale du problème. Or, ce sont en grande partie eux qui financent les initiatives que mettent en place les organisations membres du RAEM. Ces dernières se trouvent alors en tension entre ces bailleurs de fonds qui valorisent le cadrage spatial et les MFR qu’ils veulent desservir, mais qu’ils admettent rejoindre difficilement. Ce sont d’ailleurs les MFR qui sont les plus éloignés des décisions sur le financement et l’organisation des interventions qui les visent. Or, comme nous l’avons montré, les personnes responsables des achats alimentaires dans les MFR possèdent une connaissance riche des défis que représente l’ASA dans l’est de l’île de Montréal et qui ne se limitent pas à des facteurs spatiaux.

Ainsi, il semble que les intervenants auraient avantage à enrichir leur représentation de la complexité de l’ASA. Certaines propositions théoriques abordées plus haut semblent d’ailleurs pouvoir y contribuer. Le concept de « paysages alimentaires » (foodscape), à la différence d’autres approches spatiales qui insistent sur les aspects quantifiables et sur la cartographie des points d’approvisionnement et de consommation, met en lumière les relations sociales et la subjectivité au coeur des systèmes alimentaires. En ce sens, les différences de cadrage entre les trois types d’acteurs interrogés dans cette étude nous semblent appeler à une meilleure connaissance des paysages alimentaires des MFR, qui sont les ultimes bénéficiaires des ressources déployées par les organisations sur le terrain et leurs partenaires de soutien.

Une proposition similaire est portée par le concept de justice alimentaire. Les soubassements normatifs du cadrage spatial de l’accès à l’alimentation auraient pour origine une certaine posture morale de l’ASA que des auteurs qualifient de colonialiste (Bradley et Herrera, 2016). En préconisant l’accès à des catégories d’aliments considérés comme « sains » sans égard aux définitions des populations visées de ce qui est « sain » et prioritaire, ces perspectives refléteraient la position de pouvoir du milieu d’où elles émanent, soit un milieu généralement blanc et privilégié. Pour éviter ces biais, la justice alimentaire nous enjoint de repenser la manière de produire des connaissances sur les systèmes alimentaires : il faudrait renommer, recadrer et développer des méthodes en incluant les membres des communautés concernées afin d’adopter une approche plus équitable et inclusive que l’est, notamment, le recours à des outils comme la cartographie des ressources alimentaires (Soma et al., 2021).

Ces perspectives plus critiques nous rappellent que les définitions des problèmes liés à l’ASA sont des constructions sociales qui charrient un contenu politique. Les cartographies des sources de saine alimentation, fondées sur des grilles d’analyse considérées comme « objectives », peuvent facilement occulter les perspectives des personnes et des communautés concernées. Sachant que ces définitions et cartographies servent à élaborer les interventions sur le terrain et les programmes de financement de ces interventions, il faut garder à l’esprit qu’elles laissent dans l’angle mort des populations marginalisées et risquent donc de véhiculer certains préjugés. Ainsi, il faut reconnaître que le cadrage spatial n’est pas seulement un enjeu de connaissance des déterminants de l’ASA : c’est aussi une pratique et un discours politique qui prennent une dimension matérielle bien concrète dès lors que des acteurs institutionnels conçoivent des programmes et des interventions sur cette base.

Conclusion

Cet article a permis de montrer que la perspective de l’ASA axée sur la dimension spatiale ne correspond qu’en partie à la réalité vécue des MFR subissant le problème de l’accès alimentaire dans l’est de l’île de Montréal. Notre étude met aussi en lumière la compréhension riche qu’ont les MFR de ces enjeux, et l’importance des aspects personnels dans l’expérience de l’accès à la saine alimentation – aspects personnels que les organisations et les partenaires du RAEM semblent difficilement appréhender. Ainsi, pour notre partenaire de recherche, il en ressort l’existence d’un besoin de connaissance et d’inclusion des populations desservies par ses membres, afin que soient mieux alignées les représentations et les pratiques des acteurs impliqués dans les interventions. Pour le domaine de la recherche et notre équipe, la présente étude permet de formuler une critique du cadrage spatial fondée sur la multidimensionnalité de l’ASA et la notion de justice. Ces deux résultats pourraient ouvrir la voie à un dialogue renouvelé entre les différents intervenants du système alimentaire de l’est de l’île de Montréal.