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Introduction

Dans une communauté[1] napuruna en Amazonie péruvienne. Juin 2017.

C’est samedi. Jeremias, 7 ans, se lève à l’aube. Il se vêt rapidement et part pêcher avec son frère à la rivière Napo. Ils reviennent à la cuisine avec quelques poissons et les donnent à leur mère, qui les prépare. Elle tend une grande feuille sur le sol et y dispose les poissons, du manioc et des bananes plantains bouillis. Assis au sol autour de la feuille, son frère, sa mère et son oncle mangent les poissons et les féculents. Ils remercient pour le repas, se lèvent, puis vaquent à leurs occupations.

Un jour d’école.

Jeremias se lève à l’aube. Sa mère Maria est déjà partie cuisiner le repas de l’école. C’est son tour deux fois par mois. Avec son frère, il allume le feu et grille des bananes plantains mûres que leur mère a rapportées du jardin et une « mangue de la forêt[2] » cueillie la veille. Une fois rassasiés, ils se rendent à la cantine non loin de la maison. Il est 7 h 30. Maria et d’autres mères s’affairent autour des marmites pour préparer le repas. Une des femmes place en file les tasses de bouillie de lait à l’avoine sur une longue table et dresse des assiettes garnies de thon en boîte avec des pâtes assaisonnées de cumin et d’ail achetés par les mères, et de curcuma de leur jardin. Les enfants entrent et certains donnent des bananes plantains ou du poisson aux mères. Elles les cuiront pour le repas du midi. Ils mangent, puis gagnent la salle de classe. À 12 h, de retour à la cantine, ils tendent leur assiette vide aux cuisinières installées derrière les marmites fumantes. Elles leur servent du riz avec des haricots secs[3] bouillis, des pâtes et du poulet en conserve. Plusieurs enfants leur disent de ne pas leur servir de poulet ou de légumineuses[4]. Ils y sont peu habitués et ne les aiment pas. Celles et ceux qui ont apporté des bananes plantains ou du poisson le matin les récupèrent bouillis pour agrémenter leur repas. Ils mangent et rentrent chez eux.

Ces deux scènes de la vie quotidienne d’un enfant autochtone napuruna en Amazonie péruvienne illustrent brièvement le changement significatif qui s’opère entre les repas à la maison et ceux distribués à la cantine, qu’il s’agisse de leur forme, des ingrédients ou des plats préparés, ainsi que les ajustements opérés par les mères et les enfants.

Cet article s’intéresse au paradoxe suivant : dans les communautés visitées, les parents assurent leur autosubsistance et vendent des produits en ville, mais reçoivent par ailleurs pour nourrir leurs enfants à l’école des aliments issus d’autres régions, produits par l’agro-industrie nationale, voire internationale. Pourtant, le Programme national d’alimentation scolaire (PNAS) en question, dénommé Qaliwarma – « enfant vigoureux » en quechua –, promeut comme objectifs officiels l’instauration d’une cogestion et le respect des habitudes alimentaires locales.

De manière croissante, sociologues et anthropologues prennent pour objet l’alimentation scolaire pour analyser ses modalités d’application et d’appropriation par les parents, le personnel de l’école et les enfants (Cardon et Iulio, 2021), ainsi que les enjeux politiques complexes que soulèvent les configurations nationales et locales des cantines, notamment dans le cadre de réformes (Robert et Weaver-Hightower, 2011). Dans la continuité de ces travaux, cet article vise à mettre en lumière les rapports de pouvoir qui caractérisent la mise en place d’un PNAS en contexte autochtone. Les rares études existantes signalent que les repas scolaires ne correspondent pas, en majorité, aux habitudes alimentaires autochtones, contiennent une part importante d’aliments industriels et instaurent une dépendance aux denrées provenant de l’extérieur, comme c’est le cas au Brésil (Girardi, Leão et Silva, 2021). Aussi, bien que les programmes y semblent localement acceptés car ils assurent la prise de repas des enfants à l’école, ces aliments font l’objet de réserves et sont adaptés aux préférences culinaires locales par les parents, chez les Mbya-Guarani entre autres (Giordani, Gil et Auzani, 2010).

Les anthropologues et sociologues du développement ont mis en évidence les décalages entre la théorie et la mise en pratique des programmes de développement en fonction des acteurs, des lieux, de l’histoire et des enjeux politiques locaux (Atlani-Duault et Vidal, 2009), révélant de ce fait l’existence d’une « revanche des contextes » (Olivier de Sardan et Piccoli, 2018). Celle-ci illustre combien « le développement est à la fois un marché et une arène » (Olivier de Sardan, 1995 : 58-59). Le présent article vise à analyser en quoi les choix politiques liés à la conception et aux modalités d’application d’un PNAS prolongent, reconfigurent ou rompent avec des rapports de pouvoir existants, en l’occurrence entre l’État et les peuples autochtones amazoniens au Pérou. À partir du cas péruvien et de son application chez deux peuples autochtones en Amazonie, nous analyserons les rapports de pouvoir en jeu au sein de l’« arène » entre une diversité d’acteurs : les bénéficiaires (enfants, parents), les concepteurs du programme (cadres et techniciens), les intermédiaires (chefs départementaux et employés locaux), les fournisseurs (agro-industrie nationale et internationale) et les instances mondiales de gouvernance.

Qaliwarma, créé en 2012, se distingue des programmes alimentaires précédents en ce qu’il a pour objectifs officiels l’établissement d’une cogestion et l’adaptation aux habitudes alimentaires locales. Ces principes font écho au tournant des grandes agences mondiales de développement dans les années 1990 vers une participation de la société civile aux programmes (Banque mondiale, 1994). Ce tournant participatif marque un changement de paradigme des politiques publiques face aux critiques des approches paternalistes (Escobar, 2011 [1994]). Il se décline sous la forme d’aides conditionnelles ou d’une cogestion qui reposent sur une « responsabilisation » des bénéficiaires, ce qui soulève de nouvelles problématiques (Ferguson, 2015). Au Pérou, des études révèlent que les transferts monétaires conditionnels alloués aux mères intensifient leur responsabilisation vis-à-vis du foyer, génèrent des injonctions et suscitent des formes subtiles de résistance de leur part (Correa, Roopnaraine et Margolies, 2018). En ce qui concerne le PNAS, la cogestion suggère l’instauration d’un dialogue et d’un espace de codécision avec les bénéficiaires des aides, et laisse supposer une rupture avec des formes de domination du gouvernement péruvien envers les peuples autochtones en Amazonie. Depuis les dernières décennies, celles-ci se traduisent par l’expansion de l’extractivisme, l’investissement agraire, la libéralisation du marché et des terres, la « dépossession institutionnalisée » de leurs territoires (Santos-Granero et Barclay, 2000), les discriminations, puis l’invisibilisation des particularismes culturels et des territoires autochtones (Chase Smith, 2014). En prenant pour objet le PNAS, nous décrirons la portée de ces dispositifs participatifs et les mettrons en perspective avec ces rapports de pouvoir afin d’examiner les ruptures et les continuités de cette politique alimentaire avec ceux-ci. L’article se structure autour de l’analyse du fonctionnement de l’« arène » sur trois plans : les enjeux politiques auxquels tente de répondre le PNAS dans le cadre de tensions entre l’État péruvien et les peuples autochtones en Amazonie ; les rapports de pouvoir qu’il traduit, notamment la part de marché considérable saisie par l’agrobusiness, qui exclut les autochtones comme fournisseurs potentiels ; les compromis et les négociations des bénéficiaires qui mobilisent la marge de manoeuvre à leur disposition.

Cette étude est issue d’un travail doctoral qui porte sur la réception du programme Qaliwarma chez deux peuples autochtones amazoniens : les Maijuna (Tukano occidentaux) et les Napuruna ou Kichwa de la rivière Napo (Ricaud Oneto, 2022). Une enquête ethnographique a été menée pendant douze mois entre 2013 et 2017[5] dans quatre communautés maijuna et deux napuruna. Les Maijuna forment un groupe de quelque 500 personnes qui habitent dans quatre communautés et en ville. Les Napuruna, au nombre de 7 632 au Pérou (INEI, 2017), vivent dans des communautés implantées le long de la rivière Napo.

Une enquête courte a été réalisée par l’intermédiaire d’entretiens auprès du personnel du programme en son siège à Lima et dans une annexe à Iquitos – dont dépendent ces deux groupes. Ont été interviewés à Lima en 2015 : deux vice-ministres du ministère du Développement et de l’Inclusion sociale[6] (MIDIS), la vice-ministre des Politiques et de l’Évaluation sociale (VMPES) et la vice-ministre des Prestations sociales (VMPS), la directrice nationale de Qaliwarma, un conseiller de la direction exécutive et une nutritionniste ; et à Iquitos : trois chefs successifs de l’unité territoriale – ici le département de Loreto – et trois employés locaux. L’étude s’appuie aussi sur des rapports officiels et, concernant l’agro-industrie, sur des données accessibles en ligne et l’observation des produits distribués.

I. Enjeux politiques de Qaliwarma en Amazonie

1. Un programme « participatif » ?

Depuis les années 1980, l’alimentation est un axe central de la ligne d’action des politiques internationales et nationales visant les pays « en voie de développement ». La « Campagne de repas scolaires[7] » au Brésil est l’un des premiers PNAS, créé en 1954, et le plus important sur le continent latino-américain (47 millions d’enfants[8]). Le modèle brésilien a inspiré ceux des pays voisins. Si les modalités d’application et les choix opérés pour mettre en oeuvre les PNAS varient selon les pays, ceux du Pérou et du Brésil ont en commun la mise en place de structures administratives dans lesquelles « participent » des acteurs des instances départementales ou locales et de la société civile, de même qu’une volonté de (re)localiser les circuits de production alimentaire et d’adapter les aliments fournis aux habitudes de consommation locales.

Le PNAS Qaliwarma est mis en oeuvre au Pérou sous l’égide du MIDIS. Il fait suite au premier programme d’alimentation scolaire : le Programme national d’assistance alimentaire[9] (PRONAA), créé en 1992. Qaliwarma a pour objectif officiel de fournir « un service alimentaire de qualité, durable et sain, adapté aux habitudes alimentaires locales, cogéré par la communauté » (Decreto Supremo no 008-2012-MIDIS). Il repose sur un principe de « coresponsabilité[10] » devenu central dans la conception des politiques sociales en Amérique latine dans les années 1990, qui se traduit par un modèle de cogestion et de coopération avec les acteurs locaux à travers la constitution de comités « participatifs ».

Plus largement, le PNAS s’inscrit dans un ensemble de politiques sociales telles que le programme Juntos (« Ensemble »), une allocation bimensuelle de 200 soles (50 euros) pour les mères, et la Pensión 65 (« Pension 65 »), d’un montant bimensuel de 250 soles (60 euros) et destinée aux personnes de plus de 65 ans, qui s’adressent aux populations pauvres et extrêmes pauvres du pays. En revanche, Qaliwarma a une couverture universelle car, depuis 2003, une loi rend la distribution de compléments alimentaires obligatoire dans les écoles publiques aux niveaux initial et primaire (Loi no 28044, art. 4). Il distribue ainsi dans les écoles publiques plus de 3,7 millions de rations (encas et/ou déjeuners) par jour. Cependant, il fournit des quantités plus importantes de nourriture dans les zones catégorisées pauvres et extrêmes pauvres.

2. Exclusion des peuples autochtones amazoniens comme fournisseurs potentiels

En pratique, la prestation de repas scolaires se décline en Amazonie sous la forme d’une distribution mensuelle d’aliments préparés les jours d’école par les parents, en particulier les mères. Le programme évacue la possibilité d’intégrer les populations locales, notamment autochtones, comme fournisseurs. Pourtant, en Amazonie, une partie de ces peuples ont accès à des ressources alimentaires, ont développé des savoirs et des pratiques alimentaires diverses qui présentent en général une qualité diététique et une valeur nutritionnelle considérables (Roche et al., 2008), pourvoient à une grande partie de leurs besoins et approvisionnent le marché régional. Le caractère exemplaire de l’étude repose sur le fait que les Maijuna et les Napuruna puisent leurs ressources alimentaires de l’Aire de conservation régionale Maijuna-Kichwa créée en 2015, une aire protégée de 390 000 hectares riche en biodiversité. Sa création fait suite à une exploitation intensive des ressources locales de la part d’entreprises extractives, mais ces groupes constatent une augmentation progressive des ressources sylvestres dans cette zone qui abrite une grande diversité d’espèces – précisons que cette situation n’est pas généralisée en Amazonie. Ces dernières constituent leur source principale de subsistance et contribuent à la diversité de leur régime alimentaire. Pour assurer leur autosubsistance, ils chassent, pêchent, collectent des espèces sylvestres, pratiquent l’agriculture sur brûlis et ont de petits élevages (Bellier, 1991 ; Ricaud Oneto, 2022). Leur régime alimentaire se compose de gibier, de poisson, de manioc, de bananes plantains, de fruits, etc. Ils vendent dans les villages voisins et en ville certaines de ces ressources afin de générer des revenus. Ces groupes sont par définition des usagers des ressources alimentaires de la forêt et des producteurs, mais ils ne sont pas considérés comme des fournisseurs potentiels du PNAS. Cet état de fait s’explique par deux facteurs principaux : Qaliwarma est mobilisé pour apaiser les conflits avec les peuples autochtones amazoniens et adopte une approche paternaliste ; il favorise les intérêts de l’agrobusiness – bien qu’il n’existe aucun accord officiel.

3. Paternalisme et tentative de pacification des conflits

En 2014, le MIDIS promulgue une résolution ministérielle qui confère aux habitants de communautés autochtones en Amazonie la « classification socioéconomique d’extrême pauvre » (Resolución ministerialno 227-2014-MIDIS). Cette mesure génère le transfert automatique des aides sociales (les subsides notamment) à l’ensemble de la population autochtone amazonienne alors qu’elles sont attribuées selon des critères individuels pour le reste de la population péruvienne. Concernant Qaliwarma, elle implique l’envoi de rations doubles aux élèves du primaire (un déjeuner en supplément de l’encas) et le don exceptionnel de repas scolaires aux élèves du secondaire. D’après la vice-ministre des Politiques et de l’Évaluation sociale (VMPES), cette résolution répond à l’exclusion des peuples autochtones d’Amazonie vis-à-vis des services publics, à leur pauvreté selon des indicateurs internationaux et à l’insécurité alimentaire qui touche une partie de la population de la région (MINCU, 2015) – ce n’est pas le cas des deux groupes étudiés. Selon elle, l’État « ne leur enlève rien, mais au contraire leur donne » (2017), soulignant ainsi le caractère paternaliste de l’aide. L’octroi systématique d’argent par l’intermédiaire de Juntos, et d’aliments par celui de Qaliwarma, vise à compenser des manques. Or, il ne s’attaque pas à la source du problème, qui concerne l’accès à la terre et aux ressources, un objet central des luttes politiques autochtones.

Ces problématiques résultent d’une longue histoire d’extraction des ressources sylvestres, d’exploitation et de massacre, et à partir du xxe siècle, du développement d’une agriculture intensive dans l’optique de « rentabiliser » l’Amazonie, jusqu’alors considérée comme un « espace vide » par les élites politiques (Santos-Granero et Barclay, 2000). Bien que les territoires des peuples autochtones aient été reconnus depuis la réforme agraire de 1974, ceux-ci sont morcelés (Surrallés, 2009). Cela a une incidence sur l’accès aux ressources sylvestres, d’autant plus lorsque des activités extractives et agricoles affectent et polluent les écosystèmes. En Amazonie péruvienne, elles prennent la forme d’extraction minière et pétrolière, dont les concessions représentaient respectivement 7,5 et 13,8 millions d’hectares en 2019, soit 20 % du territoire[11], d’une plantation croissante de palmiers à huile, etc. Ces pratiques participent au contrôle exercé par le gouvernement sur le territoire (Buu-Sao, 2021) et entraînent des conflits territoriaux et environnementaux entre le gouvernement et les peuples qui l’habitent (Santos-Granero et Barclay, 2011). Dans ce contexte, les politiques sociales sont mobilisées pour apaiser ces conflits. La VMPES mentionne d’ailleurs les vertus pacificatrices attendues de cette résolution à la suite des tensions vécues en 2014 avec le peuple ashaninka en Amazonie, alors qu’un leader avait publiquement demandé la protection du gouvernement face à des menaces de la part de bûcherons illégaux, et que quatre leaders avaient été assassinés[12]. Elle précise que l’accélération et la simplification du système d’attribution des aides sociales et alimentaires visent à montrer la bonne foi de l’État, qui espère ainsi « pacifier » le conflit (Ricaud Oneto, 2019).

4. Apanage de l’agro-industrie

Au Brésil, le gouvernement encourage l’articulation entre le PNAS et la production agricole locale en stipulant que 30 % des aliments distribués doivent être issus de l’agriculture familiale locale (y compris du jardinage), pour soutenir les petits producteurs et l’économie locale. En 2009, il priorise l’achat auprès des « communautés autochtones traditionnelles[13] » (Loi no 11.947). À l’inverse, au Pérou, l’approvisionnement en produits frais dans les communautés amazoniennes est inexistant et n’est pas envisagé par les pouvoirs publics. Malgré ces différences, en Amazonie rurale, Qaliwarma, à l’instar du PNAS brésilien (Girardi, Leão et Silva, 2021 : 235), donne l’avantage aux grands groupes industriels qui distribuent des aliments non périssables par rapport aux producteurs/collecteurs qui pourraient fournir des aliments frais produits ou acquis localement. Les Maijuna et les Napuruna reçoivent ainsi chaque mois des aliments essentiellement issus des régions andines et côtières : riz, huile de soja, conserves de poisson et de poulet, oeufs et lait en poudre, lentilles, haricots secs, etc. La majorité des denrées relève d’un mode de production industriel et est issue de grandes entreprises agroalimentaires nationales, voire internationales. Sur les emballages sont inscrites de grandes marques, notamment deux grandes corporations qui ont le monopole de l’industrie alimentaire au Pérou : Gloria SA et Alicorp. Gloria, une entreprise péruvienne de produits laitiers, détient le monopole du lait au Pérou : 77,5 % en 2021[14]. Qaliwarma et le programme national Vaso de leche (« Verre de lait »), qui distribue du lait aux enfants depuis les années 1980, représentent 15 % de ses ventes en 2016[15]. Alicorp, une multinationale d’origine péruvienne installée dans plusieurs pays latino-américains, est la plus grande entreprise de production d’aliments au Pérou. En 2019, elle a reçu une plainte de la part d’une communauté autochtone amazonienne (shipibo) pour violation de droits territoriaux et déforestation d’environ 7 000 hectares de forêt pour y planter des palmiers à huile[16]. Cette situation, qui pourrait paraître anecdotique, relie ironiquement la déforestation de territoires autochtones amazoniens avec le soutien financier du gouvernement à des multinationales par l’entremise de Qaliwarma, qui s’adresse en priorité aux peuples autochtones d’Amazonie. L’octroi du marché de l’alimentation scolaire à ces grandes entreprises affecte l’économie locale – par l’exclusion des petits producteurs – et a des conséquences sociales, politiques et environnementales, invisibilisées par les filières.

Le programme donne officiellement la priorité aux produits nationaux, mais il alimente en pratique de grandes multinationales. Par exemple, la marque de légumineuses Canta Claro appartient depuis 2015 au groupe Adelco, qui constitue l’un des groupes économiques les plus importants du Chili. L’entreprise Nestlé, de capitaux suisses, est le troisième fournisseur d’aliments de Qaliwarma derrière Gloria et Alicorp[17]. De plus, lorsque des entreprises « nationales » ne peuvent approvisionner le programme dans les quantités requises, le MIDIS fait appel à de grandes marques internationales qui répondent aux exigences sanitaires internationales. Ainsi, les enfants maijuna et napuruna ont reçu des conserves de la marque Crider, le leader de la production de poulet en conserve aux États-Unis, et des conserves de poisson venues d’Équateur ou de Chine. Comment arrive-t-on à cet état de fait malgré les objectifs de cogestion et d’adaptation aux habitudes alimentaires locales ?

II. Centralisation et illusion de la cogestion

1. Systèmes alimentaires non identifiés

Qaliwarma répond à deux objectifs principaux : l’assistance scolaire et l’apport nutritionnel. Il se démarque d’autres PNAS – excepté le PNAS brésilien – par son objectif d’adéquation aux habitudes alimentaires locales, et en visant plus précisément l’acceptabilité locale des aliments fournis ainsi que la prise en compte et la valorisation du patrimoine alimentaire local et régional (Resolución ministerial no 174-2012-MIDIS).

Nonobstant ces directives, peu de mesures sont mises en oeuvre pour identifier les systèmes alimentaires locaux et faire en sorte que les aliments distribués y correspondent. Pour choisir les aliments, le MIDIS s’appuie sur les connaissances des chefs des unités territoriales et sur les informations quant à la disponibilité des ressources locales du ministère de l’Agriculture et de l’Irrigation[18] (MINAGRI). Une évaluation interne du programme souligne l’imprécision de ces données et suggère une meilleure coordination avec le MINAGRI (MIDIS, 2014 : 61 et 87). Bien qu’ils soient conçus selon huit « régions alimentaires » définies en fonction de critères culturels, écologiques et économiques, les menus comptent peu de produits locaux en Amazonie.

Notons dans les objectifs et les prérogatives du MIDIS le choix du terme « local » ou « régional » lorsqu’il s’agit d’identifier le patrimoine culinaire ou les habitudes de consommation, plutôt que le terme « autochtone », indígena en espagnol. L’acception floue du mot « local » offre une marge d’interprétation à l’État qui, en pratique, met en avant la production nationale.

2. Cogestion ou délégation technique ?

La nouveauté de Qaliwarma repose sur un modèle de fonctionnement basé sur une « cogestion avec la communauté ». Ainsi, le MIDIS a créé des comités « participatifs » à l’échelle locale : le « comité d’achat[19] » (CC), formé à l’échelle de la province ou du district, et le « comité d’alimentation scolaire[20] » (CAE), au sein de l’école. Le CC implique les gouvernements locaux, les enseignants et les représentants des parents d’élèves. Il procède à l’achat des aliments, sans pouvoir modifier les menus : il sélectionne des produits préalablement définis, auprès de fournisseurs choisis en amont au MIDIS. Il s’agit donc d’une formalité administrative. Le CAE, présidé par un enseignant et composé de parents d’élèves, est chargé de contrôler la quantité et la qualité des aliments fournis et d’organiser la préparation des repas. En pratique, ils réceptionnent et vérifient la livraison en bonne et due forme, les mères préparent les repas et les pères contribuent en apportant de l’eau et du bois. La « participation » de la société civile consiste donc en une délégation des tâches techniques nécessaires au bon déroulement du programme.

Les unités territoriales jouent un rôle dans la cogestion dans la mesure où elles sont chargées de coordonner les aspects techniques et logistiques de la distribution, et de suggérer des modifications à partir des demandes et plaintes locales. Des intermédiaires locaux sont recrutés pour expliquer et encadrer le programme dans les communautés. Ils sont chargés d’évaluer l’acceptabilité des aliments fournis et de transmettre les informations récoltées à l’unité territoriale, qui peut alors suggérer des modifications. L’acceptabilité des repas est évaluée par l’intermédiaire de questionnaires soumis oralement aux enfants, une méthode qui présente nombre de limites.

Les missions des acteurs locaux sont donc pour l’essentiel des délégations techniques et pratiques qui répondent aux instructions du siège. Un conseiller de la direction exécutive de Qaliwarma résume ainsi sa pensée quant à ce modèle :

Le programme est déconcentré, il n’est pas décentralisé. […] Il est toujours organisé selon les lignes directrices et les politiques établies par le siège du programme national.

Lima, 27-11-2015

Fixées au siège du MIDIS, les directives concernent l’élaboration des menus, les critères de sélection des aliments et le choix des fournisseurs. En proposant aux acteurs locaux de choisir les aliments et les fournisseurs indiqués dans une liste préalablement définie, le programme évacue une question susceptible de faire débat : la possibilité d’intégrer les autochtones collecteurs (de ressources sylvestres) et producteurs comme fournisseurs. En réunissant des acteurs locaux dans des comités dits « participatifs » sur des questions dont les réponses sont extrêmement limitées et qui n’engagent pas de codécision, le PNAS oblitère des conflits d’intérêts et étouffe des revendications politiques importantes dans le contexte autochtone amazonien.

3. Primauté du prisme nutritionnel et sanitaire

D’après les directives, le programme priorise l’approvisionnement en produits nationaux et, depuis 2021, les fournisseurs de produits locaux ou régionaux – ce critère n’exclut pas la production industrielle à grande échelle. Financé par le MIDIS et des organisations internationales telles que le Programme alimentaire mondial, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et la Banque mondiale, le PNAS représente un marché important : 1,5 milliard de soles en 2017 (400 millions d’euros). Pour y avoir accès, les fournisseurs doivent répondre aux critères internationaux prédéfinis par la FAO et être sélectionnés par le MIDIS.

Pour répondre aux appels d’offres, les producteurs ou entreprises doivent remplir les prérequis du « Manuel pour les fournisseurs du programme Qaliwarma[21] » : les conditions sanitaires en matière d’innocuité, de salubrité et de qualité, et les exigences liées aux capacités financières, de production et de stockage.

À la suite de scandales sanitaires au sein de programmes alimentaires, le MIDIS a établi un ensemble de règles sur les conditions d’hygiène lors de la production, de l’emballage, du transport et du stockage des aliments, en plus de mettre en place un contrôle de qualité du produit fini. Ces normes s’appuient sur des standards sanitaires nationaux, tels que le « Règlement des aliments et boissons[22] » du ministère de la Santé, et internationaux, tels que le Codex Alimentarius élaboré par la FAO et l’Organisation mondiale de la santé. Elles ont pour objectif de garantir l’innocuité et la traçabilité des aliments et de limiter les risques de contamination. Les règles émises sont très strictes et calquées sur un modèle de production industrielle où sont mis en oeuvre des contrôles de qualité. De plus, les fournisseurs doivent pouvoir livrer une quantité prédéfinie d’aliments pendant une période donnée. En Amazonie rurale, une contrainte s’ajoute : les distances et les difficultés d’accès. Ainsi, seuls des aliments non périssables peuvent être livrés selon ces conditions. Ils sont distribués une fois par mois dans les communautés et stockés sur place.

Lorsque les fournisseurs satisfont l’ensemble de ces critères, ils peuvent répondre à l’appel d’offres, sont évalués selon des critères définis par le MIDIS, puis sélectionnés. Ces critères incluent l’expérience de vente « en volume » d’aliments des trois dernières années et les certifications de petits producteurs ; aussi, depuis 2021, les producteurs qui proposent des aliments d’origine locale ou régionale sont encouragés.

Rares sont les petits producteurs et les modes de production informelle – ceux des familles autochtones – qui peuvent remplir ce cahier des charges exigeant, bien qu’ils représentent une grande part du marché alimentaire du pays – c’est aussi le cas d’autres PNAS en Amérique latine (Cintrão, 2019).

Le prisme nutritionnel est également central pour déterminer les aliments fournis. Les nutritionnistes du MIDIS conçoivent les menus sur la base de valeurs nutritionnelles et d’associations de nutriments. La ration, présentée comme un « complément alimentaire », a vocation à satisfaire entre 15 % et 30 % des besoins nutritionnels journaliers des enfants. Dans le cadre de la science de la nutrition, les concepteurs des menus associent des nutriments entre eux, et non plus des aliments à proprement parler. À l’instar d’autres politiques alimentaires, cela renvoie à un « prisme médical-nutritionnel et rationnel-cartésien, privilégiant l’analyse des caractéristiques biologiques et sanitaires de l’alimentation et de ses contraintes économiques, au détriment d’autres aspects » (Héron, 2016 : 3). Celui-ci implique une vision réductrice de l’alimentation : pour élaborer les menus, les aspects socioculturels sont peu pris en compte et le mode de production (pesticides, organismes génétiquement modifiés, etc.) n’est pas examiné. D’après la directrice nationale de Qaliwarma, le gage de « qualité » repose sur la composition nutritionnelle et les aspects sanitaires. Le prisme nutritionnel contribue à exclure davantage les familles amazoniennes de la maîtrise de Qaliwarma, car ces exigences requièrent un contrôle.

À partir des éléments mentionnés précédemment, on comprend que cette mesure est à la fois politique et économique. Elle est également liée à des problématiques organisationnelles, sanitaires et logistiques qui découlent de choix politiques et qui s’appuient ici sur des exigences de la FAO : les aliments acquis ou produits localement ne peuvent être soumis aux contrôles standardisés parce qu’ils sont frais, et leur approvisionnement est aléatoire puisqu’il varie selon les saisons et les aléas climatiques. Le choix d’une approche nutritionnelle et sanitaire stricte de la part du MIDIS, opéré de manière centralisée, au détriment des aspects culturels et sociaux de l’alimentation, favorise les intérêts mercantiles de l’agrobusiness, exclut les petits producteurs et invisibilise les préférences alimentaires locales. Dans cette perspective, le PNAS, contrairement aux objectifs d’adéquation aux habitudes alimentaires locales qu’il prétendait viser, apparaît comme un mécanisme politique singulier qui prolonge d’autres formes de domination exercées par l’État envers les peuples autochtones amazoniens.

4. Faiblesse des pouvoirs de décision locaux

En 2013, le chef de l’unité territoriale de Loreto confie que la marge de manoeuvre de son unité est très faible et déplore le type d’aliments distribués. La communication de l’unité territoriale vers le siège est peu prise en compte et, malgré les signalements, les marges de manoeuvre restent très faibles en raison de la centralité des décisions et du cadrage du programme. En 2017, la cheffe de l’unité territoriale de Loreto estime aussi que les aliments fournis ne sont pas appréciés dans les communautés amazoniennes. Pour remédier à la situation, elle met en avant le rôle des employés locaux afin de leur faire « prendre conscience » du bien-fondé des aliments distribués. Mais elle reconnaît aussi les failles de cette approche et la nécessité d’encourager la production locale d’aliments pour qu’ils soient mieux acceptés. Dans cette optique, elle estime que, dans ce département, la production agricole est faible – pour répondre aux normes du programme – et freine les initiatives de relocalisation de l’approvisionnement. Il s’avère néanmoins que Loreto est le premier département producteur de manioc, aliment qui n’est pas inclus dans les menus.

Si, pour l’instant, le programme Qaliwarma favorise grandement l’approvisionnement des écoles en aliments issus de l’agro-industrie, quelques initiatives ponctuelles et éparses ont vu le jour récemment pour faire en sorte que l’alimentation scolaire puisse distribuer des aliments frais et de la région. Ces projets marquent une volonté de modifier le programme, mais ils sont pour l’instant embryonnaires et n’interrogent pas le modèle en vigueur : les quelques aliments locaux mobilisés complètent l’apport de denrées, mais ne s’y substituent pas.

III. Résistance et mobilisation des marges de manoeuvre

1. Contournement du programme

Loin d’être passifs devant la mise en place du programme, les Maijuna et les Napuruna se caractérisent par leur agentivité (agency) : ils adaptent et transforment à leur échelle les politiques d’alimentation scolaire, voire y résistent. Ils mobilisent les marges de manoeuvre pour faire en sorte que la politique publique réponde à leurs propres préoccupations et à leur éthos alimentaire.

D’abord, de manière générale, ils acceptent Qaliwarma et ne souhaitent pas que le programme s’arrête car ils voient un intérêt concret à sa mise en place : il permet l’apport régulier d’aliments aux enfants à l’école pendant qu’eux-mêmes se consacrent à leurs activités quotidiennes. De plus, ils valorisent certains aliments (riz, pâtes, huile) parce qu’ils les associent à la modernité et à l’urbanité, des caractéristiques qui répondent à leurs attentes vis-à-vis de l’école. Les aliments fournis pallient également une relative pénurie de ressources dans certaines communautés éloignées de l’aire protégée et/ou dont la démographie génère une pression sur les ressources locales. Enfin, les enfants sont aussi des acteurs importants du programme. Leur appréciation de la bouillie sucrée à base de lait, des biscuits et du riz est notamment l’un des facteurs d’acceptation du programme.

Ensuite, il existe quelques possibilités d’adaptation du programme. D’après la directrice nationale de Qaliwarma, le programme répond aux plaintes et aux suggestions locales par l’intermédiaire des unités territoriales, lesquelles peuvent l’adapter à la demande locale. La VMPS signale que certaines suggestions des écoles sont prises en compte, par exemple la demande en Amazonie de remplacer l’habituelle bouillie de lait et de farine par un plat salé, dit segundito en espagnol (plat avec viande ou poisson et féculent). Mais les modifications sont très limitées : le segundito est servi trois fois par semaine au lieu de deux dans les autres régions.

À l’échelle locale, d’autres marges de manoeuvre sont mobilisées par les parents et les enfants, ce qui contribue à l’acceptation et à la mise en oeuvre du programme. Des enfants apportent de la nourriture de leur foyer, qu’ils ont eux-mêmes acquis (du poisson par exemple) ou que leurs parents leur donnent. Les mères qui cuisinent les repas scolaires jouent un rôle central à cet égard parce qu’elles ajoutent des ingrédients locaux ou achetés dans le commerce et préparent les repas selon les codes culinaires locaux.

En raison du travail des mères, les responsables du MIDIS considèrent que les repas scolaires sont « malgré tout » adaptés aux habitudes alimentaires. Leur manière de cuisiner, d’assaisonner, d’arranger les aliments et l’ajout de produits frais participent, selon la VMPS, à définir le plat comme adapté :

Le succès de cette démarche est précisément dû au fait que les mères de ces régions font ce qu’elles mangent sur place et, dans de nombreux cas, elles le complètent avec leurs propres légumes, leurs produits locaux. […] Elles leur donnent une saveur différente. Elles les adaptent à leur propre consommation. 

Lima, 25-11-2015

Les responsables partent du principe selon lequel les mères « ajoutent leur grain de sel » et transmettent au repas une « saveur différente » liée à leur spécificité culturelle. Ainsi, l’intermédiation des femmes assure, aux yeux des responsables, l’adéquation locale et culturelle du programme, une interprétation qui évacue la question de l’adaptation des aliments aux habitudes de consommation tout comme celle d’une approche codécisionnelle.

2. « Collaborer[23] » et résister

Les parents d’élèves jouent un rôle central pour « participer » à la mise en place du programme. En ville et dans certains villages, des cuisiniers sont contractualisés, mais en Amazonie rurale, ce sont essentiellement les mères qui cuisinent les repas chacune à leur tour. Les parents participent au PNAS par des apports matériels (bois), le don d’aliments issus de l’agriculture, de la pêche ou de la collecte et l’achat de condiments à leurs frais. Pour qualifier ce travail non rémunéré et ces coûts personnels, les Maijuna et les Napuruna utilisent le terme de « collaboration[24] » : une aide fournie par un individu sur la base du volontariat et qui est valorisée, mais qui est aussi soumise à un fort contrôle social. Lorsqu’une personne refuse ou évite d’aider, son attitude est tolérée mais critiquée. La collaboration désigne aussi le don d’argent pour payer la venue d’un élu afin qu’il effectue des démarches administratives ; le travail en cuisine des femmes lorsqu’une organisation non gouvernementale fournit des aliments pour un événement dans la communauté ; et la préparation des repas scolaires. Nombre de mères se plaignent du travail qu’elles doivent fournir à la cantine parce qu’elles ne perçoivent pas de compensation monétaire ou matérielle et qu’il se substitue aux activités de subsistance. Elles cuisinent en moyenne deux fois par mois, de l’aube jusqu’à 15 h. Selon l’organisation propre à chaque communauté, elles sont soumises à un contrôle social pour préparer les aliments à la cantine : en cas d’absentéisme, elles font l’objet de critiques – dans les communautés maijuna notamment – ou doivent payer une « amende[25] » de dix soles (2,5 euros), versée à l’école pour des frais divers – dans les grands villages et les communautés napuruna visitées –, ce qui représente une somme importante localement : le prix de deux kilogrammes de riz. La collaboration relève ainsi plutôt de l’obligation sociale que du volontariat. Elle résulte des normes locales de fonctionnement et d’un encouragement – non d’une imposition – des professeurs et des employés de Qaliwarma. En guise de compensation du travail fourni, les femmes récupèrent les restes alimentaires. Lorsqu’elles « collaborent », en apportant des produits de leur pêche par exemple, elles récupèrent en échange des conserves qu’elles préparent chez elles en cas de pêche ou de chasse infructueuses. Les autres formes de collaboration se traduisent par l’apport d’aliments des enfants, par exemple de poissons qu’ils ont pêchés eux-mêmes – leur autonomie étant ainsi valorisée – et de bananes plantains données par leurs mères. La substitution ou l’ajout d’aliments sont des effets « hors normes » du programme : ils annulent ou modulent certains de ses objectifs et soulignent les transformations locales que les acteurs mettent en place pour que les repas scolaires répondent à leurs attentes.

3. Résilience alimentaire

Bien que les acteurs mentionnés jouent un rôle essentiel dans l’application du programme, ils ne sont pas intégrés dans les décisions qui les concernent, ni consultés pour faire en sorte que le programme réponde aux problématiques locales. Ils sont sollicités pour « collaborer », autrement dit fournir un travail collectif ou individuel gratuit et à travers lequel ils cherchent des formes de compensation. Dans ce contexte, les mères en particulier émettent des critiques qu’elles maintiennent discrètes afin de ne pas perdre les quelques avantages du PNAS. Le recours à des aliments en conserve ou auxquels les enfants ne sont pas habitués (les légumineuses notamment) constitue un motif de plaintes des enfants et des parents. Les conserves de poisson sont l’objet de nombreuses critiques en raison d’« allergies[26] » qui leur sont imputées, de la méfiance qu’elles génèrent compte tenu du caractère indéterminé de leur contenu, et parce qu’elles sont destinées à être données chaque jour aux enfants. Ceux-ci s’en lassent et nombreux sont ceux qui les déprécient. Ces produits contrastent d’ailleurs fortement avec la diversité des aliments qu’ils ingèrent chez eux.

S’éloignant du prisme médical-nutritionnel qui se trouve au coeur de la conception de Qaliwarma, les parents valorisent leur éthos alimentaire et préfèrent leur nourriture aux denrées distribuées. Par conséquent, les mères accommodent et arrangent « à leur sauce » les aliments fournis, les substituent ou ajoutent des ingrédients locaux. Les mères, en tant que gatekeepers du régime de leurs enfants, sont des actrices clés de leur résilience alimentaire en mettant en adéquation les repas scolaires avec leur éthos. Par exemple, elles limitent l’ingestion, par leurs enfants, des conserves dépréciées et introduisent des denrées locales pour améliorer les repas selon leurs propres critères. Les enfants jouent aussi un rôle décisif : ils sélectionnent, échangent ou jettent des ingrédients qu’ils n’apprécient pas. Ces actes transforment ainsi significativement le programme et témoignent d’un cas original de « revanche des contextes ».

Conclusion

Cet article met en évidence comment une politique d’alimentation scolaire prolonge des rapports de pouvoir dans une « arène » complexe où interagissent l’État péruvien, des entreprises et instances internationales et les peuples autochtones en Amazonie. Contrairement à ses objectifs proclamés de cogestion et de respect des habitudes alimentaires, le gouvernement opère des choix centralisés qui donnent le primat à des considérations nutritionnelles et sanitaires au détriment des préférences alimentaires culturelles. Cette décision présente des avantages en matière d’innocuité, de salubrité et de valeur nutritionnelle qui correspondent à une lecture rationnelle et cartésienne de ce qu’est l’alimentation, mais aussi de nombreux inconvénients au vu des objectifs du programme. La cogestion, en tant que délégation essentiellement technique, s’avère peu outillée pour aménager des espaces d’échange, de codécision et d’« adaptation aux habitudes alimentaires locales ». Le pouvoir centralisé du gouvernement est maintenu : il pense « pour » les bénéficiaires et non pas « avec » eux.

La politique alimentaire cristallise une reconfiguration d’autres formes de domination vécues par les peuples autochtones. Celle-ci se traduit notamment par le rôle décisif des acteurs internationaux qui, d’une part, sont mobilisés pour légitimer ces directives (les instances de gouvernance internationales) et, d’autre part, tirent profit des parts du marché (l’agrobusiness). Ce cadrage a pour effet d’évacuer les petits producteurs et les peuples autochtones de l’approvisionnement du PNAS, et de brider l’économie locale. Par ailleurs, en invisibilisant les spécificités culturelles alimentaires, cette politique peut être interprétée comme un dispositif d’acculturation et de « gouvernement des corps » qui présente des continuités avec les politiques assimilationnistes du passé, bien que l’État péruvien soit signataire depuis 2007 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui s’y oppose.

Devant cette cogestion illusoire, la « collaboration » informelle des mères et des enfants joue un rôle fondamental pour adapter le programme. Profitant de ce qu’ils sont en bout de chaîne du PNAS, ces derniers mobilisent le pouvoir discrétionnaire dont ils disposent. Il apparaît alors paradoxal que leur action politique ne se situe pas dans l’espace de cogestion avancé par le gouvernement, mais plutôt dans leur participation directe à la fourniture des repas. Leur agir répond à des intérêts et à des stratégies propres : garantir la prise de repas par les enfants à l’école tout en ajustant les menus à leur éthos alimentaire. Leur intervention traduit une résistance vis-à-vis de l’alimentation scolaire, un espace où ils critiquent et négocient, à leur échelle, une politique dont le cadrage est préalablement défini. Ces marges de manoeuvre favorisent l’acceptation locale du programme, dont ils valorisent certains aliments et le principe central : nourrir les enfants à l’école. Toutefois, il fait l’objet de nombreuses critiques qui portent sur des aliments dépréciés, sur le travail qu’il implique pour les mères, et plus largement sur l’État, dont ils appréhendent les intentions en raison des conflits territoriaux sous-jacents. Ces aménagements, ces stratégies et ces formes de résistance à un programme sur lequel ils ne disposent pas de pouvoir décisionnel constituent ce qu’Oliver de Sardan nomme les « dérives » d’un PNAS, qui résultent des logiques et des intérêts propres des acteurs de l’arène (Olivier de Sardan, 1995 : 228). Dans ce contexte, Qaliwarma cristallise une arène où s’articulent de manière singulière des rapports de pouvoir qui contribuent à maintenir des mécanismes de domination de la part d’acteurs puissants (État, instances de gouvernance internationales et agro-industrie) et de résistance et résilience par les peuples autochtones. Il signale qu’une politique d’alimentation scolaire peut ainsi constituer un autre canal de cette domination et des formes de résistance qu’elle fait naître.