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Introduction

En proie à la spéculation immobilière, de nombreuses métropoles, dont Montréal, se retrouvent aujourd’hui dans un goulot d’étranglement. D’une part, la flambée des coûts rend de moins en moins accessible l’accès à la propriété. De l’autre, l’offre de logements locatifs est insuffisante et l’explosion du coût des loyers rend inabordable l’accès au logement pour une grande partie de la population (Lanctôt, 2021a et 2021b ; Ross, 2021). Des campements improvisés apparaissent pour la première fois à Montréal, les journaux multiplient leurs articles sur la crise du logement et les groupes issus de la société civile ne cessent de réclamer des interventions politiques supplémentaires au point où le logement devient l’enjeu prioritaire des élections municipales de 2021[2]. Les inégalités d’accès au logement se répercutent inévitablement sur l’accès à la ville, à ses ressources et à ses services.

Pour plusieurs, la solution à cette crise marquée par les rénovictions[3], la gentrification, les hausses fulgurantes des loyers ou tout autre symptôme de la marchandisation du logement (Topalov, 1987 ; Gaudreau, 2020) réside dans le financement et la livraison de projets de logement social et communautaire. Cela démontre que les politiques en habitation ne sont plus conçues uniquement pour répondre à des besoins de base, mais qu’elles cherchent aujourd’hui à « soigner » un ensemble de maux beaucoup plus larges, touchant la ville de manière globale (Leloup, 2010). Néanmoins, selon le partage historique des pouvoirs en habitation, ni la Ville de Montréal ni ses arrondissements n’ont pu jouer un rôle déterminant dans la réalisation de leur parc de logements sociaux, car elle était la chasse gardée du gouvernement provincial qui intervenait dans la planification et la mise en place des programmes à l’aide de prêts et de subventions en provenance du gouvernement fédéral. Son statut de municipalité mandataire n’habilitait la Ville de Montréal, tout comme Québec et Gatineau, qu’à administrer les programmes provinciaux[4]. Néanmoins, sa reconnaissance en 2016 en tant que métropole, dans la foulée de la refonte des pouvoirs des villes entreprise par le gouvernement provincial québécois[5], est venue modifier l’échiquier des acteurs. Pour la première fois, une municipalité peut désormais, sans devoir obtenir l’approbation d’un gouvernement ou de son organisme gouvernemental, préparer, adopter par règlement et mettre en oeuvre sur son territoire un programme d’habitation visant à favoriser le développement de logements pour les ménages à faible ou modeste revenu, et/ou à permettre l’amélioration de logements existants.

Compte tenu de cette opportunité pour l’administration montréalaise de reprendre les rênes sur le développement de son parc de logements sociaux, cet article poursuit l’objectif de rendre visible et d’approfondir les réflexions sur les enjeux présents dans l’univers coopératif, alors que 61,8 % des appartements livrés au cours des 20 dernières années destinés aux ménages à faible et modeste revenu en font partie[6]. Il ne cherche pas à remettre en question la pertinence du logement social et communautaire ni, plus précisément, des coopératives d’habitation, dont les retombées positives sur les personnes et sur les milieux ont déjà fait l’objet de plusieurs publications (SCHL, 2003 ; Cuierrier, Frohn et Hudon, 2008 ; Bouchard et Gagnon, 2000 ; Bouchard, 2009).

Les coopératives d’habitation locatives

Étant donné que le marché locatif privé ne répond pas à tous les besoins et que les programmes d’allocations pour le logement québécois ne sont que très timides[7], les ménages les moins bien nantis peuvent se tourner vers le logement social et communautaire pour se loger à moindre prix. Le logement social et communautaire apparaît comme une façon de créer une offre pérenne de logements abordables. Cette offre vise aussi à actualiser le droit à la ville, d’abord défini à travers les travaux d’Henri Lefebvre (1968) comme le droit d’habiter et de pratiquer la ville, mais également comme l’objet de lutte face aux injustices découlant de la production, et des processus et dynamiques d’exclusion de l’espace urbain (Purcell, 2002 ; Harvey, 2003). Le droit à la ville est aujourd’hui d’abord et avant tout mobilisé comme slogan pour penser un programme de résistance et faire converger les mouvements sociaux autour de la question urbaine.

La coopérative est un modèle qui repose sur la location individuelle d’appartements et sur une prise en charge collective des responsabilités relevant habituellement des propriétaires. Elle est encadrée par la Loi sur les coopératives et chaque projet se dote de règlements internes que les membres s’engagent à respecter (règlement de régie interne, règlement de sélection, politique d’entretien et de bon voisinage, etc.). Elle offre à ses membres-locataires des logements à un prix généralement inférieur au prix du marché, car elle ne cherche pas à faire de profit. Ses membres reçoivent une ristourne (le rabais-membre) sur le prix de leur loyer en raison des tâches qu’ils effectuent, puisque ces tâches contribuent à réduire les coûts d’exploitation de l’immeuble. Par ailleurs, le fonctionnement coopératif est basé sur une gestion démocratique impliquant différentes instances, dont l’assemblée des membres, le conseil d’administration et les comités dans lesquels les membres-locataires se distribuent les tâches liées notamment à la sélection des nouveaux locataires, à l’administration, à la gestion financière, à l’entretien immobilier et aux règlements des conflits internes. Ils se retrouvent, pour ainsi dire, à agir comme des sous-traitants de l’État dans la mise en oeuvre des politiques en habitation, sans toutefois être ni reconnus comme tels, ni rémunérés pour leurs tâches, compétences et expertise.

En raison de sa nature particulière, à savoir « locative à possession continue » et demeurant la propriété de ses membres ou des membres-locataires susceptibles de leur succéder, la coopérative d’habitation constitue un moyen de mise en oeuvre du droit à la ville en améliorant la qualité de vie des personnes, de leurs conditions de logement et de leurs quartiers. Elle est d’ailleurs souvent présentée comme une innovation sociale, et est même décrite comme porteuse d’un continuum d’expériences positives, permettant à la fois d’éviter l’exclusion et favorisant l’insertion dans de nouveaux réseaux communautaires et professionnels (Bouchard, 2000). C’est la diversification des modes de tenure, avec l’introduction des coopératives d’habitation et des OBNL d’habitation à partir du début des années 1970, qui a rendu possible la mise en place de dispositifs encourageant la mixité sociale et qui a offert une réponse aux critiques virulentes envers la formule HLM, accusée notamment de ne « rien faire pour amoindrir les problèmes fondamentaux de la pauvreté », voire « d’augmenter certaines difficultés par la création de ghettos » (Gouvernement du Canada, 1969). Les coopératives d’habitation permettent également de changer le regard que l’on porte sur les logements sociaux. Ils ne sont plus seulement des logements locatifs. Ils sont également des espaces qui favorisent la promotion sociale et économique des locataires, leur cohésion, leur responsabilisation et leur participation. L’habitation communautaire et, plus particulièrement, la coopérative d’habitation prennent ainsi le relais du logement public et encouragent l’émergence de projets collectifs créateurs de milieux de vie diversifiés et participatifs.

Le vivre-ensemble autogéré

L’expérience du vivre-ensemble autogéré coopératif a néanmoins été récemment écorchée dans les médias, alors que plusieurs articles ont fait état de situations difficiles : éviction d’une locataire âgée fondatrice du projet après 40 années d’habitation[8], dégradation des lieux et manque d’entretien[9], chicanes internes, discrimination dans la sélection des nouveaux membres[10], intimidation et abus de pouvoir de la part des membres du conseil d’administration[11], etc. Bien qu’elles ne montrent qu’un côté de la médaille, ces histoires permettent de voir certaines failles et limites souvent ignorées ou encore taboues. Elles nourrissent le besoin d’un besoin d’approfondir notre compréhension des défis du mode de vie coopératif.

Les problèmes quant à la participation et à la coordination du travail des membres font l’objet de préoccupations depuis des décennies (SCHL, 1990). Bouchard et Gagnon (2000) signalaient par ailleurs, il y a plus de 20 ans, que « des questions se posent quant à la capacité des membres à prendre en charge la gestion de leur organisation ». Néanmoins, peu d’études portent sur les enjeux des coopératives d’habitation. On recense celle de Bouchard et Gagnon (2000) qui s’intéresse aux processus de gestion coopérative qui favorisent — ou inhibent — l’intégration des membres et leur capacité à prendre en main leur organisation. À la suite d’une collecte de données auprès d’informateurs clés, cette étude dégage les cinq principaux enjeux auxquels sont confrontées les coopératives dans le cadre de la gestion de leurs organisations. Ce sont : (1) la satisfaction des besoins des membres ; (2) l’appartenance, l’engagement et la participation des membres ; (3) la création et le maintien de bonnes relations entre les membres ; (4) la création et le maintien d’un fonctionnement et d’un leadership démocratique ; et (5) la création et le maintien d’une bonne santé financière et immobilière. La Confédération québécoise des coopératives d’habitation (CQCH, 2002) a également publié un rapport de recherche sur les situations de crise dans les coopératives visant à mieux comprendre leur origine, leurs conditions d’émergence et les solutions pouvant être mises en place pour les résoudre et, si possible, les prévenir.

Des entretiens exploratoires auprès de membres-locataires de coopératives

Puisque la gouvernance coopérative repose entièrement sur l’implication de ses membres-locataires, nous avons privilégié une démarche exploratoire de nature qualitative basée sur des entretiens individuels afin d’accéder à une perspective interne. Nous poursuivons l’objectif de discuter du modèle coopératif avec ceux et celles qui y habitent afin de savoir si, à leurs yeux, il constitue la formule la mieux adaptée pour loger les populations à faible et modeste revenu. Nous nous intéressons à leur expérience en tant que bénéficiaires directs, mais aussi en tant que gestionnaires collectifs.

Pour ce faire, des entretiens semi-dirigés (n=11) d’une durée variable allant de 30 à 75 minutes ont été réalisés à l’hiver 2019[12] auprès de locataires de coopérative d’habitation engagé·es au sein de la gouvernance de leur projet d’habitation, que ceux-ci aient été financés par le programme AccèsLogis ou par un autre programme ayant existé à travers les années[13]. Chez neuf des onze répondant·es, cela se traduit notamment par une implication au sein du conseil d’administration de la coopérative où ils et elles habitent. Le recrutement des répondants et répondantes a été basé sur une méthode non probabiliste à partir d’un appel à volontaires. Les répondant·es sont six femmes et cinq hommes, âgé·es de 30 à 75 ans et qui habitent dans leur coopérative depuis une période allant de 1 an à 35 ans. Par ailleurs, sur les onze répondant·es, sept ont fait des études universitaires, quatre perçoivent une subvention au loyer et sept élèvent ou ont élevé leurs enfants dans leur coopérative. Bien que le nombre d’entretiens réalisés puisse sembler limité, mentionnons que les répondantes et répondants proviennent de onze coopératives d’habitation différentes situées dans trois arrondissements montréalais, et qu’ils et elles ont des situations économiques et familiales diversifiées.

Un regard interne sur le logement coopératif

Le logement social ne représente que 6,9 % du parc de logements locatifs montréalais (Ville de Montréal, 2020a), ce dernier étant composé de quelque 876 825 logements pour 1,7 million d’habitants (Ville de Montréal, 2020b). Comportant des critères d’admissibilité serrés et de longues listes d’attente, l’offre de logement social et communautaire reste largement insuffisante pour les ménages locataires à faible et modeste revenu, dont 36,5 % consacrent au moins 30 % de leurs revenus à se loger (Ville de Montréal, 2020b). L’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM) compte à lui seul 23 360 ménages sur sa liste d’attente[14], alors qu’on sait que 18 % des ménages locataires non inscrits sur ces listes souhaiteraient avoir accès à un logement social (Centre Léa-Roback, 2014).

Le parc de logements sociaux et communautaires, en retirant des normes de rentabilité du marché privé sa production et sa gestion (Morin, Dansereau et Nadeau, 1990), est régulièrement perçu comme un filet social pour les ménages qui n’ont pas les moyens d’accéder à un logement de qualité et de taille convenable à un prix abordable (Vaillancourt et Ducharme, 2000). Les répondant·es abondent dans ce sens en soulignant que le logement social est destiné aux personnes à faible revenu, vivant une relative pauvreté économique, relationnelle, ainsi qu’une certaine vulnérabilité. Le logement social se pose également comme un outil permettant aux ménages à faible revenu de rester dans leur quartier et fournissant une certaine sécurité financière :

Déménager dans une coop nous a permis de dégager un revenu pour envisager un retour aux études. On n’aurait jamais pu le faire en habitant un logement sur le marché privé.

BM

Ceci étant, il est également présenté comme un projet collectif et un modèle d’habitation rejetant la propriété privée, ainsi qu’un outil puissant pour concrétiser le droit au logement. Néanmoins, les répondant·es mentionnent que les HLM et les OBNL d’habitation, en raison de leur modèle de gestion, ne visent pas le même public que les coopératives d’habitation :

La formule coopérative a des avantages non négligeables, elle permet de ne pas caler tout le temps financièrement. C’est aussi un mode de vie romancé avec des valeurs.

JJ

La coopérative ne répond pas aux besoins de tout le monde. On n’est pas là pour faire de l’aide sociale, on est là pour pallier les problèmes de logement.

BC

Quatre répondant·es précisent que la petitesse de l’offre de logement social a des conséquences importantes sur les processus de sélection et d’accès à ce type de logement. Il faut savoir que la démarche de demande d’un logement coopératif s’inscrit dans la même lignée que celle de la recherche d’emploi. En effet, toute personne désireuse d’habiter une coopérative d’habitation doit formuler une demande auprès de chaque coopérative qui l’intéresse, car ces dernières sont indépendantes et autonomes dans leur gestion, et ne relèvent pas d’un processus d’inscription centralisé comme c’est le cas des HLM. Cela implique généralement l’envoi d’une lettre dans laquelle le ménage doit se décrire, indiquer ses motivations à habiter en coopérative, et identifier quelles sont les connaissances, compétences et expériences professionnelles ou bénévoles (ex. : engagement dans un organisme communautaire, dans un organisme culturel ou sportif) qui pourraient être considérées comme des apports potentiels pour la coopérative. Pour évaluer les candidatures reçues, chaque coopérative dispose d’un comité de sélection composé de membres-locataires dont le mandat est de recommander l’attribution des logements vacants à partir d’un processus de sélection reposant sur une ou des entrevues individuelles et/ou collectives. Les requérant·es sont choisi·es en fonction de leur capacité à s’impliquer dans la gestion de l’immeuble et non pas nécessairement selon leurs besoins impérieux en matière de logement. De ce fait, les locataires d’une coopérative doivent généralement posséder certains savoirs — savoir-être et savoir-faire, ainsi qu’un capital humain relationnel important —, car il s’agit d’un projet de vivre-ensemble collectif dont les résidant·es se partagent les responsabilités. Les locataires-membres doivent ainsi disposer de certaines compétences ou posséder le potentiel d’en développer afin d’assurer d’une bonne gestion financière et immobilière de l’immeuble dans lequel ils et elles habitent :

Monsieur-madame tout le monde peut habiter une coop. Mais, on va chercher du monde qui peut s’en occuper. On doit prioriser en fonction de ce que la personne peut faire pour la coopérative.

SP

On va favoriser les gens qui parlent le langage coopératif. Vivre en coopérative d’habitation comprend qu’on exclut des gens tout le temps. Il y a un tri à l’entrée. On refuse les gens qui vont nous perturber, on va laisser entrer juste ceux qui font notre affaire.

BC

On cherche des bons pauvres. Le logement coopératif n’est pas adapté pour tout le monde. Les gens ne sont pas nécessairement aptes à prendre des tâches.

PH

Ces réflexions corroborent les observations de Desage (2017), qui rapporte que les ressources sociales des requérant·es, soit la capacité d’implication et les compétences mobilisables, sont fortement recherchées et déterminantes dans le processus de sélection des futur·es locataires, créant ainsi un filtrage social. Il ajoute que cette dimension sélective apparaît même contradictoire par rapport aux valeurs poursuivies et revendiquées à travers le logement social, car elle engendre des pratiques discriminatoires indirectes. À ce propos, nos répondant·es jugent que les membres des comités de sélection peuvent produire ou reproduire des rapports basés notamment sur l’âgisme, le sexisme, le racisme, ou encore le classisme. Devant ces espaces d’apprentissage du pouvoir que sont les coopératives, ces derniers disent se sentir inconfortables vis-à-vis de certains réflexes jugés inadéquats. Un·e des répondant·es déplore ainsi l’absence d’espaces permettant de réfléchir à ces enjeux :

Les gens parlent les uns contre les autres, forment des clans avec des réflexes de propriété privée. Ce sont des lieux d’apprentissage du pouvoir. Je ne trouve pas de lieux où on peut parler de ça. Mais je continuerai toujours à signer des pétitions pour du logement social.

JJ

En corollaire à la question de la sélection, la question de la gouvernance suscite également plusieurs réflexions. Les répondant·es interrogé·es rappellent que leur implication correspond à du travail « gratuit » qui repose sur la bonne foi et le bon vouloir de chacun·e. Ils et elles mentionnent notamment se retrouver régulièrement devant des situations problématiques et désagréables, notamment lorsque des membres-locataires sont inactifs, effectuent mal leurs tâches ou causent des problèmes, comme des conflits de voisinage. Les membres du conseil d’administration se retrouvent alors à intervenir auprès de leurs propres voisins, en d’autres mots à devoir « jouer à la police », ce qui peut alimenter des inconforts importants et un questionnement sur le fonctionnement de ce modèle d’habitation :

On a du monde qui met du sable dans l’engrenage et qui doit être remis à sa place. Ce n’est pas le fun d’être envoyé pour remettre quelqu’un au pas, c’est vraiment un chapeau plate à mettre.

SP

Par conséquent, la proximité entre locataires et propriétaire, et l’adoption d’une approche de gouvernance axée sur la distribution des responsabilités et des pouvoirs, décrite comme une innovation sociale par Bouchard, Frohn et Morin (2010), peuvent aussi poser certains défis. Les membres des coopératives peuvent être peu formés, peu outillés, avoir peu d’expérience en lien avec la gouvernance ou avec l’application de politiques et de règlements. Bouchard et Gagnon (2000) expliquent que plusieurs facteurs contextuels influencent la capacité de prise en main par les membres-locataires et leur implication dans leur organisation, notamment le fait que les loyers de plusieurs membres sont déterminés par le revenu du ménage et non par les charges de l’organisation (Bouchard, 1994), ainsi que les difficultés relationnelles associées au clivage entre catégories sociales. Sur ce dernier aspect, un répondant souligne que la communauté d’une coopérative d’habitation, contrairement à d’autres espaces collectifs autogérés, ne repose pas nécessairement sur une perspective affinitaire. En outre, la coopérative d’habitation, bien qu’elle soit dotée d’une vocation sociale, reste une entreprise qui nécessite certaines opérations pour permettre son fonctionnement et sa pérennisation.

Un autre défi mentionné concerne l’apparition de conflits, une situation qui s’accompagne souvent de dynamiques de pouvoir et d’exclusion, et dans laquelle il est difficile de maintenir la cohésion entre les membres. C’est notamment le cas lorsque les règlements et politiques internes ne sont pas respectés et que les membres-locataires tendent à s’octroyer des privilèges en profitant de leur position dans différents comités au sein de la coopérative, ce qui peut occasionner certaines dérives. Une répondante explique que les membres ont parfois tendance à oublier la mission première de leur coopérative d’habitation. Elle donne l’exemple d’un projet de modernisation des logements locatifs de sa coopérative qui implique des investissements importants en travaux, ce qui entraînera une hausse du coût des loyers :

On s’éloigne de la vision d’origine. Les gens perdent de vue leur devoir de passer au prochain et veulent s’octroyer des privilèges, remettre à neuf leurs logements.

LP

Bien que l’ensemble des répondant·es confient être ou avoir été déçu·es par leur expérience en coopérative d’habitation, passant d’une vision « rose bonbon » à une vision plus nuancée et critique du modèle qui comporte certains paradoxes, tous et toutes semblent fermement convaincu·es que le logement social contribue à réduire les inégalités sociales. Ils et elles jugent que les coopératives d’habitation en particulier et le logement social en général restent une solution de rechange au logement privé en permettant d’offrir une stabilité résidentielle, de créer des milieux de vie propices à l’entraide et à l’inclusion, de conserver et de protéger une partie du parc de logements locatifs, ainsi que de réduire le pourcentage du revenu consacré au paiement du loyer.

Les répondant·es interrogé·es sont d’ailleurs extrêmement critiques face aux discours gouvernementaux, ainsi que face aux politiques en habitation déployées par les gouvernements et ce, que ce soit à l’échelle municipale, provinciale ou fédérale. Selon la majorité d’entre eux et elles, la question du logement social est peu évoquée, ce qui laisse croire qu’elle n’est pas une priorité, que ce besoin est ignoré, voire nié, et que les gouvernements ont négligé leurs responsabilités en matière de logement social. Deux répondant·es précisent que cette orientation s’inscrit dans une tendance généralisée du désengagement de l’État en matière de droits sociaux, ce qui contribue notamment à exacerber les tensions sur le marché locatif. Les répondant·es rapportent également que les gouvernements abordent généralement la question du logement social dans une perspective de lutte contre la pauvreté, mais que cela ne s’accompagne pas de mesures qui permettraient un développement soutenu ou encore le maintien des programmes en vigueur :

Il y a un discours bienheureux autour du logement social. Personne n’est contre la veuve et l’orphelin. Mais il n’y a ni geste ni financement.

BM

J’ai toujours l’impression qu’on va couper les programmes de logements sociaux. On se demande s’il va rester de l’argent.

BC

Par ailleurs, trois répondant·es dénoncent le fait que les gouvernements se lancent la balle et affirment avoir les mains liées, ce qui justifierait l’insuffisance des mesures prises pour développer du logement social. Somme toute, les répondant·es estiment que les programmes de développement du logement social n’atteignent pas les objectifs recherchés, car l’offre de logement locatif à faible coût est restreinte. Ces programmes sont ainsi considérés comme des « pansements » que l’on apposerait sur des problèmes beaucoup plus graves. Ils et elles considèrent que le nombre de logements livrés est insuffisant, et que le financement disponible est lui aussi insuffisant pour permettre le développement de nouveaux projets. Les répondant·es inscrivent leurs réflexions dans les transformations du marché locatif qui génèrent une pénurie de logements ainsi que dans la spéculation foncière qui fait grimper les prix des logements :

On voit bien que plein de projets sont tablettés et ne peuvent être livrés en raison de la spéculation.

BM

Il manque des sous. Quand les enveloppes sont données, les critères pour développer sont inatteignables. L’offre de logement actuelle ne freine ni la spéculation ni le prix des loyers qui continue à exploser.

GG

L’insuffisance des moyens accordés bloque le développement de nombreux projets et force la réalisation de projets déficients. Ces déficiences exigent des efforts supplémentaires des locataires et viennent miner l’efficacité de ces initiatives.

FM

Or, malgré les critiques dirigées vers le logement social, les répondant·es jugent que le développement du logement social et communautaire reste encore aujourd’hui une formule adaptée pour répondre aux besoins des ménages à faible et modeste revenu.

À la veille d’une crise du logement semblable à celle vécue au début des années 2000, il est peu réaliste de croire que le marché privé sera en mesure de corriger la rareté des logements, les coûts et leur habitabilité (accessibilité physique, salubrité, leur superficie, etc.) […]. Seul le logement social constitue une alternative et une mesure de contrepoids.

FM

De plus, ils et elles rejettent les formules qui puisent dans les fonds publics pour verser des subventions à des propriétaires privés afin de défrayer une partie du coût du loyer de leurs logements. Cette approche est décrite comme une formule à éviter, car l’État subventionne des logements qui ne lui appartiennent pas et envers lesquels il n’a aucun droit de regard quant à la gestion. Ceci est d’ailleurs fortement incompatible avec la vision du droit au logement qu’entretient l’une des répondant·es. Enfin, parmi les autres moyens que pourraient déployer les gouvernements pour loger les ménages à faible et modeste revenu, on suggère notamment de freiner la gentrification, qui a pour conséquence de chasser de leur quartier d’origine les locataires les plus vulnérables, en légiférant davantage. On suggère également de mettre sur pied un mécanisme de contrôle des loyers, d’exproprier des propriétaires de taudis afin de récupérer leurs logements, de resserrer la législation en vigueur sur les reprises de logement et les évictions.

En conclusion

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, les décideurs publics ont joué un rôle clé dans le développement de l’offre du logement social québécois et montréalais. Maîtres d’oeuvre des politiques et des programmes, établissant les règles du jeu via l’appareil législatif, ils ont, depuis les années 1970, voulu conjuguer des objectifs de développement économique, en créant une offre de logements décents à prix abordables, et des objectifs de développement social, en créant des milieux de vie conviviaux et mixtes favorisant la cohésion sociale, le tout, dans la perspective de bénéfices collectifs durables (Bouchard, Frohn et Morin, 2010).

Le bilan que dressent les membres-locataires à propos du modèle coopératif et des programmes étatiques permettant la livraison de logements sociaux est cependant tiède. Ils et elles émettent plusieurs critiques sur l’insuffisance de l’action gouvernementale pour offrir des programmes efficaces, mais également sur les limites et les défis du modèle coopératif. Bien que ses objectifs soient nobles, ce modèle fait l’objet d’une analyse critique de la part de ceux et celles qui y habitent, car ils et elles en identifient plusieurs paradoxes. L’empowerment, la prise en charge collective et la gestion démocratique apparaissent davantage pour les répondant·es comme des idéaux à atteindre que comme une réalité au quotidien. Ils et elles semblent converger vers le besoin de tenir une réflexion globale sur les modèles de gestion du logement communautaire, ainsi que sur leurs critères d’admissibilité ou de sélection. Décrite comme une réponse efficace, peu coûteuse et durable aux besoins en logement des populations à faible et moyen revenu (Bouchard, 2000), la coopérative d’habitation se présente effectivement comme l’une des réponses politiques privilégiées afin de lutter contre les rapports socioinégalitaires dans l’accès au logement, puisqu’elle agit sans finalité de profit. Pour les ménages qui y ont accès, elle répond sans aucun doute au besoin de sécurité résidentielle, d’accessibilité financière et de qualité physique du logement.

Or, cet article, en s’intéressant à la réponse sociale et politique des rapports socioinégalitaires au logement et à l’habitat, propose une lecture différente qui ne met pas uniquement l’accent sur les bénéfices de l’entraide entre voisin·es comme preuve de la réussite de l’offre du logement social et communautaire. En proposant de traiter des enjeux de gouvernance à partir d’un regard interne, nous abordons certains aspects moins dorés, qui laissent entrevoir certaines limites de ce que nous décrivons comme la sous-traitance de l’État. Cette formule respecte l’autonomie des coopératives, mais transfère la responsabilité de gestion d’une entreprise et de l’entretien de bâtiments locatifs à des personnes vulnérables, mal logées, désireuses d’un logement salubre et abordable.

Quelque peu ralenti ces dernières années, le développement du logement social a été de nouveau mis sous les projecteurs lors des dernières élections fédérales et municipales. Or, les attentes sont grandes, mais les critiques le sont tout autant, et ce, non seulement quant aux projets livrés, mais également en matière de gestion des programmes[15],[16]. Les audits de performance réalisés par les vérificateurs généraux du Québec et de la Ville de Montréal sont particulièrement critiques sur cette question : absence de stratégie d’intervention permettant de s’assurer d’une utilisation judicieuse des programmes, pratiques insuffisantes lors de l’évaluation des projets déposés, acceptation de projets qui comportent des composantes importantes ne répondant pas à l’objectif principal du programme, à savoir réaliser des logements sociaux et abordables, encadrement insuffisant des groupes de ressources techniques[17] (GRT) et des organismes développeurs afin de prévenir des situations à risque (Rapport du Vérificateur général du Québec, 2020). Il reste à voir si les futures interventions de l’administration montréalaise lui permettront de relever le défi qu’elle s’est donné via sa Charte de Montréal, à savoir « de veiller à ce que des logements abordables, sociaux, familiaux et de qualité soient accessibles à tous ses résidents, notamment les jeunes familles, les ménages à revenu modeste et les nouveaux arrivants ».