Article body

Alors que la question du passage à l’acte est posée par la sociologie du militantisme — « Comment devient-on militant ? » (Agrikoliansky, 2017 : 174) —, une seconde est généralement délaissée : comment en vient-on à se sentir militant ? Le devenir militant ne se réduit pas seulement au passage à l’acte, mais résulte d’un processus qui s’opère corrélativement dans l’ordre de l’intime. D’autant plus quand il s’agit d’engagement révolutionnaire, admettre à titre individuel l’action radicale comme pratique de transformation sociale n’a rien d’évident. Avant même de pouvoir se définir comme tel, le révolutionnaire du XIXe siècle doit se transformer lui-même, expérimenter une rupture subjective. Le prisme émotionnel se révèle être l’outil nécessaire d’une telle analyse, si l’on entend par émotion toute réaction corporelle qui signale « l’importance qu’a pour un individu un événement de l’environnement naturel ou social » (Bericat, 2015 : 493), et qui, de ce fait, répond toujours à une interprétation individuelle qui dépend de circonstances socialement situées et d’une sensibilité propre à l’expérience de chacun (Le Breton, 2004 : 146).

Le processus d’engagement des jeunes recrues de l’organisation trotskyste Lutte ouvrière (LO) offre un angle d’approche intéressant. Ces jeunes ne sont pas intégrés comme militants avant plusieurs années : que se passe-t-il pendant ce laps de temps où le « passage à l’acte » ne se pose pas encore comme tel à la recrue ? Comment en vient-on à se sentir puis à s’affirmer militant révolutionnaire ? Comment les émotions déclenchent-elles le processus d’engagement révolutionnaire des jeunes recrues de Lutte ouvrière ? D’abord, il est nécessaire de faire l’inventaire des apports et des limites des outils sociologiques mobilisés pour comprendre l’engagement militant. On étudiera ensuite la manière dont les émotions sont un terrain stratégique qui permet aux militants de LO d’amorcer la transformation subjective des jeunes recrues. Et, finalement, on verra à travers une trajectoire particulière comment les émotions orientent effectivement la façon dont les recrues peuvent être amenées (ou non) à se sentir engagées par un ethos révolutionnaire.

1. Apports et limites de la sociologie du militantisme à la compréhension de l’engagement politique

L’avènement des carrières militantes

De la fin des années 1970 au début des années 2000, les enquêtes sociologiques françaises sur le militantisme ont connu un certain nombre de mutations signant l’avènement d’une perspective microsociologique et renouvelant ainsi la compréhension des mécanismes symboliques de l’engagement militant (Sawicki et Siméant, 2009 ; Fillieule, 2017). Le concept de « carrière militante » s’est alors établi en France comme la trame analytique dominante permettant d’envisager l’engagement comme un processus séquentiel et de :

[…] travailler ensemble les questions des prédispositions au militantisme, du passage à l’acte, des formes différenciées et variables dans le temps prises par l’engagement, de la multiplicité des engagements le long du cycle de vie (défection(s) et déplacement(s) d’un collectif à l’autre, d’un type de militantisme à l’autre) et de la rétractation ou extension des engagements

Fillieule, 2001 : 201

En retraçant l’enchaînement des inscriptions militantes d’un individu le long de sa trajectoire biographique objective, le concept de carrière militante permet de capter la recomposition subjective des significations attribuées par le militant à sa pratique.

Deux limites du concept de carrière militante

Bien que la carrière militante soit encore aujourd’hui un cadre analytique essentiel pour comprendre le processus d’engagement militant, il connaît au moins deux limites. Premièrement, c’est toujours a posteriori qu’est saisi l’enchaînement des différentes séquences de la carrière militante. Selon Agrikoliansky (2017 : 184-185), son caractère rétrospectif serait « sa condition de possibilité même », puisqu’il ne serait possible d’expliquer le sens subjectif de l’engagement militant « qu’après l’après des acteurs » (Ibid.). Assurément, la carrière militante est un outil précieux quand il s’agit de rendre compte du militantisme comme processus longitudinal, comme enchaînement dans une trajectoire particulière de pratiques, de statuts, de rôles dans le champ du militantisme, et d’identifier une « série de lignes brisées […] dont chaque étape produit les conditions de possibilité de la suivante » (Ibid.). Mais parce que le concept a pour objet l’enchaînement de catégories objectives du militantisme, il lui est plus difficile de saisir finement ce qui a pu agir comme rupture et comme ouverture des possibles pour l’acteur entre ces « lignes brisées » : le sens qu’il attribue à l’enchaînement des catégories objectives de son engagement est toujours articulé mécaniquement par la dernière séquence de son militantisme.

Cette perspective rétrospective tient alors à un deuxième problème : la sociologie des carrières militantes n’est peuplée que d’entités militantes. Elle s’intéresse au « passage à l’acte », au(x) « déplacement[s] d’un collectif à l’autre », d’un « type de militantisme à l’autre », et à la « défection ». C’est une fois qualifié par une institution militante que l’engagement d’un individu est rendu visible. Le sens subjectif attribué à l’engagement est nécessairement associé à une comptabilisation de flux propres à un environnement militant prédéfini. Aussi marqué et visible que puisse apparaître un passage à l’acte dans le champ militant, il ne faut pas oublier que « l’entrée dans le militantisme ne peut [pas] être située sociologiquement au seul moment formel de l’engagement actif mais s’échelonne dans le temps long de l’enchaînement des inscriptions sociales et dans le temps à venir des prévisions et des réalisations escomptées » (Collovald, 2002 : 223).

Bien que le prisme émotionnel ait permis de mieux articuler l’analyse des dimensions micro, méso et macrosociologiques (à l’instar du travail conduit par Broqua et Fillieule [2009 : 154] sur le rôle de la colère dans les zap d’Act Up), c’est là encore toujours du point de vue du groupe militant que s’appuie l’analyse. Sandrine Lefranc et Isabelle Sommier (2009 : 276-277) rappellent ainsi que l’« économie affective » ouvre généralement la voie à deux types d’approches non exclusives dans les enquêtes sur le militantisme : la première étudie plutôt la manière dont l’agencement émotionnel promu par des entrepreneurs de cause contribue à structurer un groupe militant et à le consolider dans l’action et dans la durée (constitution et maintien du groupe) ; la seconde s’intéresse plus largement à la manière dont l’identité d’un groupe militant se forge et se recompose autour de rites et de symboles chargés d’affects (culture émotionnelle).

Quelques pistes pour une perspective phénoménologique de l’engagement politique

C’est finalement plus au maintien protéiforme de l’engagement militant (déjà constaté) qu’invite le concept de carrière militante qu’à une compréhension réelle du processus d’engagement politique. À trop se référer au champ militant, on oublie ce qui engage déjà les acteurs dans leur vie quotidienne (Collovald, 2002 : 177) et on risque de faire de la rencontre avec des institutions militantes l’agent déterminant du devenir militant des individus. Howard Becker (2006) rappelait dès les années 1960 que l’engagement n’est qu’un « événement hypothétique […] dont l’existence est déduite du fait que les gens agissent comme s’ils étaient engagés ». Ainsi, expliquer l’engagement par les « trajectoires d’activité cohérentes » qu’il produit est une tautologie. Pour Becker, l’engagement est un processus par lequel l’acteur reconnaît, prend conscience qu’une de ses actions passées a ou aura des conséquences sur un ensemble d’activités qu’il pensait jusqu’alors séparées les unes des autres. C’est cette prise de conscience qui conditionne effectivement l’apparition d’une trajectoire cohérente d’activités. L’adhésion militante n’est peut-être qu’une forme particulière, publique, à laquelle peut mener un processus d’engagement politique. En ce sens, sont engagés politiquement les acteurs qui en viennent à se représenter un ensemble d’activités et d’intérêts qui rendent leur existence politiquement significative. Il s’agit d’un processus de « subjectivation politique » (Tarragoni, 2015 : 16-19), par lequel ces individus « transformés intérieurement par l’expérience d’une domination […] et la revendication d’un droit, en viennent à se constituer une nouvelle identité politique en lien avec un collectif virtuel » (Tarragoni, 2019 : 172). Ce n’est donc pas l’attribut politique du champ militant qui définit l’engagement politique des acteurs, mais la manière dont ils en viennent à se penser et à agir comme des sujets politiques (Tarragoni, 2016 : 115).

Il s’agit surtout dans cet article de déplacer le regard en amont de la carrière militante et de voir comment l’investissement émotionnel des recrues militantes de LO permet de se déprendre d’une conception institutionnelle de l’engagement politique. Plongée dans un état liminaire, la recrue est celle qui, par définition, n’est pas tout à fait dans le groupe et pas tout à fait en dehors non plus. Elle expérimente un rite initiatique durant lequel elle peut en venir (ou pas) à adhérer aux normes, aux valeurs, aux pratiques, à l’étiquette de l’organisation trotskyste, mais elle s’engage également auprès d’un « collectif virtuel » (Tarragoni, 2019 : 172) qui la déborde largement. Placer la focale sur la recrue militante permet de rendre compte de la complexité incrémentale (Guibet-Lafaye, 2017 : 5) de son processus d’engagement politique sans présupposer d’un passage à l’acte rendu nécessaire par une trajectoire militante déjà constatée.

2. Le façonnage affectuel des recrues dans les dispositifs de recrutement de LO : faire ressentir la lutte des classes

Spécificités du travail politique et militant de Lutte ouvrière

Avant d’aborder plus avant la manière dont l’affectivité des recrues trotskystes permet de réinterroger le processus d’engagement politique, il est nécessaire de spécifier en quoi les dispositifs de recrutement de LO constituent une configuration sociale particulière. Face à la stalinisation des partis communistes, les partis trotskystes ont cherché à réaffirmer les principes léninistes au fondement de la construction d’un parti ouvrier d’avant-garde : les militants doivent s’organiser en clandestinité rendant nécessaire le travail rigoureux de sélection des éléments ouvriers les plus conscients (Lénine, 2004 : 178-187) qui guideront la classe ouvrière en période révolutionnaire. La clandestinité — bien qu’elle ne soit plus un principe radicalement appliqué aujourd’hui — continue de teinter la culture politique de Lutte ouvrière. L’organisation a donc d’autant plus besoin de s’assurer de l’adhésion idéologique de ses membres, puisque c’est elle qui justifie et garantit la pérennité d’un style d’engagement qui ne représente plus le modèle idéal-typique d’engagement (Yon, 2005 : 142). Ainsi, les jeunes recrues de LO n’acquièrent pleinement leur identité militante qu’à l’issue d’un processus d’initiation long de plusieurs années. Il peut se passer des mois avant que les recrues ne se rendent compte qu’elles font l’objet d’un travail de recrutement méthodique : jusque-là, ces jeunes ont l’impression d’aller « discuter politique » avec une personne qui nourrit leur curiosité. Comme c’est le cas pour d’autres organisations trotskystes (Ibid. : 147), les jeunes qui s’engagent effectivement dans la voie militante sont en premier lieu choisis par LO.

Inégalité du savoir politique et inégalité de l’affectivité politique dans le rencard-café

Les « rencards-café » constituent le socle essentiel qui caractérise les dispositifs de recrutement de LO. Une jeune recrue et un militant plus âgé (de quelques années à plus de 30 ans son aîné) se rencontrent régulièrement — de préférence une fois par semaine — dans un café ou un lieu public pour discuter politique : commenter l’actualité, parler d’un mouvement social en cours ou débattre de théorie politique. Le rencard-café est un dispositif de pouvoir qui fait de l’idéologie marxiste révolutionnaire le régime de vérité à travers lequel il n’est attendu une transformation subjective que du côté de la recrue. Il dresse une ligne de partage inégale entre un militant qui détient un savoir politique et une recrue qui y prétend[4]. Cette structure inégale du savoir politique construite par le dispositif rencard-café produit corrélativement un rapport différentiel aux émotions politiques.

La jeune recrue de LO — généralement âgée de 16 à 25 ans[5] — connaît un rapport affectif au politique. Ses opinions politiques ne sont pas encore médiatisées par les traits cohérents et exclusifs d’une idéologie politique ; elles dépendent largement des inscriptions sociales de la recrue.

  1. Soit elles sont conditionnées par l’expérience d’une forme de domination dont le « choc moral » (Jasper, 1997) peut pousser l’individu « à jauger et à juger la manière dont l’ordre présent du monde semble s’écarter des valeurs auxquelles il adhère » (Traïni, 2009 : 107), et produire à plus long terme des sentiments politiques « orientant le comportement d’ego envers autrui » (Sommier, 2010 : 192) : on retrouve souvent dans les trajectoires des jeunes recrues de LO l’expérience, directe ou indirecte, d’une injustice sexiste, raciste ou homophobe qui marque un processus de politisation.

  2. Soit elles naissent du réseau de sociabilités de la recrue et connaissent un fort investissement affectuel, car elles renvoient à un autrui significatif : certaines recrues expliquent par exemple leur intérêt précoce pour la politique, tantôt grâce à une mère ayant combattu la dictature brésilienne, tantôt à un père issu d’une famille bourgeoise et « considéré comme un renégat », car ayant assumé des engagements gauchistes.

Le militant LO, en revanche, est celui qui a déjà connu un processus de politisation de son affectivité médiatisé par l’idéal du révolutionnaire professionnel (Lénine, 2004 : 185) au service d’un parti pour lequel il a dû perdre « ce qu’il a d’individuel », selon l’un des textes fondateurs de LO (Barta, 1943). Le militant LO est celui qui doit maîtriser ses émotions et s’astreindre à une ascèse (Le Tallec, 2009), car sa pratique est guidée par un savoir Historique — c’est-à-dire au sens marxiste : scientifique, rationnel. Son affectivité est déjà cadrée par l’économie affective de LO et se caractérise par des sentiments militants circonscrits par les rites et les symboles partagés par la communauté politique (Sommier, 2010 : 193 et 198).

Faire dériver l’affectivité politique des recrues vers la lutte des classes

À travers l’affectivité politique de la recrue, le militant va chercher à opérer sa transformation subjective. Étant invitée à exprimer ses sensibilités politiques, la recrue offre au militant des prises sur lesquelles ce dernier peut s’appuyer pour mettre en oeuvre un processus de déconstruction/reconstruction de la socialisation politique. En ce sens, le rencard-café fonctionne bien comme un « dispositif de sensibilisation », défini par Traïni comme « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue » (Traïni, 2017 : 20). Par quels mécanismes affectuels concrets le mouvement de déconstruction/reconstruction des liens sociaux et politiques de la recrue est-il cependant orchestré ?

Dans le rencard-café, une place centrale est accordée à la lecture de textes et à leur discussion pendant les rendez-vous. Une recrue ne saurait être intégrée dans une cellule militante à l’issue de la période d’initiation sans être venue à bout d’une longue liste de lecture (composée de près de deux cents références !). Certes, les classiques de la théorie politique marxiste- révolutionnaire (Marx et Engels, Lénine, Trotsky, etc.) permettent de faire accoucher la recrue d’une représentation des forces matérialistes qui habitent le monde social, mais ils ne sauraient être suffisants à sa transformation subjective. Les militants ont besoin de supports sensibles pour « faire piger » les recrues et pour travailler leur subjectivité dans le sens de l’idéologie partisane. Une grande partie de cette liste de lecture est donc composée de romans : « C’était une manière, me confie en entretien un ancien membre dirigeant de LO exclu en 1997, d’intérioriser une expérience historique et humaine dans différents pays. C’était comment, en quelque sorte, s’assimiler la lutte des classes même au travers des siècles et des problèmes sociaux, avec des fictions. » À travers les récits facilement assimilables de personnages de fiction, les recrues peuvent s’émouvoir de la misère ouvrière et des corps exploités, s’enrager contre les fanatismes et les autoritarismes, ressentir l’exaltation dans la révolte et la joie de renverser les despotismes par l’organisation collective, mais aussi éprouver de la fierté et de l’espoir dans les luttes qui ont échoué. Bref, les recrues peuvent et doivent intérioriser la lutte des classes comme l’invariant politique qui a rythmé les formes spécifiques de domination, du XIXe au XXIe siècle, des continents américains au continent asiatique. En fonction des prises affectuelles exposées par les recrues en rencard, les militants vont pouvoir orienter les lectures de façon à stimuler, transformer, ébranler, bousculer, dériver leur affectivité politique vers des thèmes, des configurations, des problématiques, des interprétations qu’ils considèrent plus transversales et systématiques, et de façon à faire émerger la classe ouvrière comme catégorie politique virtuelle : celle qui, de manière idéal-typique, expérimente une domination historique protéiforme et dont la victoire est destinée à libérer les peuples de toutes les formes spécifiques de domination.

Emmener la recrue à la rencontre de « la » classe ouvrière

Une recrue n’étant pas une entité amorphe, la tentative de désaffiliation de ses liens sociaux politiques antérieurs peut rencontrer des résistances solides que les longues discussions en rencard ont pour but de lever. Les enquêtés ressentent souvent ce processus comme un « travail de sape », un « tremblement de terre » ou une impression « d’enfermement ». Si le rencard-café opère plutôt par des « émotions d’interaction » (Bericat, 2015 : 503) nées de la confrontation entre les rôles sociaux du militant qui sait et de la recrue qui prétend (à) savoir, les émotions auraient du mal à entraîner seules la réinscription de la recrue dans un nouveau réseau de sociabilités. La ritualité festive de LO est plus propice à éveiller ces « émotions collectives […] que les sujets expérimentent ou expriment en tant que membre d’un groupe ou faisant partie d’un collectif dans une situation sociale donnée » (Ibid. : 503). Les recrues sont rapidement invitées à participer à des événements collectifs organisés par LO, ouverts aux « sympathisants » : la Fête nationale de LO réunit chaque printemps jusqu’à 30 000 personnes pendant trois jours ; des camps de vacances sont organisés l’été ; la Fête des cellules locales a généralement lieu en septembre/octobre ; un Nouvel An façon Lutte ouvrière peut être proposé dans certaines villes, etc.

Ces événements poursuivent évidemment des buts militants (atteindre de nouvelles recrues, dégager des ressources financières, promouvoir une campagne électorale ou, simplement, propager les idées marxistes révolutionnaires) et sont aussi l’occasion de célébrer la culture ouvrière. Chants révolutionnaires, nourriture à foison, activités manuelles, camping, pièces de théâtre, projection de films sont au rendez-vous. Ils permettent à la recrue de s’attacher à un collectif d’appartenance — dans un groupe militant (sociabilités militantes) qui a vocation à devenir une institution totale ouverte (Verdès-Leroux, 1983) — et à la classe ouvrière comme collectif virtuel (entrée dans une mémoire). Les « caravanes » de LO sont certainement le dispositif le plus représentatif de ce processus. Pendant les vacances scolaires, les sections régionales prennent la route pour planter leur tente dans les villes où leur présence militante est faible. Au programme : vente du journal, distribution de tracts, discussions politiques sur les places publiques et devant les usines. Les militants conçoivent les « caravanes » comme une manière de « prendre la température de la classe ouvrière » (c’est-à-dire sa conscience de classe). Pour les recrues déjà bien avancées dans le processus d’initiation, c’est l’occasion de connaître pendant plusieurs jours une vie communautaire avec les « camarades » et d’aller à la rencontre concrète des milieux ouvriers. Il est important que les recrues puissent s’émouvoir des souffrances historiques de la classe ouvrière, par-delà les récits fictifs des romans, et constater, d’une part, son actualité et, d’autre part, son potentiel révolutionnaire.

3. Du côté de la recrue : vivre et ressentir son engagement politique

Si les méthodes de recrutement de LO agissent comme des dispositifs de sensibilisation, centrer l’analyse sur la recrue militante permet en retour d’évaluer finement sa sensibilité aux dispositifs. Les recrues ne sont pas complètement enrôlées dans une mécanique sur laquelle elles n’ont aucune prise (Pennetier et Pudal, 1996 : 74 ; 2017 : 35) : si leur affectivité — en partie éveillée sciemment par les dispositifs de LO — se fait effectivement l’agent de leur transformation subjective, cette dernière est toujours négociée dans un rapport oppositionnel entre recrues et militants. Les émotions ressenties par la recrue dans le cadre du rencard-café exercent aussi une « fonction de signal » (Hochschild, 1983, citée dans Bericat, 2015 : 493) qui les avertit « d’un moment de malaise ou de divergence entre ce qu’[elle] ressent et ce qu’[elle] veut ressentir » (Hochschild, 2003 : 34). Elles font naître un « travail émotionnel » qui façonne la subjectivité de la recrue dans le sens de l’idéologie partisane de LO ou — comme c’est le cas dans la trajectoire particulière que je vais maintenant présenter — vers d’autres horizons politiques qui ne signifient pour autant pas absence d’engagement politique.

Le cas de Camille : éléments de contexte

La trajectoire de Camille est pour beaucoup similaire à celles des jeunes entendus en entretien et rencontrés durant mon observation participante. Comme la plupart d’entre eux, elle a commencé au lycée à développer ses relations avec l’organisation trotskyste sur fond d’un intérêt général pour les choses politiques — en particulier, féminisme et écologie constituent souvent les premières formes de la curiosité politique des recrues. Contrairement au recrutement type que j’ai présenté plus haut, Camille n’a pas expérimenté systématiquement la lecture et l’analyse de textes donnés par sa militante en rencard-café. Étant inscrite en classe préparatoire, il était admis que la jeune femme n’aurait pas le temps (pour le moment) de se consacrer à la lecture des textes militants, et qu’elle disposait de toute manière des connaissances théoriques suffisantes pour débattre avec sa militante. Les textes ne sont pourtant pas absents de cette relation et émergent implicitement dans l’opposition entre savoir sociologique et savoir militant. Les extraits d’entretien présentés ci-dessous ont été recueillis en novembre 2019.

Camille a été « prise en liaison » par Lucie, militante LO d’une trentaine d’années, en janvier 2019, quelques mois après sa rentrée en classe préparatoire B/L. À l’issue du premier rencard-café avec Lucie, elle s’est sentie « super emballée […], super heureuse » de la teneur de la discussion[6]. Dès le départ, cette relation s’est structurée autour de l’inégalité fondamentale que j’évoquais en deuxième partie (« Camille : J’étais dans la position de… Oui, j’écoute, c’est à moi d’apprendre »). Camille avait conscience que la militante possédait un savoir politique qu’elle valorisait et espérait acquérir à son tour : « C. : Au début, ça tournait autour des luttes auxquelles j’étais familiarisée, et elle me donnait des pistes de lecture marxistes. C’était un peu ça, au début. Elle me donnait les grilles de lecture de Marx, des textes d’Engels, etc. » C’est que la jeune recrue avait déjà connu des expériences qui la prédisposaient à ce type de relation :

  1. La fréquentation au lycée d’un groupe d’amies valorisant la réflexion politique sur des questions féministes, LGBT et écologiques ;

  2. La découverte en classe de première de sa bisexualité, à travers laquelle elle expérimente une déconstruction des normes hétérosexuelles et y attribue rapidement une signification politique (« C. : j’avais l’impression que presque être moi-même ça devenait politique. […] Quand on se tenait la main dans la rue ou des trucs hyper triviaux pour un couple, t’as presque l’impression de faire un acte politique ») ;

  3. La découverte en classe de terminale de la Fête de LO[7] renforce finalement son intérêt pour la politique : elle y ressent une certaine « effervescence intellectuelle », « un enthousiasme collectif » en découvrant « plein d’idées » et prend ainsi conscience qu’il existe « un collectif [avec lequel] on peut peut-être changer des choses ». Camille s’attache progressivement à l’idée d’un peuple militant qui agit pour la transformation du monde social, et résume cette période lycéenne comme « une cumulation de découvertes et d’ouvertures militantes ».

Les premières semaines, Camille se contente d’interroger le savoir de son interlocutrice, tandis que la militante essaye de sonder les sensibilités politiques de Camille (« Lucie : Qu’est-ce que tu penses aujourd’hui des inégalités ? Toi, comment tu te situes aujourd’hui par rapport à comment fonctionne le système ? Tu voudrais changer des choses ? »). La jeune recrue ressent progressivement un malaise lorsque la militante commence à attaquer de manière plus ciblée les inscriptions sociales dans lesquelles Camille connaît un fort investissement affectuel. Elle n’apprécie pas, d’une part, que Lucie lui demande expressément de mentir à sa mère pour participer à un stage de lecture LO à l’été 2019, sous prétexte que cette dernière refuserait « par anticommunisme[8] ». Une discussion tendue entre la militante et sa recrue en septembre 2019 renforce, d’autre part, les réticences de Camille à poursuivre cette fréquentation, à laquelle elle met définitivement un terme au début de l’année 2020.

De la conscience phénoménale des émotions au travail émotionnel de Camille

À la suite de cette tension, Camille dit connaître un véritable « moment d’ébranlement ». Au cours d’une conversation où elle cherche à débattre de l’actualité, de la pertinence et de l’efficacité des pratiques militantes trotskystes, la militante Lucie finit par lui reprocher son implication en classe préparatoire : « L. : Là, en gros, il y a un truc qui me gêne […]. Le discours que tu tiens, le langage que tu tiens, les mots que tu emploies, j’ai l’impression que t’as été rincée par la prépa, et que là tu nous recraches le discours des profs de prépa. » Camille — se référant à un « dossier de sociologie » — argue en effet que le processus d’individualisation qu’a connu la société française ces dernières décennies a eu pour conséquence de modifier en profondeur le sentiment même d’appartenance des ouvriers à une classe ouvrière, et qu’il est peut-être nécessaire de réévaluer les moyens de la lutte au regard de ces transformations macrosociales (« C. : ça peut aider à comprendre pourquoi, aujourd’hui, il faut peut-être trouver d’autres méthodes »). À quoi Lucie répond que la vision sociologique n’est qu’illusion (« L. : on nous fait croire qu’il y a une objectivité possible quand on analyse le social, mais c’est pas vrai »). Le ton de la discussion montant, Camille commence à ressentir une certaine gêne à voir la militante attaquer frontalement son point de vue sociologique (« C. : J’aimais pas trop parce qu’elle tapait sur la sociologie qui est quand même une matière de coeur »). Lucie va jusqu’à culpabiliser la jeune étudiante et remettre en cause ses choix scolaires : « L. : Là, ton mode de vie, si tu fais prépa ou si tu vises l’ENS, ça ne cadre pas. Tu vas te faire bouffer par le système […]. Mais qu’est-ce qui est plus important que de militer ? » Les émotions ressenties par Camille dans cette confrontation exercent non seulement une « fonction de signal », mais lui permettent également de trouver les ressources nécessaires pour résister au dispositif et transgresser l’assignation des rôles militante/recrue : « C. : J’ai été un peu véhémente […]. J’étais sur la réactive tout le temps […]. Quand elle me disait des choses, je sentais que ça m’énervait, et je disais : "Non, tu peux pas être si simpliste, si manichéenne." » Alors qu’elle ressent une simple gêne au début de la conversation, Camille se sent finalement « attaquée » et très « blessée » ; elle abrège de ce fait le rencard.

Une fois passé l’énervement, Camille ne se « [sent] pas bien en rentrant à l’internat ». La « conscience phénoménale » des émotions nées au cours de l’interaction du rencard-café se transmue rapidement en « conscience réfléchie » (Traïni, 2017 : 17). Envahie par le doute, l’excitation vive ressentie dans la confrontation fait apparaître chez Camille une rumination mentale caractéristique de la « technique cognitive » du travail émotionnel, « tentatives pour recodifier une situation pour la comprendre différemment » (Hochschild, 2003 : 34).

Camille : Elle a réussi vraiment à me faire douter […]. Tu te dis : « Ah ouais, peut-être que je suis très individualiste et que c’est juste du carton mes idées peut-être […]. » À un moment, je me suis remise en question. C’était la question de la cohérence qui m’avait fait peur. J’avais peur de ne pas être légitime à me dire d’idées ou tendances communistes, juste d’extrême gauche […]. Si ça se trouve, je suis pas du tout révolutionnaire et c’est beau sur le plan des idées mais dans la pratique t’es prête à faire quoi ? [silence].

Ne pouvant « rester seule », Camille décide de téléphoner à sa mère et à son ancien professeur de français qui la rassurent et, par leur parole, mettent un mot sur son expérience qui l’empêche jusqu’à aujourd’hui de continuer à fréquenter LO : « endoctrinement ».

De la critique des émotions vécues par Camille à la transformation émotionnelle de la critique ?

La dimension émotionnelle permet de complexifier la compréhension d’un processus d’engagement politique qui ne se réduit pas à l’engagement institutionnel. L’on serait tenté de voir dans la trajectoire de Camille une rencontre manquée avec l’organisation trotskyste et la potentialité avortée d’un « passage à l’acte » militant. Parce que cette expérience a fait jaillir quantité d’émotions fortes — aussi bien positives que négatives — dans le cadre des rencards-café et des événements collectifs de LO, invitant Camille à traverser un travail émotionnel long de plusieurs mois, elle a été éprouvante et marquante — au sens traumatique. Plusieurs mois après leur dernier rencard, et même en l’absence de relations régulières avec l’organisation trotskyste, la jeune étudiante n’a pas fini de tirer tous les enseignements de cette expérience :

Là, j’ai repensé très récemment à tout ce que me disait Lucie, et ça m’effraie quand même […]. Quand je vois ce que forme le groupe, le Parti, bah, ça m’inquiète plus. Ça me procure plus de malaise ou de réticence que ça n’a pu le faire quand j’étais pas encore proche de Lucie […]. Et j’ai réalisé depuis septembre [2019] que, certes, elle en sait plus que moi […]. Pour autant, elle ne représente pas toutes les idées communistes. [Et de conclure :] Je me suis dit : « Il faudrait que tu parles à… à d’autres gens. »

S’ouvre pour Camille le « circuit de l’émotion politique », entre « émotion vécue/critique de l’émotion vécue/transformation émotionnelle de la critique » (Tarragoni, 2020 : 9). Le travail émotionnel est non seulement une voie d’accès au « temps de l’analyse rationnelle » de ce qui s’est passé, mais permet également aux individus de construire « leurs propres projections personnelles dans le futur de l’événement et la manière dont ils et elles envisagent désormais leur propre avenir en tant que sujets politiques conscients » (Ibid.). Camille reconnaît volontiers que son expérience auprès de LO lui a « montré que la politique, c’est tout le temps, et c’est tout le temps la lutte » et que cela lui a « apporté des choses hyper positives ». Le travail réflexif né de son expérience avec LO l’autorise aussi à projeter ses espérances politiques sur l’avenir : elle sait désormais être effrayée par « cette façon-là de faire de la politique de manière très collective et qui efface l’individu », et porte maintenant plutôt son intérêt vers le féminisme et, en particulier, vers « la question de la prostitution ». En attendant, Camille n’est pas pour autant désengagée. Elle considère que « discuter politique avec les gens […], c’est une forme de… militantisme, à l’échelle réduite », car « des fois, ça peut déclencher des choses ». C’est qu’elle se pense déjà comme un sujet politique dont l’adhésion à un collectif militant sera le signe d’une « trajectoire d’activité cohérente », mais pas le principe générateur de son engagement politique.

Conclusion

La question du « passage à l’acte » militant n’épuise finalement pas entièrement la compréhension du processus d’engagement politique. Faire de la recrue militante le plan de référence sur lequel adosser l’analyse ne permet certes pas d’exploiter toute la richesse d’une carrière militante, mais offre la possibilité de comprendre finement l’entrée en résonnance d’une trajectoire individuelle avec une pratique et une mémoire militantes, à travers la négociation serrée du « je » avec le « nous ». Une telle perspective ne peut faire l’économie du prisme des émotions. Il ouvre, d’une part, une fenêtre sur l’intime, sur le travail de façonnage affectuel en direction d’une recrue et, en retour, sur le travail émotionnel qu’entraînent les interactions de celle-ci avec un milieu militant. D’autre part, il permet de dévoiler les mécanismes concrets qui s’opèrent chez les acteurs et de « spécifier le sens souvent métaphorique des concepts aujourd’hui en usage dans les théories de l’action collective » (Jasper, 2001 : 142). Cette perspective invite également à se déprendre d’une conception publique de l’engagement politique. Un peu à la manière du « texte caché » de James C. Scott (2009), existe-t-il des formes et des pratiques ordinaires de l’engagement politique qui échappent à la comptabilisation des flux d’entrée et de sortie du champ militant ?