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Introduction

Dans les années 2000, la notion de « transition », que celle-ci soit écologique ou climatique par exemple, s’est propagée en Europe et ailleurs dans le monde. Toutefois, si la nécessité de la transition a globalement fait consensus, les modalités du projet qu’elle désigne varient fortement en fonction des acteurs. C’est en particulier le cas de la notion de « transition énergétique », jugée « trop peu problématisée » et « largement sous-théorisée par les sciences sociales » (Aykut, Evrard et Topçu, 2017 : 7). Certes, la plupart des conceptions s’accordent sur la nécessité de réduire drastiquement le recours aux énergies carbonées et de stimuler l’innovation technologique. Toutefois, de fortes divergences subsistent entre les visions d’une transition centrée sur le progrès technique et sur la croissance économique, et d’autres visions dans lesquelles le tropisme technologique et le productivisme sont remis en question.

En premier lieu, les projets étatiques reposent souvent sur des systèmes techniques centralisés et à grande échelle, comme les centrales nucléaires, les grands champs photovoltaïques et éoliens, les réseaux électriques intelligents (ou smart grids) et la géoingénierie, que les États présentent comme « la principale, voire la seule voie vers le succès » (Labussière et Nadaï, 2018 : 2). À l’inverse, d’autres visions, promues par des organisations de la société civile, critiquent le recours à l’énergie nucléaire, réfléchissent aux énergies renouvelables dans une optique décentralisée et s’opposent à la géoingénierie (Aykut et Evrard, 2017 ; Coutrot, Flacher et Méda, 2011). Beaucoup de projets étatiques de transition affichent ainsi un tropisme technologique et économique qui élude les dimensions sociopolitiques au centre des visions alternatives (Aykut, Evard et Topçu, 2017). C’est en particulier le cas des initiatives françaises et allemandes, qualifiées par Stefan Aykut et Aurélien Evrard (2017) de « transition[s] pour que rien ne change », c’est-à-dire visant à transformer le mix énergétique sans remettre en question la centralisation du système énergétique ni la hausse de la demande en énergie liée à la poursuite de la croissance économique.

Bien qu’elle apparaisse, au premier regard, plus consensuelle, la politique de changement des comportements (et des modes de vie[1]) semble redevable du même constat. La nécessité d’un changement à cette échelle est en effet au coeur de tous les projets de transition, qu’ils soient portés par la société civile (Aykut et Evrard, 2017), défendus par des intellectuels (Coutrot, Flacher et Méda, 2011), mis en oeuvre par les « villes en transition » (Semal et Szuba, 2013) ou par des États. Concernant l’action gouvernementale, les dispositifs de changement des comportements se sont en effet multipliés dans les politiques énergétiques et climatiques depuis la fin des années 2000 (Rumpala, 2009 ; Dubuisson-Quellier, 2016). Néanmoins, si la plupart des discours militants font de l’évolution des modes de vie un volet central de la transition énergétique, une partie d’entre eux critiquent le manque d’ambition des politiques publiques en la matière (Aykut et Evard, 2017). La question du changement des comportements dans la transition énergétique nous semble ainsi, elle aussi, « trop peu problématisée » et « largement sous-théorisée par les sciences sociales[2] » (Aykut, Evrard et Topçu, 2017 : 7).

Au-delà du consensus affiché sur la nécessité de « changer », quelles différences et tensions existent entre les visions des différents acteurs ? Pour quelles raisons les acteurs publics privilégient-ils la promotion de certains comportements nécessitant l’utilisation d’instruments spécifiques, au détriment d’autres comportements ? Plus précisément, comment le tropisme technologique et productiviste des projets étatiques de transition influe-t-il sur la nature du changement des comportements imaginé dans ces projets ? Pour répondre à ces questions, nous analysons les programmes de changement des comportements portés et mis en oeuvre par différents acteurs au Japon. Le cas japonais constitue en effet un cas d’étude très fécond, d’une part, car le projet et la notion de « transition énergétique » sont inscrits à l’agenda gouvernemental depuis le milieu des années 2000. D’autre part, parce que la transition japonaise partage certaines caractéristiques avec les cas français ou allemand : débat dense sur le nucléaire, fort tropisme technologique et enjeux industriels. À cet égard, étudier le Japon permet d’apporter des éléments de réponse à des questions qui dépassent largement le cas spécifique de l’archipel.

Après avoir précisé la méthodologie de notre recherche, nous présentons dans une première partie le contexte de la politique énergétique japonaise et expliquons comment une stratégie fondée sur l’innovation technologique et sur l’amélioration de l’efficacité énergétique, combinée à des changements de comportements marginaux, s’est imposée comme l’axe principal de la politique de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) liées à l’énergie. Dans une deuxième partie, nous examinons les dispositifs d’action publique qui matérialisent le projet de transition de l’État japonais à travers le recours aux smart grids et aux nudges[3]. Nous analysons en détail le programme des smart communities dans le cadre duquel de nombreux dispositifs techniques et comportementaux ont été expérimentés entre 2010 et 2015. Enfin, notre troisième partie montre comment un cadrage technologique et productiviste de la transition qui privilégie des changements de comportements mineurs compromet l’adoption de modes de vie plus structurellement économes en énergie et perpétue de nombreuses pratiques énergivores. Nous soutenons la thèse que les comportements privilégiés par l’État japonais sont retenus principalement, car ils sont compatiblesavec, voire nécessaires à, la réalisation d’une transition caractérisée par un fort tropisme technologique et par la poursuite de la croissance économique.

Méthodologie

Cet article s’appuie sur des matériaux empiriques collectés lors de deux études qualitatives, fondées sur l’analyse de sources écrites et sur la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs de la politique énergético-climatique japonaise[4]. En 2013 et 2014, nous avons passé douze mois sur le terrain pour mener une enquête sur la stratégie japonaise en matière de smart grids et sur la mise en oeuvre du programme des smart communities. Une quarantaine d’entretiens auprès du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI), des entreprises, des associations, des collectivités territoriales et des experts impliqués dans le programme ont été réalisés en complément d’une analyse exhaustive des documents officiels, ainsi que de rapports et comptes rendus internes fournis lors des entretiens. Entre 2015 et 2017, nous avons mené une nouvelle enquête sur la transformation de la politique énergético-climatique japonaise dans les années 2000 et 2010, en nous focalisant sur le renforcement du changement des comportements. Cette étude a, d’une part, donné lieu à la conduite d’une trentaine d’entretiens auprès des acteurs impliqués dans les programmes en la matière — principalement des experts et des think tanks proches du METI et/ou du ministère de l’Environnement (MoE). Elle s’est, d’autre part, appuyée sur l’analyse des documents officiels et des rapports portant sur la planification et la mise en oeuvre des mesures de changement des comportements.

1. La « transition énergétique » de l’État japonais : un projet technocentré enraciné dans la politique énergétique du METI

La transition énergétique mise en oeuvre par l’État japonais s’inscrit dans l’histoire plus ancienne de sa politique énergético-climatique, qui explique son fort tropisme technologique. Son volet dédié au changement des comportements, plus récent, contraste quant à lui avec les propositions de transformation des modes de vie formulées par plusieurs acteurs de la société civile, qui ne sont pas parvenus à influencer l’action publique malgré la fenêtre d’opportunité ouverte par l’accident de Fukushima en mars 2011.

1.1 La politique énergético-climatique japonaise : une perspective historique

Après 1945, la politique énergétique japonaise est formulée et mise en oeuvre par le METI, en étroite collaboration avec les représentants du secteur industriel, qui envisagent, tout comme le ministère, que l’énergie est une ressource au service de la croissance économique (Oshitani, 2006 ; Yamaji, 2015). Ainsi, pendant trois décennies, elle se concentre sur l’accroissement des capacités de production en multipliant les centrales hydroélectriques et thermiques. La hausse des importations de pétrole est telle que ce dernier représente 77 % du mix énergétique en 1973 (Yamaji, 2015 : 58). Néanmoins, comme plus de 90 % des barils proviennent du golfe Persique, la stratégie énergétique est bouleversée par les chocs pétroliers de 1973 et de 1979. L’enjeu est désormais également de garantir la stabilité de l’approvisionnement : l’amélioration de l’efficacité énergétique dans l’industrie et la diversification des sources d’énergie s’imposent alors comme des objectifs prioritaires. La diversification se traduit par l’importation de charbon et de gaz naturel liquéfié, et par le développement des « nouvelles énergies », à savoir le nucléaire et les énergies renouvelables (Yamaji, 2015 : 59-62). Les centrales nucléaires se multiplient ainsi à partir du milieu des années 1970, tandis que le METI met en oeuvre en 1974 le programme Sunshine de promotion des énergies renouvelables. Le désir d’amélioration de l’efficacité énergétique se traduit quant à lui par l’adoption en 1979 de la Loi pour un usage rationnel de l’énergie, qui impose des mesures contraignantes et des dispositifs de soutien aux acteurs industriels. À partir des années 1980, le secteur industriel améliore considérablement son efficacité énergétique, tandis que la part du pétrole dans le mix énergétique est réduite à 59 % au début des années 1990 (Kimura, 2009).

La politique énergétique est à nouveau bouleversée dans les années 1990. Jusqu’alors, comme l’énergie revêtait principalement des enjeux d’ordre économique, le METI était le seul ministère compétent, et la politique environnementale, conduite par l’Agence de l’environnement (AE), était restreinte aux problèmes de pollution et de gestion des déchets (Kagawa-Fox, 2012 : 47-48). Néanmoins, l’inscription à l’agenda de la lutte contre le changement climatique à la fin des années 1980 change la donne : le METI et l’AE – promue ministère en 2001 – se partagent, depuis, la responsabilité de l’action publique dans le domaine. Et si les deux ministères partagent la vision selon laquelle l’innovation technologique est le principal levier de réduction des émissions de GES (Oshitani, 2006 ; Watanabe, 2011), ils sont porteurs de visions sensiblement différentes qu’ils défendent au sein de deux coalitions de cause concurrentes (Watanabe, 2011 : 124-126). La « coalition de la protection du climat », composée du MoE, de think tanks proches de ce dernier et d’acteurs de la société civile, préconise une réduction rapide des émissions à travers la promotion de « modes de vie peu émetteurs de CO2 » fondés sur le recyclage, la réduction des emballages, l’usage de produits peu carbonés, la réduction du temps de travail, un usage modéré de la climatisation et du chauffage, et l’introduction d’appareils efficients (Oshitani, 2006 : 102-103). Cependant, ce cadrage ne se retrouve pas dans l’action publique, en raison de la domination de la « coalition de la prospérité économique », formée par le METI, les acteurs industriels et plusieurs think tanks[5]. Cela explique la prégnance des intérêts industriels et de l’innovation technologique dans la stratégie climatique japonaise (Oshitani, 2006 : 258) que nous examinons dans la prochaine section.

1.2 Un projet étatique de transition caractérisé par un fort tropisme technologique et par l’objectif de changer les comportements

D’après Midori Kagawa-Fox (2012 : 60), « la croyance que la technologie seule peut assurer la réussite est très enracinée dans la philosophie industrielle et économique [du METI] ». Dans la même optique, Rie Watanabe (2011 : 124) rapporte dans sa comparaison des politiques climatiques japonaise et allemande que la confiance dans le progrès technique des responsables de l’archipel est l’une des différences les plus frappantes entre les deux pays. Cela se traduit, depuis les années 1990, par la place centrale accordée à l’amélioration de l’efficacité énergétique des processus industriels et des appareils électroménagers, et par l’objectif d’accroître la part du nucléaire dans le mix énergétique et, à plus long terme, de maîtriser la fusion nucléaire[6] pour réduire les émissions de GES (Oshitani, 2006 : 104-106 ; Watanabe, 2011 : 77). Le tropisme technologique du METI s’est néanmoins légèrement infléchi à la fin des années 1990 en raison de la hausse continue de la demande en énergie du secteur résidentiel[7], à la suite de l’instauration de modes de vie énergivores fondés sur la recherche du confort et sur la multiplication des appareils électroménagers dans les bureaux et foyers (TECC, 2014 : 2-3). Comme, par ailleurs, les acteurs de la « coalition de la prospérité économique » considéraient que l’efficacité énergétique de l’industrie japonaise était la meilleure au monde (Oshitani, 2006 : 112) et qu’il était impossible de l’améliorer sans entraver gravement la compétitivité des entreprises, les efforts devaient d’après eux nécessairement être consentis dans le secteur résidentiel (Oshitani, 2006 : 247). Cela impliquait par conséquent d’agir sur le comportement des ménages, ce pour quoi le METI a mis en place en l’an 2000 un système de labélisation des appareils électroménagers renseignant les consommateurs sur leur efficacité énergétique[8] (TECC, 2014 : 71-72).

La hausse de la demande en énergie dans les années 1990 préoccupe également le MoE. Toutefois, les capacités d’action de ce dernier, qui n’est de surcroît jusqu’en 2001 qu’une simple agence, sont limitées par son absence de compétence en matière de législation sur l’énergie et de réglementation vis-à-vis des acteurs industriels, si bien que le ministère est contraint de mobiliser d’autres modes d’interventions. À partir de 2005, l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto conduit le MoE à mettre en oeuvre sa première campagne de sensibilisation des citoyens sur leurs comportements, intitulée « Tous ensemble, stoppons le réchauffement. L’équipe des moins 6 %[9] ». Les citoyens sont invités à réaliser six actions précises : fixer l’air conditionné à 28 °C (minimum) l’été et le chauffage à 20 °C (maximum) l’hiver[10] ; conduire de manière économe ; bien fermer les robinets ; choisir des produits respectueux de l’environnement ; débrancher les appareils non utilisés ; refuser l’emballage excessif. En 2014, la campagne est rebaptisée « Fun to share[11] » et ajoute l’incitation à se rassembler dans des endroits collectifs climatisés en été et chauffés en hiver (programmes Cool Share et Warm Share). En outre, le MoE a mis en oeuvre entre 2009 et 2011 un dispositif d’écopoints visant à favoriser la propagation des téléviseurs, des climatisations et des réfrigérateurs efficients.

Au cours des années 2000, le METI n’a cessé de rappeler la nécessité, d’une part, de stimuler l’innovation technologique et, d’autre part, de promouvoir des comportements d’achat et d’usage économes en énergie pour faire face à la poursuite de la hausse de la demande du secteur résidentiel (Granier, 2017 : 88-104). Le ministère et ses experts ont toutefois déploré l’absence de solution disponible pour ce faire — les campagnes de sensibilisation n’étant pas jugées satisfaisantes — jusqu’à ce que les dispositifs domestiques de visualisation de la consommation d’énergie domestique, reliés aux compteurs communicants, commencent à se diffuser aux États-Unis à la fin de la décennie. Le METI et le Parti démocratique du Japon (PDJ), arrivé au pouvoir en septembre 2009, décident alors de faire des smart grids l’un des piliers de la « Nouvelle stratégie de croissance » japonaise (Leprêtre, 2016 : 142-161 ; Cabinet du Japon, 2010 : 21).

Le Plan-cadre sur l’énergie[12] adopté la même année met en oeuvre cette orientation. Si la diffusion des appareils efficients demeure un objectif, elle s’accompagne désormais du souhait de « stimuler les efforts des citoyens, via un changement des mentalités et une transformation des modes de vie, par l’intermédiaire de la diffusion des compteurs communicants, de manière à réduire les émissions de CO2 liées à la consommation d’énergie des ménages de moitié d’ici 2030 » (METI, 2010b : 39). Cependant, le discours du METI et de ses experts insiste sur le fait que ces dispositifs techniques doivent encourager des changements de comportement « raisonnables » qui n’affectent pas le « confort » ni la « qualité de vie » des citoyens (Granier, 2017 : 107-111), ce qui, nous y reviendrons, restreint l’horizon des possibles en matière de changement des modes de vie.

1.3 Des solutions de rechange qui ont peu d’impact sur l’action publique malgré l’accident de Fukushima

D’autres visions de la transition ont malgré tout été discutées au Japon et ont été parfois mises en acte, avec un fort axe consacré à la transformation des modes de vie. Parmi les nombreuses initiatives ascendantes (dites bottom-up), quelques dizaines de « villes en transition » ont ainsi émergé depuis la fin des années 2000 (Edahiro, 2012). Les principes du collectif Transition Fujino, dont le projet initié dès 2008 est le plus médiatisé et sans doute le plus avancé au Japon, présentent un fort contraste avec le cadrage de l’État japonais (cf. encadré 1).

Cette vision alternative de la transition et de la transformation des modes de vie est relayée par des militants comme la journaliste Junko Edahiro, qui défend la vision d’une société libérée de l’énergie nucléaire, du matérialisme et de la croissance économique à travers des ouvrages grand public, mais aussi directement auprès du METI et du MoE en participant à plusieurs commissions et groupes de travail. On retrouve ces idées dans des groupes de réflexion du MoE, lequel charge en 2010 le National Institute for Environmental Studies (NIES) d’imaginer trois modèles de société bas-carbone compatible avec une réduction des émissions de GES de 80 % d’ici 2050. Dans le premier modèle, intitulé « remplacement actif des appareils », l’essentiel des réductions est réalisé grâce à la distribution d’appareils électroménagers efficients, à des panneaux solaires, et à des dispositifs de visualisation et de gestion automatisée de l’énergie — équipements grâce auxquels « il ne sera pas tellement nécessaire de changer les modes de vie actuels » (MoE, 2012 : 384). Par contraste, les deux autres modèles impliquent une transformation significative des modes de vie. Le « mode de vie du partage » privilégie la mise en commun de nombreux équipements (électroménagers et moyens de transport) et les logements collectifs de type colocation, tandis que le « mode de vie rural » met l’accent sur la consommation d’énergie et de denrées alimentaires produites localement, sans faire de la croissance économique une priorité (MoE, 2012 : 385-386).

Toutefois, les scénarios alternatifs préconisés par ces acteurs n’ont pas été repris dans les politiques publiques. Les deux modèles axés sur le changement des modes de vie présentés au gouvernement et au METI par le NIES n’ont pas été pris en considération. Et Junko Edahiro a été évincée des instances ministérielles, dont elle faisait partie depuis le retour au pouvoir du Parti libéral démocrate (PLD) en 2012, du fait de son opinion jugée extrémiste, en particulier au sujet de la sortie du nucléaire (Tsuchiya, 2017 ; entretien avec Edahiro, 2017).

On aurait toutefois pu penser que l’accident de Fukushima du 11 mars 2011 allait représenter un moment favorable à l’adoption, au moins partielle, de solutions alternatives. Or, il n’en a rien été. En effet, les débats sur la politique énergétique se sont focalisés sur l’avenir de la part du nucléaire dans le mix énergétique japonais, puis sur la réforme du secteur de l’électricité[13], sans que les modes de vie actuels ni la forte demande en énergie qu’ils génèrent fassent l’objet de débats notables. Cela s’explique par la faible participation de la société civile à l’élaboration de l’action publique dans les domaines de l’énergie et du climat (Oshitani, 2006 : 87 ; Tsuchiya, 2017), ainsi que par la domination de la coalition formée par le METI, ses experts et les acteurs industriels. Toutefois, comme nous allons le préciser, la catastrophe a contribué au renforcement des dispositifs de changement des comportements dans les smart communities. En outre, la situation d’urgence qu’elle a suscitée a été favorable à l’adoption d’instruments d’action publique fondés sur les sciences comportementales, à savoir les nudges.

2. La transition en action : les smart communities et les nudges

Le projet de transition de l’État japonais est censé se concrétiser grâce aux mécanismes de marché conduisant à la diffusion d’appareils plus efficients et à la mise en place de dispositifs techniques de production, de gestion et de stockage de l’énergie. Pour favoriser ce processus, le METI puis le MoE ont mis en oeuvre plusieurs expérimentations qui matérialisent leur vision en matière de changement des modes de vie en lien avec les innovations technologiques.

2.1 Les démonstrateurs de smart communities sous l’égide du METI

Le principal programme qui reflète le modèle de société du projet de transition énergétique de l’État japonais est l’initiative « Énergies et systèmes sociaux de nouvelle génération ». Élaboré par le METI en 2009, il a donné naissance aux smart communities l’année suivante et est considéré comme un programme central de la stratégie japonaise de transition (Mah et al., 2013). Dotée d’un important budget de 40 milliards de yens (soit 300 millions d’euros), cette expérimentation grandeur nature vise à préparer la diffusion des smart grids et leurs nombreux dispositifs de production, de stockage, de gestion et de visualisation de l’énergie. Dans cette optique, en janvier 2010, le METI a chargé un comité d’experts de préparer un appel d’offres qui prenne en compte les forts enjeux de compétitivité et de standardisation internationales. Les experts sollicités par le METI sont en écrasante majorité des représentants du secteur industriel et des universitaires issus des facultés d’ingénierie. Le fait qu’aucun chercheur en sciences humaines et sociales, à l’exception d’un économiste, ne fasse partie des personnalités consultées indique et explique le peu d’importance accordée au changement des modes de vie, malgré la présence de cette préoccupation parmi les dix critères de sélection fixés par le ministère (METI, 2010a), qui sont les suivants : 1) des objectifs ambitieux pour l’économie d’énergie et les réductions de CO2 ; 2) l’introduction à grande échelle d’énergies renouvelables ; 3) une gestion de l’énergie pour chaque bâtiment et à l’échelle de la région ; 4) une complémentarité entre ce système et les macrosystèmes techniques ; 5) un usage efficient de systèmes de transport nouvelle génération ; 6) la participation des collectivités territoriales, des firmes de l’énergie, des équipementiers, des firmes locales autour d’un consortium et d’un chef de projet ; 7) la participation des utilisateurs (foyers, bâtiments, commerces, firmes locales) ; 8) une prise en compte de la protection de l’environnement ; 9) l’innovation des modes de vie ; 10) une expérimentation sur cinq ans.

En avril 2010, les candidatures des municipalités de Yokohama, Kitakyushu et Toyota, ainsi que celle du département de Kyoto ont été retenues par le METI et désignées smart communities. Chaque ville et département déposait sa candidature conjointement avec un consortium d’entreprises privées incluant les firmes majeures du pays. Outre le fait qu’elles répondent aux critères du ministère, ces candidatures ont aussi été choisies pour leur représentativité de la diversité de l’archipel : Kitakyushu est une ville industrielle en reconversion écologique, Toyota une ville provinciale moyenne fortement dépendante de l’automobile, Yokohama une métropole à très forte densité, tandis que le projet de Kyoto inclut la cité scientifique de Keihanna et des quartiers résidentiels typiques d’une partie des zones périurbaines du pays (cf. figure 1).

Figure 1

Les quatre smart communities et leurs acteurs

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Dans chaque smart community, les entreprises impliquées[14] devaient prendre en charge, de manière relativement peu coordonnée, l’expérimentation de différents équipements et technologies relatifs aux smart grids[15] : principalement des systèmes de gestion de l’énergie à l’échelle du bâtiment et du quartier souvent connectés à des batteries de stockage, à divers dispositifs de production d’énergie (panneaux photovoltaïques, systèmes de cogénération, etc.) et à des véhicules électriques (cf. figure 2).

Figure 2

Schéma de smart community : l’exemple de Yokohama

Schéma de smart community : l’exemple de Yokohama
Source :http://www.city.yokohama.lg.jp/ondan/english/yscp/ (Page consultée le 21/02/2016)

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Ces dispositifs ont été déployés dans une optique décentralisée et circonscrite à un quartier précis à Kitakyushu et à Toyota, ou de manière centralisée et disséminée sur un territoire plus vaste à Kyoto et à Yokohama. Cette diversité de configurations répondait à la volonté du METI d’expérimenter différents systèmes sociotechniques avant de décider de quelle manière ces derniers seraient mis en oeuvre à grande échelle à l’avenir (entretien avec le responsable du METI chargé du programme, 2014).

Un autre volet significatif des smart communities résidait dans l’expérimentation des systèmes de « demande-réponse » et de visualisation de la consommation d’énergie. Premièrement, chaque démonstrateur devait mener l’expérimentation du « demande-réponse » en suivant les instructions d’un spécialiste en économie comportementale mandaté par le METI. Ce dispositif consiste à inviter les ménages, par le biais d’incitations financières, à réduire leur demande en énergie pendant les périodes de pointe de consommation. Le tarif du kilowattheure (kWh) était ainsi multiplié par deux ou davantage à des créneaux horaires variables selon chaque smart community. À titre d’exemple, le kilowattheure a été facturé aux 120 ménages de Kitakyushu participant à l’expérimentation entre 50 et 150 yens, au lieu de 20 ordinairement, entre 13 h et 17 h certains jours de semaine pendant l’été[16]. Les foyers étaient informés de l’occurrence et du niveau de prix de chaque épisode, le jour même ou la veille, par un afficheur mural, une tablette ou leur téléphone intelligent (smartphone). Deuxièmement, le recours aux dispositifs de visualisation de l’énergie renvoie à l’objectif du METI de changer les mentalités et d’encourager les économies au quotidien. Ces dispositifs devaient en effet faire prendre conscience aux ménages des conséquences de leurs actions quotidiennes en matière de quantité d’énergie consommée (en kilowattheure et en yens) et d’émissions de CO2. Cela devait être favorisé par l’affichage de graphiques et de statistiques indiquant l’évolution de ces données au fil du temps (heures, jours, etc.), et par des fonctions de classement et de comparaison des ménages.

Néanmoins, d’après les parties prenantes des démonstrateurs, ces deux volets comportementaux étaient, au début de l’expérimentation, en retrait vis-à-vis des enjeux de vérification technique et de standardisation internationale. Sur le premier point, d’après l’économiste mandaté par le METI, « l’objectif principal n’était pas la réduction de la consommation d’électricité en période de pic via le demande-réponse comme aux États-Unis, mais l’absorption de la production d’énergie solaire excédentaire instable » (entretien avec Ida Takanori, 2016). La situation a néanmoins changé à la suite de la catastrophe de mars 2011 et de l’arrêt de l’ensemble du parc nucléaire : la maîtrise de la demande en énergie des ménages et des bureaux est alors devenue un enjeu prioritaire en général et pour les smart communities. C’est dans ce contexte que le « demande-réponse » a été déployé dans chaque démonstrateur et que des entreprises ont élaboré des dispositifs comportementaux supplémentaires, à l’image de Kansai Electric Power Company (KEPCO) à Kyoto. Dans l’optique de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité, l’entreprise a mis en place un service de conseils d’économies d’énergie. La moitié des 700 ménages participant à l’expérimentation ont ainsi été invités à acheter des appareils efficients et à adopter des gestes économes. En outre, chaque ménage était associé, d’après sa courbe de consommation, à un profil symbolisé par un animal, et positionné dans un classement selon sa consommation mensuelle (cf. figure 3).

Figure 3

Support pour économiser l’énergie de KEPCO. Exemple de la fiche « lion »

Support pour économiser l’énergie de KEPCO. Exemple de la fiche « lion »
Source : Document reçu par courriel de la part du bureau de KEPCO à Fushimi (traduit par l’auteur)

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La nature des comportements promus dans chaque smart community correspond ainsi étroitement à la vision du METI. En outre, les parties prenantes de chaque démonstrateur (collectivités et entreprises) partagent avec le ministère le souci de changer les comportements sans contrevenir au « confort » ni à la « qualité de vie » des ménages. Cette préoccupation a par ailleurs amené les différents acteurs à envisager l’introduction d’un « demande-réponse » automatisé qui permet aux ménages, grâce à l’installation de batteries de stockage et de panneaux solaires, de réduire leur consommation en période de pointe sans avoir à changer leurs habitudes.

Toutefois, toutes les parties prenantes ne partagent pas cette vision du rôle central des dispositifs techniques et du caractère modéré des changements de comportement. En effet, si les collectivités territoriales, les entreprises et le METI sont largement sur la même longueur d’onde sur ce point (Leprêtre, 2017 : 193-319), il en va autrement de l’association Satoyama-o-kangaeru-kai (Satoyama), impliquée depuis le début des années 2000 dans le développement communautaire et durable du quartier qui abrite le démonstrateur de Kitakyushu. Ce dernier a la particularité d’être le seul à inclure un acteur de la société civile, lequel accorde beaucoup d’importance à la transformation des modes de vie vers davantage de sobriété, de partage et de proximité avec la nature. Satoyama a notamment tenté d’introduire un système d’incitation à quitter son domicile aux heures de pointe pour réduire la demande d’énergie liée à l’air conditionné. Le responsable de l’association regrette néanmoins le désintérêt du METI pour ces questions, et affirme que les initiatives de l’association ont été mal reçues par le ministère, qui aurait refusé de les financer au motif qu’elles sortaient du cadre des dispositifs de visualisation et de « demande-réponse » (entretien avec un responsable de l’association, 2014).

2.2 L’expérimentation des nudges à l’initiative du METI et du MoE

Bien que les suites à donner à l’expérimentation, achevée en 2015, n’aient pas été clairement arrêtées par les responsables du METI à l’issue des cinq ans[17] (Lepretre, 2017 : 367-396), l’intérêt du ministère pour le changement des comportements s’est renforcé les années suivantes. En effet, le METI a décidé la même année d’appliquer la doctrine des nudges, mise en oeuvre aux États-Unis et au Royaume-Uni, et a demandé à un think tank japonais et à Opower Japan d’expérimenter les Home Energy Reports (HER). Ces rapports ont été créés en 2007 par la firme états-unienne Opower, qui s’est appuyée sur les résultats des sciences comportementales (économie comportementale et psychologie) et sur les nouveaux outils de collecte (smart metering) et d’analyse (big data) des données de consommation pour fournir aux ménages des informations et des conseils qui leur permettent de dépenser moins d’énergie. Quarante mille foyers ont été recrutés afin de mesurer les effets des HER pendant l’hiver 2015-2016. La moitié des ménages ont reçu des informations sur leur consommation (comparaison avec des ménages de profil similaire, pertes sur la facture vis-à-vis des ménages les plus économes), ainsi que la recommandation d’achat d’appareils plus efficients (machine à laver, réfrigérateur, etc.) et d’actions permettant d’économiser l’énergie (débrancher les appareils en veille, fermer les rideaux, etc.), par l’intermédiaire de messages jouant sur plusieurs ressorts psychologiques. Quelques mois plus tard, le METI a créé un groupe de travail rassemblant des spécialistes du marché de l’énergie et des nudges pour réfléchir aux moyens d’inciter ou de contraindre les fournisseurs d’électricité à fournir ce type de conseils à leurs clients.

Dans le même temps, le MoE a instauré en avril 2017 la Nudge Unit of Japan pour créer un « modèle japonais de changement des comportements » s’appuyant sur les sciences comportementales (MoE, 2017). Le ministère a, depuis la même année, décidé d’attribuer une partie conséquente de son budget — deux à trois milliards de yens par an pendant cinq ans — au financement de « programmes encourageant un changement des comportements (nudges) de type bas-carbone » (MoE, 2016 : 32). L’un des trois projets retenus, mené par Deloitte Japan, TEPCO, Toppan et le CRIEPI, consiste en l’analyse des effets des nudges et à l’amélioration de leur contenu adressé aux ménages. Le volet 1 se traduit par la transmission de HER à 60 000 ménages (au moins) ; le volet 2 concerne la transmission à 14 000 ménages (au moins) d’information par l’intermédiaire d’applications de gestion de l’énergie pour les téléphones intelligents ; le volet 3 explore auprès de 1000 ménages (au moins) les moyens de réaliser des économies d’énergie sans contrevenir au confort via des dispositifs domestiques de visualisation ; le volet 4 consiste à l’expérimentation de nudges visant à réduire la consommation de carburant auprès de 1000 automobilistes (au moins) (Tohmatsu, 2017). À chaque fois, la manière dont l’information est présentée et le message formulé s’appuient sur les résultats des sciences comportementales, de manière à créer le plus d’effet possible sur les comportements des ménages.

3. Un changement des comportements conditionné par le tropisme technologique et productiviste de la transition énergétique de l’État japonais

3.1 Un changement des comportements restreint pour ne rien changer aux modes de vie

Les changements de comportements escomptés par le METI et par le MoE apparaissent très restreints par rapport aux solutions de rechange proposées par le NIES et par les villes en transition, alors que ces dernières seraient pourtant plus susceptibles d’atteindre les ambitieux objectifs de réduction des émissions de GES fixés par l’État japonais (Wynes et Nicolas, 2017). En effet, les politiques des deux ministères visent principalement à rationaliser la consommation d’énergie des ménages au quotidien (économies d’énergie des petits gestes), et à favoriser l’achat d’appareils plus efficients et de dispositifs techniques (panneaux photovoltaïques, batteries de stockage, etc.). Une partie de ces derniers, à l’image des dispositifs de visualisation, sont en outre des supports de promotion des économies d’énergie et de participation des usagers à l’optimisation du réseau électrique, les usagers étant censés devenir des « responsiveconsumers » (Grandclément et Nadaï, 2015). Or, comme l’écrit Elizabeth Shove (2010 : 1277), « en reposant sur un ensemble étonnamment limité d’objectifs concernant l’incitation de certains styles d’achats […], la lutte contre le gaspillage […], la promotion de l’efficacité […] et des retenues occasionnelles […], ces suggestions renforcent le statu quo — et globalement entretiennent les conventions et standards existants, mais en agissant de manière plus efficiente ».

En effet, dans la société bas-carbone issue du projet étatique de transition japonais, les manières de se chauffer, de s’habiller ou de consommer restent les mêmes, mais elles prennent une forme optimisée afin d’émettre moins de GES. Un exemple de ce « changement du non changement » (change of no change) conceptualisé par Noortje Marres (2011 : 527) est la réponse du METI à la forte demande en énergie des konbini (supérettes ouvertes 24 h/24), dont le nombre dépassait les 53 000 en 2017. La solution imaginée par le METI, et expérimentée dans les smart communities, est d’équiper les konbini de dispositifs de production d’énergie et de batteries de stockage, ce qui revient à ne pas questionner le mode de consommation à l’origine de l’importante quantité d’énergie que les konbini utilisent.

Plus globalement, la promotion de technologies et de comportements efficients se fait au détriment de pratiques alternatives qui consomment peu, voire pas d’énergie. Par exemple, les choix d’améliorer l’efficacité énergétique des voitures, des sèche-linge et des systèmes d’air conditionné se substituent à la promotion d’autres manières de se déplacer (marche, vélo), de sécher le linge (lignes à linge) et de se rafraîchir (Shove, 2010). Cette analyse s’applique aux technologies des smart grids, dont l’objectif est de maintenir à moindre effort les standards et les modes de vie existants, alors que cela risque de susciter de nouvelles formes de consumérisme et de causer des problèmes d’obsolescence (Strengers, 2013 : 46-48).

L’accent mis sur l’efficacité énergétique est d’autant plus problématique que l’amélioration de cette dernière n’est pas toujours synonyme d’économies d’énergie. En effet, les gains d’efficacité peuvent être annulés si les performances ou l’utilisation de l’appareil sont augmentées : le programme japonais des écopoints a fait polémique à ce sujet du fait que l’achat d’une télévision plus efficiente, mais aussi plus énergivore — car plus grande et plus performante — rapportait plus de points que l’achat de nombreux modèles moins gourmands. Cette stratégie est assez ironique étant donné que le METI constate régulièrement que la multiplication des appareils domestiques a nui à l’amélioration de l’efficacité énergétique et qu’elle a contribué à la hausse continue de la demande en énergie depuis les années 1970 (Oshitani, 2006 : 247 ; TECC, 2014 : 2-3).

En second lieu, les pratiques qui consomment de l’énergie indirectement ne sont pas prises en considération par le METI et le MoE, alors que certaines d’entre elles comptent parmi les plus émettrices de GES. Outre les trajets en avion, la consommation quotidienne de produits d’origine animale et/ou surgelés, l’achat fréquent de vêtements neufs, le téléchargement et le stockage de données sur internet, etc. sont à l’origine des quantités gigantesques d’énergie consommée par l’élevage, la chaîne du froid, l’industrie textile et les centres de stockage de données (Wynes et Nicholas, 2017). Ce type de cadrage du changement des comportements a donc pour conséquence de perpétuer ces pratiques fortement demandeuses d’énergie (Shove et Walker, 2007), tandis qu’aucun dispositif (ou très peu) n’est mis en place pour favoriser des pratiques alternatives moins énergivores (promotion du végétarisme, de l’achat de vêtements de seconde main et du déplacement à vélo, taxe sur les données téléchargées, etc.).

3.2 Une conceptualisation restreinte en raison de multiples facteurs

Le cadrage du changement des comportements de l’État japonais nous semble pouvoir être expliqué par une série de facteurs, au premier rang desquels figure la prédominance du METI dans les décisions : le ministère accorde la priorité à la poursuite de la croissance économique et croit à l’efficacité des solutions technologiques. Historiquement, le METI est en effet chargé d’assurer le développement économique et la compétitivité des firmes de l’archipel : la stimulation de l’innovation technologique, d’une part, et celle de l’achat d’appareils efficients et d’autres équipements, d’autre part, sont congruentes à cet objectif. La réponse des usagers au « demande-réponse » est quant à elle une condition nécessaire à l’efficacité des smart grids, au moins tant que les batteries de stockage et les dispositifs décentralisés de production d’énergie ne sont pas généralisés. Par ailleurs, l’adoption de petits gestes pour économiser l’énergie de la part des ménages constitue une demande expresse des acteurs industriels, qui estiment avoir fait assez d’efforts en matière d’efficacité énergétique depuis les années 1970 et qui considèrent que les usagers doivent désormais porter leur part du fardeau (Oshitani, 2006 : 247). À l’inverse des transformations plus ambitieuses comme celles envisagées par le NIES ou réalisées dans les villes en transition, cette approche est compatible avec l’accroissement de la consommation de biens matériels et avec le maintien du confort selon les standards actuels.

Dans la même optique, pour le METI, la promotion des appareils efficients, et des produits et technologies relatifs aux smart grids est cruciale pour garantir la compétitivité des firmes nippones. En effet, cela permet de stimuler non seulement la consommation nationale, mais aussi les exportations des grandes firmes nippones, qui ont sans surprise participé activement aux smart communities (à l’image de Toshiba, Nissan, Toyota ou Panasonic). Un État qui ferait le choix d’opter pour une transition plus « basse technologie » (ou low tech) renoncerait par conséquent aux revenus générés par la vente de tels dispositifs techniques à l’étranger. Or, l’un des principaux enjeux des smart communities est précisément d’assurer la compatibilité des technologies japonaises avec les normes internationales, voire d’imposer les standards japonais (Leprêtre, 2017 : 141-183).

Dans une autre perspective, la restriction du changement des comportements des ménages à la consommation directe d’énergie, et en particulier à celle d’électricité, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Une première hypothèse est que de telles économies d’énergie conduisent à des réductions d’émissions de GES quantifiables et attribuables aux programmes qui les promeuvent. À l’inverse, le fait de manger moins de viande ou d’acheter moins de vêtements neufs ne permet pas facilement d’évaluer la quantité d’émissions « évitées ». En outre, promouvoir de tels comportements a l’inconvénient pour un État de réduire les émissions de GES là où les biens sont consommés, et non sur le territoire où ils ont été produits. L’enjeu de la quantification de la réduction des émissions nous paraît d’autant plus crucial que le METI et ses experts accordent une extrême importance aux résultats chiffrés des politiques de promotion des économies d’énergie et qu’ils écartent toute mesure dont l’impact ne peut être quantifié rigoureusement. Cela explique d’ailleurs le succès d’instruments comme le « demande-réponse », les dispositifs de visualisation et les nudges, dont les effets peuvent être mesurés précisément à l’aide des compteurs communicants et de la technique des essais randomisés contrôlés (Granier, 2017 : 394-399).

Une autre explication centrale nous semble résider dans la compartimentation de l’action publique. En effet, pour transformer les modes de vie au-delà de l’achat d’appareils efficients et de l’adoption de petits gestes, il faut faire appel aux compétences d’autres ministères que ceux uniquement chargés de l’énergie et de l’environnement : des ministères dont les politiques peuvent être qualifiées de « politiques énergétiques invisibles » (Royston, Selby et Shove, 2018). Or, au Japon comme ailleurs, les États ont répondu au défi du changement climatique en intégrant cet enjeu dans les politiques d’une partie seulement des ministères ou, même, d’un seul de leurs ministères, sans mettre en place de structure chargée de réfléchir à la mutualisation des compétences des différentes administrations pour que le problème soit pris en charge de manière transversale (Oshitani, 2006 : 215). Par conséquent, chaque ministère appréhende le problème à travers le prisme de ses compétences et de ses objectifs particuliers, et cela explique le fait que le METI se focalise sur la demande en énergie des ménages, et que le MoE voie ses capacités d’action limitées à des campagnes de communication.

Enfin, il convient de noter que le cadrage du METI semble correspondre aux préférences de la grande majorité des citoyens japonais, qui aspirent à maintenir leurs niveaux de consommation et de confort actuels tout en améliorant leur qualité de vie. Leurs attentes sont telles que les experts du METI et du MoE préconisent continuellement de mettre en avant ces éléments dans le cadre de la promotion des comportements économes en énergie. Les parties prenantes des smart communities en sont venues à préciser systématiquement aux habitants que leur participation à l’expérimentation n’affecterait pas leur confort et devrait même améliorer leur qualité de vie. Cette tendance a par ailleurs été objectivée par une enquête du NIES, d’après laquelle le modèle de société centré sur l’innovation technologique est celui que privilégient 70 % des Japonais, pour la raison principale que cela permettrait de conserver les modes de vie actuels (MoE, 2012 : 384-390).

Conclusion

Aykut et Evrard affirment, à partir des cas français et allemand, que « l’impératif de "transition énergétique", loin de constituer d’abord et surtout le fer de lance d’une transformation profonde du secteur énergétique, sert aussi "d’outil de maintien de l’existant" ». Il permet aux acteurs publics « d’assurer un contrôle [du changement] qui circonscrit le périmètre et le contenu des transformations » (Aykut et Evrard, 2017 : 19). Même si la notion de « transition énergétique » n’est pas mobilisée en tant que telle par l’État japonais, notre analyse de la stratégie énergético-climatique de ce dernier nous semble néanmoins appuyer cette thèse. En effet, cette stratégie repose principalement sur l’innovation technologique et sur le changement des comportements dans le cadre du système existant, et prend soin d’écarter les solutions de rechange émanant de la société civile (sortie du nucléaire, remise en cause du productivisme, modèles de société alternatifs). Cette volonté de limiter et de contrôler le changement est particulièrement mise en lumière par le contraste entre la rhétorique du changement des comportements et des modes de vie du METI et du MoE, et la très faible ambition des transformations envisagées par ces derniers.

Le cadrage de l’État japonais, partagé par la plupart des gouvernements de l’OCDE (Labussière et Nadaï, 2018 ; Evard et Aykut, 2017 ; Shove et Walker, 2007), est souvent critiqué par les militants, qui le jugent inefficace pour réduire les émissions de GES à la hauteur des objectifs fixés. Indépendamment de cette controverse, il nous semble qu’un tel cadrage présente d’autres écueils. D’une part, la rhétorique comportementale privilégiée par la plupart des gouvernements nous semble amplifier la dépolitisation des choix énergétiques et l’éviction du débat sur les autres modèles socio-économiques possibles, déjà provoqués par le tropisme technologique de leurs projets de transition (Labussière et Nadaï, 2018 : 2 ; Bonneuil et Fressoz, 2013). La focalisation sur les comportements individuels et le recours aux sciences comportementales dans le domaine de l’énergie et du climat s’inscrivent en effet dans un processus plus général d’individualisation de l’action publique (Dubuisson-Quellier, 2016 ; Borraz et Guiraudon, 2010), dont le « glissement vers des actions visant à infléchir le comportement des individus en jouant sur des ressorts psychologiques exprime une forme de dépolitisation de l’action publique, appuyée désormais sur des expérimentations émiettées et locales produisant des "résultats indiscutables", plutôt que sur des débats et des choix politiques » (Desrosières, 2014 : 68). D’autre part, le choix de « maintenir un modèle de société et de paix sociale fondé sur la croissance en dépit de la contrainte écologique » (Aykut et Dahan, 2014 : 127) rend l’avenir du climat extrêmement dépendant des progrès de la science et de la technologie. Comme le montre le cas japonais, cette orientation résulte de rapports de force interministériels déséquilibrés, de croyances solidement ancrées et d’effets de dépendance au sentier que la crise climatique globale n’est pas encore parvenue à déstabiliser.