Le numérique s’est invité au travail. Le développement d’Internet, du Big Data, des objets connectés, des appareils mobiles et d’autres technologies numériques a ouvert la voie à de multiples transformations qui, si elles ont bouleversé les modes de vie et de consommation, n’ont pas épargné le travail. Mais comment le travail en est-il affecté ? Toute une littérature foisonnante ne manque pas de souligner combien le recours aux technologies numériques a un impact sur l’emploi, en améliorant certains de ses aspects et en en fragilisant d’autres. Il s’en dégage des scénarios d’évolution très contrastés. Ces derniers oscillent entre l’annonce d’une substitution de l’homme par une technologie numérique souvent apparentée à la figure du robot et l’annonce de recompositions relevant du processus de « destruction créatrice » théorisé par Schumpeter, ce qui conduirait à la disparition de certains emplois et secteurs d’activité au profit de nouveaux (Bomsel et Le Blanc, 2000 ; Bidet-Mayer, 2016). De la même façon, le développement du numérique interroge les effets du développement de nouvelles technologies sur les qualifications requises ou encore sur l’interdépendance entre les technologies et les compétences (Bailey et al., 2010). Les approches en matière de « skill biased technological change » tendent à souligner un déplacement de la création d’emploi vers le haut au détriment des activités faiblement et moyennement qualifiées, au risque de faire apparaître une « rupture numérique » (Gualtieri, 2015). Ces débats ont pour particularité d’être récurrents dans l’histoire du travail et d’être focalisés sur la dimension technologique de ces transformations. Ils renvoient à la question du devenir de l’activité humaine face à un développement technique, qui n’a pas manqué de susciter de nombreuses inquiétudes. Les craintes de voir la technicisation du travail incarnée par le taylorisme entraîner une déqualification massive et continue des travailleurs au cours du XXe siècle se retrouvent dans les travaux de Braverman (1974). En France, elles ont été portées par les travaux qui défendaient l’idée de la « surqualification d’une minorité » dans le sillage des thèses de Friedmann sur la polarisation des qualifications. Pourtant, ces variations sur le thème de « l’expropriation des savoirs » opérée par le taylorisme (Coriat, 1976) ont été remises en question au nom de la reprofessionnalisation du travail. À partir des années 1980, un « nouveau paradigme » marqué par la « révélation » du travailleur expert et des « compétences » indispensables à la maîtrise du procès de travail (Stroobants, 1993) a sonné le glas des « théories dégradationnistes ». Mais le développement de l’économie numérique semble donner une nouvelle actualité à ces dernières. Un certain nombre d’auteurs, tels Rifkin (2005) ou Brynjolfsson et McAfee (2014), voient dans le développement du digital labour les signes d’un déclin annoncé du travail. Or, comme le souligne Sébastien Broca (2017), le terme de digital labour (Casilli, 2016 ; Scholz, 2012) est utilisé de manière générique pour désigner les « activités numériques quotidiennes des usagers de plateformes sociales, d’objets connectés ou d’applications mobiles » (Casilli et Cardon, 2015, p. 13). Cette notion a, selon Broca, été forgée pour « critiquer les modèles d’affaires de l’économie numérique » et pour « dénoncer l’exploitation des internautes par les multinationales » (Albert, Plumauzille et Ville, 2017). Elle agrège toutefois des réalités très diverses, qui vont « de la précarisation de certains métiers » désignée en termes d’ubérisation à « l’exploitation de contenus produits par des amateurs (les User-generated contents), ou encore la valorisation des données personnelles des internautes ». Autrement dit, tout ce qui relève de la participation à l’économie numérique et qui échappe au cadre « traditionnel de l’emploi salarié » tend …
Appendices
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