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Mars 2016. Nous sommes une quarantaine de personnes réunies devant l’épicerie Milano, rue St-Laurent, au coeur de la Petite-Italie à Montréal. Le nouveau propriétaire du populaire commerce de détail et des bâtiments annexés, qui comptent environ huit logements, a envoyé à la fin du mois de décembre 2015 un avis d’éviction pour subdivision à quelques-uns de ses locataires. Parmi eux, Pierino Di Tonno, un photographe de 82 ans d’origine italienne. Di Tonno, qui vit depuis 42 ans dans son petit quatre-pièces, est clair sur ses choix résidentiels : « Je ne veux pas aller dans un endroit pour attendre la mort, dit-il, ce serait comme me donner un coup de poignard ». Ce conflit, hautement médiatisé en raison de sa portée symbolique, a mis en lumière que la possibilité de vieillir sur place, pour une catégorie de personnes d’un certain âge disposant de faibles revenus mais sans pertes d’autonomie fonctionnelle, se trouve fragilisée dans certains quartiers centraux montréalais (Burns, Lavoie et Rose, 2012 ; Gascon et Olazabal, 2011). En effet, dans La Petite-Patrie, plus du tiers des personnes victimes d’évictions et de reprises de logement seraient âgées de plus de 65 ans (Comité logement Petite-Patrie, 2016). Dans ce contexte préoccupant, comment les personnes vieillissantes à faible revenu vivent-elles ces dynamiques urbaines et quels moyens adoptent-elles pour s’y adapter (cf. Mallon, 2014 : 184) ?

Pour répondre à cette question générale, nous avons décidé, dans le cadre d’un doctorat en études urbaines, de mener une enquête de terrain afin de documenter les discours, pratiques et représentations d’un échantillon d’acteurs vieillissants résidant dans certains quartiers centraux de Montréal. De surcroît, de manière à saisir empiriquement cette agentivité évoquée plus haut, nous avons choisi de rencontrer essentiellement des membres actifs d’organismes de défense des droits des locataires, communément appelés « comités logement »[2]. En d’autres mots, nous nous intéressons spécifiquement à des individus vieillissants engagés dans une participation sociale au sein de l’action collective sur la ville (cf. Fontan, Hamel et Morin, 2012), un thème peu ou prou étudié en gérontologie sociale. Nous supposons donc que cet engagement constitue, en partie du moins, une forme parmi d’autres d’ajustement aux dynamiques urbaines qui fragilisent la possibilité de vieillir sur place. Dans le contexte précis de cet article, nous tenterons principalement de décrire les grands contours de la participation des personnes vieillissantes au sein de ces comités logement. En parallèle, nous voulons également clarifier les liens entre cette participation et l’insécurité locative vécue par ces individus dans le parc locatif privé, que l’on propose ici d’analyser comme une forme systémique d’exclusion territoriale.

Pour ce faire, nous déployons ici trois objectifs spécifiques : 1) identifier comment et dans quelles circonstances les personnes vieillissantes s’intègrent aux comités logement ; 2) explorer les situations d’insécurité locative dont celles-ci ont pu faire l’expérience ; 3) établir quelles rétributions celles-ci retirent de leur participation au sein des comités. La recherche étant toujours en cours au moment d’écrire ces lignes, cet article vise à rendre compte de résultats préliminaires, dans le but de nourrir les débats actuels dans les médias québécois concernant la question du vieillissement sur place. Après avoir brossé un bref portrait du marché locatif montréalais et de la situation des personnes vieillissantes en son sein, nous nous pencherons sur le concept d’exclusion territoriale. Une présentation de la méthodologie de cette thèse doctorale précédera la présentation des résultats, déclinés en fonction des trois sous-objectifs énoncés ci-haut. Finalement, à la lumière du contenu présenté ici, une discussion critique sur les politiques publiques entourant le vieillissement sur place au Québec viendra clore cet article.

Montréal : une précarité locative grandissante pour les personnes vieillissantes

À Montréal, le parc locatif est sous pression depuis un bon moment : entre la fin des années 90 et l’année 2015, Montréal vit une importante crise du logement (Normandin, 2015). Pendant cette période, le coût moyen d’un loyer à Montréal est passé de 529 $ en 2001 à plus de 739 $ en 2014, soit une hausse de 39,7 % (ibid.). Par ailleurs, en 2012, 10 fois moins de logements locatifs et coopératifs que de logements privés furent mis en chantier et la tendance se maintient depuis (FRAPRU, 2013) : plus de 60 000 condominiums ont été construits entre 2005 et 2015 à Montréal (CRACH, 2015). En parallèle, la conversion de logements locatifs en condominiums[3] a également progressé rapidement, faisant fondre l’offre locative privée dans certains quartiers en demande. En effet, dans la Petite-Patrie, un quartier central de Montréal situé dans l’arrondissement Rosemont-La Petite-Patrie, plus de 15 000 unités locatives ont été converties en condominiums3 entre 1991 et 2013, faisant passer la proportion d’immeubles locatifs dans le quartier de 96 % à 80 % pour la même période (Comité logement de la Petite-Patrie et Laboratoire urbain de l’Université Concordia, 2014).

En raison de barèmes établis par la loi limitant les hausses annuelles permises, les locataires résidant de longue date dans un logement — dont une bonne proportion de personnes vieillissantes — paient généralement des loyers plus bas que le marché environnant. À l’échelle du Québec, des chiffres publiés récemment par le Regroupement des comités logements et associations de locataires du Québec (RCLALQ, 2016) révèlent que 63 % des locataires ayant reçu un avis de reprise ou d’éviction en 2016 habitaient leur logement depuis au moins 10 ans, et parmi ceux-ci, 41 % depuis plus de 15 ans. En d’autres termes, le droit au maintien dans les lieux, qui garantit le droit au locataire de demeurer dans son logement pendant toute la durée du bail s’il remplit les obligations qui y sont associées (Gagnon, 2009 : 208), est directement menacé par la spéculation immobilière, alors que les propriétaires veulent refermer la distance entre le prix du loyer « actuel » et sa « rentabilité foncière potentielle » (cf. Chabrol et al. 2016 : 34), elle-même fonction des prix du marché. Toutes choses égales par ailleurs, la durée de résidence — lorsqu’elle approche 10 ou 15 ans — devient donc un facteur important de vulnérabilité au déplacement forcé lorsque le loyer n’a pas augmenté au même rythme que le marché.

On peut définir le déplacement comme ce qui se produit quand des forces extérieures au ménage rendent l’occupation de son logement impossible, dangereuse ou inabordable (Keating et al., 1982 : 3, dans Baeten et al., 2016 : 3, notre traduction). La Petite-Patrie, entre 1996 et 2006, aurait perdu 1,5 % de sa population aînée (Burns, Lavoie et Rose, 2012), mais entre 2005 et 2011, la baisse du nombre de personnes de 65 ans et plus en ménage privé a atteint 16 %, signe sans équivoque d’une accélération du processus (Comité logement de la Petite-Patrie, 2014)[4]. Toutefois, en raison d’un manque de données, on ne peut déterminer les causes exactes de ces départs (évictions, reprises de logement, décès, départ en centre de soins de longue durée, déménagement volontaire, etc.). Effectivement, au Québec, il n’existe pas de registre des baux, ni au niveau municipal ni au provincial ou au fédéral[5]. Par contre, ces chiffres semblent indiquer que des dynamiques d’exclusion territoriale sont à l’oeuvre dans ce quartier, surtout si on s’appuie sur l’expérience des intervenantes communautaires. L’une de celles que nous avons rencontrées évoquait justement « une population aînée qui se fait évincer à tour de bras ».

Ainsi, les transformations urbaines comme la gentrification[6] — qu’on peut définir minimalement comme une « élévation progressive du profil sociologique des habitants s’accompagnant de formes de réhabilitation ou de transformation du bâti ancien » (Chabrol et al., 2016 : 66) — peuvent contribuer à l’exclusion sociale de certaines catégories de personnes vieillissantes et ce, de diverses manières. Parmi les effets de l’embourgeoisement, on note dans la littérature une perte d’espaces de socialisation traditionnels comme les bingos ou les clubs de l’âge d’or ainsi qu’un amenuisement des contacts entre personnes âgées et gentrifieurs dans l’espace public, confinant les aînés entre eux, souvent contre leur gré (Lavoie et al., 2011 : 75 ; Lager, Van Hoven et Huigen, 2015). Par contre, concernant l’analyse des effets de l’embourgeoisement sur telle ou telle population, il faut se méfier d’une vision trop simpliste du phénomène (cf. Chabrol et al., 2016) et opter pour la complexité. En effet, certaines populations âgées, telles que certaines personnes d’origine italienne de La Petite-Patrie (Lavoie et al., 2011), peuvent aussi tirer leur épingle du jeu dans les processus de transformations urbaines en raison de la sécurisation d’un patrimoine immobilier. Par contre, il faut retenir qu’au Québec, les locataires vieillissants sont plus précaires que les propriétaires des mêmes cohortes (FADOQ, 2016 ; Séguin, 2010).

Élargir le concept d’exclusion territoriale

Billette et Lavoie (2010) ont identifié sept dimensions à l’exclusion sociale chez les personnes vieillissantes : l’exclusion symbolique, identitaire, sociopolitique, institutionnelle, économique, exclusion des liens sociaux significatifs et exclusion territoriale. De façon à pousser plus loin la réflexion sur les « territoires du vieillissement », nous nous pencherons ici plus avant sur le concept d’exclusion territoriale. Billette et Lavoie (2010 : 12) la définissent comme « un possible confinement des personnes âgées dans des lieux en dehors du social, comme le domicile ou un milieu d’hébergement ». D’emblée, les effets de l’embourgeoisement examinés plus haut participeraient donc à l’exclusion territoriale, en provoquant une réduction de l’espace social. Sous cet angle, l’exclusion territoriale est donc associée à une perte de « liberté géographique » (ibid.). Par contre, une telle définition ne permet pas de conceptualiser adéquatement des phénomènes comme l’insécurité locative produite par les pressions du marché immobilier. On peut définir l’insécurité locative comme « un accès incertain ou limité à des domiciles et des quartiers stables, sécuritaires, adéquats et bon marché » (Cox et al., 2005 : 5). D’autres qualifieront ce rapport au logement de « liminal » (Leibing, Guberman et Wiles, 2016).

En effet, pour une personne âgée menacée d’éviction comme l’était Pierino Di Tonno, qui continuait pourtant de pratiquer l’espace public (commerces, services de proximité) et qui appréciait son logement, l’exclusion territoriale représente davantage une dépossession de son logement qu’un confinement non désiré au domicile. Dans la sociologie du logement, on conçoit souvent les choix résidentiels comme étant la capacité des individus ou des groupes à accéder à certains types de logements en fonction de leurs capitaux sociaux, économiques ou symboliques (Fijalkow, 2012 : 80). Par contre, dans la situation empirique qui nous intéresse ici, la perte de liberté géographique et de choix résidentiels est plutôt associée à l’incapacité de rester chez soi et à une contrainte, celle de se relocaliser contre son gré (cf. Bresse, Fortin et Després, 2010), généralement à coût beaucoup plus élevé. En somme, il faut donc selon nous élargir le concept d’exclusion territoriale en définissant le phénomène à la fois comme un rétrécissement des possibilités de pratiquer l’espace social et comme une dépossession de son logement provoquée par des facteurs exogènes et structurels, en prenant en compte plusieurs échelles, du marché immobilier jusqu’à la relation avec le propriétaire. Avec ceci en toile de fond, passons maintenant à l’exposition de la méthodologie.

Méthodologie

Nous avons choisi d’effectuer un terrain ethnographique d’une durée de 20 mois (février 2016 à septembre 2017) au sein de quatre comités logement, couvrant de la sorte quatre quartiers adjacents : Villeray, La Petite-Patrie, Rosemont et Le Plateau-Mont-Royal. Depuis février 2016, nous participons régulièrement à de nombreuses activités organisées par ces comités : ateliers de discussion, conférences de presse, repas communautaires, présentations de films ou autres. À ce jour, nous avons également assisté à plus d’une vingtaine de manifestations entourant le droit au logement à Montréal, souvent coordonnées par des regroupements nationaux. Concernant les entrevues semi-dirigées, nous avons effectué le recrutement en grande majorité in situ, lors de ces évènements publics, en demandant directement aux personnes de participer à l’étude et en recueillant leurs coordonnées de façon à mener une entrevue ultérieurement, souvent à leur domicile ou dans leurs bureaux.

Au moment d’écrire ces lignes, la première phase d’entretiens comprend 7 entrevues réalisées en majorité avec des personnes organisatrices communautaires dans les comités à l’étude ou des personnes proches des enjeux aînés dans les quartiers susmentionnés. La seconde phase inclut 7 entrevues d’environ 75 minutes chaque en moyenne avec des personnes vieillissantes de 60 ans et plus (sur 20 projetées) s’impliquant de près ou de loin dans les activités des comités logement à l’étude (voir tableau 1). Tout au long du texte, le féminin a été employé de façon à faciliter la lecture et reflète le fait que la grande majorité des répondants sont des femmes. De manière à garantir l’anonymat des participantes, les noms réels ont été remplacés par des pseudonymes et les titres des comités remplacés aléatoirement par des lettres. Enfin, le choix du terme « personnes vieillissantes » n’est pas aléatoire. En l’utilisant, on peut couvrir les différents genres, mais aussi des positions différentes dans le cycle de vie et mettre l’accent sur la processualité du vieillissement. Certaines de nos répondantes sont préretraitées, d’autres ont passé le cap des 70 ans et une autre celui des 80 ans. D’autre part, nombre d’entre elles ne se reconnaissaient pas dans le terme de « personnes âgées ». Cette terminologie de « personnes vieillissantes » nous semble donc plus à même de refléter la réalité empirique que nous avons documentée.

Tableau 1

Profil des participantes à l’étude

Profil des participantes à l’étude

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Participation des personnes vieillissantes dans les comités logement

Bickel (2014 : 207) définit la participation sociale comme étant « l’ensemble des activités extérieures au domicile par lesquelles les personnes s’engagent volontairement dans la vie de la collectivité et de ses organisations, espaces communautaires, formes d’expression et évènements ». La participation sociale peut donc prendre plusieurs visages, du bénévolat à l’engagement syndical. Ici, il sera question d’un hybride entre le bénévolat et l’engagement politique : les comités logement, bien qu’ils soient des organismes communautaires, se donnent habituellement une mission de défense de droits.

À Montréal, les premiers organismes de défense de droits des personnes locataires ont vu le jour à la fin des années 60. Selon Breault (2014), trois phases de développement de ces groupes peuvent être identifiées. Les premiers groupes à émerger prennent la forme de comités de citoyens et de comités d’action politique désirant lutter à partir de leurs quartiers pour le droit au logement. Ensuite, au cours des années 70, de nouveaux groupes subventionnés par le gouvernement fédéral canadien voient le jour et sont axés davantage sur les services d’aide aux locataires que sur la lutte sociale au sens large. Finalement, le fédéral retira son financement et une troisième vague d’organisations naquit, en mélangeant le volet d’accompagnement aux locataires en difficulté (information juridique, aide technique, support social) avec une visée de changement social redécouverte (revendications pour le droit au logement). La plupart de la vingtaine de groupes de défense des droits des locataires à Montréal s’inscrivent dans cette dernière mouture.

Selon Marie-Claude, organisatrice au comité A, la majorité des gens qui contactent un comité logement viennent initialement chercher de l’information au sujet d’une hausse de loyer abusive, d’une éviction ou d’une reprise de logement. Certaines personnes sont d’ailleurs recommandées aux comités par des organismes spécifiquement aînés ou encore certains CLSC ou tables de quartier, alors que d’autres trouvent les coordonnées sur des affiches dans la rue. Autrement, les gens sont également attirés par les rencontres relatives aux logements sociaux, car il est possible de s’inscrire sur des listes d’attente à partir des comités (tables des requérants). Les personnes qui gravitent autour des comités — et ce, peu importe leur âge — se retrouvent généralement en situation de vulnérabilité socio-économique, sauf exception. Dans tous les comités à l’étude, la majorité des membres actifs bénéficient soit de l’aide sociale, soit des rentes gouvernementales dans le cas des retraitées.

Cette première entrée ouvre potentiellement la porte à une présence à plus long terme dans les activités du comité, comme la trajectoire suivante l’illustre. Il y a environ dix ans, Madame Montoya a reçu une augmentation de loyer qu’elle jugeait abusive (environ 20 $ par mois) et s’est fait conseiller par un voisin de contacter le comité logement de son quartier (C) pour rédiger une mise en demeure signifiant son refus de la hausse proposée par le locateur. Suite à une première rencontre individuelle portant spécifiquement sur cette situation juridique, le comité logement C a expliqué à Madame Montoya qu’il s’engageait également dans la défense collective de droits, ce qui l’a intéressée :

« Je suis allée là-bas, j’ai pris ma carte de membre, alors j’expliquai bien qu’est-ce que c’était mon problème, et j’étais angoissée, je me sentais pas bien parce que je demeure seule. À partir de ça je dis, bon, je connais qu’est-ce que ça veut dire le comité logement, il faut que je participe. »

Lorsqu’il s’est rapproché du comité A, Raoul Chartrand voulait connaître davantage ses droits, pour savoir « quoi répondre au propriétaire » dans le cas où il aurait à contester une reprise de logement. Quant à elle, Sylvie St-Pierre a entendu parler du comité dans un centre de femmes du quartier et avait grandement besoin de se trouver un logement social, sa situation économique se dégradant rapidement. À travers ces besoins initiaux d’information suscités par des situations d’insécurité locative, ces personnes ont maintenu une présence à long terme dans les activités des comités.

Selon Marie-Claude, plus de 90 % des membres actifs de son organisation sont des personnes retraitées et âgées. Sur environ 250 membres au total, une soixantaine de membres participent de façon ponctuelle aux activités et une quinzaine maintiennent une présence systématique et continue (participation aux ateliers, repas, manifestations). Dans les comités B, C et D, les chiffres sont similaires. On parle toujours d’un « noyau dur » de 15 à 20 participantes et participants qui affichent une présence très active, constitué à près de 80 % de personnes vieillissantes en moyenne. Par contre, dans le comité C, les militantes qui sont le plus actives sont plus jeunes, âgées entre 45 et 65 ans. Jacques explique la présence majoritaire des personnes vieillissantes par une plus grande disponibilité temporelle : « c’est plus difficile avec les travailleurs ». Ce constat résonne avec celui de Gaudet (2011), qui explique notamment la participation sociale accrue des personnes retraitées dans les activités bénévoles par rapport à d’autres cohortes par le fait qu’elles ne travaillent plus.

Le logement menacé : un aperçu des différentes expériences

Parmi les personnes vieillissantes interviewées, certaines ont dû faire face à des évictions ou à des reprises de logement (légales ou non). D’autres ont préféré d’elles-mêmes prévoir une relocalisation suite à une insécurité locative plus diffuse, avant même de recevoir un avis formel. La plupart des organisatrices communautaires ont affirmé à plusieurs reprises que les gens qui contactent les comités logement représentent seulement « la pointe de l’iceberg », les plus « battants », et qu’une majorité d’aînées « tombent dans les craques du système ». Tout le monde n’aurait pas la même capacité de lutter contre une éviction ou une reprise de logement, surtout sans appui légal ou accompagnement adéquat. Au Québec, une contestation d’éviction peut prendre une vingtaine de mois à la Régie du logement et la locataire lésée, si elle gagne, se retrouve avec une compensation d’en moyenne 2500 $ sans toutefois récupérer son logement, selon Jacques. Au point où beaucoup des personnes vieillissantes qui entament des procédures de contestation dans le cas d’une reprise de mauvaise foi ou d’une éviction frauduleuse mentionneraient que « c’est pas l’argent que je veux, c’est punir le propriétaire » (Jacques).

De plus, sous le couvert des évictions et reprises de logement menées en toute légalité se retrouve une série de pratiques abusives ou « mobbing immobilier » (Chabrol et al., 2016) tels que mensonges, fraude, harcèlement sexuel, violence psychologique et physique, intimidation, négligence, refus d’encaisser le loyer et offres monétaires, qui visent le même résultat, soit un départ du locataire de son logement ; un phénomène que Marcuse (1986) nomme la « displacement pressure ». Certaines de ces tactiques peuvent aussi être employées lorsqu’un locateur veut imposer des hausses abusives aux locataires. Madame Tremblay vit dans un complexe résidentiel important, qui n’est pas destiné spécifiquement aux aînés — mais où de nombreuses personnes vieillissantes y résident — et qui est géré par une société à numéro. Chaque année, la société en question hausse le loyer des locataires, mais souvent au-delà des limites permises par la loi.

« Des personnes âgées... Donc des gens qui ont peur, qui sont tannés…Y a des gens des fois qui vont régler, là, juste parce que ça fait trois années qui contestent leur augmentation pis ils sont pas entendus à la Régie. Ils se disent : "s'il fallait que je tombe malade, là, c'est mes enfants qui seraient pognés avec ça", faque là ils vont régler. »

Cette dame mentionne donc toute la difficulté de mener le combat contre ces hausses, en raison d’une campagne d’intimidation efficace menée par la société immobilière couplée à l’inefficacité du tribunal de la Régie du logement (délais abusifs). Effectivement, tel qu’évoqué par Madame Tremblay, les intervenantes rencontrées affirment généralement que chez les personnes vieillissantes, certaines limitations physiques ainsi que l’anticipation de la maladie représentent des freins réels à la contestation.

D’autre part, la pression au déplacement, avant même qu’elle ne se matérialise concrètement dans un avis d’éviction ou de reprise, se fait d’abord sentir dans les transformations urbaines de petite échelle, dans les changements perçus de manière fine dans la composition des microgéographies, comme un tronçon de rue ou une section partielle d’un îlot. Par exemple, lorsque l’immeuble voisin est converti en copropriété indivise et/ou divise ou lorsque les loyers augmentent considérablement après rénovations. Raoul vit au-dessus d’un appartement dont le loyer a beaucoup augmenté dans les dernières années, le logement en face de chez lui a été vendu, un troisième étage a été construit. Selon lui, des logements relativement restreints dans le voisinage ont commencé à changer de main rapidement et à se louer à plus de 1500 $ par mois.

Raoul a alors réalisé la situation précaire dans laquelle il se trouvait, en raison de l’écart entre le prix de son loyer et le prix du marché : « câline, j’ai plus de bargaining power avec mon propriétaire, c’est foutu, là ». Ce dernier a décidé de prévoir un déménagement dans un futur rapproché, mais à contrecoeur. Madame Montoya a opté pour déménager il y a quelques années dans un logement social subventionné en prévision d’une hypothétique éviction, car son propriétaire lui mentionnait régulièrement qu’il comptait vendre l’immeuble, n’en retirant pas assez de profits. Elle a décidé de son plein gré de quitter son logement, convaincue par une organisatrice communautaire du quartier, et de se « mettre à l’abri », dans un logement social qui était par ailleurs adapté pour la perte d’autonomie. L’insécurité locative, telle que définie plus tôt dans cet article, se manifeste notamment par une hausse des prix des logements. Raoul et Madame Montoya ont donc réagi à cette menace latente en prévoyant une relocalisation.

Quant à elle, Suzanne Dubuc a de bonnes relations avec son propriétaire. Par contre, ce dernier lui a proposé d’échanger son logement avec le sien, dans le même duplex, donc de reprendre l’appartement du deuxième étage qu’elle occupe pour effectuer des rénovations, Madame Dubuc s’en allant hypothétiquement au rez-de-chaussée, en payant le même prix que son « ancien » logement, soit 540 $ par mois. Par contre, elle craint que ce mouvement ne soit le premier pas vers une possible reprise de logement formelle. Malgré le fait que son appartement soit extrêmement froid, mal isolé et mal entretenu, elle désire rester chez elle pour entraver la concrétisation de cette tactique. Cette situation d’incertitude provoque d’ailleurs chez elle une angoisse indéniable : « Qu’est-ce je fais avec ça ? Je le vois venir à cent milles à l’heure, je suis paniquée ! (…) En dedans c’est une panique de survivre ». Au point où elle n’ose pas mentionner à son propriétaire que le lavabo est déficient ou que le renvoi d’eau de la laveuse déborde dans le bain, de peur qu’il n’augmente le loyer ou qu’il ne mette à exécution son plan de rénovation.

Par contre, certaines des locataires interviewées ont l’intention de garder le plein contrôle sur leurs choix résidentiels et affichent une certaine confiance, malgré les menaces manifestes ou latentes qui planent sur leur chez-soi. Par exemple, Madame Lesage ne croit pas que son propriétaire voudrait l’évincer un jour, puisqu’elle passe la tondeuse sur le terrain de l’immeuble. Elle se considère donc comme indispensable : « c’est gênant de m’augmenter, il va être obligé de faire le gazon lui-même !  Il oserait jamais ! Je vais rire de lui s’il ose faire ça !  » Madame Dubuc reconnaît que les personnes vieillissantes sont particulièrement vulnérables aux abus liés au logement, mais qu’il est possible de se défendre : « C’est sûr que les personnes âgées sont facilement manipulables. Parce qu’elles sont vulnérables. Moi je suis vulnérable, mais je suis tellement rebelle, en quelque part, je suis tellement méfiante parce que ça fait longtemps que je me défends, mais c’est pas tout le monde…  » Au final, les personnes avec qui nous avons mené des entrevues sont généralement conscientes des dynamiques urbaines dans lesquelles elles évoluent et peuvent, dans une certaine mesure, s’adapter et prévoir leur trajectoire résidentielle, voire même tenter de défendre leur droit au maintien dans les lieux.

Les rétributions de la participation au sein des comités logement

En sociologie des mouvements sociaux, le concept de rétribution permet de comprendre ce que les acteurs retirent de leur participation et engagement dans l’action collective (Céfaï, 2007). Les rétributions peuvent prendre la forme d’une diversification des sociabilités, ou encore l’augmentation du capital social, symbolique, culturel ou économique (Neveu, 2005 : 73). Selon nos observations et analyses préliminaires, le fait d’être membre d’un comité logement semble procurer aux locataires trois rétributions principales : 1) un sentiment de sécurité relatif ; 2) un réseau de sociabilité ; 3) une identité de locataire engagée dans une lutte pour le droit au logement.

En effet, tout se passe comme si le fait de participer aux activités d’un comité logement et de savoir que des personnes-ressources sont disponibles en tout temps semble sécuriser certaines locataires, dans une certaine mesure. Madame Montoya, qui est membre du comité depuis 9 ans, est sans équivoque à ce sujet : « j’aime mon comité de logement parce que... ça répond à mes besoins, mes craintes. Ça m’a sauvée, ça, ça m’a sécurisé aussi, parce que je ne me sentais pas protégée par la loi, j’étais vraiment angoissée, j’avais passé des nuits blanches ». Au-delà de la possibilité de dénouer une situation juridique précise, l’appartenance à long terme au comité permet de faire face à des situations litigieuses potentielles en ayant accès à des ressources gratuitement qui proposent un accompagnement dans les procédures juridiques.

En second lieu, selon la plupart des organisatrices communautaires rencontrées pour cette recherche, la participation plus active au sein des activités des comités logement permet d’abord et avant tout de « briser l’isolement », motivation première qui corrobore les résultats de beaucoup de travaux réalisés sur la thématique croisée de la participation sociale et de vieillissement. Madame Montoya soutient que son comité logement est « comme une famille de proximité ». Similairement, lorsqu’on lui demande pourquoi elle participe à certaines activités du comité logement, Madame Lesage répond : « pour voir le monde, pour voir le monde que je connais ». Quant à Madame St-Pierre, elle affirme que le comité est « accueillant », « c’est un lieu où je me sens bien ». Elle apprécie tisser des liens avec les organisateurs et avec les autres membres : « je sais que je vais voir du beau monde ».

On vient partager un repas, des discussions, revoir des camarades. De plus, les manifestations nationales à Québec ou à Ottawa représentent une occasion de réunir action politique et socialisation, de joindre l’utile à l’agréable. « Je me paye un petit trip. L’autobus est confortable. En même temps c’est important d’y aller » (Sylvie St-Pierre). Cela permet de faire de petits voyages, autrement trop onéreux lorsqu’on se retrouve en situation de précarité économique, et d’échanger avec d’autres membres de la « grande famille du logement ». Nous avons en effet constaté la camaraderie généralisée qui peut se dégager de la plupart des manifestations entourant le droit au logement, car les gens se connaissent et participent la plupart du temps en délégations, le billet de métro leur étant fourni par les comités.

Finalement, le sentiment de faire une différence dans la communauté, en revendiquant des changements sociaux, est à considérer. L’identité de « locataire en lutte », revendiquant ses droits devant plusieurs paliers de gouvernement, peut permettre un empowerment symbolique et matériel des membres devant des dynamiques urbaines et économiques diffuses et insaisissables. Selon Bradley (2012), la construction d’une identité collective de locataires dans le mouvement pour le droit au logement en Angleterre permet aux participants d’établir des contre-discours vis-à-vis le marché immobilier, et donc de le tenir à une certaine distance. Finalement, les participantes à l’étude ont souvent mentionné qu’elles n’étaient pas intéressées, voire qu’elles étaient repoussées par les activités destinées seulement aux personnes âgées. Elles appréciaient pouvoir côtoyer des personnes de tous âges au sein des comités logement, car l’identité de « locataires » est inclusive. Elle traverse également les genres, les capacités physiques, certaines classes sociales ou encore le capital culturel.

Discussion

Pour récapituler, nous avons voulu explorer ici dans quelle mesure la participation des personnes vieillissantes dans les comités logement pourrait représenter un moyen permettant de naviguer à travers l’exclusion territoriale. Pour ce faire, nous avons d’abord cherché à décrire les grandes lignes de cette participation. Chez nos répondantes, elle débute habituellement avec une expérience d’insécurité locative (manifeste ou latente), puis s’inscrit dans une certaine durée, alors qu’elles développent des sociabilités et adoptent une identité de « locataire » en lutte. Nous avons également voulu dépeindre rapidement quelques situations d’insécurité locative vécues par les répondantes : retenons que ces dernières savent percevoir des changements fins, que ce soit dans le quartier environnant et/ou dans les attitudes du propriétaire, et ainsi développer des stratégies prospectives. Chez certaines d’entre elles, un sentiment de vulnérabilité se mêle parfois à une attitude combative. Bref, on peut affirmer que cette menace de délocalisation forcée qui plane sur le chez-soi peut être partiellement contrée par la participation à un comité, ne serait-ce que parce que cette proximité avec le comité peut fournir des outils pour contrer les forces du marché immobilier (Bradley, 2012), tel qu’obtenir un logement social, ou encore pour mieux les comprendre, à tout le moins.

En termes plus sociologiques, l’appartenance au comité logement pourrait conférer aux membres une plus grande sécurité ontologique, soit un sentiment de stabilité du monde qui permet de maintenir une continuité dans la construction du soi (Giddens, 1991). Dans plusieurs travaux, on identifie le chez-soi comme un des socles majeurs de cette sécurité ontologique (Madden et Marcuse, 2016). Par contre, l’insécurité locative et les déplacements forcés peuvent affecter négativement ce sentiment de sécurité ontologique et provoquer stress, anxiété et dépression (Desmond, 2016 ; Baeten et al., 2016). L’exclusion territoriale, ou l’épée de Damoclès qui plane de manière systémique sur les personnes vieillissantes résidant de longue date dans leur logement, est alors mise à une certaine distance en sachant que les hausses abusives ou les reprises de mauvaise foi pourront être combattues juridiquement. L’appartenance au comité ne permet pas nécessairement de contrer un déplacement forcé légal, mais permet minimalement de comprendre les processus de transformation urbaine à l’oeuvre dans les quartiers centraux et d’ouvrir des possibles, comme trouver un logement social.

Les politiques de vieillissement sur place, malgré leurs qualités indéniables et leur pertinence, partagent toutes un défaut de taille : elles oublient de reconnaître adéquatement et d’évaluer l’exclusion territoriale pouvant affecter les personnes âgées, surtout celles résidant de longue date dans le parc locatif privé. En d’autres termes, elles omettent de prendre en compte des trajectoires comme celles que nous avons présentées rapidement ici. En conséquence, peu de mécanismes existent pour contrer directement les effets délétères du marché immobilier sur les individus plus vulnérables. À titre d’exemple, la politique Vieillir et vivre ensemble chez soi, dans sa communauté, au Québec (Québec, 2012) privilégiait l’adaptabilité des logements et la poursuite de programmes existants, comme Accès-Logis ou Allocation-Logement, que les groupes de défense de locataires qualifient pourtant année après année de « sous-financés ». Quant aux divers programmes Municipalités amies des aînés (Québec, 2009), ils abordent les questions de l’aménagement urbain et des logements adaptés, mais, encore une fois, sans s’attarder sérieusement aux mécanismes à l’oeuvre dans le locatif privé qui contribuent à l’insécurité locative des personnes vieillissantes.

Toutefois, depuis juin 2016, une nouvelle loi (projet de loi 492) est entrée en vigueur pour protéger le droit au maintien dans les lieux des personnes de 70 ans et plus à faibles revenus et résidant depuis plus de 10 ans dans leur logement. Impulsée par Québec solidaire (gauche) et certaines associations de locataires, cette loi est toutefois encore méconnue par les locataires tout en étant contestée par certaines associations de propriétaires. À la suite de l’introduction de cette loi, qui reconnaît le fait que les personnes vieillissantes se situent parfois sur la ligne de front de la lutte des locateurs pour atteindre le seuil de « rentabilité foncière potentielle » (Chabrol et al., 2016 : 34), les programmes de vieillissement sur place et les politiques concernant l’habitat des personnes vieillissantes doivent dès maintenant prendre en compte les pressions exercées par le marché immobilier sur les capacités des individus de vieillir sur place. Les résidences privées pour personnes âgées étant hors de prix pour une quantité non négligeable de personnes de 65 ans et plus (FADOQ, 2016) et les unités en logement social plutôt limitées (Gascon et Olazabal, 2011), force est de constater que si rien n’est fait, le droit à la ville (Lefebvre, 1970) des personnes vieillissantes à faible revenu et locataires dans les quartiers centraux montréalais sera encore vacillant pour les années à venir.