Abstracts
Résumé
L’informalité économique est généralement définie comme l’absence d’action étatique à cause de déficits institutionnels dans la capacité de l’État à réguler les activités économiques sur son territoire. Il existe un certain consensus sur l’importance de comprendre le rôle de l’État dans la suppression ou la croissance de l’informalité, afin de mieux expliquer l’étendue, la nature et l’évolution de l’économie informelle. Ce texte discute du rôle de l’État dans le double processus de désyndicalisation et d’informalisation dans le secteur de la construction résidentielle. L’un des effets prévisibles de ce double processus est la diminution des conditions de travail. Le travail précaire est de plus en plus important et les travailleurs immigrants (plusieurs sans statut légal dans le pays) sont devenus des « travailleurs de choix » pour les contracteurs qui se font la concurrence sur la base d’une diminution des coûts et la sueur des ouvriers.
Abstract
Economic informality is generally understood as arising from an absence of state action in the economy owing to institutional deficits, principally in the state’s capacities to regulate economic activities occurring within its territory. With regard to the role of the state in either inhibiting or fostering the spread of informality, there appears to be a consensus that adequate explanations of the scope, nature, and evolution of the informal economy must have as a central component an understanding of the state’s role in shaping these dynamics. This paper assesses the state’s role in facilitating the twin processes of deunionization and informalization in the residential construction industry, which has had the predictable outcome of lowering labour standards. Precarious work has proliferated, and immigrant workers, many of whom are undocumented, have become the “workers of choice” for construction contractors who compete based on low costs and the sweating of labour.
Article body
On conçoit généralement l’informalité économique comme ce qui découle de l’absence d’action étatique dans l’économie en raison de déficits institutionnels se situant principalement au niveau des capacités de l’État à réglementer les activités économiques sur son territoire. Les premières analyses de l’informalité ont eu tendance à décrire un secteur économique distinct dont les activités ne sont pas réglementées par l’État (voir Sethuraman, 1976 ; Tokman, 1978). Il était alors entendu que l’étendue et la portée de ce secteur pouvaient varier au fil du temps et de l’espace, selon, d’une part, les conditions macroéconomiques — les crises économiques ayant tendance à accroitre la disponibilité de travailleurs dans le secteur — et selon, d’une autre, la capacité régulatrice de l’État (regulatory reach of the state) c’est-à-dire la mesure dans laquelle les cadres institutionnels à travers lesquels l’État intervient sont capables de réguler l’activité économique. Aussi, de telles analyses se trouvaient généralement insérées dans un discours de modernisation voulant qu’au fur et à mesure que les économies avancent sur la trajectoire du développement, pour devenir ultimement des « économies avancées », les formes économiques prémodernes, telles que le petit commerce, le travail occasionnel et d’autres relations informelles seraient intégrées dans l’économie « dominante » et éliminées ou transformées (Quijano, 2000).
Il est aujourd’hui largement admis que plusieurs de ces propositions sont erronées. Des notions s’appuyant sur une distinction opposant secteurs formel et informel ont fait place à une compréhension plus nuancée du rôle des activités informelles envisagées comme partie intégrante des secteurs de l’économie souvent occupés par les grandes entreprises, et dont elles soutiennent le développement. Les activités informelles sont ainsi décrites soit comme partie d’un double circuit d’activité économique, selon la formulation de Milton Santos (1979) soit comme partie d’un processus plus vaste de restructuration économique, tel que l’a analysé Saskia Sassen (2000). Dès lors, il s’ensuit que les caractérisations associant l’informalité à un ensemble anachronique de relations économiques prémodernes deviennent inappropriées puisque les activités économiques informelles, telles qu’on les appelle, sont des composantes-clés des économies modernes (Guha-Khasnobis et al., 2006 ; Roy et AlSayyad, 2004 ; Tabak et Crichlow, 2000). En ce qui concerne le rôle que joue l’État en freinant ou en favorisant l’expansion de l’informalité, il semble y avoir consensus sur la nécessité de produire des explications pertinentes quant à la portée, à la nature et à l’évolution de l’économie informelle qui prennent en compte, en tant qu’élément central, le rôle de l’État dans le façonnement de ces dynamiques.
Centeno et Portes ont formulé à ce titre une série de propositions fondamentales. Premièrement, « une économie informelle se développera là où et quand c’est possible », bien que « les “degrés de liberté” modulant ce développement soient influencés à la fois par la capacité de régulation (regulatory capacity) des agents gouvernementaux et l’étendue du domaine de régulation (regulatory scope) qu’ils sont appelés à appliquer ». Deuxièmement, « par définition, la relation entre l’économie informelle et l’État est inévitablement conflictuelle ». Et troisièmement, particulièrement important pour l’analyse présentée dans cet article, « la relation entre la puissance de l’État et l’informalité » est affectée par « a) l’intention réglementaire (regulatory intent) de l’État, et b) la structure sociale et la culture de la population qui est concernée » (Centeno et Portes, 2006 : 27-28). L’intention réglementaire — les objectifs poursuivis par les autorités gouvernementales dans la mise à exécution des normes du travail, dont celles clairement articulées dans la législation et celles qui existent dans les silences régnant lorsque des agents gouvernementaux usent de leur pouvoir discrétionnaire en n’appliquant pas leurs mandats réglementaires intégralement — en dit long sur les priorités de mise en oeuvre réglementaire véritables d’un État. Des États forts et dotés de beaucoup de ressources, tels que les États-Unis, peuvent tolérer la diffusion de l’informalité et de conditions d’emploi en deçà des normes en vigueur si elles diffèrent d’autres politiques davantage prioritaires et si les populations qui pourraient bénéficier d’une protection réglementaire accrue de l’État ne constituent pas des clientèles prioritaires pour les gouvernements (Fernández-Kelly et Garcia, 1989 ; Jessop, 2002 ; Roy, 2005).
Ainsi, les travailleurs immigrants et les membres de groupes de minorités raciales occupent de manière prépondérante des secteurs de l’économie américaine en voie d’informalisation où les mécanismes d’organisation des travailleurs en syndicats sont largement absents et les modalités d’emploi, précaires (Bernhardt et al., 2009 ; DeFilippis et al., 2009). Ces travailleurs ont très peu de marge de manoeuvre pour améliorer les conditions et les normes du travail tandis qu’on laisse une énorme latitude aux employeurs pour inventer des relations de travail non conventionnelles permettant de diminuer les coûts de main-d’oeuvre (Ness, 2005 ; Bernhardt et al., 2007 ; Peck et Theodore, 2012 ; Weil, 2014). Ceci explique en partie les inégalités croissantes aux États-Unis et le démaillage du lien historique entre la productivité du travail et les salaires. De la fin de la Deuxième Guerre mondiale au début des années 1970, la productivité et les salaires augmentaient pratiquement conjointement. Par contraste, entre 1973 et 2013, bien que la productivité des travailleurs ait augmenté de 74,4 %, le taux de rémunération horaire a crû de seulement 9,2 % (Pitts, 2015). La croissance des inégalités a accompagné l’informalisation, la prolifération du travail mal rémunéré et les infractions aux normes du travail sont devenues caractéristiques des industries à faibles salaires (Bernhardt et al., 2013).
En suivant Castells et Portes (1989), qui invitent à « regarder sous les apparences des conditions sociales (la pauvreté, la misère, la dégradation) pour se concentrer sur les dynamiques sociales qui sous-tendent la production de telles conditions », cet article examine les arguments empiriques et conceptuels expliquant pourquoi et comment l’informalisation du marché du travail s’est ancrée dans le secteur de la construction aux États-Unis, en attirant l’attention sur des dynamiques de travail et de gouvernance changeantes au sein de la filière résidentielle de cette industrie. Cet article examine plus particulièrement le rôle de l’État favorisant le double processus de désyndicalisation et d’informalisation au sein de l’industrie, ce qui a eu l’effet prévisible d’abaisser les normes du travail. Les emplois précaires ont proliféré dans la filière résidentielle de l’industrie de la construction et les travailleurs immigrants, dont plusieurs sont sans-papiers, sont devenus les « travailleurs de choix » (« workers of choice ») pour les entrepreneurs en construction qui compétitionnent dans l’abaissement des coûts du travail et de l’exploitation de la main-d’oeuvre. C’est dans ce contexte que le recours aux travailleurs journaliers s’est accru. Il faut y voir une capacité d’adaptation de l’offre du marché en partie conditionnée par le poids de la stigmatisation que les travailleurs sans-papiers doivent porter dans un marché du travail changeant et au sein de la société plus généralement.
Dans la prochaine section, je développerai une approche stato-centrée pour comprendre la croissance de l’informalité au sein d’économies capitalistes avancées où le pouvoir étatique est vigoureux. En s’appuyant sur les travaux de Bob Jessop (1990 ; 1999) sur la « sélectivité stratégique de l’État » (strategic selectivity of the state), l’article fera état de l’effritement des régulations étatiques dans des secteurs de l’économie en présentant la situation comme le reflet de choix de politiques publiques explicites dont les répercussions considérables sont ressenties inégalement sur le marché du travail puisqu’elles affectent les travailleurs immigrants à faibles revenus de manière disproportionnée. La section suivante présentera une étude de cas sur l’industrie de la construction résidentielle aux États-Unis et le déclin de la syndicalisation qu’elle connait depuis 40 ans. L’absence de taux de syndicalisation élevés dans l’industrie a eu pour effet d’enlever un mécanisme réglementaire clé au sein du marché du travail. Ce processus a à son tour facilité l’informalisation et la prolifération des emplois précaires. La conclusion de l’article attirera l’attention sur la création de centres de travailleurs (worker centers) par les travailleurs journaliers de la construction résidentielle, une intervention de régulation ayant émergé en réponse au vide institutionnel laissé par l’action étatique ainsi qu’au déclin des syndicats de travailleurs qui en a découlé.
La mise à exécution des normes du travail et la sélectivité stratégique de l’État
Les emplois de base et les lois en matière de travail — dont celles établissant un seuil de rémunération minimum, assurant la sécurité des travailleurs et maintenant des conditions de travail décentes — faillissent à protéger les travailleurs à faibles salaires aux États-Unis. Il s’agit là de lois qui ont aussi été historiquement établies pour élever la barre au sein d’industries fortement compétitives où les entreprises cherchent à accroitre leur profitabilité en fonction de la dégradation des conditions de travail. L’effritement des dispositifs de protection en matière d’emploi a été provoqué par trois développements qui se renforcent mutuellement. Le premier constitue ce que David Weil (2014) a appelé « le milieu de travail fissuré » (fissured workplace) : transition vers des chaines d’approvisionnement allongées, recours croissant à des agences de placement temporaire et à d’autres intermédiaires du marché du travail, la prolifération des petites entreprises. Dans le contexte de la fissuration du milieu de travail, on a vu les emplois, et à leur suite plusieurs obligations légales de respect des normes, « se déplacer vers un registre de joueurs secondaires oeuvrant dans des marchés plus compétitifs et se trouvant séparés du lieu de la création de valeur » (Weil, 2014 : 14). Dans ces marchés plus compétitifs, les entreprises dépendent de la génération d’économies au niveau des coûts de la main-d’oeuvre, ce qui s’effectue souvent par le biais de stratégies d’informalisation portant sur des coûts que les employeurs ne peuvent plus se permettre d’assumer relativement aux contrats d’emploi à long terme, aux retraites et aux prestations sociales, aux assurances en matière d’accident sur les lieux de travail et aux augmentations de salaire selon la progression des carrières.
Le deuxième facteur a été la déréglementation de secteurs du marché du travail à la suite d’assauts répétés pendant plusieurs dizaines d’années contre les syndicats de travailleurs, assauts au cours desquels les taux de syndicalisation ont décru pour atteindre à peine 6,6 % parmi les travailleurs du secteur privé (BLS, 2015). À travers une série de décisions prises par le National Labor Relations Board (le Conseil national des relations de travail) et les législatures d’États, ainsi que par des actions exécutives réalisées au niveau fédéral, les droits des travailleurs à la liberté d’association ont été limités, les mesures visant à contrer les pratiques de travail injustes affaiblies, le droit de grève abrogé et le droit de négociation par convention collective empiété (voir Dannin, 2006 ; Milkman, 2006).
Les dommages portés au système de protection des travailleurs par la fissuration des relations d’emploi (fissuring of employment relationships), conjointement avec l’affaiblissement des cadres réglementaires de la syndicalisation, ont été aggravés par un troisième facteur : l’effritement des capacités de mettre à exécution des normes du travail à tous les paliers gouvernementaux. Entre 1980 et 2007, malgré une augmentation de 52 % de la main-d’oeuvre dans le secteur privé, le nombre d’inspecteurs fédéraux rémunérés à l’heure et au salaire annuel a diminué de 31 % et le nombre de mesures de mise à exécution a été réduit de 61 % (Bernhardt et al., 2013). Les statistiques sont tout aussi lamentables dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail. L’AFL-CIO (2015 : 18) rapporte que « [selon] ses niveaux d’employés et d’inspections actuels, il faudrait en moyenne 140 années pour que l’OSHA [US Occupational Safety and Health Administration] inspecte une seule fois chaque milieu de travail placé sous son autorité ; au niveau fédéral et des États, on dénombre un inspecteur pour 71 695 travailleurs, ce qui est bien en deçà de la norme de référence de l’Organisation internationale du Travail qui recommande, pour les pays industrialisés, un inspecteur pour chaque tranche de 10 000 travailleurs ».
Les effets combinés de ces trois facteurs — fissuration des relations d’emploi, désyndicalisation et effritement des capacités gouvernementales à faire respecter les mesures établies de protection des travailleurs — ont radicalement altéré le paysage concurrentiel pour les entreprises. Ces processus sont souvent décrits comme des éléments de déréglementation. Par contre, ils devraient peut-être être considérés à plus juste titre comme des formes d’informalisation. De plus en plus, les compagnies saisissent des opportunités dans les vides institutionnels qui ont été créés par le démantèlement des cadres réglementaires, ce qui a stimulé les processus d’informalisation. Les petites entreprises sont connectées à des entreprises à valeur élevée par des chaines d’approvisionnement allongées (extended supply chains) dans lesquelles les profits et les risques se déplacent, et ce, en direction typiquement opposée (Gutelius, 2015). Les activités à marge de profit élevé réalisées dans des marchés protégés par de hautes barrières à l’entrée sont maintenues au haut de la chaine de sous-traitance, tandis que les activités à faibles marges de profit sont externalisées à des firmes opérant dans des marchés hautement compétitifs où les coûts marginaux peuvent être comprimés (Milberg et Winkler, 2013).
Le fait que les engagements gouvernementaux d’allocation des ressources pour la mise à exécution des normes du travail n’arrivent pas à suivre les changements dans la structure et la composition de l’économie américaine crée des opportunités permettant à des petites compagnies opérant sous le radar des vigiles des normes en milieu de travail, de s’accaparer de parts de marché grâce au maintien de coûts de main-d’oeuvre très bas, selon des pratiques de travail non conventionnel et d’autres formes d’emploi en deçà des standards. Ceci met en mouvement un processus circulaire de restructuration se renforçant lui-même : le retrait de l’État entraine la multiplication de petites compagnies aux marges de l’industrie. À cause de cette croissance, les pratiques de ces compagnies deviennent encore plus difficiles à surveiller, ce qui entraine à son tour davantage de rondes de restructuration, incluant la prolifération de conditions de travail en deçà des normes. Il résulte de ces pressions exacerbées s’exerçant sur les coûts salariaux des processus d’informalisation qui tirent vers le bas les salaires et les conditions de travail. Ceux-ci se manifestent par la fréquence et le caractère généralisé des infractions aux normes du travail dans les industries à faibles salaires.
Cette séquence de restructuration économique ne devrait pas être considérée comme inéluctable, ni comme relevant des exigences d’une économie mondialisée. C’est plutôt l’action étatique qui la rend possible et effective puisque le pouvoir est exercé de manière hautement sélective. Tel que Kate Meagher (1995 : 279) l’explique, l’informalisation est « un processus de restructuration socioéconomique provoqué par l’État et divers groupes au sein du secteur formel pour maintenir et élargir leur part de revenus. » L’affirmation de Meagher permet d’attirer l’attention sur deux acteurs importants, soit l’État et les entreprises du secteur formel. En développant notre compréhension du rôle de l’État, nous pouvons aussi revenir aux idées de Centeno et Portes (2006 : 28), afin de centrer l’attention sur le rôle de l’État dans la régulation, ainsi qu’aux écrits de Bob Jessop (1990, 1999) sur la sélectivité stratégique de l’État. L’effritement des capacités de régulation produit des impacts inégaux dans l’économie. Au nom de la création d’un environnement propice aux affaires, les attentes en matière de réglementation ont été réduites. Celles-ci incluent, on l’a vu, le déclin de la valeur réelle du salaire minimum, les attaques contre les syndicats et la diminution des mesures d’application effective des normes. L’intention de ces actions est claire : dans le contexte d’instabilité économique mondiale et d’incertitude face au long terme, un des objectifs premiers des États capitalistes est de stimuler les coûts de la croissance économique et de favoriser la concentration de la richesse. L’affaiblissement et le retrait de mécanismes de régulation qui bénéficiaient aux travailleurs à faible salaire sont un exemple concret illustrant comment la sélectivité stratégique de l’État et ses inititiaves régulatrices favorisent les intérêts des entreprises et, par conséquent, contribuent tacitement à ignorer la progression de l’informalité. Les entreprises du secteur privé font partie des principaux bénéficiaires de cette action étatique puisqu’elle vient soutenir le déplacement du risque vers le bas des chaines d’approvisionnement et au sein de segments de l’économie en voie d’informalisation, tout en renforçant la trajectoire de la valeur économique vers le haut de ces mêmes chaines d’approvisionnement. Et, tel que le fait remarquer Jessop (1990), bien que la sélectivité stratégique de l’État soit toujours variable et contestée, étant donné qu’elle est soumise à l’influence de forces sociétales qui tentent de faire porter l’action étatique en faveur de leurs propres fins, dans la période de gouvernance néolibérale actuelle, la sélectivité des efforts de régulation du gouvernement dans le marché du travail américain penche très largement en faveur des intérêts des entreprises plutôt que des intérêts de la main-d’oeuvre. Une analyse de la fréquence des infractions relatives aux normes en milieu de travail au sein des industries à bas salaires à Chicago, à Los Angeles et à New York City démontre les répercussions des actions privilégiant de manière asymétrique les intérêts des entreprises. On estime que sur une base hebdomadaire, approximativement 1 114 074 travailleurs dans ces villes reçoivent des payes comportant au moins une infraction aux règles de conformité salariale (Bernhardt et al., 2009). Sur la base d’un horaire de travail annuel à temps plein, on calcule donc que ces travailleurs perdent en moyenne 2 634 $US par année en raison de ces infractions, ce qui, sur un total de 17 616 $US de revenus moyens d’emploi annuels, correspond à une perte de 15 %. Par extrapolation, les travailleurs de première ligne dans les industries à faibles salaires à Chicago, Los Angeles et New York perdent plus de 56,4 millions de dollars américains par semaine en raison d’atteintes au droit du travail. Dans cette analyse, le secteur de la construction résidentielle figure notamment parmi les secteurs présentant les plus hauts taux d’infractions aux normes (Bernhardt et al., 2013). La prochaine section examine comment les processus d’informalisation se sont ancrés au sein de l’industrie et ont miné les normes du travail.
L’informalisation pendant le long boom du secteur de la construction
Au courant des quarante dernières années, l’emploi s’est scindé en deux voies dans le secteur de la construction aux États-Unis, l’une offrant des salaires élevés et des emplois relativement stables et syndiqués (principalement sur des projets industriels, gouvernementaux et d’infrastructures), et l’autre offrant du travail mal rémunéré, précaire et non syndiqué (principalement sur des projets résidentiels et parfois commerciaux). Un ensemble de facteurs en sont venus à se combiner pour produire cette divergence de pratiques en matière de travail et ont ensemble contribué au déclin de la syndicalisation dans le secteur (Abernathy et al., 2012 ; Erlich et Grabelsky, 2005 ; Rabourn, 2008 ; Weil, 2005). Ceux-ci comprennent a) la promulgation de changements légaux et réglementaires qui ont restreint les capacités des syndicats des métiers de la construction à mobiliser et à organiser les travailleurs au sein de l’industrie ; b) l’exclusion, pour de larges pans de la main-d’oeuvre, des emplois syndiqués et d’opportunités de formations en apprentissage en raison de statuts raciaux et/ou de citoyenneté ; c) la capacité accrue des constructeurs non syndiqués de réaliser des travaux de grande qualité ; et d) les efforts des utilisateurs finaux des projets déterminés à réduire l’influence des syndicats sur les terrains à bâtir. En conséquence, au courant des quarante dernières années, non seulement les taux de syndicalisation dans le secteur de la construction sont tombés d’approximativement 40 % à seulement 13,9 % (BLS, 2015), mais « des segments importants et croissants de l’industrie se situent à l’extérieur de la sphère d’influence des syndicats » (Erlich et Grabelsky, 2005 : 424-425), alors que des « syndicats de métiers de la construction ont été virtuellement éliminés dans certaines zones métropolitaines » (Weil, 2005 : 448).
Les processus de restructuration économique ont été les plus intenses au sein de la filière résidentielle de l’industrie. Après la Seconde Guerre mondiale, le boom du logement a permis à l’industrie de la construction résidentielle de connaitre une croissance fulgurante à partir du milieu des années cinquante, ce qui a mené à la création de nombreuses entreprises en construction non syndiquées. Au fur et à mesure que la demande en logement a commencé à s’essouffler, vers la fin de la décennie et au début de la suivante, des taux de chômage élevés dans l’industrie ont poussé plusieurs « syndiqués sans emploi […] à travailler pour des constructeurs immobiliers non syndiqués, acceptant de plus bas salaires et renonçant à la représentation syndicale pour éviter le chômage » (Rabourn, 2008 : 13). La croissance de la main-d’oeuvre non syndiquée en construction s’est poursuivie, catalysée par une série de facteurs, dont la croissance des populations des villes du Sunbelt (où la présence des syndicats a été historiquement faible) et, avec celle-ci, un déplacement de la construction immobilière vers des États de « droit au travail » (« right to work » states), une désignation signalant un éventail de politiques antisyndicales. Les membres des syndicats des métiers de la construction sont passés de 1,6 million en 1973 à 1,2 million en 2002, alors que la main-d’oeuvre non syndiquée en construction a plus que doublé, passant de 2,5 millions à 5,5 millions, et ces tendances ont aussi marqué la première décennie du XXe siècle (Grabelsky, 2007). Les taux de syndicalisation au sein de la construction résidentielle ont nettement diminué, passant d’approximativement 50 % dans les années cinquante (Scheuch, 1953) à moins d’un travailleur sur sept au début des années 2010. Et au fur et à mesure que les syndicats des métiers de la construction ont perdu leur emprise sur l’industrie de la construction résidentielle, le déclin des taux de syndicalisation a mené au déclin des salaires.
Avec l’accroissement du nombre d’entreprises non syndiquées dans le domaine de la construction, les parts de marché de ces dernières se sont également accrues, même au sein de zones métropolitaines qui étaient traditionnellement les forteresses des syndicats. Au sein de l’industrie de la construction résidentielle, l’enjeu de la compétition s’est de plus en plus centré sur les coûts de la main-d’oeuvre. Avec leurs échelles salariales durement gagnées, les entreprises syndiquées se trouvaient en net désavantage, bien que leurs mains-d’oeuvre aient tendance à être plus efficaces et productives. La réponse des syndicats des métiers de la construction fut de créer des « fonds de redressement du marché » (market recovery funds) qui visaient notamment à rendre les entreprises en construction syndiquées plus compétitives dans ce nouvel environnement à l’affût des coûts de main-d’oeuvre, en subventionnant leurs soumissions de projets afin d’assurer le maintien des emplois (Erlich et Grabelsky, 2005 ; Weil, 2003). Le recours aux fonds de redressement du marché s’est répandu à travers les syndicats des métiers de la construction. On peut cependant argumenter que peu importe les gains que cette stratégie a permis de réaliser à court terme, son effet sur la durée fut de normaliser le recours à la diminution des coûts de la main-d’oeuvre comme mesure pour accroitre la compétitivité. Les normes du travail au sein de l’industrie se sont davantage détériorées de surcroit.
Dans un environnement où la compétition était basée sur une pression s’exerçant vers le bas sur les coûts de main-d’oeuvre, les entreprises non syndiquées de construction résidentielle ont eu recours à des tactiques variées développées pour contenir les coûts en modifiant les dispositions d’emploi. Les entrepreneurs ont accru leur dépendance à l’égard de la main-d’oeuvre occasionnelle par le biais de formules de travail flexibles, parmi lesquelles figurent notamment la classification erronée des entrepreneurs indépendants, l’embauche de travailleurs par le biais d’agences de placement temporaire, une dépendance accrue à l’endroit des sous-traitants et l’embauche « au noir » de travailleurs journaliers occasionnels. Cela a exacerbé l’instabilité d’emploi au sein de l’industrie, les entreprises tentant de rendre variables des coûts de main-d’oeuvre qui étaient pratiquement fixes, et pour cela, en abandonnant des relations de travail plus ou moins stables tout en évitant les coûts associés à l’assurance chômage, aux assurances en cas d’accident, de maladie, et autres. La course au nivellement vers le bas qui s’ensuivit a entrainé plusieurs compagnies non syndiquées dans une chasse à la profitabilité à court terme en exploitant la main-d’oeuvre, en coupant dans les dispositions sur la sécurité au travail, et en tirant avantage d’autres formes de compétition de « basse voie » (low-road competition). Il en résulte que l’industrie de la construction résidentielle figure aujourd’hui parmi les industries où les infractions aux lois du travail sont les plus fréquentes et généralisées (Bernhardt et al., 2013).
Dans le contexte du déclin du taux de syndicalisation, les syndicats des métiers de la construction ont fait face à de réels obstacles pour surveiller une industrie de la construction résidentielle devenant de plus en plus décentralisée et composée d’entrepreneurs petits et mobiles, ce qui a contribué à ouvrir davantage le marché aux entreprises non syndiquées. En analysant la situation à partir d’une vue d’ensemble de l’industrie, on constate que lorsque la profitabilité dépend de plus en plus de l’externalisation du travail à faible valeur ajoutée ainsi que d’une segmentation accrue de la main-d’oeuvre, l’équilibre des influences se déplace vers les compagnies de « basse voie » (low-road firms), ce qui mène à une plus grande détérioration des conditions de travail à travers l’industrie. « Les employeurs légitimes — d’entreprises syndiquées ou non syndiquées — qui fournissent un salaire de subsistance et des avantages à leurs employés sont constamment aux aguets des légions de sous-traitants qui jouent avec d’autres règles de jeu » (Erlich et Grabelsky, 2005 : 429), des sous-traitants qui agissent collectivement comme des acteurs établissant les prix dans une industrie en voie d’informalisation. Quand les processus d’exploitation de la main-d’oeuvre ne sont pas surveillés et quand on permet aux employeurs d’accaparer les bénéfices d’une main-d’oeuvre flexible à faibles coûts, les dynamiques de compétitivité au sein d’industries entières peuvent être transformées. C’est précisément ce qui s’est passé dans l’industrie de la construction résidentielle, au fur et à mesure que l’informalité et l’accroissement des pouvoirs discrétionnaires des directions d’entreprise ont remplacé les bureaux d’embauche syndicale, les programmes d’apprentissage et les échelles salariales (Rabourn, 2008; Doussard, 2013).
Pendant la période d’expansion et de décentralisation que l’industrie de la construction résidentielle a connue au cours des années 1990 et 2000, une tendance opposée a émergé, affectant la structure où la consolidation prenait place, aux hauts échelons de l’industrie. De grands entrepreneurs en construction résidentielle ont acquis de plus petites entreprises en faisant le pari d’accroitre leurs parts de marché. La croissance de ces grandes compagnies leur a conféré un éventail d’avantages améliorant directement leur compétitivité : des coûts de financement moindres par l’accès à des marchés de capitaux ; des frais d’exploitation moindres grâce à l’achat en gros réduisant les coûts du matériel et les réserves monétaires utilisées pour faire des acquisitions foncières pendant les périodes de ralentissement des marchés immobiliers ; et des coûts de main-d’oeuvre plus faibles par recours à la sous-traitance, à la standardisation et au préassemblage des composantes de la construction (Abernathy et al., 2012). Ces avantages d’échelle ont été sources de pressions additionnelles sur les coûts au sein de l’industrie, pressions que les plus petits entrepreneurs ne pouvaient absorber autrement qu’en réduisant davantage les coûts de la main-d’oeuvre. Ainsi, les petits entrepreneurs n’ont pas seulement eu à faire face à la compétition entre eux, mais bien à la compétition des plus grosses compagnies dans l’industrie, avec leurs pouvoirs de gestionnaires de la chaine d’approvisionnement et d’établissement des prix. Les grosses compagnies de construction résidentielle ont établi des réseaux élaborés de sous-traitants où la compétition a encore davantage discipliné les sous-traitants et fait décroitre les coûts de la main-d’oeuvre.
Avec les pressions sur les coûts s’accroissant dans les marchés de construction résidentielle, s’exerçant de plus en plus sur les salaires, les entreprises en construction ont commencé à élaborer des stratégies pour réduire les coûts de la main-d’oeuvre là où elles le pouvaient, diminuant davantage l’influence des syndicats sur les conditions de travail et salariales. Car dans un contexte de taux élevé de syndicalisation, l’influence des syndicats se répercute bien au-delà des travailleurs dont les conditions de travail sont régies par les conventions collectives, et bien au-delà des entrepreneurs qui les emploient. Lorsque le taux de syndicalisation est élevé, les entrepreneurs non syndiqués sont amenés à augmenter les salaires et à améliorer les conditions de travail pour attirer les travailleurs qualifiés. Ainsi, même les travailleurs ne faisant pas partie de conventions collectives bénéficient de certains des avantages d’une forte présence syndicale au sein de l’industrie. Cependant, quand le taux de syndicalisation tombe à des niveaux très bas, l’« effet des syndicats » sur les salaires et sur les conditions de travail au niveau du marché du travail local est réduit à un minimum, ce qui met en branle un processus d’ajustements sur le marché du travail. Les travailleurs syndiqués quittent leurs cellules syndicales pour aller vers des endroits où les taux de rémunération sont plus élevés, ce qui produit des déficits de main-d’oeuvre dans les marchés où le taux de syndicalisation est faible. « Avec des salaires trop faibles pour attirer les travailleurs de la base démographique du recrutement traditionnel, les entrepreneurs se sont tournés vers les immigrants pour remplir le vide… [Aujourd’hui,] les immigrants sans papier constituent clairement l’épine dorsale de l’industrie dans plusieurs secteurs et même dans les sous-secteurs comme les secteurs résidentiel et commercial léger dans des marchés de travail qui comptent encore une présence syndicale élevée. » (Erlich et Grabelsky, 2005 : 426)
Au sein des marchés de main-d’oeuvre en construction résidentielle, Erlich et Grabelsky (2005 : 428) affirment que « le recours croissant à des travailleurs immigrants s’articule avec la tendance structurelle à la sous-traitance. Comme les entrepreneurs généraux ou directeurs des travaux de construction transfèrent les responsabilités de la main-d’oeuvre sur les sites mêmes à un ensemble de sous-traitants mobiles, des intermédiaires tels que les agences de placement temporaires ou des intermédiaires individuels de main-d’oeuvre émergent en cherchant à offrir aux entreprises non syndiquées quelques-uns des services de placement que les bureaux d’embauche syndicaux offrent aux entrepreneurs syndiqués ». Il y a eu une prolifération de ce genre d’intermédiaires dans l’industrie de la construction. Leur présence a été associée à de bas salaires et à une exposition accrue des travailleurs à des conditions de travail en deçà des normes. Il a été démontré que le recours à des travailleurs temporaires dans l’industrie de la construction est saisonnier, le nombre de travailleurs assignés à des sites de construction gonflant pendant les hautes saisons (Mehta et Theodore, 2006). Ces hautes saisons sont cruciales pour l’établissement de normes dans les industries désyndicalisées. La rareté d’emploi qui prévaut dans ces périodes crée une marge de manoeuvre pour les travailleurs et offre des opportunités pour augmenter les taux de rémunération et assurer les payes pour les heures supplémentaires. Or, les agences de placement de travailleurs temporaires font moins de pression sur les salaires pendant ces périodes si cruciales, ce qui permet aux employeurs de maintenir des taux de rémunération horaire plus faibles que ce qu’ils pourraient être en réalité.
Un aspect clé du développement de ces deux voies d’emplois dans le secteur de la construction, tel qu’il a été évoqué plus haut, a été l’émergence de nouvelles formes de segmentation du marché introduites par la diminution du rôle direct des entrepreneurs généraux dans la structuration des modalités d’emploi (Weil, 2005). Puisque la définition des modalités d’emploi est de plus en plus laissée au marché (c’est-à-dire aux entreprises fournissant de la main-d’oeuvre occasionnelle journalière telle que des agences de placement temporaire et des intermédiaires de main-d’oeuvre informelle), l’importance relative des marchés de travail internes est réduite, le salaire minimum accepté diminué, et la dépendance à la sous-traitance accrue. « Le recours croissant aux travailleurs sans-papiers se pose aussi en complément de la présence accrue de l’économie clandestine dans la construction. Il n’en faut pas beaucoup pour qu’un employeur peu scrupuleux passe de pratiques d’embauche de travailleurs sans-papiers à des opérations entièrement “au noir” — ou vice versa » (Erlich et Grabelsky, 2005 : 428). Les analyses d’Erlich et Grabelsky (2005) ainsi que celles de Rabourn (2008) attirent l’attention sur une relation complexe entre la montée d’une main-d’oeuvre immigrante et des séquences de changement industriel au sein de l’industrie de la construction résidentielle (voir aussi Doussard, 2013). Loin d’être la « cause » de l’abaissement des normes de travail, tel que cela est parfois affirmé, les travailleurs immigrants et plus particulièrement les immigrants sans papier (qui constituaient peut-être 17 % de la main-d’oeuvre de l’industrie avant la Grande Récession [Passel et Cohn, 2009]), ont été absorbés dans l’industrie après plusieurs décennies de déclin du taux de syndicalisation, de diminution des salaires, d’affaiblissement des systèmes de formation et d’intensification de la compétition entre les petits entrepreneurs.
Puisque les filières parmi les plus précaires de l’industrie de la construction continuent à absorber les pressions sur les coûts qui s’exercent le plus intensément au sein de l’industrie, les travailleurs immigrants sont dirigés vers des emplois en deçà des standards par un ensemble d’intermédiaires du marché de l’emploi, tel que les agences de placement temporaire et d’autres intermédiaires de la main-d’oeuvre, qui aident les employeurs de « basse voie » (low-road employers) à accéder aux bassins de travailleurs pour combler les postes vacants disponibles (Peck et Theodore, 2001 ; Chauvin, 2013 ; Nelson et al., 2015). Le sous-investissement dans les capacités de l’État à réguler le secteur a contribué à la prolifération d’emplois sous les standards.
C’est dans ce contexte qu’a pris place l’expansion du travail journalier, la forme la plus courante de travail dans l’industrie de la construction résidentielle. Les travailleurs journaliers se rassemblent dans des espaces publics en quête de travail, principalement auprès d’entrepreneurs non syndiqués, de compagnies d’aménagement paysager et de propriétaires de résidences privées. Les travailleurs journaliers sont employés strictement en fonction des besoins des employeurs ; les employeurs évitent et se dégagent des obligations en matière d’assurance-chômage et d’assurance en cas d’accident au travail ; les conditions d’emploi sont souvent hautement abusives et dangereuses ; il y n’y a que très peu ou pas de vérifications gouvernementales en matière d’application des normes du travail ; et la paye est peu élevée, irrégulière et non garantie. En plus d’avoir à supporter de bas salaires et des conditions de travail instables, les travailleurs journaliers font face à des vols sur leurs salaires en proportion extrêmement élevée, 49 % d’entre eux rapportant au moins un incident de non-paiement de leur salaire au cours des deux derniers mois (Valenzula et al., 2006 ; Theodore et al., 2006). Considérant que les politiques d’immigration renforcent la citoyenneté de seconde classe et une production sociétale plus vaste à travers le système d’immigration, des vulnérabilités qui, selon les groupes, conditionnent l’entrée des travailleurs immigrants sans-papiers au sein de niches de l’économie informelle qui exploitent la main-d’oeuvre, il n’est pas surprenant que la plupart des travailleurs journaliers soient des immigrants non autorisés (Valenzuela et al., 2006).
Tel que le notent à juste titre Centeno et Portes (2006), la réponse réglementaire de l’État à la croissance de l’informalité, de même que les modalités par lesquelles s’exécute la sélectivité stratégique de l’État en matière de mise à exécution des normes, dépendent de la position sociale des populations qui sont sujettes à l’action étatique. Les immigrants non autorisés, comme les travailleurs journaliers dans le secteur de la construction, ainsi que plusieurs autres travailleurs dans les secteurs en forte croissance au sein d’industries en voie d’informalisation, occupent des niches de marché du travail qui se situent pratiquement au-delà de la portée qu’ont les agences gouvernementales pour faire appliquer les lois, même si les travailleurs eux-mêmes demeurent soumis au régime de réglementation de l’État en matière d’immigration. La précarité ainsi produite — par rapport aux vies et aux moyens de subsistance — renforce la position subordonnée des immigrants sans papier dans une économie en voie d’informalisation (Theodore, 2007). En même temps, la portée limitée qu’ont les agences gouvernementales pour appliquer les lois en matière de travail demeure un choix politique, un choix duquel découlent d’importantes conséquences en matière de redistribution, et non pas un problème relevant d’une incapacité inhérente de l’État à réglementer l’activité économique. Disant vouloir favoriser un « climat propice aux affaires » en réglementant doucement les activités des entreprises, l’État facilite le développement de l’informalité dans des secteurs clés de l’économie américaine tout en facilitant le transfert de la valeur économique et de la richesse vers le haut des chaines d’approvisionnement, en les éloignant de la main-d’oeuvre occasionnelle.
Conclusion : Régulariser les marchés de travail informels depuis la base
À partir de cette analyse, il devrait être clair que plutôt que d’être des vestiges de « décalages » d’un processus de modernisation économique, les processus d’informalisation au sein de l’industrie de la construction aux États-Unis ont été activement produits aux limites du pouvoir étatique. Les attaques contre les milieux syndicaux qui ont été menées par les branches exécutives, législatives et judiciaires du gouvernement, ont durement effrité les procédures de négociations de conventions collectives (Dine, 2008 ; Peck, 2016). Les politiques étatiques qui privilégient les intérêts des entreprises au détriment de ceux de la main-d’oeuvre ont une influence importante sur la restructuration économique, particulièrement durant les périodes d’incertitude économique. Dans le cas de l’industrie de la construction résidentielle, la restructuration a donné lieu à une prolifération remarquable de petits entrepreneurs ainsi qu’à la dépendance accrue de plusieurs entreprises vis-à-vis des travailleurs employés informellement, dépourvus des protections de base en matière d’emploi. Pendant le « long boom » du secteur de la construction au cours des années 1990 et au début des années 2000, les déficits de main-d’oeuvre ont créé de nouvelles possibilités permettant aux travailleurs immigrants d’entrer dans l’industrie en grand nombre, et en premier lieu par le biais d’emplois auprès d’entrepreneurs non syndiqués. Plusieurs l’ont fait en tant que travailleurs journaliers, et la main-d’oeuvre « juste-à-temps » (just-in-time workforce), alors naissante, a crû. Le manque de soutien institutionnel destiné à ces travailleurs — au même titre que les statuts d’immigration non autorisés de plusieurs de ces travailleurs — a signifié que ces emplois étaient précaires et mal payés, et que les travailleurs n’étaient pas en mesure de tirer profit du manque de disponibilité de main-d’oeuvre pour faire augmenter les salaires ainsi qu’améliorer les conditions de travail. Puis, la bulle immobilière a éclaté. Pendant la Grande Récession et la reprise prolongée sans création d’emploi qui s’ensuivit, réduire les coûts de la main-d’oeuvre est devenu une priorité encore plus grande pour les entrepreneurs en construction. Comme la récession s’est répercutée à travers les marchés de la construction, elle a contribué aux processus, toujours en cours, de remaniement des systèmes de main-d’oeuvre dans l’industrie, accélérant le déclin du taux de syndicalisation depuis plus de quarante ans et la dépendance croissante de plusieurs entrepreneurs en construction vis-à-vis de la main-d’oeuvre occasionnelle.
En plus d’être ciblées pour le développement de la croissance économique des entreprises, les zones informalisées au sein de l’industrie de la construction sont devenues des sites d’expérimentation en matière de régulation par les travailleurs journaliers et leurs alliés. Face à des conditions d’exploitation dans le secteur de la construction résidentielle (Valenzuela et al., 2006), les travailleurs journaliers immigrants, qui sont pour une large part des immigrants sans papier de l’Amérique latine, ont commencé à se mobiliser au début des années 1990 — pour éviter les employeurs commettant des abus et pour établir des taux de rémunération minimaux — sur les sites d’embauche informels localisés dans les parkings des grandes quincailleries fournisseurs de matériaux de rénovation ou aux grandes intersections. Cette mobilisation de nature économique (Fine, 2006) vise à exercer une pression directe sur les employeurs au sein d’une industrie où les atteintes au droit du travail sont répandues. L’organisation de mobilisations de nature économique visant à établir des normes de travail décentes sur les sites d’embauche informels de travailleurs journaliers dépend de l’existence de liens de solidarité actifs entre les travailleurs et de mesures non étatiques de maintien de l’ordre pour assurer le respect des normes établies sur le long terme, particulièrement durant les périodes d’offres d’emploi limitées. Ces efforts sont significatifs parce qu’ils marquent quelques-unes des premières tentatives pour établir des taux de rémunération minimaux dans les secteurs de travail occasionnel de l’industrie de la construction, en l’absence d’une présence syndicale forte et de réglementations étatiques formelles en matière de conditions d’emploi. Dans un cas notoire, en 2006, les travailleurs journaliers sur un site d’embauche informel situé à Agoura Hills, aux abords de Los Angeles, ont établi un taux horaire minimum de 15 $US, représentant près de trois fois le taux horaire fédéral en vigueur à ce moment-là (Theodore, 2015).
À partir du milieu des années 1990, les travailleurs journaliers et leurs défenseurs ont commencé à fonder des associations de travailleurs — connus sous le terme de centres de travailleurs (worker centers) — pour institutionnaliser des règles de marché du travail (labor-market rules). Les centres de travailleurs journaliers fonctionnent comme des bureaux d’embauche qui ajoutent un degré de transparence à des relations de travail opaques dans le marché du travail journalier, en établissant et en s’assurant de l’application de taux de rémunération minimaux, en aidant à tenir les employeurs responsables des accidents de travail et à soutenir les travailleurs journaliers qui se battent pour retrouver la pleine valeur du salaire qui leur est dû en cas d’abus (Theodore et al., 2009).
Contrairement aux agences de placement temporaire, les centres de travailleurs ne sont pas des employeurs et ne retiennent pas une partie du salaire des travailleurs en tant que profit. Les travailleurs journaliers et leurs employeurs entrent en relation sans intermédiaire, mais les termes des conditions d’emploi sont régulés par les règles des centres de travailleurs. Les travailleurs journaliers convoquent des asembleas (assemblées de travailleurs) où les règles spécifiques régissant le centre sont établies, revues et révisées. Des exemples de règles typiques comprennent : l’établissement de taux de rémunération minimaux, ce qui est réalisé de plus en plus en fonction des postes occupés afin d’assurer que le travail nécessitant davantage de qualifications soit adéquatement rémunéré ; des systèmes d’allocation d’emploi, qui peuvent dépendre de loteries ou de listes ; et des règles générales de conduite, concernant notamment des sanctions pour des comportements ou des propos exprimant du racisme, du sexisme ou de l’homophobie. Les centres pour travailleurs constituent en cela une plateforme pour la mobilisation et l’organisation des travailleurs journaliers, ainsi que pour élargir la marge de manoeuvre des travailleurs dans des segments de l’économie informelle où les bénéfices sont octroyés de manière si inégale. En combinant des mécanismes d’intervention dans le marché du travail (par ex., des salaires minimaux) avec des stratégies de mobilisation des travailleurs ancrées dans une praxis d’éducation populaire (Theodore, 2015), les centres de travailleurs journaliers ont établi une présence de régulation dans l’économie informelle, ciblant les lieux — mêmes des pratiques de travail soumis aux normes prévalant dans le secteur de la construction résidentielle.
Les premiers efforts pour établir des centres de travailleurs ont été réalisés à Los Angeles, Portland, Seattle et Takoma Park, au Maryland, avant d’essaimer vers d’autres villes des États-Unis, dont Chicago, New York City et San Francisco. Un des mécanismes pour entretenir la solidarité entre les travailleurs a été le sport, pour nourrir la coopération et la compétition amicale entre eux. Au milieu des années 1990, des travailleurs journaliers ont formé à Los Angeles une ligue de soccer comportant plus de 20 équipes constituées de travailleurs issus de différents sites d’embauche informels (Alvarado, 2014). Les travailleurs utilisaient les parties pour discuter des conditions de travail, de même que des stratégies qui leur permettraient d’augmenter leurs salaires. Au travers des parties de soccer, les travailleurs qui auraient autrement pu être en compétition pour des postes de travail sur le marché hautement précaire de l’emploi des travailleurs journaliers, étaient confrontés à l’importance du travail d’équipe pour atteindre leurs buts. Ces apprentissages métaphoriques étaient ensuite traduits dans la mobilisation et l’organisation des travailleurs, et notamment par l’importance de s’entendre collectivement sur des taux de rémunération et de refuser le travail offert par un employeur peu scrupuleux.
Plusieurs travailleurs journaliers migrent de ville en ville à la recherche de meilleures opportunités d’emploi. À travers cette migration, des apprentissages relatifs à l’organisation et à la mobilisation des travailleurs ont été acquis et transférés, en se combinant plus tard pour former le National Day Laborer Organizing Network [Réseau national d’association des travailleurs journaliers] (NDLON) en 2001, soit une alliance nationale composée de 53 associations de droit faisant fonctionner 70 centres de travailleurs. En fait, l’idée d’établir un réseau national d’associations de travailleurs journaliers a été d’abord lancée après une partie de soccer entre des équipes de différentes villes (Alvarado, 2014). À son inauguration, le NDLON avait entre autres comme priorités de : a) protéger les droits civiques et en matière de travail des travailleurs ; b) créer des centres de travailleurs journaliers ; c) enrichir l’éducation et l’organisation associative des travailleurs journaliers ; et d) revendiquer un programme de régularisation du statut des immigrants sans papier (NDLON, sans date). Cet ensemble de priorités continue à guider les actions de l’organisation.
Les centres de travailleurs journaliers sont l’institutionnalisation d’une stratégie de régularisation à l’échelle locale, orientée pour les travailleurs, visant à rééquilibrer les relations de pouvoir asymétriques dans les zones où l’État abandonne son rôle de régulation (zones of regulatory abandonment by the state). En promouvant la régulation des sites d’embauche informels, les centres de travailleurs bousculent non seulement les impératifs économiques reliés à l’effritement systématique des conditions salariales et de travail par le biais de mécanismes de flexibilisation du marché du travail selon les conditions établies par les employeurs et le transfert des risques aux travailleurs au sein de l’économie informelle, tel que cela s’est produit à travers des mesures de mise en oeuvre des normes du travail hautement sélectives de la part de l’État. Mais la régulation des sites d’embauche informels bouscule aussi les formes conventionnelles de la politique du travail confrontée à l’effritement des mesures de protection de l’emploi sous le coup des initiatives de déréglementation administrées par l’État. Les centres de travailleurs journaliers confrontent ces dynamiques politiques économiques, en démontrant que — même à un moment où la politique d’une réforme de l’immigration est devenue polarisée et vindicative, et quand les travailleurs à faibles revenus doivent dépendre de plus en plus des emplois précaires — les travailleurs marginalisés peuvent s’organiser pour défier les pratiques de « basse voie » (low-road practices) et les infractions généralisées et routinières aux normes du travail. Les centres de travailleurs sont donc un élément important d’une stratégie de régularisation alternative et émergente, une stratégie utilisant des intermédiaires communautaires sur le marché du travail pour prendre en charge des fonctions de re-régulation d’importance cruciale dans l’économie informelle.
Appendices
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