Article body

« [On] ne croule pas tant sous les belles histoires qu’on puisse les négliger quand on en voit passer une. » C’est avec cette phrase d’introduction qu’un long article était consacré le 7 août 2012 à la « coopérative »[1] d’habitat Le Grand Portail à Nanterre dans le cahier d’été du quotidien français Libération. L’article décrivait « ces gens qui ne roulent pas sur l’or » et qui, sans se connaître auparavant, « ont appris l’art du consensus » dans un projet commun participatif et écologique de construction d’un immeuble en accession sociale. Plus d’une année plus tard, le 1er mars 2014, ce même quotidien consacrait un nouvel article au « rêve fissuré » de la coopérative dont l’immeuble n’était toujours pas livré, en raison d’importantes malfaçons dans le bâti. Et c’était sans savoir que, depuis, les futurs habitants se sont adjoint les services d’une avocate pour défendre leurs intérêts. « L’art du consensus » salué par la journaliste semble loin désormais et laisse la place à celui du conflit. Que comprendre de ces changements de registre apparents ? Au-delà de ces interprétations normatives, comment relire l’enchaînement des faits et les logiques qui ont conduit au conflit depuis son lancement en mai 2009 jusqu’à l’été 2014, date de la rédaction du présent article ? Qu’est-ce qu’il révèle de la nature de la participation habitante et, plus largement, des conditions de possibilité, mais aussi des contraintes des expériences de « design social » ? C’est à cette tâche que la présente contribution voudrait s’atteler, en montrant la part d’illusions, de malentendus, mais aussi d’inattendus dont la participation sociale peut faire l’objet[2].

L’opération d’accession sociale participative Le Grand Portail, située au sein de l’écoquartier Hoche à Nanterre dans le prolongement du quartier d’affaires de La Défense, fait figure de cas singulier dans le paysage français de la production du logement. Elle s’inscrit ainsi dans la mouvance des quelques initiatives dites souvent d’« habitat participatif » qui se développent depuis les années 2000 en France et en Europe dans l’idée de promouvoir des alternatives aux méthodes hétéronomes employées par les promoteurs privés et les bailleurs sociaux. Au croisement d’enjeux sociaux, économiques et environnementaux, leur intention est de faire des futurs habitants les acteurs centraux de la conception, de la production et de la gestion de leur lieu de vie (Maury, 2009 ; Bacqué et Biau, 2010 ; Vestbro, 2010 ; Carriou et al., 2012). Pour autant, elle s’en distingue en ce que cette opération n’est pas attribuable à une initiative habitante, comme c’est le plus souvent le cas. Elle découle de l’initiative de pouvoirs publics, la municipalité de Nanterre d’un côté et l’établissement d’aménagement Seine Arche (EPASA) de l’autre[3]. La Ville et l’aménageur en ont défini le cadre financier et méthodologique, allant même jusqu’à sélectionner ses futurs habitants pour s’assurer de sa dimension sociale et locale.

Cette configuration particulière, qui place les habitants face à une injonction participative, fait écho à des débats plus larges sur l’articulation possible entre encadrement public et participation : comment une dynamique institutionnelle peut-elle susciter l’initiative citoyenne sans l’entraver ni en présupposer l’objet ? Quels en sont alors la nature, le sens, comme les vecteurs possibles ? Le débat académique est ici animé par plusieurs courants littéraires. L’un d’eux porte sur les structures coopératives (de logement, de consommation) dont la spécificité est précisément d’associer pouvoirs publics et coopérateurs. Ces travaux, qui procèdent d’analyses comparatistes attentives aux effets de structure, s’interrogent sur les conditions qui permettent de concilier garantie publique et initiative dans la durée. Selon ces études, les dynamiques en seraient divergentes. Soit ces dispositifs tendraient vers l’institutionnalisation, au détriment des bénéficiaires, soit ils tendraient au contraire vers l’autonomisation des coopérateurs, mais au risque cette fois de les éloigner du soutien des pouvoirs publics (Sazama, 2000 ; Ganapati, 2010). La littérature sur la participation s’est également saisie de ce débat, dans un contexte où « l’impératif participatif » a intégré les registres d’action publique. Citons notamment les nombreux travaux consacrés aux procédures institutionnalisées de concertation (Nonjon, 2003 ; Blondiaux, 2008). La focale d’analyse y est toutefois resserrée sur la nature et les modalités de la délibération et, plus récemment, sur l’analyse fine et située des interactions (Cefaï et al., 2012). Ces écrits confirment, dans certains cas, les tendances à la confiscation du pouvoir par les institutions, contribuant à la remise en cause du mythe de la délibération comme échange de raison (Fung et al., 2003). Mais au-delà, ils s’attachent à en comprendre les raisons et à analyser les stratégies et les résistances qui en permettent le contournement (Blatrix, 2002 ; Blondiaux et Fourniau, 2011). L’enjeu est alors de savoir comment ces tendances peuvent être contrées au sein des procédures participatives.

L’expérience du Grand Portail constitue une porte d’entrée privilégiée pour contribuer à ces réflexions, et ce, d’autant plus qu’elle concerne des habitants issus des catégories populaires et des couches moyennes modestes, dont la littérature a souligné la vulnérabilité dans ce type de dispositif (Neveu, 2003 ; Carrel, 2006). Dans une perspective interactionniste, l’objet est ainsi d’apporter des éléments d’analyse sur la façon dont se déroulent dans la durée les relations entre acteurs, de voir comment se trament concrètement les négociations et s’expriment les tensions, en accordant une place particulière au conflit actuel, à sa genèse et à son sens. Je m’appuierai pour cela sur l’important matériau ethnographique accumulé depuis le lancement du projet en mai 2009 ainsi que sur les entretiens réalisés avec les différents acteurs impliqués. Depuis cinq années désormais, j’assiste régulièrement aux ateliers réunissant les habitants seuls ou en présence des professionnels, techniciens et élus. Ma position dans ce projet se limite à celle de chercheure – du reste, je ne connaissais aucun de ses acteurs avant d’y être immergée[4]. Néanmoins j’ai noué avec le temps des relations de plus grande proximité avec certains habitants, qui me donnent à voir de l’intérieur l’interprétation qui est faite de ces événements. Cet article est organisé en trois parties. La première revient sur le compromis entre acteurs sur lequel s’est engagée l’opération. La seconde vise à montrer que la propriété privée a été la base d’une implication croissante des habitants dans le projet, qui a bouleversé cet ordre tacite. La troisième est consacrée au conflit et à ses conditions d’émergence.

Du rêve participatif à la triangulation

Inscrite dans le programme des élections municipales de 2008 de l’équipe au pouvoir, issue d’une alliance entre le PCF (Parti communiste français) et la FASE (Fédération pour une alternative sociale et écologique), la « coopérative » telle qu’elle est qualifiée alors, affiche une dimension participative forte. En dépit de cette ambition, la participation des habitants a très vite pris place dans une relation triangulaire tendant à une reproduction – involontaire – des inégalités de pouvoir.

Dans son montage même, l’opération est apparue comme prise en tension entre une invitation à la participation et l’imposition d’un cadre supposant implicitement un périmètre aux formes et au contenu de cette participation. Sa définition a répondu à plusieurs enjeux. Pour la municipalité de Nanterre, ancienne ville ouvrière de tradition communiste, l’opération visait à diversifier sa palette d’actions en matière d’habitat qui privilégiait jusque-là la construction de logements sociaux (Roncayolo, 2007), en y intégrant une offre nouvelle en matière d’accession sociale. Elle répondait aussi à l’objectif de développer la démocratie locale pour renouveler le lien politique avec la population et la mobiliser dans un contexte d’opposition aux volontés interventionnistes de l’État sur son territoire. Avec ce projet, l’intention était ainsi de produire une opération expérimentale d’habitat participatif « mais en social », en somme de proposer à des populations modestes un type d’initiative qui reste le plus souvent l’apanage d’habitants issus de couches moyennes qualifiées (Bacqué et Biau, 2010). La municipalité imaginait alors un montage en autopromotion, c’est- à-dire qui se passerait de promoteur immobilier. Pour l’EPASA, les motifs étaient tout autres. La « coopérative » apparaissait comme un des éléments importants, au même titre que la chaufferie-bois de l’écoquartier Hoche compris dans le grand projet d’aménagement qui relie La Défense à la Seine. Elle répondait à ce titre à des ambitions d’exemplarité et surtout d’innovation sociale, esthétique et environnementale visant à maintenir les territoires proches de La Défense dans la compétition des villes mondiales.

En raison de ces injonctions politiques fortes, la municipalité et l’EPASA se sont donc attachées à encadrer le montage et la mise en oeuvre de l’opération. Au préalable, elles ont déterminé le prix au mètre carré de la construction (un tiers inférieur à celui du marché), l’emplacement du terrain et son coût, celui-ci ayant été cédé à des conditions très avantageuses par l’EPASA. Au début du moins, elles ont également défini les modalités de la participation des habitants, qu’il s’agisse des dates de réunion, de leur fréquence ou de leur lieu. Pour les y aider, une équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) a été choisie. Elles ont également procédé elles-mêmes à la constitution du groupe de futurs habitants, selon des critères de revenus et de lien à Nanterre, à la suite de l’envoi d’un courrier aux locataires du parc social et à la publication d’une annonce dans le journal municipal. Sur les quarante ménages initialement intéressés, une quinzaine (dont le profil sera présenté plus bas) ont été financièrement en mesure de s’engager plus avant. Enfin, l’objet de la participation a été orienté par des attentes idéologiques exprimées de façon indirecte dans un ensemble de notions. Celle de « coopérative », par exemple, accolée au projet par les institutions a fait figure de cahier des charges implicite. Elle induisait le recours au montage en autopromotion et sous-tendait, comme les futurs habitants l’ont vite compris, la nécessité de participer, de créer une dynamique collective et de penser en conséquence la conception de l’habitat, en introduisant des espaces communs.

Réunis dès le mois de juin 2009 à raison d’un atelier par semaine, les futurs habitants dans leur ensemble sont restés d’abord très en retrait et ont peiné à prendre la parole. Les premiers ateliers, animés par des représentants institutionnels et l’équipe d’AMO, ressemblaient davantage, du point de vue de l’ambiance et du climat, à une salle de classe studieuse plutôt qu’à un atelier de discussion. Les habitants, très largement présents, ont pris des notes, écouté, posé quelques questions, « fait leurs devoirs » pour reprendre une de leurs expressions. Du reste, beaucoup ont apprécié le fait de pouvoir apprendre, de partager ces moments ensemble et de vivre une expérience qui s’annonçait particulière. Leur distanciation première dans les discussions peut s’interpréter de plusieurs façons. Pour la majorité, d’abord, la dimension participative de l’expérience ne constituait pas, au départ du moins, une condition essentielle de leur investissement. Beaucoup se sont en effet engagés dans cette opération car elle leur permettait d’accéder plus facilement à la propriété privée à Nanterre. Mais progressivement l’idée de pouvoir concevoir un logement selon leurs envies, de « maîtriser » la production de l’immeuble et d’échapper au circuit de la promotion privée les a convaincus. Ils en ont d’autant plus accepté l’idée qu’ils se sentaient « protégés » par les institutions. Aussi ils se sont mis d’accord pour la définition d’espaces communs (une salle commune, une buanderie, un atelier de bricolage et un local à vélos) qui coûtent pourtant à chacun l’équivalent de 4 m2. À la demande de l’AMO, ils ont également constitué une association « Le Grand Portail » au mois de décembre 2009. Leur posture n’en restait pas moins celle d’habitants en attente (d’explications, d’avancées) plutôt que d’habitants à l’initiative du projet.

Pour une large part, cette posture traduisait leur représentation hiérarchisée des rapports sociaux : ils se voyaient dans la position d’habitants en formation plutôt que d’habitants capables de juger et de décider. Il faut dire que ces futurs habitants (15 ménages aujourd’hui) sont issus de populations d’origine plutôt modeste et exercent, dans l’ensemble, des professions relativement peu qualifiées n’ayant pas nécessité de poursuivre des études longues. La majorité d’entre eux appartient aux milieux populaires ou répond à la catégorie dite des « petits-moyens » décrite dans la littérature récente (Cartier et al., 2008). Y sont ainsi largement représentés des employés, notamment de la fonction publique (conducteurs de bus et de métro, gardien de la paix), et des artisans (pâtissier, plombier) qui jouissent de revenus modestes mais stables. À ces ménages s’ajoutent quelques cadres (ingénieurs informatiques), ayant réalisé une mobilité sociale plus nette et deux ménages exerçant des professions intellectuelles ou artistiques. Mais ils demeurent minoritaires. Une moitié d’entre eux est par ailleurs issue de l’immigration, principalement d’origine maghrébine. Leur âge varie quelque peu (depuis la trentaine jusqu’à la cinquantaine), mais tous, sauf un ménage, ont des enfants. Au départ du moins, ces habitants ont préféré s’en remettre aux institutions dépositaires du pouvoir considérées comme légitimes et aux professionnels porteurs de savoirs reconnus (Pestre, 2011). Cette attitude était commune à l’ensemble, même si quelques-uns (plus souvent des hommes) se sont exprimés et impliqués davantage, par exemple en posant des questions. Ils se sont trouvés pris à l’avance dans un double jeu de domination symbolique, en matière de classes sociales et de compétences, par rapport aux élus, aux techniciens municipaux et aux professionnels.

Leur posture première est aussi à comprendre comme l’expression du flou quant à leur marge de manoeuvre et au partage des compétences entre acteurs, ce dont témoigne cet échange lors d’un atelier du 14 septembre 2009 consacré à l’implantation des immeubles :

Ahmed, futur habitant : « Ce serait bien si l’architecte pouvait être présent lors des séances sur ce sujet pour savoir ce qui doit se placer [sur la parcelle] et où. »

Olivier (AMO) : « Non, c’est à vous de décider. »

Xavier (AMO) : « L’idée de ce groupe, c’est que vous décidiez ensemble. »

Nathalie, future habitante : « D’accord, mais sur cette surface, à quoi a-t-on le droit ? Des maisons de ville ou nécessairement un immeuble à étages ? »

Sylvain (AMO) : « La contrainte de la Ville qui porte le projet politiquement est l’idée du projet collectif et donc pas les maisons de ville. C’est pas l’esprit de la coopérative. »

La discussion se heurte ici aux contraintes implicites posées par les institutions, dont les habitants perçoivent progressivement le cadre. L’échange n’est pas poursuivi. Lorsque la question est de nouveau discutée en atelier à l’initiative de l’équipe d’AMO, celle-ci arrive avec une proposition déjà définie, sous forme de maquette.

Quelques mois après son lancement, le projet est progressivement réorienté autour d’une participation plus limitée, bientôt actée par l’abandon du montage en autopromotion, pourtant présentée au départ comme l’objectif premier. Cette inflexion est attribuable à l’initiative des institutions, qui estiment que les habitants ne sont pas « prêts » à s’engager dans un tel projet. Mais cette décision remporte dans le fond l’accord des habitants. Pour eux, les raisons qui peuvent l’expliquer sont d’ordres divers, parmi lesquels le sentiment d’être illégitimes, la crainte « de ne pas être à la hauteur », le manque de temps pour s’investir pleinement, la méconnaissance des sujets, etc., autant d’éléments qui confirment les travaux sur l’inégalité sociale face à la prise de parole en public (Cardon et al., 1995 ; Manin, 2004). Un compromis s’instaure donc autour d’une triangulation habitants / professionnels / pouvoirs publics qui se traduit très explicitement dans l’attribution d’une voix à chacune des parties lors du jury constitué pour choisir le promoteur le 25 novembre 2011.

Très concrètement, la participation des habitants tend à se réduire alors à la définition du programme du futur habitat, à la distribution des lots. Le reste (questions financières et juridiques) est décidé sans eux, dans des réunions presque aussi nombreuses, qui se tiennent en parallèle entre les membres de l’EPASA, la municipalité, l’AMO, puis le promoteur. Il y va d’une forme d’ajustement mutuel, de réorientation dans l’intérêt de tous. Mais l’abandon, par les pouvoirs publics, d’une certaine idée de la participation, notamment de la dimension autogestionnaire, est perçu comme une désillusion, si ce n’est comme un échec : les habitants ne se sont pas transformés dans le sens désiré (Sintomer, 2008). Ce sentiment s’accompagne dans le fond d’une forme de minoration, voire de discrédit de ce qu’ils sont – et surtout n’ont pas pu devenir. Ces écarts de perception ne vont cesser de s’accroître dès lors que les habitants parviennent à faire émerger une dynamique collective dont la nature ne correspond pas aux attentes des institutions et des professionnels.

Malentendus autour de la dynamique collective habitante

Au fil des réunions, des échanges et des repas partagés ensemble s’est constitué progressivement un groupe se reconnaissant lui-même comme entité collective, partageant des intérêts et des valeurs communes. Les rencontres régulières et la familiarité du côtoiement hebdomadaire ont joué pour beaucoup dans la constitution concrète de ce lien et dans l’apprentissage de l’autre, le « futur voisin ». L’expérience vécue ensemble de moments forts, comme le jury pour le choix du promoteur, a compté également. Au-delà de ces temps partagés, c’est ici la promesse d’accéder à la propriété privée qui a constitué le fondement d’une implication croissante dans le projet, individuelle et collective[5], puis d’une affirmation progressive face aux professionnels. L’espoir de devenir propriétaire dans la ville où les futurs habitants ont grandi et/ou travaillent a été au coeur d’une dynamique d’appropriation de l’espace à construire et de l’espace de débat, de même que de formulation d’un projet commun que les acteurs institutionnels ont eu de la peine à reconnaître de façon positive.

« S’il n’y avait pas de projet de construction, on ne serait pas ensemble », indique Ahmed, le premier président de l’association, pour montrer que c’est le futur bien qui est au coeur de l’identité collective et soude le groupe malgré les divergences. Pour tous les futurs habitants, ce projet prend une portée particulière. Les ménages proviennent, en majorité, du parc locatif social et rêvaient de longue date de pouvoir devenir un jour propriétaires à Nanterre, sans toutefois y parvenir jusqu’alors en raison de la hausse des prix. « Accéder enfin à la propriété [ !] » répond donc bien sûr à leurs intérêts personnels profonds, mais apparaît aussi au fondement des valeurs communes qui ont progressivement structuré le groupe. Les futurs habitants sont ainsi attachés à l’idée de valoriser collectivement le futur bien commun, envisagé au sens matériel comme immatériel. À cette idée est associée une éthique du respect des autres et de la réciprocité. « Sans les autres, on est des peanuts », explique ainsi Stéphane (12 octobre 2009) en ajoutant que c’est par leur union qu’il leur est possible de réaliser ce projet (« chacun apporte son regard et ses compétences malgré tout ») et d’en assurer la respectabilité (Gilbert, 2013). L’accès à la propriété, dans ces conditions de concertation, apparaît aussi, pour la majorité d’entre eux, comme le moyen d’être « autonome » et « responsable » de son logement, de ses dépenses et, plus largement, de soi. L’accession est vécue comme un moyen de reprendre la maîtrise individuelle et collective d’une partie des gestes du quotidien, « d’avoir prise sur les choses », de devenir acteurs et actifs dans la gestion de sa vie, notamment par le contrôle du bâti et de sa gestion future (Schwartz, 1990), à la différence du logement social « où on est passifs » (Carriou, 2014). Cette dimension apparaît d’autant plus forte qu’elle est collective. « Nous, on est pas des militants », avance Isabelle (7 mars 2014), soulignant que l’identité du groupe se construit dans le projet d’une gestion « maîtrisée » d’un quotidien ordinaire, et non dans une utopie lointaine.

La constitution de ce collectif a été concomitante d’une affirmation plus forte face aux professionnels dans les situations d’échange. Progressivement, les habitants, et en particulier les membres du bureau de l’association, sont davantage intervenus dans les débats. Au fil du temps, la présence des ménages aux ateliers s’est resserrée autour d’un noyau dur fortement masculin, animé par le premier président et très attaché à la défense du futur patrimoine. Leurs interventions ont concerné la mise en commun d’intérêts, d’attentes, voire d’exigences concernant le logement et l’immeuble. Mais surtout, leur implication est devenue plus nette à propos de la question très matérielle du projet architectural et de sa construction, plus proches de leurs attentes. Les questions relatives aux matériaux, au degré de finition, au standing et aux performances énergétiques du bâtiment, en ce que ces éléments conditionnent la gestion future du bâti et son entretien, ont pris une grande place dans ces échanges. Le ton se fait plus affirmé, voire revendicateur, par exemple à propos de la certification BBC au printemps 2010. Lucie se montre insistante : « Quand fait-on les arbitrages en ce qui concerne les choix environnementaux ? Et qui ? Qui décide ? » Les échanges se multiplient entre les habitants, de même que les sollicitations des professionnels, notamment par Internet, qui devient le principal canal d’expression.

Cette phase de conception du projet, qui a correspondu au moment d’échanges le plus intense avec les professionnels, a été vécue de façon assez contrastée par les habitants. Dans certains cas, les habitants ont réussi, au nom du groupe avec l’aide de l’équipe d’AMO, à faire entendre leurs voix. C’est le cas par exemple pour la question des espaces collectifs. Les habitants ont pu obtenir la fermeture du local de vélos et poussettes que les architectes proposaient de laisser ouvert. Ils ont également défendu le principe de caves individuelles quand l’architecte n’avait retenu que le principe d’un espace de stockage collectif. Enfin, l’attribution, au printemps 2010, des différents appartements entre habitants a été réalisée dans un climat relativement serein, malgré les désaccords. Avec l’accord des familles, elle ne s’est pas faite au sein du collectif mais en tête à tête avec l’architecte, dans un registre de relation qui s’apparentait à celui d’un prestataire vis-à-vis de son client. Chaque famille a été reçue séparément par l’architecte qui a fait in fine l’arbitrage, quitte à proposer des aménagements compensatoires à ceux qui n’ont pas eu le lot désiré – comme la surélévation de la hauteur de leur plafond. Dans cet exercice, l’architecte a joué ici un rôle d’arbitre, qui a permis de dépasser les tensions au sein du groupe.

Dans d’autres situations en revanche, le dialogue est apparu plus difficile à instaurer et les échanges, plus tendus, notamment sur la question des matériaux employés pour la construction. Depuis les tout premiers ateliers, les habitants avaient en tête l’image d’un bâtiment en brique pleine, en raison de la pérennité de ce matériau. Or l’architecte leur a proposé d’abord de construire en béton, mousse de polyuréthane et parement de brique, avant d’évoquer une solution en structure bois avec bardage bois. Son argument est financier : « Je n’ai pas le budget pour construire autre chose. » Frédéric et d’autres n’ont pas manqué de réagir sur leur faible marge de manoeuvre : « Moi, je peux concevoir qu’un seul matériau rentre dans le budget, mais je voudrais le savoir pour pouvoir faire un arbitrage ou enlever autre chose ou allonger. » (atelier du 7 juin 2010) Différents points font débat : le toit (végétalisé), la structure bois avec bardage bois et la taille des fenêtres (hautes et étroites). Plusieurs familles auraient préféré un immeuble « solide » en maçonnerie avec de larges ouvertures – certains ironisent sur la fragilité du bois en évoquant l’histoire des trois petits cochons. Après ces critiques, l’architecte propose en urgence un choix de variantes sur ces trois points. Mais le vote est finalement limité à la question du gabarit du toit (l’option toit en pente en métal l’emporte) avec la promesse que le reste, notamment les matériaux du toit et des façades, sera décidé plus tard. En pratique, quand le sujet est de nouveau abordé, les choix sont déjà faits.

Dans le fond, l’affirmation des habitants n’est pas accueillie de façon si positive par les institutions et les professionnels qui peinent à lui accorder une reconnaissance. Non seulement la participation habitante ne répond pas à leurs attentes – ce qui semble un scénario fréquent (Rui, 2010), mais elle en vient paradoxalement à les déranger. Ce paradoxe tient bien sûr à des contingences liées à l’exercice du métier d’architecte (étroitesse du budget, échéances, etc.) et aux difficultés qu’il y a à faire se rencontrer désirs habitants, contraintes professionnelles et contraintes économiques. Mais au-delà, ce paradoxe tient aussi aux décalages entre les attentes implicites des institutions et des professionnels (excepté l’équipe d’AMO) et les valeurs défendues par les habitants. Ces décalages concernent d’abord la forme de leur investissement. Les techniciens de la mairie et les promoteurs se sentent envahis par les sollicitations régulières des habitants. Ainsi l’un d’entre eux me glisse, lors de l’atelier du 30 janvier 2012 : « Si on avait eu une réunion avant, ça nous aurait évité une dizaine de mails. » Il parle aussi du temps passé à « gérer ses habitants », ce qui témoigne de la façon de se positionner en gestionnaire de la participation : les ateliers apparaissent comme le lieu où désamorcer les tensions et non comme le lieu de la décision.

Plus avant, ces décalages concernent le sens des valeurs défendues par les ménages et la manière dont ils s’approprient le projet. On l’a vu, les futurs habitants constituent progressivement leur habitat autour d’une vie en copropriété, faisant des principes de réciprocité, de respect et d’autonomie de soi et du groupe des éléments structurants de ce groupe. Cette approche, qui articule fortement intérêts individuels et collectifs, est interprétée par les institutionnels et les professionnels comme une forme « d’individualisme » et d’intérêt pour la « bonne affaire » immobilière. Ainsi, les uns et les autres demeurent soupçonneux de la nature de l’engagement des habitants, voyant en eux des « acquéreurs plutôt que des coopérateurs ». Derrière ces propos s’exprime en sous-texte la difficulté à reconnaître comme « coopératif » un projet qui s’éloigne des idéaux qu’ils ont érigés implicitement en normes. Ces normes, incarnées notamment par les initiatives en faveur de « l’habitat dit participatif », valorisent les idées relatives à la solidarité, à l’échange, à la convivialité et à l’innovation sociale et économique, dans le sillage des influences des années 1970 et 1980 (Bacqué et Vermeersch, 2007). En comparaison, le collectif « Le Grand Portail » centré sur sa copropriété leur apparaît moins légitime. « Ici, c’est un projet privé », explique un technicien municipal (12 avril 2010). Quant aux architectes, ils tendent à freiner toute initiative habitante qui serait contraire à leur vision, par exemple sur la question de la délimitation de l’espace privé de la « coopérative » par rapport à la rue. Les futurs habitants demandent, depuis le début, une clôture haute constituée de barreaux étroits permettant d’assurer l’intimité de leur lieu de vie quand les architectes, y voyant le risque d’enfermement, proposent un muret bas et des arbustes pour éviter la séparation. Les habitants finissent par l’emporter, mais sans l’écoute constructive des professionnels qui aurait permis de donner un tour positif à la négociation.

Ces façons de faire des ateliers des lieux d’enregistrement des décisions déjà prises entretiennent chez les habitants le sentiment de n’être pas respectés dans leurs choix. Le groupe a beau revendiquer une place plus affirmée dans les échanges, il se heurte malgré tout à des tendances, toujours latentes, à la confiscation du pouvoir. Les mécanismes n’en sont pas seulement dus attribuables aux inégalités en matière de prise de parole et de compétences (Fung et Wright, 2003). Mais ils découlent ici, sans doute plus nettement encore, des difficultés des interlocuteurs à reconnaître comme légitimes les valeurs défendues en propre par les habitants. La domination ne s’exerce pas seulement par le verbe, mais elle s’exerce aussi par la norme et le sens.

Le conflit ou l’accomplissement de la participation ?

Sans doute les choses en seraient restées là si le bâtiment avait été livré dans les temps. Mais depuis l’automne 2012, le chantier a rencontré d’importants retards, excédant aujourd’hui les 18 mois, en raison de malfaçons lourdes – absence de fondations, toiture à reprendre entièrement, plomberie défectueuse, etc. Ces difficultés ont été à l’origine d’une mobilisation forte et large des habitants. Ces derniers ont ainsi mis en cause la tendance des professionnels (architectes et promoteur) à minorer leurs alertes quant au bon déroulé du chantier (Stéphane et Ahmed avaient signalé à plusieurs reprises des problèmes de construction), leur silence, les promesses à répétition sur la date de livraison, de même que leur compétence professionnelle. À propos des difficultés de chantier, au cours de l’atelier du 8 avril 2013, l’architecte évoque « un manque de chance » et « l’escroquerie » de l’entreprise du bâtiment :

Leïla réagit : « Notre relation à vous est changée. Notre histoire n’est pas une question de malchance. On a fait appel à des professionnels. »

Ahmed : « Non, c’est une question de suivi, de sérieux, de méthodologie. On vous a fait des remarques. Mais nous, on n’y connaît rien. Il y a beaucoup de négligence. C’est pas du hasard, c’est le fruit de circonstances que vous avez produites. »

Les malfaçons du bâti mettent à bas deux éléments constitutifs de la relation entre habitants et professionnels : la compétence, soulignée dans l’accusation de négligence, qui justifiait que les professionnels et non les habitants soient détenteurs d’un pouvoir fondé sur l’expertise, et la confiance qu’ils avaient placée en eux.

Les réactions contestataires des habitants ont pris des formes multiples : durcissement de la tonalité des échanges, accusations, envoi de courriers à la municipalité, appel à la presse (en particulier le quotidien Libération), enfin recours aux services d’une avocate. Les habitants ont donc mobilisé, bon gré, mal gré, des ressources pour faire davantage entendre leur voix et leurs intérêts – et contrer les tendances à la confiscation de la parole. On retrouve ici le double mouvement observé par la littérature (Blatrix, 2002), au sens où le cadre participatif n’apparaît pas seulement comme un lieu de reproduction des mécanismes de domination, mais peut aussi être un lieu de constitution de nouvelles stratégies.

Plusieurs facteurs ont rendu possible la mise en place de ces nouvelles stratégies, le premier étant que l’objet du conflit touche au fondement même de la dynamique collective. Écorner la perspective de l’accès à la propriété privée, c’est éprouver le groupe dans ce qui donne sens à l’investissement individuel comme collectif. Les premiers moments d’entrée en conflit ont du reste constitué des moments de grande intensité dans la vie du groupe, occasionnant réunions, appels et échanges à foison. Plusieurs habitants, dont des femmes, qui s’étaient mis à distance de la vie du groupe s’y sont investis de nouveau. À l’identité collective, repérée par la littérature comme une condition nécessaire des mobilisations (Filleule, 1993 ; Blatrix, 2002), s’ajoute ici un autre élément saillant, celui du recours au tiers pour structurer, soutenir et légitimer l’action collective. Cette dimension est à comprendre au regard de la composition socioéconomique du groupe. Même s’il a gagné progressivement en assise au cours du processus, celui-ci se considère, on l’a vu, comme vulnérable et peu compétent. Dans cette perspective, l’appel au tiers, envisagé comme soutien, a permis de faire contrepoids à ce sentiment de vulnérabilité, comme en témoigne le recours externe à l’avocate. « Oui, un expert, c’est ça qu’on demande » (atelier, 8 avril 2013), indique Ahmed. L’idée est de recourir à ceux qui savent, même si certains passent beaucoup de temps à se renseigner pour acquérir des savoirs et avoir une prise plus grande sur les décisions.

L’exemple le plus significatif de ce recours au tiers concerne la relation avec la mairie. Les habitants attendent beaucoup du soutien municipal, ce qui a aussi pour conséquence de les déstabiliser dès lors que celui-ci n’est plus aussi présent – ne serait-ce que pour des raisons liées à la rotation des techniciens en charge du dossier. « On n’était pas des spécialistes [indique Kahina lors de l’assemblée plénière du 11 avril 2014 qui réunit habitants, professionnels et institutions]. C’était une opération particulière, mais avec la mairie de Nanterre. On s’est engagés, mais avec le garde-fou de la mairie de Nanterre. On a l’impression d’être abandonnés [depuis les difficultés de chantier]. » C’est bien l’assurance d’être protégés par les institutions qui a rendu possible l’implication des habitants, risquée à leurs yeux, dans une opération participative. Plus tard, c’est encore le recours au tiers qui leur a permis de se mobiliser. Dans ces conditions, garantie et initiative n’apparaissent pas comme des tendances contradictoires, mais plutôt comme des conditions complémentaires.

Quels sont pour autant les effets de cette mobilisation ? Jusqu’à quel point transforme-t-elle les relations ? Un des effets les plus immédiats de cette entrée dans le rapport de force se manifeste d’abord par une appropriation nouvelle de l’espace de la parole par les futurs habitants, c’est-à-dire par le fait de s’autoriser à parler en public, de défendre ce qu’on n’a pas osé ou pas su dire avant. Cela se traduit par un changement de nature des échanges, depuis le registre de la réaction jusqu’à celui de l’interpellation, voire de l’accusation. Le plus emblématique de cette inflexion est bien sûr l’invitation de l’avocate à la plénière du 11 avril 2014 par les « coopérateurs » pour représenter leurs intérêts : « Nous, on voulait la présence de l’avocate pour qu’elle explique ce qu’on n’a pas toujours la place d’exprimer », avance Stéphane. Installée au milieu des habitants, en situation de face à face avec le promoteur et l’architecte, l’avocate prend la main dans les discussions, coupe la parole, ouvre ses imposants dossiers installés à côté d’elle, avance chiffres et délais, invective. Droite dans son costume, le regard sévère, elle installe en quelques minutes une ambiance différente et, dans l’espace du verbe au moins, renverse le rapport de force. Le promoteur et l’architecte sont impressionnés, bégaient d’abord, puis se reprennent avant de s’adresser directement à elle dans leurs réponses. La présence de l’avocate a pour effet conjoint de libérer la parole des habitants, comme si sa présence légitimait l’expression de chacun. Les habitants interpellent, évoquent leurs cas personnels, racontent les impasses et les difficultés dans lesquelles ils sont plongés, notamment certains, femmes comme hommes, d’ordinaire discrets mais qui sont alors très fragilisés par cette situation. La majorité est contrainte de prendre plusieurs petits boulots pour faire face au loyer en plus du remboursement, certains ne peuvent anticiper la rentrée scolaire des enfants.

Au niveau individuel, par ailleurs, l’entrée en conflit s’accompagne, à des degrés divers selon chacun, d’une certaine prise de conscience du sens de ses revendications comme de sa capacité d’action. Les réunions collectives, les actions menées ensemble (saisir un journaliste, recourir à un avocat…) pour défendre les intérêts communs ont joué un rôle déterminant dans la transformation du regard de chacun sur soi et sur les demandes du groupe. « On a toujours fait d’autres remarques [que celles des professionnels dédiés], explique Stéphane le 11 avril 2014. J’espère qu’on nous prendra plus au sérieux et qu’on aura des réponses. Vous voyez, le projet coopératif, vous avez des coopérateurs qui le prennent à coeur. On remplit notre contrat de citoyens avant d’acquéreurs. » Cette reconnaissance de soi est rendue possible dans la mesure où les habitants se mettent en situation de revendiquer non plus une simple demande personnelle, mais une demande collective, élaborée en matière de justice (« le droit à bénéficier de son logement ») et donc recevable selon les nromes publiques (Carrel, 2006). De ce point de vue, le recours à l’avocate a joué un rôle essentiel dans la construction de la légitimité de leur demande. En interne, en revanche, ces tensions ont eu, au bout de quelques mois, des effets déstabilisants pour la vie du groupe – sans pour autant que cela transparaisse lors des assemblées. L’urgence et la gravité de la situation ont exacerbé des divergences latentes, notamment sur les stratégies à adopter, et ont conduit, dans un climat de tensions, à un changement de présidence et du bureau[6].

Au niveau des effets externes de cette mobilisation, les conséquences sont plus difficiles à évaluer, notamment pour ce qui se passe en dehors des sphères publiques des ateliers. Une chose est certaine, l’introduction de l’avocate dans le jeu a conduit architectes et promoteur à briser le silence dans lequel étaient plongés les habitants depuis plusieurs mois. En public, ceux-ci sont désormais « dans le oui oui », raconte Isabelle (4 juin 2013). En donnant du poids à leurs revendications, notamment face aux institutions, le recours à l’avocate a sans doute aussi permis d’accélérer les travaux de reprise du chantier. La contradiction des approches n’en reste pas moins forte. Deux logiques se heurtent, qui peinent à trouver un terrain d’entente : une logique de dialogue, qui sort des cadres de la relation classique entre les professionnels et leurs clients, et une autre propre aux relations de professionnel à client, qui a pour principe de mettre ce dernier à distance. De part et d’autre, les positions sont loin d’être univoques. Pour des raisons liées aux contraintes financières et temporelles qui leur sont propres, les professionnels oscillent entre une volonté d’innovation et un retour à des formes plus classiques de production. « [Les difficultés de chantier], ça arrive tous les jours », indique ainsi l’architecte à l’assemblée du 11 avril 2013. Dans une opération en VEFA classique, les acheteurs ne savent pas le déroulé du chantier […]. » Les habitants aussi ont des hésitations : tout en restant fermes sur leurs exigences de clients, ils ont également des attentes fortes quant à la transparence.

Conclusion

À quelques semaines de la fin du chantier – qui sera finalement effective à l’automne 2014 –, le moins que l’on puisse dire des interactions entre pouvoirs institutionnels, professionnels et futurs habitants est qu’elles ne se limitent pas à de simples rapports de domination de l’une ou de l’autre des parties. L’intérêt d’une immersion ethnographique dans la durée est précisément de montrer que les relations entre acteurs y empruntent des chemins bien plus ambivalents. Pour revenir aux termes du débat posé en introduction, dynamique institutionnelle et initiative habitante divergent certes, mais en viennent aussi, contre toute attente, à se compléter. On observe deux principaux mouvements à ces interactions.

Certes, cette opération a d’abord été le théâtre de fortes tendances à la reproduction de formes de domination. Ce premier mouvement confirme le constat désormais classique établi par la littérature, selon lequel la mise en procédure de la participation, loin de favoriser le dialogue, peut conduire à conforter des mécanismes inégalitaires, notamment dans la prise de parole. La tendance apparaît particulièrement forte quand il s’agit d’un public populaire, comme le montre cette expérience. Les futurs habitants se sont sentis illégitimes face aux institutions et aux professionnels, et n’ont qu’à peine discuté leur expertise ou leur pouvoir, même au plus fort du conflit. Plus marquant : à cette logique de domination verbale s’est ajoutée une seconde logique de domination, bien moins visible, fondée cette fois sur les inégalités dans la prescription de la norme, autrement dit du sens accordé au projet d’habitat. Dans cette opération, institutions et professionnels ont peiné à reconnaître la façon dont les habitants se sont approprié le projet, dans la mesure où celle-ci s’écarte de leurs représentations implicites.

Pendant ce mouvement de domination, on a relevé pourtant un mouvement d’affirmation du groupe et, plus récemment, de contestation, rendu emblématique par le recours à une avocate. Les habitants sont parvenus malgré tout à composer avec ces procédures, à les réinvestir autrement et à faire contrepoids, malgré les tensions internes au groupe. Dans cette dynamique, il faut souligner le rôle crucial du recours au tiers considéré comme sachant et doté de pouvoir, qu’il soit expert ou politique. Le soutien de la municipalité est ainsi apparu comme une condition essentielle de la participation, même si celle-ci – comble de la participation – peine à reconnaître positivement la dynamique habitante. Le projet d’accession à la propriété privée, autour de laquelle s’est définie l’identité collective, a constitué un autre facteur déterminant de cette mobilisation. Il a joué à un double niveau. Au niveau matériel d’abord, l’espace à construire a donné prise au débat. Il a fourni une matière à discuter aisément appropriable par les futurs habitants, concrète et quotidienne. Au niveau social enfin, l’accès au statut économique et symbolique tant convoité de propriétaire a constitué un support au fait de se reconnaître des préoccupations et projections communes. Dans un contexte de croissance des incertitudes sociales et des inégalités, devenir propriétaire peut devenir un marqueur social suffisamment structurant pour faire collectif.