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Si la définition du verbe squatter est l’action d’occuper illégalement un local vide ou un immeuble inoccupé[2], elle n’informe pas pour autant sur la portée de l’action, sa finalité, ses enjeux ou sa pertinence sociale. De par son caractère inusité, marginal ou radical, le squattage devient vite l’objet de regards figés sur la transgression normative que ses auteurs commettent bruyamment, jusqu’à rendre la pratique elle-même vide de sens social ou politique. Pourtant, à y regarder de plus près (à l’intérieur d’un squat) et de plus loin (ailleurs dans le monde), on constate que les pratiques de squattage sont non seulement hétérogènes quant aux contextes et à leur finalité, mais elles sont aussi investies de significations sociales légitimes sur les plans éthique, politique et subjectif. L’un des problèmes de recherche sur lesquels nous avons travaillé se définit justement par cette contradiction sociale qui, selon nous, brouille la pensée sur le sens social de cette pratique : comment comprendre le sens de cette pratique où l’illégalité de l’action (occupation non réglementaire) est fondée sur la légitimité politique du projet (ex. : droit au logement, habitat alternatif, abri de fortune) ?

Par exemple, la couverture médiatique du squat de l’été 2001 à Montréal a largement exposé cette contradiction par l’intermédiaire des positions divergentes des deux principaux aspirants à la mairie de Montréal (Lévesque, 2001 ; Vigneault, 2001) dont l’interprétation du phénomène variait entre un acte de désobéissance civile et la revendication d’un projet autogéré. Ce qui ne va pas sans créer de confusion ou d’ambivalence autour du sens de l’événement lui-même et de la finalité de ces pratiques.

Ainsi, dans le cadre de cet article, nous présentons les résultats d’une recherche qualitative dont l’objectif principal fut d’analyser les repères normatifs des groupes d’acteurs impliqués dans l’épisode de squattage de Montréal de l’été 2001, appelé pour l’occasion le squat « Overdale-Préfontaine »[3], et de montrer en quoi ces repères guident les stratégies d’action et structurent les positions respectives. En nous inspirant de la méthode de l’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1981 ; Friedberg, 1994 ; Mendel et Prades, 2002) et des repères normatifs permettant d’analyser les pratiques d’intervention sociale (Karsz, 2004), nous avons documenté et qualifié les différences de points de vue, selon les acteurs impliqués, sur les enjeux associés aux stratégies d’occupation du squat. Avant d’aborder ces résultats de recherche, voyons dans quel contexte général s’inscrit le squat de 2001.

Crise du logement et épisodes de squat au début des années 2000

Le contexte de « la crise du logement » en 2001 (Québec, 2002)[4] a incité des groupes d’acteurs à développer des stratégies illégales d’appropriation de l’espace résidentiel dont les enjeux varient selon les contextes. Un suivi des épisodes de squattage à Montréal, Québec, Ottawa et Guindonville (Val-David) révèle une problématique de gestion municipale de la marge sociale associée à l’habitat résidentiel. Dans un article d’un quotidien montréalais (Béasse, 2001), on apprend que l’expérience du squat de l’été 2001 (de juillet à octobre) amorcé par le Comité des sans-emplois de Montréal (CSE) s’inscrirait dans une tradition d’un mouvement urbain de revendication qui daterait des années quarante. On peut citer par exemple un squat durant l’hiver 1946-47 dénonçant la pénurie de logements (Choko, 1980 : 165-181), un autre en 1975 visant à protester contre la destruction de logements et, en 1987-1989, le squat de l’îlot Overdale, qui fit la manchette, et voulait bloquer la construction de condos à la suite de la démolition des logements abordables jugés insalubres par le maire de Montréal (Favreau, 1988).

Affectant toutes les grandes villes du Québec, la crise du logement qui sévissait en 2000 exacerbait à nouveau les difficultés d’appropriation de l’habitat résidentiel à cause du faible taux d’inoccupation de logement locatif et de la hausse des prix qui s’ensuivit (Cloutier, 2002)[5]. C’est pourquoi l’épisode du squat Overdale-Préfontaine à Montréal ayant débuté le 27 juillet 2001, avait d’abord été amorcé dans un immeuble désaffecté de l’îlot Overdale (maison Louis-H. La Fontaine classée bâtiment patrimonial) en continuité avec l’occupation de 1987-1989. L’attitude du maire Bourque fut alors d’inviter le groupe, composé d’une cinquantaine de personnes appartenant à des groupes sociaux diversifiés, à déménager au centre Préfontaine aussi en désaffection (ancien édifice public de la Ville). Outre la dénonciation de la pénurie de logements et la revendication de logements sociaux, l’objet de la négociation entre les squatters et le représentant de la Ville était un projet de coopérative d’habitation autonome appelé « Collectif Préfontaine » doté d’un complexe de diffusion culturelle alternative. Le contexte électoral, les plaintes de résidents, des images médiatiques compromettantes sur l’aménagement du squat, des difficultés organisationnelles associées au fonctionnement interne et aux problèmes de sécurité constituent autant d’éléments qui ont contribué à rompre les négociations avec les responsables de la Ville. L’escouade anti-émeute de la Ville de Montréal a finalement expulsé les occupants le 3 octobre 2001 pour des raisons sanitaires et de sécurité.

Pendant l’été 2002, on assiste à trois autres épisodes de squat, l’un à Québec (Drapeau, 2007), l’autre à Ottawa (Gaudreault, 2002) et un dernier à Montréal, mais dans un contexte différent réunissant des sans-abris dans une place publi­que (abris de fortune). L’issue répressive de ces épisodes de squat nous a conduits à étudier davantage l’un de ces épisodes, celui d’Overdale-Préfontaine, afin de mieux comprendre les enjeux de ce type de pratique ainsi que les diverses façons de les envisager selon les groupes d’acteurs impliqués, dont les autorités publi­ques. Avant d’aborder l’étude de cet épisode, un bref tour d’horizon de la littérature s’avère nécessaire pour le situer parmi les façons de pratiquer le squattage ailleurs dans le monde.

Diversité des pratiques de squattage

Si les recherches sur les pratiques de squattage sont peu fréquentes au Québec, ce n’est pourtant pas le cas dans les villes en développement (les bidonvilles) et les villes européennes (Londres, Amsterdam, Bruxelles, Genève, Milan, Barcelone, Paris, etc.) où le squat devient souvent une réponse au manque criant de logements. Toutefois, nous n’avons retenu que la littérature relative aux pays occidentaux et non celle traitant des pays en développement compte tenu de l’hétérogénéité des con­textes sociopoliti­ques[6]. À titre d’exemple, mentionnons la dizaine de milliers de maisons qui sont squattées dans les Pays-Bas qualifiés de « petits laboratoires alter­natifs » (Chouinard, 2001). Dans certains pays tels que l’Angle­terre et la Suisse, il était possible de conclure une entente avec les autorités ou les propriétaires pour occuper les lieux soit sous la forme d’un bail précaire, de convention d’occupation ou de contrat de con­fiance comme à Genève[7]. Béasse (2001 : 10) identifie la tendance actuelle des autorités municipales des pays industrialisés de la façon suivante : « D’abord tolérés pour leurs initiatives communautaires originales, les squats sont ainsi évacués sous des prétextes de sécurité, au nom d’une nouvelle vision politique ». D’ailleurs la loi pour la sécurité intérieure en France adoptée en 2003 permet de sanctionner plus sévèrement les pratiques des squatters parmi d’autres pratiques marginalisées : « Par la création d’un délit à part entière, le nouveau texte pénalise le squat et le réprime par six mois d’emprisonnement et 3  000 euros d’amende » (Chambon, Krémer et Zappi, 2002). Pourtant, jusqu’à maintenant, la France tolérait les squatters entre le 1er novembre et le 15 mars (Gingras, 1993 : 18). Dans un article traitant de squats en Angleterre, Chatterton (2002 : 2) constate que certaines pratiques de squattage visent une réappropriation de l’espace urbain dans les quartiers centraux afin de créer une vie culturelle et artistique plus créative dans une perspective d’émancipation face aux valeurs d’affaires et de privatisation de l’espace. Soulignons que le site Web d’origine berlinoise squat.net rassemble beaucoup d’informations mises à jour sur les squats répartis dans une vingtaine de pays. Dans une perspective militante, ce site tente de documenter les épisodes de squats dans leur tentative de « ré-appropriation de l’espace » pour repren­dre les termes du manifeste de Grenoble consultable sur le site.

À partir de notre recension d’écrits, nous pouvons distinguer trois types de squats : 1. le squat comme mode de vie marginal. Les acteurs de ce type de squat sont essentiellement des artistes et des étudiants qui s’installent dans certains immeubles inoccupés des beaux quartiers de Paris ou de Genève par exemple, pour y mener une vie marginale temporaire (ex. : Sanchez, 2000). 2. le squat comme refuge et mode d’autogestion. Cette forme correspond aux squats de sans-abris qui s’auto-organisent à l’image de celui qui fit la manchette pendant l’été 2002 au square Viger à Montréal (Allard, 2002). Il est question d’habitudes de vie, d’activités culturelles organisées, etc., qui structurent des modes de sociabilité ainsi que des stratégies de survie mises en place par les squatters (ex. : Coutant, 2000). 3. le squat comme mouvement social urbain (squat politique)[8]. Ici, le squat permet aux acteurs de remettre en question un certain nombre de discriminations sociales et économiques dont celles associées à la crise du logement où ce dernier est réduit à une simple marchandise privée (Champod et al., 1986 : 509) dans un contexte de mondialisation des marchés (Mar­tinez, 2007). Au sein des squatters se retrouvent des militants associés à de multiples causes, et le squat constitue leur moyen commun d’expression (ex. : Katz et Mayer, 1983). Notons que ces deux dernières formes (refuge-autogestion et politique) vont souvent de pair et ne sont pas toujours clairement séparées dans la littérature. Toutes deux sont porteuses d’une remise en question du système, mais la première se manifeste plutôt de manière passive tandis que la deuxième est porteuse d’une revendication plus active. Par exemple, l’épisode de squattage de Montréal Overdale-Préfontaine, en 2001 qui fait l’objet de notre recherche, s’appa­rente au croisement de ces deux formes de squattage. Exa­minons brièvement quelques aspects méthodologiques.

Aspects méthodologiques

Rappelons que l’objectif de notre recherche était d’analyser les repères normatifs qui guident les stratégies d’actions des grou­pes d’acteurs et structurent leur position respective. Pour ce faire, nous avons mené une enquête qualitative, de 2003 à 2004, en réalisant 18 entretiens individuels semi-dirigés auprès des divers groupes d’acteurs impliqués de près dans l’épisode de squattage Overdale-Préfontaine de 2001 : 8 squatters (occupants représentant les différences de points de vue à l’intérieur du groupe), 4 répondants d’organismes communautaires (FRAPRU, RAPSIM, CSN- Montréal, L’Autre Montréal), 6 répondants institutionnels (2 fonc­tionnaires rattachés au comité du maire : le coordonnateur et son adjoint, 1 chef de la sécurité incendie, 1 commandant du poste de quartier de Rosemont, 1 conseil­lère municipale du Vieux-Rosemont, 1 chef de l’opposition de l’époque). Ces entretiens ont permis d’explorer les rapports intra-organisationnels et inter-organisationnels des groupes d’acteurs impliqués. En ce qui concerne le corpus médiatique, nous avons relevé la position des médias à partir d’une analyse de contenu des points de vue de chaque journal à propos de l’événement du squat Overdale-Préfontaine.

C’est en adaptant la méthode de l’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1981) à notre objet d’étude que nous avons pu recueil­lir des informations sur les relations de position entre les groupes d’acteurs impliqués dans l’épisode de squattage de Montréal en 2001. La connaissance des relations de position est essentielle pour bien saisir les enjeux, les conflits et les accords qui ont structuré les pratiques sociales des divers groupes d’acteurs impliqués. À ce sujet, Désy (1993 : 145) souligne avec justesse que les pratiques de squattage renvoient de près à la constitution d’une position spatiale (le logement, l’habitat) et sociale (le statut, le pouvoir). Ce que nous entendons plus précisément par « position » est le résultat dynamique d’une situation sociale chargée de repères normatifs mettant en valeur l’inscription d’un individu ou d’un groupe dans l’espace de sa société selon un double processus de différenciation et d’appropriation. Les relations de position permettent aux individus et aux groupes d’individus de différencier leur existence sociale face à celle des autres. Et ce sont les pratiques sociales qui dynamisent ces relations de position en spatialisant par l’action, non seulement l’imaginaire associé à une position, mais le sens des règles qui donne forme à cette position et qui permet de la reconnaître parmi d’autres (Parazelli, 2002 ; Hubert, 1993). Pour con­naî­tre ces relations de position, nous avons qualifié les points de repères normatifs au fondement de la position des groupes d’acteurs afin de comprendre les logiques différentes de leurs pratiques. Nous nous sommes inspirés des registres normatifs traversant le travail social formulés par Karsz (2004) pour l’analyse critique des pratiques, en les adaptant à notre démarche. Il s’agit des trois registres suivants : théorique, éthique et politique[9]. Concrètement, à partir des analyses comparatives, nous avons distingué : 1. Les repères théoriques : Ce que les membres des groupes d’acteurs ont compris de l’épisode de squattage (le sens qu’ils lui ont donné, la conception qu’ils s’en sont faite) ; 2. Les repères éthiques : Ce qu’ils ont le plus ou le moins apprécié, jugé comme étant bon ou mauvais, mal ou bien (les croyances, les idéologies, les convictions, etc.) ; 3. Les repères politiques : Ce que chacun des groupes d’acteurs a établi comme rapport de pouvoir autant à l’intérieur de son propre groupe qu’avec les autres groupes d’acteurs (autogestion, cogestion, conflit, affrontement, confrontation, consensus, médiation, etc.). Afin de reconstituer la position des répondants inscrite dans celle de leur groupe d’acteurs, nous avons mis en relation les repères normatifs présents dans le discours des répondants interviewés avec les stratégies en présence, les enjeux, les zones d’incertitude et les contextes d’interactions entre les groupes d’acteurs.

Par ailleurs, nous avons recensé la couverture de presse de l’épisode de squattage au moyen de quatre quotidiens francophones. Des articles parus dans le Journal de Montréal (39) et le Journal de Québec (8), Le Devoir (28) et La Presse (36), à l’été et à l’automne 2001, constituent le corpus spécifique au traitement médiatique. Celui-ci a été étudié stratégiquement selon la perspective critique de la construction sociale des événements par le discours journalistique qui considère les médias comme des acteurs sociaux guidés par des repères normatifs propres aux contraintes organisationnelles et professionnelles des métiers d’information (Ericson, Baranek et Chan 1987).

Les résultats

Bien que reconstituées par les répondants interviewés après avoir vécu l’expérience, des logi­ques de sens se sont présentées comme autant de logiques d’actions articulées selon une certaine cohérence interne. Rappelons que c’est à l’aide des questions suivantes que nous avons dégagé des points de vue que les différents acteurs ont adoptés pour comprendre l’épisode de squattage : Comment ont-ils compris le sens de l’action des squatters et/ou des autres acteurs ? Comment ont-ils interprété ce qui s’est passé pendant l’épisode ? Comment ont-ils traduit leurs intérêts propres dans leurs actions ? Résumons la position de chaque groupe d’acteurs séparément.

Position des occupants du squat

Selon les huit squatters interviewés, le squat constituait un moyen d’affirmer leur volonté de vivre différemment, tout en défendant le droit au logement pour tout le monde. Il s’agissait, d’une part, d’attirer l’attention par le biais d’un événement spectaculaire et, d’autre part, de mettre en pratique un mode de vie alternatif. Les repères théoriques qui se dégagent de leurs discours permettent de définir trois positions face au squat, qui se combinent parfois dans les logiques d’action des squatters : la mobilisation, la résistance et l’habitation. Au niveau éthique, tous les squatters interviewés se réfèrent à la notion de justice/injustice pour juger la façon dont l’épisode s’est déroulé, les positions des autres acteurs et les stratégies qu’ils ont eux-mêmes privilégiées, mais cette notion revêt un sens différent pour chacun, en lien avec le sens attribué au squat.

  • Mobiliser : L’objectif de mobilisation semble être celui qui a motivé l’organisation du squat par le Comité des sans-emplois, regroupement à l’origine du mou­vement. Les leaders du squat, rejoints par quelques autres squatters militants, voyaient dans celui-ci un outil politique de lutte contre les inégalités et de mobilisation de la population autour de cette cause. Leur action ne visait pas à améliorer leurs propres con­ditions de vie, mais plutôt celles des autres, comme l’explique cette représentante du Comité des sans-emplois :

     Pour les jeunes de la rue, que ce soit pour les itinérants, que ça soit pour les familles qui n’ont pas assez d’argent pour se loger… […] On pensait qu’il y avait des gens plus dans le besoin. Quoique, même s’ils avaient déjà un appartement, ils espéraient éventuellement y vivre là, parce que ça représente un squat pour l’autogestion, ce qu’il y a alentour de ça. Pis le fait que tu ne paies pas un loyer à un propriétaire à tous les mois là. Mais moi, personnellement, j’avais pas en tête de vivre là. (Karine[10])

Mus par un sentiment de responsabilité face aux populations plus déshéritées, le squat représentait pour eux une façon de prendre leur défense en dénonçant les difficultés d’accès au logement pour ces populations. Tou­tefois, ils regret­tent que le squat ait été principalement interprété comme une revendication de logement social, notamment par les acteurs municipaux et les médias, mais aussi par certains organismes com­mu­nautaires. Pour eux, la thématique du logement, qui était d’actualité durant la période du squat caractérisée par une crise du logement, servait de prétexte pour sensibiliser la population autour de la thématique plus large des inégalités sociales par un geste d’appropriation de l’espace. En effet, selon eux, la question du manque ou de la précarité du logement pour un nombre grandissant de personnes est intimement liée à la recherche de façons de vivre ensemble innovatrices, qui redonneraient du pouvoir aux personnes laissées pour compte par la gentrification de plusieurs quartiers à Montréal. Selon eux, le système capitaliste n’est pas à même de résoudre ce problème en raison des inégalités qu’il crée. Tout en s’inscrivant en continuité avec des actions antérieures de sensibilisation de la population à la question du logement, le squat constitue selon eux une action à même de dénoncer ces inégalités par son caractère radical. Soulignons que les squatters s’inscrivant dans cette perspective ont tendance à se distinguer des autres squatters et de distinguer ceux-ci entre eux en fonction de leurs ressources pour mobiliser, être mobilisés ou encore entraver la mobilisation.

En ce qui concerne les repères éthiques mobilisés par ces répondants, ils se réfèrent à la justice en tant qu’amélioration des conditions des personnes déshéritées. Ils estiment que cette amélioration peut être atteinte si ceux qui ont une « conscience politique », pour reprendre leurs termes, de cette injustice se mobilisent pour la dénoncer. Dans ce contexte, la notion de solidarité réfère pour eux à la responsabilité sociale de ceux qui en ont les moyens de lutter pour ceux qui n’en ont pas (ou moins). Par ailleurs, ils estiment que l’autogestion et la démocratie sont des moyens qui permettent une meilleure conscientisation à travers l’expérience d’un mode de vie plus juste.

  • Résister : Si ces squatters sont sensibles à une mobilisation en faveur des personnes déshéritées, cette visée était pour eux tout aussi importante, sinon moins, que leurs propres aspirations au niveau professionnel qui s’inscrivaient dans une forme de résistance personnelle au mode de vie prédominant. En effet, s’ils ne voyaient pas dans le squat un lieu de vie pour eux, ils semblaient y voir un lieu où ils pourraient donner un sens au travail sans être soumis aux contraintes du marché libéral.

Les enjeux ? Bien, c’est de con­tinuer à faire de l’art, moi juste dans mon métier… je vais donner l’exemple avec mon métier en pâtisserie : réussir, avoir la chance de pouvoir développer son métier et de l’exprimer sans que ça soit toujours une question d’argent de rentabilité, d’efficacité. […] [Et] l’agriculture biologique. Oui, en gros c’est ça. (Jérémie)

Ces squatters insistent sur l’importance de mettre en pratique les principes politiques d’émancipation, en s’appropriant un lieu et en y développant concrètement un mode de vie différent, sans que cela reste toujours au niveau symbolique. Les références éthiques de ces squatters en appellent à la justice entendue comme la liberté donnée à chacun de vivre et de se réaliser comme il l’entend. La solidarité, la démocratie et l’autogestion sont des valeurs qu’ils désirent pouvoir appliquer afin de vivre de façon plus satisfaisante.

  • Habiter : Au contraire des squat­ters dont nous avons parlé jusqu’à maintenant, certains répondants avaient le projet de vivre dans le squat et ils y ont d’ailleurs vécu durant la durée de l’épisode de squattage, certains même avec leurs enfants. L’occupation d’un bâtiment les concernait directement et ils y voyaient une solution à leur propre précarité. Un squatter, qui vivait auparavant dans la rue avec sa famille, raconte que pour la première fois il disposait d’un espace privé où il pouvait enfin avoir un peu d’intimité, tout en participant avec ses enfants à la vie communautaire du squat, ce qui leur a apporté beaucoup de plaisir et de satisfaction. Le squat lui a procuré une stabilité, une sécurité et une reconnaissance qu’il n’avait pas connues depuis longtemps.

     C’est pour ça que je suis entré dans le squat, parce que j’y avais une vie un peu plus stable. Eh wouah !, 69 jours dans la même place, c’est trois mois là, j’étais ben content ! Très très content ! Pis pas besoin de me casser la tête, personne se met à chialer, personne est là pour faire du mal, à moi ni à ma famille. Pis aujourd’hui, je vis beaucoup la misère. (John)

Ces répondants expriment l’idée de justice à travers leur propre droit d’avoir un toit et une certaine sécurité pour eux et leur famille. C’est grâce à des initiatives solidaires, comme le squat, qui tiennent compte de leurs besoins, qu’ils peuvent y accéder.

Position des acteurs institutionnels

À partir des repères théoriques des acteurs institutionnels, nous avons relevé trois conceptions différentes de l’épisode de squattage : une occasion d’intervention sociale, l’accueil de nouveaux locataires résidants et la dérive d’un épisode de squattage. Ces trois différentes représentations de l’épisode de squattage constitueraient la position collective du groupe des acteurs institutionnels ; des conceptions qui n’ont pas été sans contradictions.

  • Une occasion d’intervention sociale : Pour ceux qui voyaient l’épisode de squattage comme une occasion d’intervention sociale, le déplacement au bâtiment Préfontaine représentait la possibilité de sortir les occupants d’une situation de squattage et de les mettre dans une situation de transition dont les perspectives d’action résulteraient d’une intervention sociale. La première perspective qui relevait de de deux répondants est la construction d’un projet d’habitation (selon le coordonnateur du Comité du maire), plus précisément un projet de commune servant à la fois de coopérative d’habitation et de transit aux jeunes de la rue d’ici et d’ailleurs (selon son adjoint) :

     On leur a soumis un projet depuis deux ans, puis on y croyait beaucoup. On voulait que les jeunes qui sont en transit à travers le Canada, qui arrêtent à Montréal pour x raisons, les jeunes de la rue aient une place où ils peuvent planter leur tente, où ils pouvaient avoir des ressources, avoir de la bouffe gratuite, à boire… Puis on a vu le squat, les gens du squat comme une opportunité pour réaliser ça. (Adjoint à la coordination du Comité du maire).

Pour une autre répondante, cette situation de transition au squat Préfontaine représentait un con­texte de crise et devait servir, à défaut d’autres lieux, à prendre le temps de bien connaître les problèmes des occupants, que cette répondante désignait parfois de « clientèle », afin de les référer au bon endroit dans le système des services sociaux. Il s’agissait d’offrir à ces personnes une prise en charge adéquate au niveau social et non uniquement de leur accorder gratuitement un logement ou de les laisser entre les mains de la police.

Sur le plan éthique, trouver une solution qui évite la violence par la répression, en dialoguant et négociant avec les occupants, était la voie privilégiée pour favoriser la coopération. Il s’agissait aussi de trouver une façon d’assumer leurs responsabilités institutionnelles auprès des populations marginalisées. Par contre, si au début les enjeux électoraux ont favorisé cette position non répressive, ils ont aussi contribué à l’abandonner compte tenu de l’importante médiatisation de l’événement défavorable au maire sortant (période électorale), et qui ajoutait de la pression sur les responsables municipaux.

  • L’accueil de nouveaux locataires résidants : Ce sont essentiellement les répondants du service de police de quartier et de la sécurité incendie qui voyaient l’épisode de squattage comme l’accueil de nouveaux résidants. Pour eux, il s’agissait de reconnaître l’esprit de l’offre du maire aux occupants d’habiter le centre Préfontaine en respectant les règles municipales et les normes de sécurité inhérentes à l’installation de n’importe quel résidant du quartier :

     Pour certains, moi, ce n’était pas un squattage. Du moment que l’autorité avait permis cette occupation-là, dans le fond ça devenait un bâtiment résidentiel avec des chambres autorisées par le municipal. […] C’était l’utilisation d’un bâtiment de la ville à des fins résidentielles pour un groupe de gens. (Chef du service de sécurité incendie)

Sur le plan éthique, ces répondants référaient à des notions telles que le respect des règlements, la cohérence avec la décision prise par la ville, ainsi que leur crédibilité dans le cadre de leurs fonctions. Il semble que leurs actions aient été guidées par le souci d’assumer leurs responsabilités et de ne pas avoir à se faire reprocher leur éthique professionnelle dans ce dossier, ni par la Ville, ni par la population. Selon cette position, les squatters sont considérés par les répondants comme des citoyens ayant les mêmes droits que les autres, dont celui de bénéficier des services de sécurité. En ce sens, le dialogue, la coopération et l’établissement de règles du jeu claires constituaient autant de repères politiques de leurs rapports de pouvoir avec les occupants.

  • La dérive d’un épisode de squattage : C’est le chef de l’opposition de l’époque qui voyait l’épisode de squattage comme une dérive. Pour ce répondant, les occupants du squat d’Over­dale ne poursuivaient que des buts de diffusion médiatique de leurs revendications politiques. Le squat de Préfontaine n’était donc pour lui qu’une extension de leurs actions menées à Over­dale, mais dont le projet initial a été détourné par le maire vers un projet d’habitation. Toujours selon ce répondant, le sens de l’action au squat de Préfontaine n’était donc pas très différent du projet d’Over­dale. C’est pourquoi, il considère le squat comme un incident à minimiser. S’il se dit sympathique à l’action des squatters dans un premier temps, il estime que leurs revendications et leurs moyens d’action ont dépassé les bornes à partir du moment où ils ont obtenu le bâtiment Préfontaine. En faisant une action radicale et illégale, les squatters visaient une réaction spectaculaire de la police, ce qui attirerait les médias et par conséquent, concentrerait l’attention sur eux. À son avis, les autorités publiques devaient éviter de jouer ce jeu. C’est dans cette optique qu’il privilégierait d’autres solutions que la répression policière, afin de ne pas accorder trop d’ampleur à l’événement.

Position des acteurs communautaires

En ce qui regarde les acteurs communautaires, nous avons relevé deux conceptions différentes de l’épisode de squattage : une continuité de l’action militante face à la crise du logement par de jeunes militants anarchistes, et des protestataires et autogestionnaires luttant pour un autre mode d’habitat. Ces deux représentations de l’épisode de squattage constitueraient la position de ce groupe d’acteurs, mais dont la différence est moins marquée que les deux groupes précédents. Résumons les logiques respectives de ces conceptions.

  • Une continuité de l’action mili­tante face à la crise du logement : Pour trois des répondants inter­viewés issus de l’action communautaire, l’épisode de squattage s’inscrivait dans le champ de leurs propres intérêts militants et associatifs, donc dans la continuité. Un répondant évoque même l’idée d’une rencontre entre deux générations de militants qui tentent d’assurer la continuité d’une lutte :

     J’ai participé effectivement à plusieurs de ces actions [en 1988], ce fut très drôle quand lors d’une soirée au squat il y avait la projection du film, notamment la projection d’un vidéo sur l’événement d’Over­dale [en 1988], où là on voyait les jeunes squatters qui reconnaissaient les plus vieux […]. Donc, ça a été un événement intéressant effectivement la rencontre des deux générations. […] Mais quand on les a vus cette gang-là du Comité des sans-emplois qui travaillaient un peu en prolongement de certaines idées qu’on avait nous autres, la génération plus des années 80-90, pour moi c’était comme tout à fait naturel de les appuyer […]. (RAPSIM)

Pour eux, dénoncer la crise du logement, lutter pour la défense du droit au logement et trouver des solutions face à la pénurie qui sévissait à Montréal, étaient autant d’objectifs justifiés par la conjoncture et leurs propres con­victions. C’est pourquoi ils ont tenté d’appuyer les occupants de diverses manières. Cet appui n’allait pas de soi étant donné que ce type d’actions ne faisait pas consensus au sein de leur organisation respective. On a aussi avancé que la légitimité de ce type d’actions résulte du refus des autorités publiques à entendre, par la voie démocratique traditionnelle, les revendications du droit au logement. Le recours au squat devenait alors un moyen ultime pour faire reconnaître ce droit démocratique. Il importait aussi de reconnaître qu’une action radicale comme le squat s’imposait, mais qu’elle ne pouvait être engagée par les organismes communautaires. Le sens de l’action des squatters est vu comme une pratique de « responsabilité civi­que » luttant pour un changement social dans le domaine du logement, même si cette action est contrainte à l’illégalité.

  • Des protestataires et autogestionnaires luttant pour l’habitat alternatif : Le répondant de la CSN ne partageait pas la même expérience militante que les trois autres en ce qui regarde les squats ; il référait aussi à la continuité historique de luttes pour le droit au logement. Pour lui, l’action des squatters était principalement une action de « protestation », les squatters n’ayant pas l’intention d’occuper Overdale, étant donné la vétusté de l’immeuble. Manifes­tant son scepticisme face au projet du groupe qui a accepté l’offre du maire et qu’il qualifie « d’autogestionnaire », il considère celui-ci comme secondaire par rapport au geste de dénonciation initial.

Position des acteurs médiatiques

À partir de l’analyse de contenu des articles de presse, nous avons relevé trois conceptions différentes de l’épisode de squat relatées par les journaux. Ces représentations constitueraient la position collective du groupe des acteurs médiatiques ; des conceptions qui ont été partagées par les médias, mais selon des prépondérances différentes.

  • Identifier la marginalité sociale : La première conception nous convie à la seule éventualité possible de l’épisode de squat : l’affrontement. « Pourquoi le maire n’a-t-il pas choisi d’appliquer la loi, soit de faire intervenir la police, faire arrêter ces gens et les faire comparaître pour violation à la propriété privée ? » (Beauvais 2001 : 4). Le respect des lois et procédures judiciaires préoccupe le Journal de Montréal et le Journal de Québec, mais ce qui les interpelle davantage, ce sont les moyens mis en oeuvre pour venir à bout de la « meute » (Fugère 2001 : 5) ou des « rebel­les » (PC 2001 : 5) qui, « cheveux longs et blonds attachés à l’arrière, petite barbe de révolutionnaire », sont prêts « à tenir longtemps dans le squat du centre-ville » (Fortier 2001 : 6).

L’affrontement annoncé est le fruit d’une représentation qui se construit en mettant en valeur les contradictions des revendications des squatters ; en mettant en doute la motivation des squatters, plus enclins aux seuls loisirs et aux vices ; en relevant l’étrangeté et le manque de transparence du mode de vie et d’organisation des squatters ; d’où le fait qu’ils suscitent de la méfiance et la difficulté à décrypter les intentions des squatters : « Des gens rompus aux relations publiques et habitués aux coups d’éclat. Ils savaient fort bien qu’au beau milieu des vacances de la construction, ils seraient la seule nouvelle en ville et qu’ils auraient donc toute l’attention des médias » (Auger 2001 : 16).

Les journaux font ainsi appel au critère normatif de la sécurité. Insistant tantôt sur le danger que représentent les squatters « militants liés à différents groupes politiques radicaux » (Perreault 2001a : E2), tantôt sur l’importance qu’un ensemble de dispositifs de sécurité soient mis en place. Garantir la sécurité publique devient le repère éthique prépondérant de ces médias.

  • Distinguer l’action illégale des enjeux légitimes : La couverture du journal Le Devoir suggère une lecture en deux mouvements : premièrement, une intervention immédiate est nécessaire pour mettre fin à l’occupation illégale ; deuxièmement, le squat­tage a mis en évidence des enjeux légitimes auxquels il est tout aussi impératif de s’attaquer. Cette con­ception se construit suivant les principaux axes suivants : mise en évidence de l’imminence d’une intervention policière ; intervention de la Ville de Montréal (Pierre Bour­que) jugée inadéquate, d’où l’impression qu’elle soutient des modes d’action illégaux ; éviction tardive compte tenu de l’illégalité du squattage ; privilège accordé à un groupe restreint de gens qui ne répond pas à des intérêts collectifs ; inconséquence des squatters qui se privent d’une occasion favorable pour réaliser un projet de logement social ; dépréciation des actions telles que le squattage et mise en valeur d’actions dirigées vers des questions de logement susceptibles de répon­dre aux besoins des cito­yens les plus pauvres. Le Devoir en décriant que « Le cadeau du maire ressemble à une invitation à la désobéissance civile : on attend autre chose du premier magistrat de la Ville de Mont­réal ! » (Des Rivières 2001 : A6), con­voque des critères normatifs tels que la légalité (et la légitimité) des actions ainsi que la reconnaissance des instances et structures de pouvoir : « Ceux qui seraient tentés de les imiter auraient-ils droit au même traitement ? « Il n’y a pas de précédent et il n’y aura plus d’autres squats à Montréal. La police est avisée que dès qu’il y aura intervention, ce sera tout de suite l’évacuation », a ajouté le maire […] » (Corriveau 2001 : A2).

Dans la continuité du traitement médiatique, ce journal cherche à illustrer l’illégalité du squattage lui-même comme mode d’action et du squat comme mode de vie, ainsi qu’à dégager les enjeux légitimes (l’accès à du logement social, par exemple) et les moyens d’intervenir pour répondre aux difficultés d’insertion sociale que soulèvent les squatters. Le repère éthique prépondérant ici est de préserver la paix et l’ordre social.

  • L’identification des problèmes sociaux irrésolus : Troisièmement, la couverture que le journal La Presse effectue nous convie d’abord et avant tout à comprendre que les enjeux qui traversent l’épisode de squattage (y compris son dénouement) n’ont toujours pas été réglés. Cette conception se construit suivant les principaux axes de représentations suivants : établissement d’une continuité des luttes entre l’épisode d’Overdale de 1988 et l’épisode Overdale/Préfontaine en 2001 ; orientation de l’attention sur les enjeux et non sur le squat lui-même ; squat comme espace dynamique et multiforme, comme lieu de rencontre constructif ; le Comité des sans-emplois de Montréal-Centre désigné comme groupe initiateur du squat, comme noyau auquel se greffent celles et ceux qui ont véritablement besoin d’une aide et d’un toit : les sans-abris ; le déménagement provoque une rupture parmi les squatters : des intérêts individuels ont préséance sur des valeurs collectives.

    Combien manque-t-il donc de logements sociaux à Montréal ? Plusieurs données sont révélatrices. Plus de 8  500 noms figurent sur la liste d’attente des HLM, alors qu’il y a trois ans, il n’y en avait que 7  000. […] L’équation simple démontre que 35  000 logements sociaux sont nécessaires, dont la majeure partie à Montréal. En attendant que les différents paliers de gouvernement passent à l’action […].

    Perreault 2001b : B1

La Presse, dépassant le questionnement sur la légalité de l’action de squatteur, fait appel de façon prépondérante à des repères éthiques qui se conforment à la valeur de promouvoir une plus grande justice sociale. Parmi ceux-ci, nous retrouvons la lutte contre la pauvreté en général et le droit au logement en particulier. Les deux sont le plus souvent conjugués par la référence à l’accès à plus de logements sociaux.

Finalement, nous avons identifié des repères politiques communs traduisant la position des médias face à la médiatisation de l’épisode. Tout d’abord, par leur participation à la formation d’une opinion publique, tous les médias ont orienté le débat d’une certaine manière en induisant une certaine conception de la marginalité, de la légalité, de la légitimité et des problèmes sociaux soulevés par l’épisode de squat Overdale/Préfontaine. Face aux événements eux-mêmes, les quotidiens retenus mettent l’accent sur des enjeux auxquels ils accordent de la valeur et en fonction desquels ils orientent leurs recher­ches. La documentation est un effort de focalisation, un travail visant à attirer l’attention ou à orienter le regard sur ce qui, en définitive, soutient les représentations que chacun des quotidiens a de l’épisode de squattage. Les quotidiens retenus cherchaient tous, d’une façon ou d’une autre, à mettre en évidence que les données qu’ils dénichent, les faits qu’ils documentent et, plus généralement, l’information qu’ils mettent en circulation, avaient une certaine valeur de vérité[11]. Aussi, représenter les intérêts du plus grand nombre et non seulement des intérêts spécifiques ressort particulièrement pour le Journal de Montréal et le Journal de Québec. Mettre en valeur l’enjeu électoral constituait un autre repère politique. De plus, nous avons observé que certains médias créaient un rapport familialiste en véhiculant une image dévaluée des squatters (jeunes), une représentation péjorative de leurs revendications, d’autres fois et dans une perspective éducative, le besoin de confronter leurs illusions à la dure réalité. Et enfin, l’idée d’offrir un canal de communication aux acteurs afin de favoriser des échanges entre les acteurs par le média.

Conclusion

En guise de conclusion nous soumettons quelques points d’interprétation constituant autant d’hypothèses qui visent à mieux comprendre le sens de nos résultats de recherche.

  • Des stratégies associées aux positions différenciées Signa­lons d’abord que les occupants du squat Overdale/Préfontaine furent contraints d’adopter plusieurs types de stratégies selon les circonstances changeantes de l’épisode. Ces stratégies s’apparentent d’ailleurs à celles que Désy (1993 : 147-151) a pu identifier dans différents con­textes de squattage (villes américaines, canadiennes et européennes) : les stratégies clas­siques d’affrontement (secouer l’indifférence), les stratégies de négociation (demande de reconnaissance officielle), les stratégies de visibilité médiatique (publiciser leur cause) et les stratégies de convivialité et d’alliance avec le milieu (gagner la sympathie des voisins).

Mais si les visées des stratégies d’action au sein de chacun des groupes d’acteurs et entre les groupes d’acteurs eux-mêmes se sont rencontrées dans l’action et ont connu quelques intersections, elles n’ont jamais été pour autant contiguës. Par exemple, les visées des squatters associant l’épisode aux stratégies de mobilisation et de résistance ne correspondaient pas tout à fait aux visées du projet de commune pour jeunes de la rue des fonctionnaires du Comité du maire. Même si de prime abord, ce projet semblait correspondre aux désirs des squatters de prolonger leurs actions de mobilisation, cette idée rejoignit davantage les occupants investissant la visée d’habitat collectif, et certains autres voyant là une occasion d’incarner la résistance par la mise en pratique d’un mode de vie alternatif. À ce titre, Bouillon (2002 : 58-59) avance que le fait de s’insérer dans un processus de squattage en acquérant le discours de légitimation du squat, ses revendications, et de participer à l’élaboration collective de stratégies d’actions, fait expérimenter au squatter impliqué une requalification identitaire. Elle ajoute que « ce travail de redéfinition de sa place au sein du monde social s’observe également en correspondance avec la matérialité du squat. […] L’action sur la matière est aussi modification de son environnement, amélioration de ses conditions de vie, emprise sur le cours des choses […]. ». Bref, le squat peut être une expérience de « socialisation alternative » (Bouillon, 2002 : 59) qui permet de recomposer un cadre de socialisation à travers l’appropriation de lieux d’identification sociale (Parazelli, 2002) développant ainsi le sentiment d’appartenance à des lieux attractifs, qu’il s’agisse d’un terrain vacant ou d’un logement désaffecté.

En proposant le bâtiment vacant de Préfontaine dans le quartier du Vieux-Rosemont en échange d’une cessation de l’occupation d’Overdale, les responsables municipaux intervenaient sur la configuration des rapports de position au sein du groupe des squatters. Ceux valorisant la résistance et l’habitat collectif pouvaient alors affirmer davantage leur position y voyant l’opportunité de réaliser leurs aspirations davantage que ceux valorisant la mobilisation ou la résistance plus extrême (comme les militants qui n’ont pas voulu quitter l’édifice d’Overdale). En effet, la position même du bâtiment de Préfontaine ne représentait pas les mêmes significations symboliques que celles de l’édifice d’Overdale. Située hors du centre-ville dans un quartier résidentiel, la maison Préfontaine préfigurait un potentiel d’habitat collectif associé à une installation viable des squatters, contrairement au bâtiment d’Overdale choisi symboliquement pour sa valeur politique associée à la lutte pour le droit au logement. C’est d’ailleurs à partir de ce moment que l’opinion publique s’est retournée contre les squatters étant donné la transformation de leur visée d’actions. L’objet de mobilisation s’était déplacé d’une critique dénonciatrice de l’injustice subie par une partie de la population à la revendication d’une place sociale alternative pour un groupe d’individus marginaux. La valorisation politique des deux visées est très différente dans la population en général. Ajoutons à ce point d’observation un autre aspect de cette non contiguïté des positions et qui a trait au statut des squatters du point de vue des acteurs institutionnels. L’hétérogé­néité du groupe des squatters a fait l’objet de considérations diverses de la part des acteurs institutionnels, ce qui a eu pour conséquence de brouiller la nature des enjeux et les visées des squatters. Certains acteurs institutionnels percevaient davantage les occupants comme des jeunes de la rue, d’autres comme des personnes défavorisées devant être assistées, tandis que d’autres encore les voyaient comme des résidants ou comme des extrémistes. Certains occupants ont d’ailleurs exprimé leur déception face à l’attitude paternaliste ou maternaliste de certains acteurs institutionnels. Cette situation faisait en sorte de rendre très difficile, voire impossible, la cons­titution du groupe des squatters en groupe disposant d’une position propre en tant qu’interlocuteur compétent pour négocier un projet collectif. Soulignons aussi que les visées du projet imaginé par les responsables du Comité du maire ne coïncidaient pas nécessairement avec celles des squatters dans la mesure où les problèmes n’étaient pas définis de la même façon.

En ce qui regarde les relations entre les acteurs des organismes communautaires et les squatters, les positions n’ont pas non plus été contiguës malgré les apparences. En fait, à cause de leur histoire de militants, trois des quatre acteurs communautaires interviewés se sont identifiés à la position des squatters, mais sous le mode familial tel des grands frères, s’inscrivant ainsi dans une logique de différence générationnelle. En ce qui regarde les relations entre les acteurs des organismes communautaires et les acteurs institutionnels, l’identification des acteurs communautaires à la position des squatters aurait créé une déstabilisation des rapports habituels de collaboration entre ces deux groupes. C’est comme si les acteurs communautaires impliqués dans l’épisode avaient brouillé les rapports de position existants par leurs actions de proximité avec la position des squatters. D’où la déception de la plupart des acteurs institutionnels qui ne reconnaissait plus le rôle habituel joué par les acteurs communautaires, et qui par conséquent ne pouvait pas compter sur eux en tant qu’alliés potentiels.

Du côté des relations entre les acteurs médiatiques et les autres acteurs, il semble que les médias aient joué un rôle de valorisation et de dévalorisation des positions des acteurs. Selon l’orientation adoptée par le média pour traiter et qualifier l’épisode en fonction de ses repères normatifs, les représentations médiatisées de l’épisode renforçaient ou affaiblissaient l’un ou l’autre des acteurs. Loin de pouvoir projeter une représentation fidèle des événements, les acteurs médiatiques devaient continuellement se positionner sur le plan des valeurs pour qualifier l’épisode. C’est pourquoi l’opinion des autres acteurs sur les médias variait selon la position adoptée par les médias, selon qu’elle s’accordait ou non avec la position des acteurs.

  • Par delà le logement, des enjeux pluriels Parfois qualifiées de « luttes d’auto-assistance domiciliaire » (Katz et Mayer, 1983) ou « d’auto-organisation dans la précarité » (Bouillon, 2002 : 47) ou de « mouvement urbain » (Pruijt, 2003), les pratiques de squattage cristallisent dans l’espace urbain un certain nombre d’enjeux liés à la précarité, à la marginalité sociale et aux reven­dications à vivre autrement. En conséquence, les pratiques de squattage ne se réduisent pas aux seuls enjeux associés au logement. En ce qui regarde la France, Damon (2002 : 18) avance que les squats font partie des mouvements collectifs en faveur des sans domicile fixe (SDF) dont l’objectif stratégique consiste à disposer d’une « visibilité médiatique » pour attirer l’attention des responsables politiques afin de revendiquer de nouveaux droits et non d’obtenir une réponse immédiate au problème d’exclusion du logement. Ainsi, le squattage, par son caractère illégal, marginal et visible, serait non seulement une réaction aux effets de l’exclusion sociale et économique, mais le reflet de tout un mouvement de revendication à caractère politique. Il regroupe diverses pratiques et mouvements qui ont en commun le refus des normes dominantes et la revendication de « vivre autrement ». Les enjeux diffèrent selon ces formes de squattage mais peuvent aussi se recouper.

Contrairement à l’idée selon laquelle les pratiques de squattage seraient strictement un geste de désobéissance civile ou l’expression d’une désorganisation sociale sans finalité, et à la lumière de nos résultats de recherche, nous adoptons l’hypothèse selon laquelle le squattage est une façon non seulement de résoudre un problème face à l’habitat résidentiel (Har­nois, 1997), mais aussi de revendiquer de nouveaux droits (Damon, 2002) et d’exprimer une critique sociale (Mikkelsen et Karpant­schof, 2001). En ce sens, étudier un épisode de squat selon cette hypothèse implique de bien identifier les objectifs, les enjeux, les intérêts ainsi que les ressources et les contraintes associées aux stratégies d’actions des groupes d’acteurs en présence.