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Le logement a été projeté au-devant de la scène médiatique de manière brutale à l’automne 2008. En déstabilisant fortement le système bancaire mondial, la crise américaine du crédit hypothécaire a démontré les risques et les limites d’un système économique largement dominé par la financiarisation et la création de produits dérivés de placement.
L’image du logement en est sortie transformée. Autrefois patrimoine familial transmis d’une génération à l’autre et dont la principale valeur était d’abord d’usage, le logement est plus souvent perçu aujourd’hui comme un bien de consommation ou fait l’objet d’une marchandisation croissante. Le marché du logement s’est ainsi modifié dans de nombreux pays et villes, les valeurs immobilières et foncières ayant atteint des sommets inégalés en beaucoup d’endroits. Les ménages défavorisés éprouvent ainsi de plus en plus de difficultés à accéder à un logement de qualité à un prix acceptable. La question de l’accession des ménages à un toit apparaît dès lors comme une question centrale de la politique du logement. Les pouvoirs publics ont d’ailleurs été interpellés à ce sujet par différents organismes et groupes sociaux qui se consacrent à la défense des droits des populations vulnérables.
L’intervention des pouvoirs publics aura cependant été timide en la matière, en raison de la réduction du budget de l’État et de la prédominance de la doctrine néolibérale portée par les acteurs du développement économique mondial (OCDE, FMI, Banque mondiale…). Ce désinvestissement relatif de l’État dans les politiques du logement a été concomitant à une diversification des actions menées, impliquant de plus en plus souvent des partenariats entre les secteurs publics, associatifs et privés. Ces actions sont aussi porteuses d’un nouvel appel à la mobilisation et à la participation démocratique des milieux locaux. Enfin, elles valorisent des images de l’habitat et de la ville fondées sur un développement équilibré et harmonieux, bien loin des politiques publiques menées en la matière. Le discours sur la mixité sociale est sans conteste celui qui traduit le mieux à l’heure actuelle ces nouvelles ambitions des politiques du logement.
Ces évolutions interrogent aussi les modes d’habiter. Les évolutions du marché du logement ont ainsi modifié la place, longtemps dominante, de la maison individuelle dans les stratégies résidentielles des ménages. À une autre échelle, celle des projets résidentiels, les expériences de mixité sociale ou de rénovation du parc des grands ensembles publics introduisent de nouvelles coexistences dans le quotidien, dont les dynamiques et les effets pourront s’avérer différenciés selon les groupes sociaux. Les politiques du logement sont également un facteur qui entre ici en ligne de compte. Les manières dont elles traitent les individus et les ménages ont un impact sur leurs trajectoires et sur les attitudes que ceux-ci peuvent associer à leur lieu de résidence, entre autres lorsqu’ils souffrent du mal-logement ou ont à subir une mobilité résidentielle forcée.
Ce numéro se propose de revenir sur la question du logement pour interroger la lecture qui en a été produite, moins pour évaluer si celle-ci était pertinente ou non d’un point de vue théorique ou historique, que pour analyser de manière concrète les enjeux récents liés à l’habitat. Les différents articles qui le composent abordent donc tous l’un ou l’autre des questionnements évoqués ci-dessus. Ils font également état de différents contextes, offrant aux lecteurs l’occasion de les comparer et d’en identifier les points de convergence ou de divergence. Ils sont regroupés selon trois grands axes thématiques et de réflexions : les politiques urbaines et celles du logement, la production et la gestion du logement social et abordable, et le logement en tant qu’ « épreuve ».
Politiques urbaines et politiques du logement
Les politiques du logement ne sont plus seulement conçues aujourd’hui pour répondre à un besoin de base de la population, celui de pouvoir disposer d’un abri. Il ne s’agit plus uniquement de compenser un manque, mais de « soigner » un ensemble de maux beaucoup plus large, touchant la ville de manière globale. Il paraît donc pertinent d’associer politiques du logement et politiques urbaines. Les textes rassemblés dans cette première section se font tous l’écho de ce glissement vers les politiques de la ville.
Les deux premiers textes abordent le lien entre différentes politiques du logement et la promotion de la mixité sociale à l’échelle des espaces résidentiels et des quartiers. Annick Germain et Damaris Rose s’interrogent ainsi sur la possibilité qu’il y ait encore à programmer des opérations de mixité sociale « sans être cynique ou naïf », puisqu’elles sont la cible de nombreux discours critiques. Toutefois, avant de jeter aux oubliettes les projets valorisant une forme de mixité sociale au profit d’une aide individuelle aux ménages, il convient, pour les auteurs, de voir dans quelles circonstances les projets sont mis en oeuvre et quels discours ils génèrent. C’est ce qui est fait ici à propos d’un projet de développement résidentiel dans un quartier populaire de Montréal. L’étude de cas montre bien que le contexte de mise en oeuvre des projets a changé par rapport à la période précédente, caractérisée par de grandes opérations de rénovation urbaine. Elle indique aussi que la mixité sociale est moins mobilisée en tant que facteur de cohésion sociale que comme un moyen pour lutter contre la concentration de la pauvreté dans l’espace. Enfin, elle met en lumière le caractère pragmatique des politiques d’habitation à Montréal, ce qui se traduit par une gouvernance locale « multi-acteurs » et la réflexivité face aux expériences de terrain et aux débats locaux.
Fanny Léostic analyse la mixité sociale dans un contexte différent, puisqu’elle s’intéresse aux effets de la politique de « rénovation urbaine » (Loi Borloo) en France. Elle le fait à partir de l’étude de quatre cas de grands ensembles de logements sociaux destinés à la démolition et sur les sites desquels les pouvoirs publics souhaitent créer des quartiers urbains mixtes. Cette politique poursuit ainsi un objectif de « normalisation » et d’ « invisibilisation » des quartiers de grands ensembles. Le suivi détaillé des opérations de démolition/reconstruction et de peuplement indique cependant qu’il existe un risque que le programme aille en réalité à l’encontre de l’objectif de réduction des écarts sociaux entre territoires et de celui de mixité sociale à l’échelle des sites. D’une part, les dynamiques de mobilité observées à la suite des opérations de rénovation tendent à reproduire les divisions sociales de la ville et, d’autre part, la valorisation foncière différenciée de sous-ensembles à l’intérieur des sites n’assure pas une mixité sociale à une échelle fine. La conclusion de l’analyse est dès lors plutôt pessimiste quant à la capacité qu’ont les grands programmes urbains à créer de la mixité sociale à petite échelle.
Les deux articles suivants abordent les évolutions générales des politiques du logement et de la ville. Bernard Francq, Olivier Masson et Stéphane Patart s’intéressent aux politiques fédérales de la ville en Belgique et plus précisément à un de leurs volets récents : les « contrats logement ». Ces derniers sont à considérer comme une extension de la politique de la ville et des interventions du gouvernement fédéral belge vers la défense des droits économiques et sociaux. Ils visent à la réalisation par les autorités politiques locales d’un ensemble d’opérations de type « briques et mortiers » ayant pour but la production de logements sociaux abordables, le tout poursuivant un « effet démonstratif » pour inciter d’autres partenaires à investir dans les quartiers en difficulté. Les relations entre les différents paliers de gouvernement ont toutefois été peu développées, et la participation au programme des acteurs locaux est restée faible, minant la réalisation des projets et les effets qu’ils étaient censés produire, notamment en matière de cohésion sociale et de réhabilitation de milieux défavorisés.
C’est également de relations entre différents paliers de décision qu’il est question dans l’article de Julien Le Tellier, mais cette fois entre des acteurs supranationaux porteurs de recommandations à saveur néolibérale et différents acteurs nationaux issus de trois pays d’Afrique du Nord : l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Alors que les organismes internationaux plaident pour une action plus efficace et plus inclusive ainsi que pour un rôle réduit de l’État, l’évolution récente des trois pays en matière de gestion de l’habitat informel et du logement social indique une certaine continuité quant à l’importance des pouvoirs publics et de logiques variables de clientélisme. Les deux articles montrent ainsi les limites de la participation de la société civile à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques du logement à une large échelle.
Produire et gérer le logement social et abordable
Si les articles regroupés dans cette section reprennent certains thèmes déjà évoqués dans la section précédente, ils ont la particularité de s’intéresser plus spécifiquement à la gestion du logement social et abordable.
Geneviève Cloutier et Gilles Sénécal présentent une expérience de concertation originale autour du développement d’un projet résidentiel à Montréal, dont un des enjeux principaux était l’inclusion d’une offre de logements abordables. L’originalité de la concertation est qu’elle a pris une forme quasi-privée, puisqu’elle se situait en amont du dépôt officiel du projet et impliquait ses promoteurs, des représentants de l’administration municipale et des membres de différents groupes et organismes communautaires. L’analyse produite sous l’angle d’une sociologie de la transaction sociale montre ainsi comment ce rapprochement informel, privé et porté par des individus plus que par des organisations, a permis de sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait le projet à l’issue d’une première consultation publique. Les acteurs ont en effet eu l’occasion de confronter leurs idées sans pour autant compromettre leur pouvoir de négociation future. Le processus de concertation et le résultat auquel il aboutit rappellent le type d’approche pragmatique et participative déjà mentionnée par Annick Germain et Damaris Rose.
La participation est également au coeur de l’article de Paul Morin, Jeannette Leblanc, Michel Dion et Dicko Baldé. Elle est abordée ici à propos d’un programme de rénovation majeure entamée par l’Office municipal d’habitation de Montréal, lequel gère plus de 20 000 logements sociaux détenus par le secteur public. Il est bon de noter que le choix qui a été fait par le gouvernement du Québec de soutenir des travaux majeurs dans le logement social constitue un trait particulier en comparaison des politiques mises en oeuvre dans d’autres pays, où la tendance dominante est plutôt à la démolition ou la restructuration lourde des parcs de logements sociaux. Le programme québécois de rénovation est également l’occasion pour le bailleur public d’instaurer une culture de la participation au sein de milieux de vie souvent peuplés par des populations vulnérables. Le processus de consultation des locataires dans le cadre du programme montre ainsi à la fois les potentialités du milieu à se mobiliser, entre autres par l’entremise de propositions concrètes qui viennent bonifier l’exécution des rénovations à la marge, et les tensions auxquelles est soumis le bailleur entre la gestion immobilière et la gestion de milieu.
À côté de la forme publique du logement social, le Québec est aussi caractérisé par un ensemble de structures qui a contribué par le passé et contribue encore actuellement à la production et à la gestion de projets communautaires ou associatifs et coopératifs d’habitation. Marie Bouchard, Winnie Frohn et Richard Morin s’attachent à retracer l’histoire de ces structures et à en identifier les enjeux contemporains. L’angle analytique choisi est celui de l’« innovation sociale ». Le logement communautaire peut être perçu en tant qu’innovation pour trois raisons. Il repose sur un mode de consommation du logement social où propriétaires et locataires sont en relation de proximité. Il est produit par l’entremise d’un mode de production dont les principaux acteurs sont eux aussi constitués sous la forme communautaire ou associative. Il prône un mode de gouvernance axé sur la distribution des responsabilités et des pouvoirs davantage que sur leur centralisation. Après avoir identifié ces trois dimensions de l’innovation sociale que constitue le logement communautaire au Québec, les auteurs produisent une exploration des enjeux actuels et futurs auxquels le secteur aurait à faire face. Il leur est ainsi possible de dégager les grands défis qui attendent les acteurs du secteur selon les trois dimensions préalablement établies.
Pascale Dietrich-Ragon nous emmène, pour conclure cette section, dans les méandres du plan de résorption du logement dégradé de la mairie de Paris à travers une analyse par questionnaire et un travail ethnographique auprès des personnes mal logées. L’objet principal de l’analyse porte sur les mesures de relogement et sur la manière dont les autorités publiques gèrent les cas de mal-logement lors de l’attribution du logement social. L’analyse montre ainsi que tout le programme est basé sur une logique de l’urgence dont le critère d’évaluation est d’ordre sanitaire. Elle analyse également comment les ménages et les individus concernés par les mesures de relogement acceptent ou refusent de se plier à cette logique et met en évidence l’existence de stratégies résidentielles particulières. La « logique du pire » conduit ainsi certains ménages à rechercher les conditions de logement les moins avantageuses leur assurant un relogement plus rapide en raison de l’urgence que représente leur situation. Le logement devient alors une épreuve socialement construite par la tension qui prévaut sur le marché du logement, la dégradation d’un cadre bâti ancien que des propriétaires laissent se détériorer et le traitement qui est fait par l’État du « problème ».
Le logement en tant qu’« épreuve »
Les textes de cette dernière section reprennent de différentes manières la thématique du logement en tant qu’épreuve pour les individus et les ménages, lorsque, pour différentes raisons, il ne va plus de soi, que ce soit dans ses dimensions premières, c’est-à-dire en tant qu’abri, ou dans ses dimensions symboliques et identitaires, c’est-à-dire en tant que chez-soi.
L’épreuve peut d’abord surgir en lien avec des difficultés de paiement compromettant le maintien dans le logement et la manière dont les pouvoirs publics traitent l’aide dans de telles situations. C’est ce que montre l’analyse proposée par Louis Bertrand de l’intervention des Fonds Solidarités Logement (FSL) dans quatre départements français. La pierre angulaire de ce type d’intervention repose sur la notion de « bonne foi » des personnes et sur l’interprétation qu’en produisent les agents appelés à juger de la recevabilité des demandes d’aide. L’observation des pratiques de classement par les agents permet ainsi à l’auteur de dégager trois figures de l’individu défaillant : la victime, le coupable-responsable et l’incapable. Le mécanisme de classification des individus repose sur la pondération opérée par les agents en fonction de l’importance accordée aux actes positifs et négatifs accomplis dans le passé, de l’importance des éléments extérieurs ayant pesé sur la défaillance et de la capacité appréhendée de respecter les termes du contrat en lien avec l’aide reçue. La « bonne foi » n’intervient en définitive que pour départager les cas ambigus, ce qui débouche sur une grande hétérogénéité de traitement.
L’épreuve peut ensuite survenir lorsqu’un individu perd les repères symboliques liés au chez-soi. Marie-Pier Bresse, Andrée Fortin et Carole Després en proposent une illustration en analysant les effets psychosociaux liés à la perte d’un logement à la suite d’une relocalisation résidentielle involontaire. Le suivi d’un ensemble de ménages expropriés pour laisser la place à la construction d’une route permet d’identifier les différents processus de deuil et de réappropriation d’un nouveau chez-soi. Il met aussi en évidence le stress et le sentiment de perte qu’occasionne ce type d’intervention sur les milieux résidentiels. L’étude montre enfin que tous les ménages ne sont pas touchés de manière égale par la mobilité involontaire : les plus jeunes et les plus âgés étant les plus affectés en raison de leur position dans le cycle de vie et des possibilités résidentielles qui s’offrent à eux.
Le texte d’Hélène Bélanger poursuit l’exploration de la thématique du chez-soi, mais en l’étendant aux espaces situés à l’extérieur du logement. L’analyse de la transformation d’un quartier populaire de Montréal à la suite d’un processus combiné d’embourgeoisement de l’espace résidentiel et de revitalisation des espaces publics souligne les enjeux auxquels ont à faire face certaines couches sociales défavorisées lorsqu’elles veulent préserver leurs pratiques quotidiennes au sein du quartier et de la ville. L’analyse revient ainsi indirectement sur le thème de la mixité sociale, avec cependant une interprétation mitigée sur ses effets réels, le risque d’exclusion des couches sociales défavorisées étant bien présent.
L’épreuve du logement peut enfin émerger dans les situations où un ou plusieurs individus décident de s’engager dans des pratiques marginales afin de s’assurer un toit. C’est ce qu’indiquent Michel Parazelli, Maria Nengeh Mensah et Annamaria Colombo dans leur analyse d’un épisode de squattage à Montréal. L’épreuve surgit ici en amont et en aval de l’action. En amont, puisque le squat répond à un ensemble de besoins insatisfaits en logement et vise à rétablir l’exercice d’un droit. En aval, puisqu’il suscite un ensemble de jugements sur sa légitimité qui renvoient à des repères normatifs entourant les pratiques sociales. Ainsi, le sens de l’action est autant débattu que ses finalités, c’est-à-dire les revendications qu’elle porte et le mode d’habiter alternatif qu’elle promeut.