Abstracts
Résumé
Les écrivains maghrébins et leurs oeuvres au Québec sont de véritables acteurs et vecteurs de la transmission de l’histoire et de leur migration. Dans cet article, nous présentons deux écrivains, Majid Blal et Wahmed Ben Younes. La vie de ces auteurs et leurs oeuvres serviront à mettre en évidence comment ils sont des témoins de l’histoire et comment ils font l’histoire, nous démontrerons ainsi qu’ils sont des médiateurs. Aussi, leur activité d’écriture et la publication de leurs oeuvres permettent l’intégration de changements dus à la migration, en plus de contribuer à un sentiment de participation à la société d’accueil.
Abstract
Maghrebin writers and their work in Quebec reveal that they are actors in and mechanisms for the transmission of their history and immigration experiences. This article presents two writers—Majid Blal and Wahmed Ben Younes. Their life and work serve to reveal how they are witnesses to history and they make history, and that they are thereby mediators. In addition their action of writing and the publication of their works allows for the integration of personal change following from immigration as well as contributing to a feeling of attachment to the host society.
Article body
Au Québec, on dénombre plus d’une vingtaine d’écrivains provenant du Maghreb (Chartier, 2003), majoritairement de l’Algérie et du Maroc, qui écrivent et publient surtout en français, certains publiant aussi en arabe et dans leur pays d’origine. Selon Chartier, ces écrivains émigrés ont derrière eux un parcours migratoire varié et demeurent au Québec depuis une vingtaine d’années en moyenne. La majorité sont journalistes ou travaillent en communications et dans les médias, ou encore enseignent dans le secteur public. Ces écrivains immigrants et leurs oeuvres sont des narrateurs et des vecteurs de transmission de l’histoire des sociétés d’origine et d’accueil, toujours sous le prisme du phénomène migratoire. Ils agissent comme médiateurs entre deux histoires et entre deux cultures. Ce sont de véritables héritiers et passeurs. Les deux auteurs présentés dans cet article, Majid Blal et Wahmed Ben Younes, respectivement originaires du Maroc et de l’Algérie, font partie du corpus étudié dans le cadre de notre recherche doctorale [1]. Dans un premier temps, nous nous proposons de contextualiser la présence et l’insertion professionnelle des Maghrébins au Québec, sans oublier d’évoquer la conjoncture internationale à l’égard des Arabo-musulmans. En effet, les écrivains issus de l’immigration, minorité littéraire dans l’institution québécoise, font face à des défis similaires aux autres catégories d’immigrants pour être intégrés. Ils existent, mais l’institution littéraire de la société d’accueil ne les intègre pas automatiquement à son corpus. Dans un deuxième temps, après avoir développé la méthodologie utilisée dans notre recherche, nous verrons comment les écrivains sont des narrateurs et des témoins de l’histoire préoccupés par la transmission de leurs expériences migratoires et culturelles. Nous illustrerons aussi combien leur trajectoire, croisée à leur activité d’écriture, participe à un processus d’intégration de changement personnel. Finalement, nous conclurons sur la place du média littéraire dans le rapprochement interculturel.
Des immigrants maghrébins aux écrivains immigrants au Québec : potentiel pour une médiation interculturelle
Les ressortissants du Maghreb sont en augmentation au Québec. Leur arrivée a été progressive. Entre 1990 et 2000, le Maroc et l’Algérie arrivent en tête des pays de provenance des immigrants arabes au Canada. En 2006, le Québec compte 44 686 immigrants reçus qui proviennent principalement d’Algérie, de la France, du Maroc, de la Chine et de la Colombie. Ils se concentrent essentiellement dans la grande région de Montréal, à Québec, en Estrie et en Outaouais. Actuellement, au Québec et au Canada, comme partout ailleurs, les communautés arabo-musulmanes vivent certaines difficultés d’insertion. En effet, la tendance « anti-arabo-musulmane » qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 a eu des conséquences sur les personnes provenant du monde arabo-musulman (Daher, 2001 ; Renaud et al., 2002). C’est dans le secteur de l’emploi qu’on constate une discrimination plus frappante à l’égard de ces communautés. Le rapport de la commission Bouchard-Taylor (2008) a d’ailleurs relevé de plus grands écarts du taux de chômage entre Québécois nés au Canada et immigrants de longue date (spécifiquement ceux venus d’Asie, du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique latine). Ce processus d’exclusion freine leur intégration au marché du travail québécois. De plus, les consultations effectuées par cette Commission a mis en évidence des perceptions tronquées à l’égard des Arabo-musulmans.
Contexte et précisions sur la littérature « immigrante »
À partir des débats entourant la littérature immigrante, nous retrouvons plusieurs autres aspects typiques de la complexité d’insertion des immigrants dans la société d’accueil ainsi que de la question identitaire. En ce qui concerne les écrivains immigrants, les oeuvres qu’ils produisent se retrouvent, tout comme leurs écrivains, sous de multiples appellations (« multiculturelles », « étrangères », « ethniques », « migrantes », etc.). Les risques d’ethnicisation et de ghettoïsation de ces écrivains venus d’ailleurs sont alors importants. Kamli (2006) parle de ghetto « ethnicolittéraire ». Il appert que la plupart d’entre eux s’opposent et résistent à tout processus d’étiquetage, en contestant les appellations attribuées à leur identité et à leurs écrits (Aguirre, 1995 ; Giguère, 2001 ; Greif, 2007). Une fois cette littérature reconnue, on a tendance, le plus souvent, à l’identifier comme distincte ou mineure, comme si c’était un « sous-groupe » ou une forme de « paralittérature ». Concernant plus spécifiquement les Maghrébins, en France par exemple, on parle de littérature maghrébine d’expression française et on désigne la littérature de la deuxième génération d’immigrés maghrébins par le terme « littérature beur ». Pour préciser qui sont ces écrivains beurs, Kamli (2006) fait remarquer que : « la plupart d’entre eux sont nés en France où ils ont toujours vécu, mais ils sont renvoyés par la société française à l’identité de leurs parents et à des pays qu’ils ignorent et qui les ignorent, dont ils cultivent une image mythique, à la fois dépréciative et valorisante » (Kamli, 2006 : 47).
De manière générale, force est de constater un malaise vis-à-vis de ces écrivains immigrants et de leurs productions. Au Québec, plusieurs chercheurs et spécialistes se sont aventurés à dénombrer avec des méthodologies variées, voire croisées, ces écrivains (Moisan et Hilderbrandt, 2001 ; Chartier, 2003), chacun relevant des difficultés méthodologiques à faire leur inventaire. La classification la plus rigoureuse semble celle établie par Chartier (2003). Même si l’établissement du dictionnaire de Chartier ne répond pas complètement à la question de la désignation de ces écrivains, les critères utilisés pour les répertorier ont l’avantage d’être très larges : être né à l’étranger, avoir vécu au Québec dans l’intention d’y habiter et avoir publié au moins une oeuvre. Pour ce qui est de l’analyse des oeuvres des écrivains immigrants au Québec, comme ailleurs, le regard contemporain qui se pose sur leur littérature se caractérise par la perspective transculturaliste. Une terminologie variée lui est associée : « métissage », « pluralisme », « hybridation », « cosmopolitisme », etc. (Simon, 1998 ; Nouss, 2002 ; Nepveu, 1998). On identifie aussi des thématiques communes en lien avec l’exil, la mémoire et l’imaginaire qui caractérisent l’oeuvre des écrivains immigrants. Moisan et Hilderbrandt (2001) insistent sur la notion de mémoire qui « voyage » et qui évolue dans un espace (qu’il soit physique, mental, imaginaire ou réel). Pour les immigrants, cette mémoire serait sous le signe de la réminiscence, « du retour en arrière, de la recherche de sources, des racines, de la quête d’identité dans une situation d’émigration/immigration qui l’a rendue problématique » (Moisan et Hilderbrandt, 2001 : 246). La problématisation de l’identité, la problématique du déracinement et de l’enracinement demeurent une caractéristique majeure des oeuvres de ces écrivains (Prud’homme, 2002). Loslier (1997), quant à elle, traite les écrits des immigrants à partir du concept de l’altérité et des relations interculturelles qui se trouveraient au coeur de ces oeuvres, elle déclare :
À travers les personnages et leurs échanges, le lecteur s’initie aux différentes facettes des relations interculturelles dont les mécanismes sont à l’oeuvre dans les romans – racisme, xénophobies, choc culturel, etc. – et, tout au cours du récit, passe de l’affectif au social, de l’individuel au collectif. […] De nombreux écrivains ont placé les relations interculturelles au centre de leur oeuvre, fournissant ainsi d’abondants témoignages sur les rapports entre nous et les autres.
Loslier, 1997 : 10
Le récit et le mode narratif prédominent leur production. Enfin, le plurilinguisme et la polyphonie caractérisent les textes des écrivains immigrants, c’est une littérature qui manifeste des contagions linguistiques. Bernier (2002) souligne l’introduction de vocables « créole, arabe, italien, dont le sens dépasse la simple réalité à laquelle ils renvoient et contient tout l’affect d’un temps disparu » (Bernier, 2002 : 22).
Ces constats nous permettent de saisir comment la problématique des écrivains immigrants au Québec amène, sur la scène publique, la question de l’identité et de l’insertion des immigrants en général. Ils nous invitent aussi à souligner les limites des recherches effectuées par les disciplines littéraires, en l’occurrence, l’association « auteur-texte » est une avenue à explorer davantage. Nous proposons, à travers les oeuvres de Majid Blal et Wahmed Ben Younes, de donner la parole à ces écrivains et d’ouvrir sur leurs histoires et la place de leurs oeuvres dans leur trajectoire. Nous constaterons que leur récit oral et écrit forme un espace de médiation qui vise la transmission. Au sein de la trajectoire migratoire, l’oeuvre, parce qu’elle est publiée, favorise l’acceptation des changements inhérents à la migration. La médiation est alors intrapersonnelle.
De la médiation (inter)culturelle
En ce qui concerne le concept de médiation, nous nous positionnons dans la lignée de Caune (1999), qui insiste sur le sens et la relation propres à la médiation culturelle :
La médiation culturelle passe d’abord par la relation du sujet à autrui par le biais d’une « parole » qui l’engage, parce qu’elle se rend sensible dans un monde de références partagées. Le sens n’est plus alors conçu comme un énoncé programmatique, élaboré en dehors de l’expérience commune, mais comme le résultat de la relation intersubjective, c’est-à-dire d’une relation qui se manifeste dans la confrontation et l’échange entre des subjectivités.
Caune, 1999 : 1
Le postulat de cette parole subjective, sensible et sensée qui engage, s’illustre dans le choix de la technique d’entrevue avec les écrivains qui privilégie le récit de vie, narration éminemment subjective. Lamizet (1999), quant à lui, insiste sur l’importance de l’espace public comme lieu des médiations. Il souligne la dimension sociale et culturelle de la médiation qui fonde le lien social et le sentiment d’appartenance des citoyens. Par ailleurs, il existe d’autres termes qu’on évoque moins et qui sont associés à la médiation : la transformation et la transmission. Ces deux concepts apparaissent clairement dans le champ de l’interculturel en travail social et de nombreux auteurs ont développé la notion de médiation interculturelle (Legault et Rachédi, 2008). On utilise aussi le terme de médiateur culturel. Ces acteurs sont, en principe, des personnes immigrantes qui participent activement à la résolution des problèmes inhérents au choc des cultures et en collaboration avec des professionnels du domaine social ou de l’éducation. Ils ont des habiletés de négociation et, au moyen du dialogue et de l’échange, ils sont capables de trouver des compromis « où chacun se voit respecté dans son identité, dans ses valeurs de base tout en se rapprochant de l’autre ; ce rapprochement doit se faire des deux côtés même si, généralement, il est attendu uniquement du côté du migrant » (Cohen-Émerique, 2000 : 178-179). Dans les avantages de la médiation, cette auteure souligne deux points significatifs : d’abord, grâce aux expériences de médiation/négociation « les migrants peuvent enfin se faire reconnaître comme des acteurs inévitables de la vie sociale sans lesquels certains problèmes ne peuvent être résolus » (2000 : 183). Ensuite, ces expériences modifient la perception des tenants de la société d’accueil en les ouvrant sur d’autres points de vue. Les médiateurs culturels sont des communicateurs qui permettent la transformation sociale parce qu’ils sont des vecteurs essentiels de la transmission et, ajoute El Hage (2007), ils permettent aussi de contrer les préjugés et de rétablir la communication. D’une part, nous pensons que les écrivains immigrants du Maghreb peuvent devenir ces acteurs de l’intérieur, puisqu’ils ont vécu l’expérience migratoire, ils connaissent la culture d’origine et ils se frottent à la culture du pays d’accueil. D’autre part, leurs oeuvres, objets artistiques amenés à circuler dans la sphère publique pour être lus, constituent aussi des « tuteurs » de la transmission. Notamment par les histoires et les personnages mis en scène dans un contexte spatiotemporel spécifique, le livre devient un espace de fréquentation de l’histoire de l’Autre.
Les écrivains et leurs oeuvres : acteurs de la transmission
Dans le cadre de notre sujet de recherche, nous avons choisi une méthodologie qualitative. Nous avons procédé à un échantillonnage non probabiliste et typique de « cas », à la fois spécifiques, mais aussi représentatifs de réalités diversifiées (durée d’établissement au Canada, statut d’immigration, nombre de publications, etc.), l’essentiel étant que les écrivains aient publié au moins une oeuvre en français au Québec. Pour les écrivains sélectionnés, l’activité d’écriture peut être exclusive ou associée à d’autres métiers. Ainsi, Wahmed Ben Younes est éducateur et possède une garderie familiale. Majid Blal, quant à lui, est agent de développement socio-économique. Il est contractuel et est devenu écrivain ici au Québec. Wahmed Ben Younes vivait aussi au Québec lorsque son premier livre a été publié en France. En ce qui concerne l’identification des écrivains présentés dans cet écrit, Ben Younes figure dans le dictionnaire de Chartier (2003) et Majid Blal a été retracé par l’intermédiaire de sa maison d’édition. Lors du recrutement, la réceptivité a été très bonne. La proposition de participer à une entrevue se faisait par Internet ou par téléphone. Soulignons que l’adjectif « immigrant » pouvait susciter des réactions de leur part, ceux-ci ne se considérant plus ou pas immigrant. C’est donc par l’origine géographique que nous avons décidé de qualifier ces écrivains. Nos entrevues se sont déroulées dans des cafés ou au domicile des écrivains.
Nous avons fait deux entrevues, en deux séquences différentes, et une analyse qualitative de l’oeuvre significative identifiée par les écrivains. Les deux récits ont été enregistrés sur cassette. Pour effectuer notre analyse, nous avons fait une transcription intégrale de chacune des entrevues ainsi qu’une analyse de leur contenu. Avec la première entrevue, nous obtenions des informations sur la vie de l’immigrant, sa trajectoire migratoire et d’écriture/publication. Avec la seconde, des informations plus en profondeur sur l’oeuvre identifiée comme étant significative pour l’auteur. Nous avons pu contextualiser la place de cette oeuvre dans la trajectoire de l’auteur et ensuite refaire une lecture analytique de l’oeuvre. Les thématiques de notre analyse reprennent les plans suivants : temps/espace du récit, personnages et langue d’écriture.
Présentation des écrivains et de leurs oeuvres
Majid Blal, originaire du Maroc, en est à sa deuxième publication. Il est père d’une adolescente. Écrivain régional, son premier ouvrage s’intitule Une femme pour pays (2001). Il est fier de son métier d’écrivain et a plusieurs ouvrages en chantier. En septembre 1981, au début de la vingtaine, il décide de quitter l’université. Grâce à une bourse du gouvernement marocain, il obtient un visa étudiant et arrive directement à Sherbrooke, en Estrie. Le Canada représentait « l’Amérique de l’Africain », mais ce qui l’a principalement attiré, c’est surtout le fait qu’il y ait une province francophone dans un pays majoritairement anglophone. Il demeure à Sherbrooke depuis plus de 20 ans où il est, entre autres, chroniqueur pour le journal Canada Maghreb et également contractuel sur des projets reliés à l’animation socioculturelle. Très actif dans la communauté sherbrookoise, ses liens avec le pays d’origine restent forts. Majid Blal retourne régulièrement au Maroc, presque à chaque année. Il y a emmené sa fille à plusieurs reprises pour qu’elle garde « les liens avec la famille là-bas ». Le Maroc, dans les souvenirs de Majid Blal, ne correspond plus vraiment au Maroc actuel. Son enfance est toujours présente, mais une certaine forme de « nostalgie de la jeunesse » lui fait « poser un autre regard » sur son pays d’origine. À chaque voyage, l’écart entre le Maroc qu’il a quitté et celui qu’il redécouvre s’accentue. Ces dernières années, il a publié deux livres, Cris des sans voix (2003) et Une femme pour pays (2001). Ce dernier raconte l’histoire du mariage et du divorce d’Injdi, Sherbrookois d’origine marocaine. Injdi choisit de se marier avec une femme vivant au Maroc, Maradia. Depuis la célébration du mariage, il y a trois mois, Injdi a passé la moitié du temps au Québec. La régularisation de la situation de Maradia et son parrainage au Canada risquant de prendre du temps, il va la visiter au Maroc. À peine arrivé, sa femme lui annonce qu’elle veut divorcer :
Tout content de revoir ma femme Maradia. […]. Ma petite femme, j’ai hâte de te serrer contre moi, de te raconter l’hiver que j’ai laissé derrière moi et de reposer le voyageur entre tes bras […]. Essoufflé. Les bras meurtris par le poids des sacs et sans attendre que je me débarrasse des bagages, elle m’a demandé le divorce.
Blal, 2001 : 8
« Mon unique et tardif mariage avec une Marocaine vient de s’envoler en miettes et mes convictions, en lambeaux » (Blal, 2001 : 17). Pour le personnage principal, cette rupture est l’occasion de raconter toute son histoire et les espoirs engendrés par ce mariage avec une femme de son pays d’origine :
Je voulais que mon mariage puisse être le garant de la mémoire, le protecteur de mon autre culture, de mes premières langues, de ma religion, pour du moins préserver ce qu’il m’en reste. Un foyer comme le silex où fossiliser les valeurs de mon enfance et, pas des moindres, les legs à la continuité. La retransmission de l’espèce.
Blal, 2001 : 19
Les personnages de ce roman (Injdi, Maradia, Zarbane, Layla, Touda, Ti-Guy, etc.) sont de nationalités différentes (marocaine, québécoise, sénégalaise).
Quant à Wahmed Ben Younes, également à ses débuts dans la carrière d’écrivain, il est originaire d’Algérie et père de deux garçons. Il a transité par la France et la Sicile avant de s’installer définitivement au Québec en 1995. Cette province jouit alors d’une réputation de tranquillité et de sécurité et Wahmed entend dire qu’ » il y avait moins de racisme qu’en France, c’était donc plus facile de réussir ». Il connaît très bien la situation francophone et la réalité politique. Il vit à Québec et travaille comme éducateur dans sa garderie familiale. Il publie surtout des romans et des contes en littérature jeunesse et ne se considère pas comme un écrivain, car il ne se prend « pas assez au sérieux » pour obtenir ce titre. Il préfère l’appellation d’artiste. Il a toujours maintenu des liens étroits avec la Kabylie (visites régulières, correspondance, téléphones, etc.), « parce que (il) a encore de la famille là-bas ». Il a envie que ses enfants « connaissent là où (il) a grandi, qu’ils voient un peu le village, la montagne, la mer ».
Yemma a été publié en France, même si son auteur demeure au Québec. Cette oeuvre raconte la vie d’un jeune garçon dans son village natal de Kabylie. Les yeux de cet enfant (qui est aussi le narrateur) nous invitent à découvrir une famille kabyle, une culture et des traditions. Ce roman débute par la célébration de la fin de la guerre d’Algérie dans un village kabyle. L’histoire du personnage principal s’étend de l’enfance, qui correspond au premier chapitre du roman « Poupée », à l’âge adulte, au dernier chapitre intitulé « Chemin de l’exil » qui marque le départ du jeune vers la France. Il se termine par une citation de la grand-mère : « Ce dernier pas que tu as fait pour nous quitter sera le premier qui te ramènera à nous » (Ben Younes, 1999 : 154). Au fil des ans et des événements, cet enfant devient adolescent et jeune adulte, et part travailler dans une entreprise d’Alger, fier de pouvoir aider sa famille : « Yemma est très contente puisque, chaque mois, elle reçoit un mandat, la moitié de mon salaire. Cela lui donne une raison de me faire confiance car, pour elle, j’ai le sens de la solidarité et le respect de la famille. L’échec ne m’a point traumatisé puisque je m’y attendais » (Ben Younes, 1999 : 148). Les personnages gravitant autour de cet enfant sont, pour la plupart, des figures féminines familiales : la mère, les tantes, les amies, les cousines. On retrouve aussi des amis, Khider, Rachid et Baklich, qui ont, tout comme lui, perdu leur père pendant la guerre.
Qu’en est-il maintenant des récits migratoires de ces écrivains ? Que veulent-ils raconter et transmettre ? Comment, finalement, l’oeuvre conforte-t-elle et illustre-t-elle des expériences migratoires et culturelles de la vie de son auteur ?
Des écrivains témoins de l’histoire : du mythe de l’immigration au rapprochement interculturel
Le récit migratoire de ces deux écrivains nous fait voir un espace où l’immigration ne peut plus être envisagée en dehors de l’émigration. Il devient un témoignage qui veut rendre compte de la réalité des pays d’origine en contraste avec celle du pays d’accueil. Le récit devient politique quand les narrateurs prennent position contre leur pays d’origine et la société d’accueil en développant un esprit critique, plus particulièrement par rapport aux conditions des immigrants. À cet effet, deux éléments nous semblent importants dans le discours des personnes interviewées. Le premier est en lien avec l’importance de prendre en compte ceux qui sont restés au pays d’origine, non pas dans une perspective nostalgique et tragique, mais dans une perspective de confrontation, notamment par rapport à l’image idéale du pays d’accueil véhiculée par les immigrants eux-mêmes. Ces écrivains soulignent le poids de la dette pour ceux qui ont réussi à partir, à « brûler [2] », comme le mentionne Majid Blal. Le second élément amène la question cruciale de la reconnaissance de l’apport des immigrants dans le pays d’accueil. Ici, c’est le pays-hôte qui est interpellé sévèrement sur ses responsabilités et sur sa capacité à laisser une place aux immigrants, non pas contingentée et déterminée, mais une place réelle qui favorisera les transformations réciproques et un véritable échange interculturel. Ils choisissent aussi d’écrire pour sensibiliser les Québécois à la question de l’immigré et à la différence culturelle. L’écriture de l’oeuvre, par les récits qu’elle met en place, incarne ou illustre ces aspects.
Pour Majid Blal, Une femme pour pays vient matérialiser l’urgence de dire et de raconter l’immigration : « C’est d’abord l’aboutissement d’un rêve d’enfance. J’ai toujours voulu me raconter, il y a un témoignage. C’est comme si je vais mourir. C’est-à-dire je me dis il faudrait que je dise, il faudrait que je témoigne de mon époque, de cette immigration, de ces choses-là ». Ainsi, il souhaite témoigner d’une certaine époque de migration : « Quelqu’un qui va lire le livre, peut-être dans 50 ans, il va savoir c’est quoi l’immigration dans ces années-là, qu’est-ce qu’on vivait, qu’est-ce qu’on ressentait, peut-être ça va changer, peut-être ça restera kif-kif ». Il apporte, comme il dit, « un regard nouveau sur l’immigration maghrébine » et cherche aussi à démystifier l’image de l’immigré qui fait fortune en Amérique : « L’écriture est comme un regard de l’immigrant sur sa propre condition, sur ses deux pays et sur ses déchirements. C’est un témoignage sur ce qui ne se dit pas. La vulnérabilité, le fait de « brûler » pour obtenir les papiers, le rêve de quitter le pays d’origine, la désillusion, surtout matérielle, dans le pays d’accueil, etc. ». Cette citation est très cohérente avec un extrait de son livre, où le personnage principal, Injdi, déclare :
Évidemment, c’est une mission inutile que de tronquer des illusions de beaucoup de gens la vision d’une Amérique où l’on a qu’à se pencher pour ramasser les jobs et les billets verts. Le Canada n’est plus le Pérou. Le chômage y est une réalité établie […]. Pour un immigrant, c’est plus ardu de se trouver un job, car beaucoup de domaines sont dotés de corporations qui contingentent l’entrée dans la profession si elles ne l’interdisent pas carrément. […]. Certains médecins sont devenus chauffeurs de taxi, des ingénieurs plongeurs dans des restaurants, et d’anciens cadres, livreurs de pizza… je comprends que beaucoup de jeunes veulent « brûler », mais pour faire… ?
Blal, 2001 : 86-87
Majid Blal nous invite à regarder l’immigration des deux côtés de l’Atlantique, soit l’émigré guidé par ses illusions, ses espoirs, et l’immigré désillusionné, en quête de travail dans le pays d’accueil. L’auteur cherche à briser cette image de l’Eldorado : « Quand on écrit dans l’immigration il faut raconter aussi les gens qui n’immigrent pas et comment ils voient les gens qui partent. Pour eux c’est l’Éden, le Pérou l’Eldorado et y savent pas que c’est pas vraiment comme ça ».
Chez Wahmed Ben Younes, on retrouve un souci de transmission de la culture kabyle. Yemma correspond à une étape où il ressent le besoin de raconter sa culture, son histoire et d’où il vient. Ce récit s’impose à lui parce qu’il fallait qu’il « sorte la Kabylie » qui était à « l’intérieur », « dans sa tête », sinon c’était « impossible d’aller vers ailleurs, il fallait vraiment sortir cette Kabylie-là pour faire rentrer d’autre chose ». Cette étape de l’écriture, une fois franchie, lui a permis de s’ouvrir à d’autres pays et à d’autres cultures. Dans ce texte, Wahmed déclare qu’il a également voulu faire une critique de la société kabyle qui pousse ses enfants à l’exil, non pas parce qu’ils « veulent gagner de l’argent ou parce que les autres sont partis », ils partent parce qu’ils ne sont « pas bien, point à la ligne », déclare-t-il. Ainsi, dit-il : « On n’immigre pas pour immigrer, on immigre parce qu’on veut vivre mieux ». Et, selon lui, cette aspiration à vivre mieux est façonnée dès la petite enfance :
Quand tu es petit, tu es sur une place du village t’as pas d’argent, pas de voiture, tu utilises juste ton ombre pour voyager. Tout d’un coup l’été arrive, des Mercedes, des BMW, des gens qui se changent trois, quatre fois par jour. Tu dis, mais, mon Dieu, ils arrivent d’où ces gens-là ? Le chemin de l’Exil, il est dans chaque Kabyle, parce plus on regarde la vie qui nous arrive d’ailleurs plus on est mal. L’autre il arrive de Paris ou d’ailleurs, le jeans, ses lunettes fumées, bien coiffé et tout le monde n’a d’yeux que pour lui là. Toi, qu’est-ce que tu te dis ? Regarde, l’argent se ramasse à la pelle y faut y aller.
Dans Yemma, la culture de l’immigration est évoquée à plusieurs reprises. Elle est racontée à partir des yeux d’un enfant envieux et admiratif. Un chapitre entier, intitulé « Retour des Parigots », est consacré aux immigrants provenant de France, surnommés les Parigots : « Ils viennent passer un mois de vacances. Avec toutes leurs économies, ils pourront vivre comme des sultans durant trente jours » (Ben Younes, 1999 : 138). « Beaucoup de ces travailleurs rentrent avec des voitures pour marquer un peu plus leur réussite, qui est en quelque sorte leur seule chance de revalorisation sociale puisque plusieurs d’entre eux ne sont que des ouvriers » (Ben Younes, 1999 : 140). Ben Younes semble insister plus particulièrement sur la culpabilité, presque intrinsèque à l’émigration. L’immigration est considérée comme une épreuve qui, transformée, devient une responsabilité vis-à-vis des compatriotes restés au pays d’origine. Contrairement à Blal, il a décidé de maintenir l’image de l’Eldorado et de remplir son devoir vis-à-vis du pays d’origine. Même s’il reconnaît le mythe, il déclare qu’il est « condamné par le mythe de l’immigration » :
Le mythe est très fort. Personne ne peut se sauver du mythe de l’immigration. Mais d’un autre côté, tu vois nous tous les enfants, les enfants à Baya, tout le monde les connaît (en Algérie), on est tous sortis étudier à l’étranger, on est tous retournés construire des maisons qu’on n’habite pas, mais on a fait le devoir de l’immigrant. […] Tu as une société qui te condamne à telle réussite […]. Moi, je me suis dit cette société-là, elle me demande quelque chose, je suis capable de le faire. Je vais le faire, je vais être tranquille. Donc, j’ai construit [une maison en Algérie] et ils me laissent tranquille !
L’esprit critique se manifeste également envers le Québec. Wahmed Ben Younes interpelle la société d’accueil sur la nécessité d’informer et de sensibiliser à la présence immigrante et à son histoire migratoire et culturelle. Il met en garde contre l’ignorance et le dépassement qui pourraient résulter du manque d’information :
Je pense que le Québécois doit s’intégrer face à l’immigrant parce qu’on parle beaucoup d’intégration, mais ça ne doit pas être juste l’immigrant qui va s’intégrer. Ils sont ignorants, pis ça, c’est affreux. C’est affreux, ils se sentent confortables là-dedans, parce qu’à un moment donné ils vont être dépassés et quand ça va être [là] ça va être dur pour tout le monde. L’intégration, il faut qu’elle soit réciproque. Les bibliothèques quand y t’appelle l’Algérien c’est parce que c’est la semaine interculturelle alors qu’ils auraient pu t’appeler pendant toute l’année c’est vrai ! Donc ça ne marche pas. Il ne faut pas parler d’intégration quand on arrive à des trucs comme ça.
C’est la société de demain à laquelle Ben Younes fait référence : une société ouverte et prête à se transformer, elle aussi, au contact des autres cultures et à l’histoire des autres.
Pour Blal, la lucidité face aux phénomènes d’exclusion se situe au-delà des relations interculturelles, dans la sphère du monde du travail. Il dénonce une forme d’invisibilisation des compétences des immigrants :
La question c’est même pas de faire une place c’est une façon de participer de dire je suis là pour donner quelque chose. Je me dis que c’est mon devoir, je suis né avec un potentiel et il faudrait que ça serve à quelque chose. Moi, ce qui m’intéresse c’est d’avoir beaucoup plus de chance et d’opportunités pour qu’on reconnaisse ce potentiel et pour le partager.
Dans son oeuvre, il en profite pour dénoncer le mensonge entretenu par les immigrants au sujet de la vie au Québec. Il raconte l’absence de travail pour Injdi et la honte de décevoir ceux qui sont restés au pays d’origine :
Coupable d’être parti, d’avoir eu et élevé un enfant, ne pas ressembler à l’immigré « idéal », surtout à celui qui vit en Europe. Il supporte souvent des situations intolérables, mais qui généralement rentre au pays bardé de griffes sur ses fringues. Exhibant sa bagnole de l’année, le fameux portable, bien sûr et surtout casquant la devise.
Blal, 2001 : 93-94
Pour les écrivains maghrébins rencontrés, le récit apparaît comme le vecteur privilégié pour relire et transmettre l’histoire personnelle et collective à la lumière du présent. Cette transmission est destinée à leurs proches et à la société d’accueil. En ce sens, Majid Blal insiste sur la nécessité pour le Québec d’intégrer ces histoires de migration dans l’histoire et la vie du Québec : « J’aimerais bien que quand ils se racontent [les Québécois], ils nous racontent aussi qu’ils disent il y a un Libanais, un Noir, un Latino, un Juif, etc. J’aimerais bien qu’ils nous racontent sans nécessairement raconter avec des préjugés ». On le voit, dans les récits des écrivains, la société d’accueil change et devient un espace de redéfinition du sujet social et historique. Le récit est un des espaces où s’élaborent les nouvelles configurations de l’histoire vécue par le sujet. Il permet aux narrateurs, écrivains, de reconstruire l’histoire, la leur, mais aussi l’Histoire. En ce sens, la transmission fait l’histoire. Travail de restauration, de relecture constante, cette historisation oblige à penser à des transmissions plurielles et dynamiques. Des histoires s’entrecroisent, s’interpénètrent, influent l’une sur l’autre. Toujours dans cette perspective de transmission, l’écriture semble devenir un moyen pour laisser sa trace et son empreinte. Majid Blal souligne l’importance de la mémoire et de son « ennemi », l’oubli. Il écrit, dit-il, pour ne pas se faire oublier des siens, de ceux qui sont restés au Maroc, et de sa fille : « Je ne suis plus là-bas, les gens ne parlent plus de moi, écrire c’est un testament ». Wahmed Ben Younes a le même souci de transmission à travers l’usage de sa langue d’origine. Ainsi, des concepts en langue d’origine, introduits dans le corps du texte, évoquent les chants, les poèmes, les proverbes prononcés par les villageois et sont cités comme exemples illustrant la sagesse des aînés. Un glossaire de mots kabyles est disponible à la fin du livre (1999 : 155). Cet auteur insiste sur la construction d’une société plus tolérante et plus ouverte aux différences : « Moi, je reviens toujours aux enfants, je me vois comme quelqu’un qui garde son cap de changer les choses que ce soit par l’écriture ou comme éducateur. J’ai choisi ce métier-là avec la petite enfance parce que je pense que c’est [là] qu’on peut changer les choses, expliquer aux jeunes le racisme, la différence, l’homosexualité. Je suis un élément de la chaîne parmi tant d’autres, qui a son utilité dans la société ».
Pour cet auteur, c’est le détour par la mémoire des origines qui permet l’ouverture aux autres et l’ancrage dans un milieu local au Québec. La convivialité des cultures peut émerger à partir de ce détour-retour aux origines, qui est alors un élan, à interpréter non pas comme un repli, mais bien comme une ouverture vers le rapprochement culturel. Ainsi, le personnage principal de Yemma tente de se défaire de son histoire nostalgique, de s’en détacher et, à la fin, rappelons qu’il s’exile. À la dernière page du dernier chapitre, « Chemins de l’exil », le narrateur exprime bien cette ambivalence : « Au moment de quitter la Kabylie, mes yeux commencèrent à se fermer pour empêcher ces images de sortir de moi et pour être en mesure de les garder en moi à jamais. […]. Des larmes plein les yeux, je me levai : il fallait que je parte » (Ben Younes, 1999 : 154).
Les écrivains maghrébins sont donc des médiateurs de la transmission de l’histoire et, par conséquent, des cultures plurielles. Cette médiation n’est pas exclusivement destinée aux autres, elle s’opère aussi dans une relation intrapersonnelle. En effet, l’écriture et la publication deviennent des médiums qui transforment la relation de soi à soi et de soi aux autres.
Des oeuvres médiatrices de transformation dans le rapport à soi : de la médiation intrapersonnelle
Dans les oeuvres de ces écrivains, les rapports à l’espace et au temps amortissent le changement provoqué par la migration. C’est dans cette rupture, ce creux, que l’oeuvre occupe une place importante dans la trajectoire de vie des écrivains, elle a modulé, en quelque sorte, un rapport à soi et aux autres. L’oeuvre qui s’actualise dans l’écriture peut avoir des fonctions thérapeutiques ou de témoignage pour leurs auteurs. De plus, il semble que la publication d’une oeuvre change l’autoperception et le regard des autres sur soi.
Des espaces/temps élastiques pour adoucir la migration
Dans le livre de Majid Blal, Une femme pour pays, l’espace est clairement campé dans deux milieux ruraux de deux pays (Canada et Maroc). Sherbrooke et Midelt sont séparées par deux aéroports, Mohamed V à Casablanca et Dorval à Montréal. L’entre-deux est difficile à vivre. D’ailleurs, la distance séparant les deux pays est perçue comme une ennemie : « Maudit. Atlantique. Six mille kilomètres d’eau et d’air. Il constitue le handicap majeur des émigrés en Amérique » (Blal, 2001 : 13). Ces comparaisons, en opposition constante, appuient la difficulté et la souffrance de vivre cet entre-deux pour le personnage principal. Ainsi, le climat des deux villes est mis en contraste (froid sec et poussiéreux de Midelt, hiver enneigé de Sherbrooke) et chaque sensation en rappelle une autre : « Le vent remplit de poussière mes sourcils comme l’aurait fait de givre le froid au Québec » (Blal, 2001 : 10). Le relief est également comparé : « Sherbrooke, la rouge brique dans la verdure de la forêt. Sherbrooke, la dénivelée, avec ses collines, ses pentes et son vallon qui sépare la ville en est et en ouest. Ses côtes qui montent pour tout de suite redescendre comme à Midelt. La Reine des Cantons de l’Est, Eastern Townships, où justement je me suis ennuyé souvent de Midelt, ma ville natale » (Blal, 2001 : 24). Le temps se déroule « à l’envers », l’histoire débute par la fin, c’est-à-dire par la demande de divorce de Maradia. Cette stratégie de chronologisation du récit donne l’impression que le personnage principal est en continuel état de choc. D’abord, face à l’annonce du divorce et, ensuite, devant la prise de conscience de la signification que représente cette union pour lui. Ce temps suspendu, qui opère comme un arrêt sur image, constitue le chronomètre de départ d’une course à la tentative de compréhension. L’histoire racontée est alors l’histoire de l’immigration, des appartenances multiples et complexes qu’elle fait naître, de l’impact des choix douloureux qu’elle exige. Injdi déclare : « Chaque fois qu’on se démembre d’un lieu, on meurt un peu. On enterre beaucoup de visages qui se transmutent et se travestissent en fantômes » (p. 21).
Dans Yemma, l’espace évoqué est essentiellement rural, celui de la Kabylie. Les déplacements des personnages sont facilement repérables sur une carte géographique : ils vont de la maison dans la montagne, à la place du village, aux visites du voisinage et à l’école. L’espace est celui du quotidien, ce qui donne un sentiment de proximité avec les personnages. Ainsi, on suit tous les déplacements de l’enfant : « Cette école, située à quarante kilomètres du village sur la route de Tizi-Ouzou. Lorsque l’on descend de la haute montagne en direction du chemin, on trouve Oued Aïssi, dont l’école ne reçoit que des garçons » (Ben Younes, 1999 : 10). Les déplacements se font à pied et reflètent la réalité des montagnards de la Kabylie. Le relief est présenté à travers les journées du jeune enfant : « à peine avons-nous quitté les sommets du Djurdjura, cette route caillouteuse, cette rivière tortueuse, que je m’endors sur les cuisses de Yemma » (Ben Younes, 1999 : 15). L’espace présenté est intime. L’espace extérieur est quasiment un prolongement des habitations des villageois qui passent la plupart de leur temps à l’extérieur de leur maison. L’enfant déclare : « Être dans la rue et y vivre, telle est ma devise de fier villageois montagnard » (Ben Younes, 1999 : 15). Le temps présenté est celui du quotidien, qui semble s’écouler lentement, justement parce qu’il est présenté à partir des rites quotidiens et des pratiques familiales. Les mariages, les naissances, les circoncisions, les deuils, autant d’événements qui ponctuent la vie de cet enfant et qui nous rappellent le cycle de la vie. Il s’inscrit également dans le mouvement des villageois, les assemblées sur la place du village, l’exode rural, le retour des travailleurs de France et le calendrier des saisons (avec la cueillette des olives, des cerises ou des raisins) et des fêtes : « Au moment de la célébration de la fête des cerises. Une fête grandiose à laquelle tous les gens du pays participent pour y chanter et danser » (Ben Younes, 1999 : 136). L’hyperlocalisation du récit, le déroulement temporel et l’accumulation des pratiques culturelles dévoilent une forme de nostalgie douce par rapport à la Kabylie.
Dans les deux oeuvres, l’usage de l’espace et du temps est pluriel. Ils sont élastiques. Pour l’un, le récit spatial est bipolaire et le temps s’écoule comme un chronomètre. Pour l’autre, il est minutieusement « géographisé » et le temps s’étire indéfiniment.
Une femme pour pays ou assumer son choix migratoire
L’oeuvre permet à Majid Blal de s’accepter comme homme et d’accepter son choix d’émigration. Elle lui permet, de faire la paix avec ses contradictions, ses limites, ses deuils nécessaires, etc. À ce sujet, il déclare :
C’est un moment donné en vieillissant en s’acceptant passé 40 ans… je voulais parler de la vulnérabilité du masculin, surtout pour un Méditerranéen, raconter ses relations, dire les choses telles qu’on les ressent parce que j’ai voulu écrire l’émotion, l’immigrant à travers l’émotion au lieu de l’économie, à travers le numéro de matricule. Je voulais juste raconter cette immigration avec ses illusions, ses désillusions, ses espoirs, ses déchirures, ses blessures, ses cicatrices qui se referment jamais, ses familles qu’on perd, ses souvenirs, ses cauchemars la nuit, cette enfance qui revient…
L’oeuvre humanise la migration, jusqu’à revendiquer la compréhension des autres pour permettre à l’auteur de s’accepter physiquement et émotivement. Il développe le sens de ses émotions : « Ce que je voulais avec ce livre et qui est très important, je voulais dire la vulnérabilité du masculin. Il y a le témoignage social, économique, l’humain parce que l’immigrant n’est pas juste un chiffre. J’ai essayé d’écrire l’immigrant émotionnel. Donc y a cette marginalité, y a la recherche d’emploi quand tu es immigrant, y a la relation avec les femmes quand tu es immigrant ». Pour préciser davantage, cette oeuvre permet à Majid Blal de s’accepter comme immigrant :
Le titre ça m’est venu comme ça, parce que ça parle aussi d’un passage, Une femme pour pays, c’est quand on devient étranger partout… il nous reste juste la personne, l’être humain à habiter. Donc, on veut habiter quelqu’un, parce que c’est la solitude. Je ne dirais pas l’exclusion, mais on revient toujours à l’appartenance. Pour moi c’est une façon de s’accrocher à quelque chose de dire bon, on devient étranger dans son pays d’origine. On sera toujours étranger dans le pays d’accueil […] Habiter quelqu’un, c’est sentir quelqu’un à côté, habiter quelqu’un, c’est le hanter.
Yemma ou se délester du passé
Essentiellement, cette oeuvre permet à l’auteur de se libérer d’une histoire pour s’ouvrir au présent et aux autres : histoire de la Kabylie et de sa vie là-bas. Selon l’auteur, écrire cette oeuvre lui a permis de se défaire de cette histoire. En ce sens, elle lui permet d’accepter l’émigration, d’être en paix avec ce choix et ainsi de se libérer du passé. Ben Younes explique clairement l’urgence d’écrire « sa Kabylie » pour pouvoir tourner la page et s’ouvrir à autre chose. Cette urgence naît d’un malaise qui irrite l’auteur : « Quand on regrette on arrive dans un milieu, on n’est pas bien et c’est pour ça on pense des fois à l’ancien milieu. Alors, le décrire c’est comme si je me dis ce lieu-là il a existé maintenant, bon, je peux passer à un autre milieu ».
L’oeuvre agit comme moyen pour se « délester » du passé :
Ça fait longtemps que je voulais écrire, mais je pense que c’est le fait d’être arrivé en France qui a déclenché plus. Parce que j’étais en Italie et le fait de me retrouver là-bas, j’étais à Ville Cano, comme c’est juste une île, c’est juste un volcan, je ne sais pas, c’est comme si la nostalgie m’envahissait. C’est comme si j’avais envie d’avoir la Kabylie et j’avais envie d’avoir l’Europe. Mais il fallait que je m’en débarrasse, pas de la manière de jeter là, mais de la manière de comprendre. Écrire la Kabylie parce qu’elle était à l’intérieur de moi… Elle était dans ma tête donc c’était impossible d’aller ailleurs. Il fallait vraiment sortir cette Kabylie-là pour faire rentrer d’autre chose c’est vraiment ça.
Tourner la page de l’histoire ne s’actualise que grâce à cette oeuvre qui permet d’avoir un autre rapport avec la culture et le pays d’origine.
Par ailleurs, les récits des écrivains mettent en évidence des fonctions plurielles de l’écriture et un sens personnel à la publication. L’écriture peut avoir une fonction thérapeutique, car elle invite à une introspection et une extériorisation des émotions. Elle est associée à quelque chose de vital comparée à la fonction de respiration, ces écrivains ne peuvent s’en passer. La pratique est associée à la spontanéité, quelque chose qui jaillit et qui est hors du contrôle de l’auteur. L’écriture est « le souffle de vie », elle est incorporée et les images qui lui sont associées sont fortes : elle est « en soi », dit Majid Blal, « dans la tête », déclare Wahmed Ben Younes.
L’écriture peut aussi avoir une fonction de témoignage, elle est alors une fonction instrumentale dans la trajectoire. Elle permet de « faire réfléchir » (Majid Blal). En ce sens, elle est éducative, elle « fait passer un message » (Wahmed Ben Younes). L’écriture revêt alors un aspect sociocritique. Elle a pour mission de dénoncer, clarifier ou simplement refléter la société contemporaine. Ainsi, la revendication de la coconstruction de l’Histoire est un point majeur pour ces écrivains. L’écriture permet de sortir de l’invisibilité les « sans-voix » (Majid Blal), les marginaux, « les gens qui n’ont pas droit à la parole, le délit de faciès, les inégalités dans le monde » (Wahmed Ben Younes). Elle mobilise les causes et acquiert un statut d’advocacy, de dénonciation des inégalités. La condition de l’immigrant y est souvent évoquée par ces écrivains qui veulent régler des comptes avec la société d’origine et d’accueil.
Enfin, en continuité avec ces fonctions de l’écriture, la publication agit comme vecteur qui transformera l’autoperception de celui qui écrit (Hienich, 2000). L’écriture publiée permet majestueusement cet autre regard sur soi, valorisant et légitimant en quelque sorte la participation au pays d’accueil. Le pays d’accueil, grâce à l’opportunité de la publication, devient alors un espace de (re)définition du sujet immigrant qui permet, du même coup, la valorisation de l’histoire vécue. De plus, le fait d’avoir publié une oeuvre a déclenché des changements personnels qui réconcilient avec les aspects paradoxaux de l’immigration (Sayad, 1991). L’oeuvre a permis cette acceptation de soi, ce chemin vers soi pour intégrer les contradictions. Elle permet ce détour obligé pour être soi-même, vivre avec ses différences, les valoriser et éduquer les autres à cela. Elle constitue le moyen de faire le passage vers cette connaissance et cette acceptation de soi. Ainsi, le regard des autres sur Majid Blal change après la sortie de son livre. De la même façon, sa perception sur son entourage se modifie. Il décrit précisément comment s’opèrent ces changements :
D’abord, il n’y a pas beaucoup de gens qui y ont cru. Parce que, quand je l’ai écrit, j’étais sur le chômage. Pour beaucoup de gens, ils se fient sur ce que je dégage à l’extérieur, […] bon il est léger, flyé comme on peut dire-là. Comme un philosophe égaré, il dit des mots, mais on ne sait pas, c’est quelqu’un qui vit dans une planète ou sur des nuages. Ce qui fait que les gens n’ont pas cru.
L’oeuvre l’invite à une authenticité personnelle dans ses rapports aux autres et, surtout, son achèvement permet de lui rendre justice grâce à la reconnaissance que lui procure le produit final : « Mais quand ça a été publié, c’était la première fois à Sherbrooke qu’il y avait autant de monde pour un lancement d’un roman. Deux mois après, j’ai gagné un prix, un mois après un autre prix ».
Nous constatons combien l’oeuvre, objet de transmission, est toujours en lien direct avec la ou des migrations. Par conséquent, la migration n’est jamais étrangère à l’idée d’écrire une oeuvre et cette même oeuvre transforme le rapport à la migration et parfois aux origines et aux siens. En ce sens, elle permet la médiation intrapersonnelle. Elle est médiatrice et catalyseur des changements inhérents à la migration. Elle exerce une force de rappel face à la transformation due au temps qui passe et à l’absence des siens restés au pays d’origine. La peur de disparaître aux yeux des autres, de ne plus exister devient un enjeu très prégnant. L’oeuvre vient alors matérialiser une existence qui fait le lien entre le passé et le présent pour empêcher « la métamorphose » trop brusque de l’émigré en immigré. Elle devient un moyen de réconciliation ou d’affranchissement, permet la traversée des pays et fait figure de passage qui amène l’immigrant sur les voies de l’acceptation de soi. L’oeuvre est sensée témoigner de rapports inégalitaires, quelle que soit leur forme. Ces rapports sont associés au statut d’immigrant dans la société d’accueil et à celui d’émigrant dans la société d’origine. Ils se déclinent de plusieurs façons : ils peuvent s’illustrer dans des rapports sociaux comme les rapports de genre et intergénérationnels, des rapports familiaux et culturels, etc. Le récit écrit permet le partage de ces connaissances sur ces rapports et représente un moyen de reconnaissance de ces rapports qui imprègnent ou ont imprégné la vie de l’auteur et qui ouvrent vers « la médiation » entre le milieu de provenance de l’immigré et le milieu d’accueil de l’émigré. L’enjeu se situe dans la transmission de ces savoirs. L’oeuvre concrétise le transfert et le partage des savoirs, au sens large. Elle permet ainsi d’enrichir ou d’inventer d’autres modalités de vie collective et d’autres formes de socialisation.
Le récit de vie des écrivains, acteurs de transmission, révèle qu’ils peuvent être témoins et narrateurs de l’histoire qui tient compte des réalités des pays d’origine et d’accueil. Il montre que l’histoire se construit, se transforme et se reconstruit dans l’exil, réinterprétant ainsi le passé. Critiques, leur travail de transmission révèle, dans son mouvement même, la part de créativité des acteurs. En ce sens, les écrivains immigrants font l’histoire des sociétés d’ici et d’ailleurs, d’aujourd’hui et de demain. Nos écrivains immigrants sont des médiateurs en ce qu’ils deviennent héritiers, mais aussi passeurs et pour opérationnaliser ce passage, leurs oeuvres sont aussi des vecteurs idéals de transmission et de relations interculturelles. Les oeuvres catalysent leurs expériences migratoires, symbolisent et permettent l’acte de transmission. Aussi, parce que ces oeuvres naissent de l’activité d’écriture et parce qu’elles sont destinées à occuper une tribune publique, elles amènent des changements dans le rapport à soi. Le sujet de cet article nous amène à trois avenues intéressantes concernant l’insertion des immigrants. D’abord, l’expérience migratoire et culturelle de ces auteurs reste à partager. Pensons par exemple, à Majid Blal, qui est un modèle d’inconscient symbolique migrant. Il est possible d’utiliser l’expérience et les savoirs de ces auteurs auprès d’autres immigrants pour les accompagner dans leur propre insertion au Québec. Il convient d’offrir un espace public de visibilité à ces auteurs dans nos lieux d’éducation et de culture, que ce soit à l’université, dans les écoles primaires et secondaires ou dans les médias audiovisuels. Ensuite, la pratique de l’écriture dans ses fonctions thérapeutiques et de témoignage constitue un moyen de distanciation et de critique. Compte tenu de la connaissance de ces fonctions de l’écriture, on peut favoriser le développement d’ateliers d’écriture individuelle et collective, que ce soit en langue d’origine ou en langue française. Enfin, l’écriture peut être perçue dans une perspective de transmission de l’histoire. Cette écriture-héritage pourrait être pratiquée en famille, d’autant plus que les jeunes issus de parents immigrants sont aux prises avec une double culture. Cet héritage peut leur permettre de mieux comprendre le choix de leurs parents.
Appendices
Notes
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[1]
Cette recherche est tirée de notre thèse de doctorat. Les écrivains francophones que nous avons rencontrés sont installés au Québec (Montréal, Québec et Sherbrooke. Un seul auteur vit à Toronto). Nous avons rencontré six écrivains immigrants d’origine algérienne, marocaine et tunisienne. Cet échantillon est composé de deux femmes et quatre hommes.
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[2]
Terme qui désigne les personnes, souvent des jeunes, qui traversent de manière illégale les frontières pour immigrer au risque de leur vie. Les brûleurs de frontières, brûlent aussi leur papier d’identité. Ils désignent en fait les clandestins. Pour en savoir plus, voir Chadia, 2007.
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