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Jusqu'à l'aube des années 1990, les grands enjeux du mouvement des femmes au Québec ont essentiellement touché les domaines de la santé, de la main-d'oeuvre, de la formation et de la justice (Lamoureux, 1992). Or les municipalités sont exclues de ces champs de compétence. Par ailleurs, leurs domaines d'intervention ne semblent guère se prêter à l'élaboration de politiques sociales [1], et les élus municipaux se définissent généralement comme des gestionnaires de la ville fonctionnelle, très soucieux de maintenir la taxation au minimum. Dans ce contexte, il ne faut pas s'étonner que la réflexion entourant les effets différenciés des politiques municipales sur les femmes reste marginale, que les femmes demeurent minoritaires au sein des conseils municipaux malgré une progression significative depuis le début des années 1980 [2] et que, jusqu'à récemment, les conseils municipaux n'aient pas été considérés par les groupes de femmes comme des lieux de pouvoir à investir.

Dans ce contexte général, la ville de Québec fait oeuvre de pionnière. En effet, depuis 1993, elle a adopté diverses mesures concrètes pour faciliter la participation des citoyennes et la prise en compte de leurs intérêts. De plus, dès leur annonce, les restructurations municipales en cours au Québec (qui ont abouti à la fusion de la ville de Québec avec douze municipalités de sa banlieue immédiate) ont suscité une réaction rapide : le collectif « Femmes et restructurations municipales », formé de groupes de femmes, s'est constitué pour inscrire au coeur de la campagne électorale de novembre 2001 un point de vue féministe sur les enjeux des fusions municipales.

Nous proposerons, en étudiant le cas particulier de Québec et de sa région, des pistes d'analyse de la construction d'un nouvel objet d'action chez les groupes de femmes. L'observation participante et l'analyse de documents permettent non seulement de poser les jalons de l'histoire récente du mouvement des femmes à Québec, mais également de contribuer aux analyses féministes dans les champs des mouvements sociaux et du développement local et régional. Cette étude de cas est intéressante pour saisir la variabilité des relations entre État et rapports sociaux de sexe, ainsi que l'impact des luttes féministes dans les différentes configurations que prennent ces relations (Masson, 1999).

État et luttes féministes

Masson (1999) invite les chercheuses féministes à repenser l'État. À partir d'une critique des analyses radicales, marxistes et « smithiennes » [3], elle propose de l'appréhender comme un produit de luttes politiques et, ce faisant, de reconnaître la capacité des femmes d'être agentes et, donc, d'agir à l'intérieur de leur engagement avec l'État de manière à produire des effets réels. Dans cette perspective, l'État, assemblage d'institutions, de discours et de pratiques, doit être considéré non seulement comme un produit structuré, mais également comme le produit historique, fragmenté et varié de luttes sociopolitiques diverses, y compris celles des femmes. Masson suggère donc de réorienter le travail analytique et théorique, notamment vers une meilleure saisie de l'agency des femmes, agency renvoyant à la capacité d'action et aux actions elles-mêmes, ainsi qu'à l'intentionnalité des actrices (Masson, 1999 : 11).

Pour répondre à cette dernière exigence, il faut problématiser l'action politique des femmes. De plus en plus, les analyses mettent l'accent sur le rôle des groupes de femmes dans la structuration des politiques étatiques (Andrew et Cardinal, 1999). On appelle également à une analyse du développement local et régional intégrant une analyse de l'action des groupes de femmes, des formes de leurs organisations, de leurs réseaux et de leurs rapports à l'État, à diverses échelles territoriales (Andrew et Sokoloff, 1993). Dans cette perspective, il semble utile, pour comprendre l'action des femmes sur l'État, de considérer le mouvement des femmes comme un mouvement social à la manière de Melucci : un mouvement aux structures floues et ne présentant pas une structure organisationnelle unique (Lamoureux, 1989). Nous répondons ainsi à l'invitation de Masson en centrant notre propos sur la capacité stratégique du mouvement des femmes dans les champs de la politique municipale et du développement régional à Québec. L'observation des différences, notamment entre les interventions de Montréal et de Québec, soulève la nécessité d'étudier les dynamismes locaux du mouvement des femmes. Ceux-ci sont influencés par les conjonctures nationales, mais possèdent également leur propre logique, qui est explorée ici.

La variabilité des interventions municipales : les cas de Québec et de Montréal

Au Québec, jusqu'à maintenant, Québec et Montréal sont les municipalités qui se sont le plus affirmées dans l'adoption de mesures en faveur des femmes. Dans les deux cas, on assiste dans les années 1970 à la formation de partis politiques municipaux progressistes où la participation des femmes est significative. Le Rassemblement des citoyens et citoyennes de Montréal et le Rassemblement populaire, à Québec, prennent le pouvoir en 1986 et en 1989 respectivement. Il est intéressant de constater que les deux villes ont ensuite mis en place des structures très différentes pour intégrer la question des rapports sociaux de sexe à la gouverne municipale.

À Montréal, à la suite d'interventions faites en 1988 par des groupes de femmes et des professionnelles de l'aménagement, le programme Femmes et ville est mis sur pied. Relevant d'une professionnelle, il est rattaché au service responsable des sports et du développement communautaire. Le thème de la sécurité urbaine est privilégié et donne lieu à la production de divers outils, en concertation avec les groupes de femmes intéressés par cette problématique (Michaud, 1997). Plus récemment, des outils pour promouvoir l'analyse différenciée selon les sexes sont réalisés en collaboration avec le comité « Femmes et développement » du Conseil régional de développement de l'île de Montréal (CRDIM et Comité Femmes et développement, 2000; CRDIM et al., 2000).

À Québec, le conseil municipal adopte en 1991 une politique de consultation publique. En 1993, la commission consultative Femmes et ville est la première commission créée dans le cadre de cette politique. Composée d'une majorité de citoyennes et de quelques conseillères, elle a le mandat de conseiller le conseil municipal sur les impacts de politiques, projets et programmes municipaux sur les citoyennes. La politique de consultation publique met également en place des conseils de quartier formés de résidents élus, dotés d'un mandat consultatif (notamment sur les questions d'urbanisme) et disposant d'un pouvoir d'initiative. Dès le départ, la représentation égale des femmes et des hommes dans ces conseils est obligatoire. La parité est également souhaitée au sein de l'ensemble des instances consultatives municipales. D'autres mesures, tels le remboursement des frais de transport et de garde et l'adaptation des mécanismes de consultation, visent à diminuer les obstacles à la participation des citoyennes. Enfin, suite à une recommandation de la Commission, des ressources sont allouées à l'implantation de l'analyse différenciée selon les sexes aux fins d'élaboration et d'analyse des politiques et programmes municipaux.

La restructuration des principales agglomérations urbaines du Québec, envisagée depuis un certain nombre d'années et entreprise à l'automne 2000, a entraîné la fusion de certaines villes centres, notamment Montréal et Québec, avec les villes de leur banlieue. À Québec, le collectif « Femmes et restructurations municipales », issu de groupes de femmes, s'est constitué dès l'automne 2000 pour réagir au projet de loi d'un point de vue féministe. Il a mené plusieurs activités pour informer les femmes des enjeux des fusions municipales, sensibiliser les partis politiques et les amener à prendre des engagements, afin notamment de maintenir les structures de participation des femmes. À Montréal, la réaction a été amorcée, après l'adoption du projet de loi, par le comité « Femmes et développement » du CRDIM, auquel collabore la responsable du programme Femmes et ville. Des groupes de femmes ont également réagi dans d'autres régions touchées par les restructurations (Outaouais, Montérégie, rive sud de Québec); cependant, au dire de plusieurs, les groupes de femmes de la région de Québec paraissent particulièrement dynamiques, et le Collectif est invité à participer à diverses tribunes.

À partir du parallèle entre Montréal et Québec, on peut constater que, dans des contextes politiques relativement semblables, la configuration de la prise en compte des rapports sociaux de sexe par les autorités locales varie sensiblement. En effet, la structure mise en place par Montréal est essentiellement de nature administrative alors que celles de Québec relèvent du politique et reposent sur la participation citoyenne. On ne peut comprendre ces variations sans diriger l'attention sur la dynamique particulière du mouvement des femmes dans une région donnée. Le reste de l'article ne vise pas à expliquer les différences entre Montréal et Québec — ce qui pourrait éventuellement être fait, bien sûr — mais à analyser l'expérience particulière de Québec.

Groupes de femmes et politique municipale : un nouvel objet d'action

La question posée par l'offensive du collectif « Femmes et restructurations municipales » dans le cadre des dernières élections municipales est celle de comprendre pourquoi et comment les groupes de femmes en sont venus à s'intéresser à la place des femmes dans les institutions municipales, préoccupation à peu près inexistante jusqu'à maintenant [4].

Pour cela, il convient de faire une triple analyse. Il faut tenir compte des contextes et dynamiques politiques nationaux, régionaux et locaux, au niveau de l'État et du mouvement des femmes. Il faut analyser les champs de la politique locale et du développement local et régional, intimement liés mais trop souvent dissociés. Enfin, il faut élargir la notion de mouvement des femmes pour intégrer la diversité des acteurs et actrices. On doit, dans ce dernier cas, tenir compte non seulement des groupes de femmes structurés [5], mais également des féministes politiques agissant au sein de leurs partis politiques et administrations ainsi que des féministes institutionnelles (universités et appareil d'État). Seuls les éléments de cette analyse qui nous semblent incontournables pour répondre à la question posée ci-dessus sont discutés.

Quelques éléments du contexte national

À partir des années 1990, le gouvernement québécois remet en question le modèle centralisateur privilégié depuis la Révolution tranquille et entreprend une série de réformes qui font de l'État central un accompagnateur des dynamismes régionaux (Masson, 2001) [6]. Les réformes qui se succèdent (notamment la réforme de la santé et des services sociaux, en 1991, la réforme du développement régional, ou réforme Picotte, en 1992, et la Politique de soutien au développement local et régional, en 1997) transforment les instances existantes et en créent de nouvelles. Les personnes appelées à siéger au sein de la plupart des instances régionales (conseils régionaux de développement, régies régionales de la santé, etc.) et locales (centres locaux de développement) représentent les principaux acteurs du développement, du moins ceux qui sont reconnus comme tels, et sont élues par des collèges électoraux [7]. Parmi leurs responsabilités, certaines de ces instances sont chargées de répartir des subventions autrefois gérées au niveau national. Ainsi, les régies régionales de la santé et des services sociaux octroient des fonds aux groupes de femmes qui interviennent à l'intérieur de ces domaines.

Ces nouveaux modes de gouvernance, dans un contexte de redéfinition de l'intervention gouvernementale, ne sont pas sans soulever des questions, notamment au plan de l'imputabilité des administrateurs et de la représentation politique. Sur ce dernier point, on est obligé de constater que le mode d'élection par collèges électoraux désavantage les femmes, qui demeurent minoritaires au sein des instances (Latérière et Voyer, 1995) [8]. Aussi le gouvernement provincial a-t-il ajouté en 1997, après une consultation menée par ses ministères responsables de la condition féminine et du développement régional, une cinquième orientation à sa politique en matière de condition féminine pour inciter les instances locales et régionales à prendre des mesures afin d'augmenter la présence des femmes et la prise en compte de leur situation dans l'élaboration des politiques et programmes (Brie, 1997). Il faut souligner que cette orientation répond en partie aux pressions des groupes de femmes et vient légitimer leur demande en faveur d'un partage du pouvoir plus équitable (Masson, 2001). Quelques années plus tard, soit en 1999, le gouvernement adopte le programme « À égalité pour décider » afin de soutenir financièrement les initiatives visant à augmenter la présence des femmes au sein des instances décisionnelles locales et régionales.

Les groupes de femmes locaux et les tables régionales de groupes de femmes ont eu à se positionner face à ces développements. Peu familiarisés avec les instances et les dossiers de développement régional, ils ont dû s'y intéresser pour des raisons de financement, mais également pour des raisons de représentation des intérêts des femmes. Les stratégies adoptées par les groupes de femmes face à l'invitation qui leur est faite de participer activement aux différentes instances varient d'une région à l'autre (Boucher, 1999) : comité femmes, siège-femme, etc. Les groupes semblent ainsi privilégier une stratégie de représentation des idées et des intérêts, alors que la cinquième orientation prône également une stratégie de représentation des femmes [9].

Enfin, élément plus récent de la conjoncture nationale du côté de l'État, le gouvernement du Québec intensifie la pression en faveur des regroupements municipaux. Si de tels regroupements ont déjà eu lieu par le passé un peu partout sur le territoire québécois, ce n'est que depuis 1994 que l'on vise une réduction notable du nombre de municipalités. Les pressions ont d'abord eu comme point de mire les municipalités de petite taille et ont eu une efficacité relative [10]. Mais depuis 1999, le gouvernement concentre son action sur les agglomérations urbaines afin de régler les problèmes récurrents d'équité fiscale et de planification du territoire [11].

Du côté du mouvement des femmes, la conjoncture nationale de la dernière décennie est marquée entre autres choses par une repolitisation du projet féministe, après une période de croissance rapide et d'éclatement du mouvement qui avait eu pour effet, selon Lamoureux (1992), d'occulter la dimension politique du mouvement des femmes. Les groupes nationaux organisent plusieurs événements mobilisateurs : en 1990, les « 50 heures du féminisme » soulignent le cinquantième anniversaire du droit de vote des femmes au Québec, et en 1992 l'activité « Un Québec féminin pluriel » coordonne l'élaboration d'un projet de société féministe. En 1995, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) organise la Marche « du pain et des roses », porteuse de revendications pour l'amélioration des conditions de vie des femmes, notamment au moyen de l'économie sociale [12]. Ce projet se prolonge, en 2000, par la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence faite aux femmes, événement qui a eu des échos partout dans le monde [13].

Un des impacts des actions nationales de l'État et du mouvement des femmes est le renforcement des instances régionales des groupes de femmes. Les questions du financement et de la représentation consolident (et alourdissent considérablement) le rôle des tables régionales de groupes de femmes qui existaient déjà dans plusieurs régions du Québec. Les événements féministes, quant à eux, pour mobiliser l'ensemble des groupes de la province, reposent sur une « démontréalisation » de leur organisation, c'est-à-dire sur une participation doublée d'une relative autonomie des tables régionales de groupes de femmes.

Par ailleurs, la nouveauté des dossiers à traiter et l'ignorance que manifestent les instances régionales face à la situation des femmes obligent ces tables régionales à développer ou à raffiner leurs analyses des dossiers de développement local et régional. Les tables doivent également porter le dossier de l'économie sociale au sein des comités régionaux d'économie sociale (CRES). Enfin, le programme « À égalité pour décider » est utilisé par des groupes de femmes existants, ainsi que par des groupes constitués à cette fin, pour encourager les femmes à infiltrer les instances décisionnelles locales et régionales.

Champs d'action et réseaux

Une partie de l'explication de l'action récente des groupes de femmes dans le champ de la politique municipale à Québec réside, selon nous, dans la construction progressive de différents réseaux et dans la rencontre de ceux-ci autour de certains champs d'action sous la triple influence de l'agenda étatique, d'événements déclencheurs et d'individus. De plus, l'appui de certaines institutions permet une continuité dans l'action malgré le caractère relativement informel de certains réseaux, alors que les écrits agissent en tant que mémoire collective assurant la progression des analyses, des discours et des actions.

Deux champs d'action et quatre réseaux d'actrices peuvent ainsi être identifiés, soit les champs « femmes et municipal » et « femmes et développement régional », et les réseaux des groupes de femmes, des féministes intéressées par la politique, des féministes universitaires et des féministes d'État. Ces réseaux sont mouvants : des individus et des groupes passent, d'autres se maintiennent. Ils ne constituent pas toujours des entités très structurées aux contours précis. Par exemple, si le réseau des groupes de femmes possède ses organisations, les réseaux des féministes intéressées par la politique municipale et des féministes d'État doivent être vus comme des nébuleuses d'individus adhérant sur une base idéologique au mouvement des femmes sans toujours faire partie d'un groupe constitué. Les féministes universitaires, quant à elles, gravitent autour du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF) et de la Chaire d'étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, deux institutions créées par elles au sein de l'Université Laval. Nous verrons que la création de la commission consultative Femmes et ville offre un premier lieu institutionnel où des femmes issues des différents réseaux se rencontrent autour de la question du rapport des femmes à la ville.

Femmes et municipal

Le champ « femmes et municipal » apparaît avec la fondation, en 1977, du Rassemblement populaire (RP), à laquelle participe un nombre significatif de femmes, de même qu'avec le développement, dans le milieu universitaire, des approches féministes en science politique, en géographie et en aménagement du territoire. Il est donc alimenté au départ par des féministes qui s'intéressent à la politique municipale et par de jeunes universitaires qui jetteront les bases d'une analyse féministe de la ville et de son aménagement [14]. La question du rapport des femmes à la ville est discutée formellement par des féministes de différentes provenances (intellectuelles, professeures, étudiantes, militantes, etc.) dans le cadre d'un colloque organisé en 1985 par le RP pour définir sa plate-forme électorale. Certaines de ces femmes interviennent publiquement en 1987 sur le Plan directeur d'aménagement et de développement de la ville de Québec (Groupe de travail « Femmes et ville », 1987). Les pressions de militantes au sein du parti et la volonté politique des femmes élues expliquent la priorité accordée, après l'élection du RP, à la mise sur pied d'une commission consultative consacrée aux femmes. Cette commission effectue une consultation auprès des citoyennes et produit, à l'intention du conseil municipal, un important rapport assorti de recommandations pour améliorer les conditions de vie des citoyennes de Québec (Commission consultative Femmes et ville, 1995).

La mise en place de la commission consultative Femmes et ville, comme celle des conseils de quartier, permet d'intéresser un nombre croissant de femmes, dont certaines militent ou travaillent dans des groupes de femmes, à la politique municipale et à la gestion de la ville. On peut constater que le champ « femmes et municipal » est surtout alimenté par les réseaux des féministes intéressées par la politique et des féministes universitaires. Certaines féministes d'État participent à la Commission sur une base militante. Par contre, les groupes de femmes ne sont pas très actifs dans ce champ d'action avant 2000. En effet, il semble que l'intérêt des travailleuses ou des militantes des groupes de femmes à siéger aux instances municipales relève d'un engagement individuel plutôt que d'un intérêt manifeste de la part des groupes. Le mode de nomination à la Commission renforce cette tendance [15].

En somme, l'action des femmes dans le champ de la politique municipale est encouragée par la présence de féministes dès les débuts du RP, par un intérêt académique pour les rapports sociaux de sexe dans les champs de l'urbain et du politique ainsi que par des événements : élaboration de la plate-forme électorale, audiences sur le plan d'aménagement de la ville. La création de la Commission offre une structure permanente, soutenue par la municipalité, et garante d'une certaine stabilité. La Commission suscite elle-même des événements, comme la consultation publique sur les conditions de vie des femmes. Enfin, plusieurs documents qui demeurent des références ont été produits par les universitaires au début, par la Commission ensuite. L'expérience de la Commission a également fait l'objet de quelques analyses (Brais, 1997; Frohn et Piché, 1997).

Femmes et développement régional

Le champ d'action « femmes et développement régional » apparaît au début des années 1990 avec l'adoption, à la demande d'une mairesse, d'un siège-femme au conseil d'administration du Conseil régional de concertation et de développement de la région de Québec (CRCDQ) [16]. Le CRCDQ organise lui-même l'élection des représentantes des groupes de femmes. Ces dernières, afin d'être appuyées dans leur travail, forment un comité femmes qui se donne comme premier mandat de préparer une intervention « femmes » dans le cadre du sommet socio-économique à venir, censé réunir les principaux intervenants de la région et déterminer les projets structurants de développement pour la région. Ce sommet n'aura pas lieu, mais le comité publie une première analyse de la situation régionale des femmes (Tremblay, 1993). Le comité est dissous lorsque la table régionale des groupes de femmes, le Regroupement des groupes de femmes de la région 03 (Québec, Portneuf, Charlevoix), créée en 1990, exige le rôle de collège électoral officiel des déléguées au siège-femme et de groupe de soutien aux déléguées.

En 1997, afin d'influencer la planification stratégique du CRCDQ, le Regroupement fait appel aux féministes universitaires, à l'initiative d'une femme qui est membre à la fois du Regroupement et du comité directeur de la Chaire d'étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes (Université Laval). Dans le cadre d'un programme de partenariat créé par la Chaire, un comité — le Comité des 29 — est alors mis sur pied pour mettre à jour la première étude sur la situation des femmes (Regroupement des groupes de femmes et Chaire d'étude, 1998).

La production des deux dossiers a sans aucun doute permis de développer une certaine expertise sur les enjeux régionaux mais également de favoriser la rencontre des différents réseaux de féministes. Contrairement à ce qui se passe dans le champ de la politique municipale, les groupes de femmes sont ici très présents puisque ce sont eux qui lancent la démarche, soutenus activement par des universitaires rassemblées autour de la Chaire d'étude. Y prennent part également des féministes actives dans le champ « femmes et politique municipale », notamment des femmes de la commission consultative Femmes et ville, sensibilisées aux questions de développement local et d'économie sociale par certaines de ses membres provenant de ce secteur d'intervention. Enfin, plusieurs féministes d'État collaborent sur une base militante ou professionnelle.

On remarque que l'action est suscitée par des éléments déclencheurs : sommet socio-économique, planification stratégique. Elle est soutenue par des institutions créées par les réseaux féministes, ici le Regroupement et la Chaire d'étude. Elle rédige des analyses qui sont largement diffusées dans la région. Elle conserve un caractère ponctuel, dans la mesure où les deux comités, pour des raisons différentes (sur lesquelles nous ne pouvons élaborer), ne poursuivent pas leurs activités bien au-delà de la réalisation des deux dossiers. Enfin, il faut mentionner que la continuité de l'engagement de certaines personnes et leur participation à plusieurs réseaux facilitent les rapprochements et l'action concertée.

Les restructurations municipales : groupes de femmes et politique municipale

Le collectif « Femmes et restructurations municipales » est mis sur pied en 2000, deux ans après la publication du second dossier sur la place des femmes dans le développement régional, en réaction à l'annonce des fusions municipales et à l'incertitude qui pèse quant au maintien des acquis des femmes au plan de la participation citoyenne à la gouverne municipale. Le Collectif publie un mémoire sur les enjeux des regroupements pour les femmes (Brais et Lee-Gosselin, 2001), est reçu en commission parlementaire [17], anime des ateliers et des débats dans la région, intervient durant la campagne électorale et est invité à présenter son analyse ailleurs au Québec.

Ici encore, l'action est en fait une réaction qui s'organise rapidement, plus rapidement que dans les autres régions du Québec, pour les raisons suivantes. La commission consultative Femmes et ville est formée de citoyennes — dont quelques-unes sont là depuis sa création, en 1993 — conscientes des enjeux et convaincues de la pertinence de leur institution. Les actions cumulatives dans les champs de la politique municipale et du développement local et régional ont produit des analyses sur lesquelles capitaliser, de même qu'elles ont créé des habitudes de concertation entre féministes de différents réseaux. La permanence de certaines actrices et leur appartenance simultanée à plusieurs de ces réseaux facilitent la réactivation du dernier comité, le Comité des 29. Les institutions toujours en place, notamment la Commission consultative, la Chaire d'étude et le Regroupement des groupes de femmes, appuient ces actions en facilitant l'accès à des ressources financières, matérielles et analytiques. Le rapprochement entre les groupes de femmes et le champ « politique municipale » s'explique donc à la fois par la progression des analyses et par la rencontre de ces réseaux. Enfin, rappelons que le programme « À égalité pour décider » a influencé l'agenda des groupes de femmes existants et suscité la fondation de nouveaux groupes consacrés à la question de la participation des femmes aux instances décisionnelles. Le Collectif constitue en quelque sorte le prolongement du Comité des 29, mais sa composition est différente, puisqu'il comprend notamment de nouveaux groupes intéressés à l'« accès au pouvoir local ».

Les stratégies du mouvement des femmes face au municipal et au régional dans la région de Québec

Après avoir vu comment s'est construit le rapprochement entre groupes de femmes et politique municipale, regardons maintenant les stratégies mises de l'avant par les différents réseaux féministes afin d'assurer une prise en compte des rapports sociaux de sexe par les institutions municipales et régionales.

Le rapport des femmes aux institutions locales et régionales est abordé par ces différents réseaux sous deux angles. D'une part, on cherche à voir comment ces institutions répondent ou non aux besoins et aux intérêts des femmes. D'autre part, on évalue la participation des femmes au sein de ces institutions, ce qui rejoint les objectifs correspondant à la cinquième orientation décrite plus haut. Le premier angle a suscité un discours sur le rapport différencié des sexes à la ville et à la région et met l'accent sur la réponse donnée, notamment par les services municipaux, en ce qui concerne les conditions de vie des femmes. Il justifie également la demande pour l'implantation de l'analyse différenciée selon les sexes, approche promue par les gouvernements fédéral et provincial mais encore peu connue et peu adaptée au contexte municipal [18].

Le second angle, soit celui de la participation, est de plus en plus abordé en rapport avec trois catégories de femmes : les femmes élues, les employées des administrations municipales et les citoyennes. On soutient que la pleine participation des femmes nécessite une présence significative des femmes aux niveaux politique, administratif (postes de cadres et postes de professionnels) et citoyen.

Si on considère plus précisément les femmes politiques et citoyennes, les féministes des différents réseaux ont privilégié une double stratégie de représentation, la représentation des idées et la représentation des femmes, stratégie qui s'incarne dans la cohabitation d'instances spécialisées (élue responsable de la condition féminine, commission « Femmes et ville ») et de la parité au sein d'instances mixtes (autres commissions consultatives, conseils de quartier, comité exécutif).

Au plan administratif, une des difficultés réelles au sein des administrations municipales québécoises est l'absence de répondante à la condition féminine susceptible de coordonner l'ensemble des mesures destinées tant aux citoyennes qu'aux employées et de faire le lien entre le politique et l'administratif. Il n'existe pas non plus de personnel spécialisé dans les questions d'égalité femmes-hommes, la fonction recherche étant à toutes fins utiles inexistante. Ces lacunes limitent le degré de pénétration des discours sur les besoins des femmes et sur la vision féministe de la ville comme milieu de la quotidienneté produits essentiellement par la Commission et les institutions externes, soit les groupes et institutions créés par les féministes. Par ailleurs, les femmes en position d'autorité sont peu nombreuses au sein des administrations.

Au plan régional, au sein du Conseil régional de concertation et de développement de la région de Québec (CRCDQ), la stratégie demeure limitée au siège-femme. Après la publication du deuxième rapport sur la place des femmes dans l'espace régional, le CRCDQ, alors présidé par une femme, a affecté un poste à mi-temps au dossier de la condition féminine; mais cette ressource ne résistera pas à une vague de compressions budgétaires. Les analyses sont donc produites à l'extérieur par le Regroupement des groupes de femmes. Cependant, une entente spécifique en condition féminine entre le CRCDQ et le gouvernement du Québec devrait être signée prochainement. Ces ententes, négociées entre les CRD et le gouvernement du Québec, engagent des acteurs et des fonds dans le but de mettre en place des mesures pour améliorer les conditions de vie des femmes, notamment en adaptant l'intervention des ministères à la situation particulière des femmes de la région concernée par l'entente.

Soulignons que les stratégies discursives sont largement utilisées. Un des impacts les plus visibles de l'action dans les champs de la politique municipale et du développement local dans la région de Québec est certainement la production et la diffusion d. Le mémoire sur le plan directeur de la ville de Québec, le rapport de la commission consultative Femmes et ville, ses mémoires sur les politiques et projets municipaux (politique de l'environnement, politique de l'habitation, projets de réaménagement de boulevards urbains, par exemple), les deux dossiers sur la place des femmes dans l'espace régional, le mémoire du Collectif sur les restructurations municipales, ainsi que les publications scientifiques sur ces expériences témoignent de la vitalité du mouvement et permettent de retracer l'évolution du discours sur le rapport des femmes à la ville et à la région. Ils font également progresser les analyses et alimentent la fonction de représentation des intérêts.

Notons rapidement que ces discours dénoncent l'invisibilisation des femmes dans la ville et la région, mettent au jour le rapport différencié des sexes à l'espace et la dimension sexuée de ce dernier et insistent, de plus en plus, sur l'apport des femmes et des groupes de femmes au développement de la ville et de la région, notamment autour de la notion d'économie sociale, qui a fait prendre conscience du rôle joué par ces groupes comme acteurs du développement local. La vision féministe de la ville et de la région rejette le découpage fonctionnel de la ville et la définition strictement économiste du développement. Elle met au centre le concept de l'organisation de la vie quotidienne, la nécessité de concevoir des quartiers multifonctionnels et de penser le développement dans ses dimensions sociales et économiques. Cette vision multidimensionnelle du développement local et régional (Regroupement des groupes de femmes et Chaire d'étude, 1998) s'affirme de plus en plus dans les écrits en s'appuyant sur les analyses développées au sein du mouvement féministe local, régional et national.

Conclusion

Cet article avait pour objet d'étudier l'agency des femmes pour expliquer la configuration locale du mouvement des femmes face aux fusions municipales, incarnée dans les actions du collectif « Femmes et restructurations municipales ». Les particularités des dynamismes locaux s'inscrivent dans le contexte plus général des politiques nationales dans les champs du municipal et du développement régional et d'un certain retour à la dimension politique du projet féministe. On a vu que la construction progressive et la rencontre de réseaux féministes dans les champs de la politique municipale et du développement régional, grâce à des événements déclencheurs externes (État) et internes (mouvement des femmes) et à l'appui d'institutions féministes (la Chaire, la commission consultative Femmes et ville, le Regroupement des groupes de femmes), de même que l'élaboration et la diffusion de discours sur le rapport des femmes aux espaces urbains et régionaux, ont créé les conditions propices à la concertation et à la réaction des groupes de femmes à l'annonce des fusions municipales. L'analyse fait également ressortir que l'agency des femmes repose sur l'action des femmes en tant qu'agentes individuelles et des groupes de femmes comme acteurs collectifs et, plus encore, sur le jeu d'alliances et de renforcement mutuel des actions des unes et des autres. L'action se construit donc par une combinaison de divers ingrédients : l'existence d'une « nébuleuse » féministe plus ou moins organisée selon les réseaux, la pression de certains événements déclencheurs, l'appui important de diverses institutions féministes, ainsi que par le cumul et la progression d'analyses consignées par écrit.

Nous avons également souligné les stratégies adoptées par le mouvement des femmes pour inscrire la question des rapports sociaux de sexe dans la définition de l'État local. Il est difficile de mesurer l'effet réel des mesures mises en place à Québec depuis 1993. On peut avancer sans trop de risques qu'elles ont permis d'alimenter le réseau des féministes intéressées à la politique municipale et d'inscrire une certaine préoccupation pour les rapports sociaux de sexe au sein de l'administration municipale. Ldu Collectif a été orientée vers le maintien des mesures allant en ce sens. La nouvelle conjoncture politique depuis les élections municipales et les fusions de novembre 2001 soulève cependant plusieurs inquiétudes. Deux partis se sont fait la lutte à Québec : le Rassemblement populaire s'est élargi aux territoires de banlieue et est devenu le Renouveau municipal de Québec, alors que l'Action civique s'est construite sur une coalition des élus des villes de banlieue. L'ex-maire de Québec a été reporté au pouvoir et a remporté les quatorze districts de l'ancienne ville de Québec, mais seulement deux districts de banlieue. L'opposition est majoritaire au conseil, ayant remporté les 23 autres districts de banlieue. De plus, on note une baisse importante du nombre de femmes élues; c'est l'une des conséquences des fusions qui était appréhendée par le Collectif, et elle s'explique en grande partie par la faible présence des femmes au sein de l'Action civique [19]. L'exercice du pouvoir sera difficile et il est encore trop tôt pour connaître le sort réel qui sera réservé aux mesures qui ont été reconduites (commission consultative Femmes et ville, conseils de quartier) étant donné les tensions entre l'ex-banlieue et l'ex-centre au sein du conseil municipal et l'indifférence, sinon l'incompréhension, manifestée par le parti d'opposition au cours de la campagne électorale face aux rapports sociaux de sexe. Ce nouveau contexte, incertain, soulève la question cruciale du pouvoir des féministes au sein des partis politiques municipaux. Les avancées enregistrées, dont la portée demeure modeste, auraient-elles été possibles en l'absence de la pression exercée par les féministes au sein du parti et seront-elles maintenues dans un nouvel environnement politique où le rapport de force n'est plus du tout le même ?

Le rapprochement entre groupes de femmes et politique municipale nous apparaît non seulement comme un nouvel objet d'action, mais également comme un objet de recherche à développer. À partir de ce qui a été esquissé ici, plusieurs pistes se dessinent. Il est essentiel de documenter les effets des nombreux regroupements municipaux sur la représentation des femmes. Il paraît également nécessaire de poursuivre les travaux et la réflexion sur les stratégies de représentation adoptées par le mouvement des femmes et sur leurs effets réels sur les politiques des institutions locales et régionales. Enfin, la comparaison des dynamismes locaux du mouvement des femmes semble incontournable pour mieux comprendre la variabilité des relations entre État et rapports sociaux de sexe. Le contexte québécois s'y prête bien car on voit apparaître, dans différentes régions, plusieurs foyers d'action féministes sur le front de la politique municipale.