Abstracts
Résumé
Lorsqu'on se penche sur les politiques publiques concernant les violences en France, on relève une division des compétences entre les politiques dites « de sécurité » et les politiques « contre les violences faites aux femmes ». On constate que les politiques de sécurité, en se basant sur les statistiques de criminalité et de victimation, portent essentiellement sur l'espace public et marginalisent les violences faites aux femmes dans l'espace privé. Pour autant, elles ne prennent pas non plus en considération les violences perpétrées à leur encontre dans l'espace public. Or, divers exemples venant de pays étrangers esquissent des réponses faites par les pouvoirs publics à ces violences.
Abstract
An examination of French policies against violence reveals that a distinction exists between those addressing “public security” and those termed policies combating “violence against women.” Statistics on crimes and victims measure public security, and for the most part refer to public not private spaces. Therefore they under-report violence against women that occurs in “private”. However, they also inadequately take into account violent acts against women in public. There are, however, other examples available from countries that treat the matter otherwise.
Article body
La sécurité est actuellement l'une des priorités nationales françaises. Elle est même, selon les représentants du gouvernement, « un droit », l'insécurité étant, elle, « une inégalité sociale de plus » (Jospin, 2000 : 37).
Mais qu'est-ce que « la sécurité » et qui concerne-t-elle ? Jusque dans les années 1970, l'attention des autorités en matière de sécurité publique est dominée par la volonté d'éviter le « désordre public ». Par la suite, cette conception de l'ordre public est remplacée par une problématique favorisant la prise en compte d'une nouvelle demande sociale de sécurité liée à la montée d'un sentiment dit d'insécurité. Ce changement de paradigme va donner lieu à la mise en oeuvre de politiques publiques en la matière (Gleizal, 1994; Thoenig, 1994). L'arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, laisse place à une volonté de sortir de la doctrine du « tout répressif » qui prévalait jusque-là. L'accent est au contraire mis sur la « prévention ». Du rapport Bonnemaison, publié en 1982 parallèlement à la loi sur la décentralisation, découle une territorialisation de ces politiques. En 1989, elles sont intégrées dans le cadre plus général des politiques de la ville, et la collaboration entre l'ensemble des institutions et des organes de la société civile s'en trouve renforcée. Les acteurs de la sécurité se multiplient et la police perd le monopole de l'ordre public (Gleizal, 1994). Les politiques publiques de sécurité, instaurées dès les années 1980, ont pris des formes diverses. On peut citer, au niveau local, les conseils communaux de prévention de la délinquance, les plans locaux de sécurité et, plus récemment, les contrats locaux de sécurité (CLS). Selon le ministre de l'Intérieur, ces derniers ont pour but de « lutter contre la violence sous toutes ses formes ».
Cette affirmation appelle deux remarques. Premièrement, toutes ces politiques désignent la délinquance, en particulier juvénile, comme la cause première de l'insécurité. La raison principale de cette situation tient au contexte dans lequel ces politiques voient le jour. En effet, elles apparaissent au moment où émerge la « question des banlieues » et son corollaire, « la violence des jeunes ». Deuxièmement, comme nous allons le voir, l'acception des violences interpersonnelles est restreinte à l'expérience qu'en ont majoritairement les hommes (Selmini, 1998). Est-ce à dire que les femmes subissent « une inégalité sociale de plus », pour reprendre les mots du chef du gouvernement ?
Les violences faites aux femmes : une réalité cachée ?
Les auteures d'une enquête suisse sur les violences conjugales rappellent que le terme violence signifie étymologiquement « force portée » (des mots vis, violence, et latus, portée) (Gillioz et al., 1997). Il renvoie à l'utilisation de la force physique contre autrui. Depuis quelques années, cette conception est considérée comme trop restreinte, parce qu'elle ne permet pas de rendre compte des violences autres que l'agression physique. Nombre d'auteurs ont choisi d'en étendre la définition en y incluant l'atteinte à l'intégrité de la personne (Gillioz et al., 1997). Cette atteinte peut, certes, prendre le corps comme cible. Elle peut aussi affecter la capacité d'une personne à prendre des décisions autonomes (Lister, 1997). Enfin, elle peut s'exercer à travers des formes de contraintes personnelles ou institutionnalisées. Toutes les violences ne sont donc pas physiques. Aussi la notion de violence symbolique, développée par Bourdieu, permet-elle de dépasser une définition trop restrictive [1]. Elle rend compte de toutes les formes invisibles de contrainte qui ont pour caractéristique de s'exercer avec la « collaboration » des personnes visées [2].
Dans nos sociétés, il existe une forme particulière de violence, celle exercée par les hommes sur les femmes. Il est évident que les actes violents n'affectent pas systématiquement les femmes et que les hommes ne sont pas les seuls à en commettre. Pourtant, statistiquement, on constate que, dans deux cas aux moins — les violences conjugales et les violences sexuelles —, ce sont des femmes qui sont majoritairement victimes d'hommes. Ces actes ne peuvent pas être appréhendés en termes de pulsions naturelles ou de pathologie, comme ce fut longtemps le cas. Ils s'inscrivent dans un rapport plus large de domination (Romito, 1997). Comme le souligne Lagrave, même les formes de violences exercées par les femmes s'inscrivent dans une domination masculine « agissante ». Cette domination, en constante reconstruction, a un statut épistémologique en ce sens qu'elle possède un pouvoir explicatif. Dès lors, la question se pose de savoir si l'on peut comparer la violence des dominés et celle des dominants. Pour Lagrave, ce n'est possible que dans certaines configurations. Elle mentionne par exemple les violences des femmes entre elles, qu'elle analyse comme des violences entre « dominées ». Elle évoque également les violences des hommes et des femmes, dans les cas où ils sont, les uns et les autres, en position de dominants. En conséquence, il est important de tenir compte du rapport social dans lequel s'inscrivent les violences, tout comme il est nécessaire de distinguer les positions qu'occupent les protagonistes.
Dès les années 1970, des chercheuses féministes ont levé le voile sur les violences masculines contre les femmes et révélé leur nombre important. Elles ont montré que les mariages forcés, la prostitution, les violences conjugales, les violences sexuelles, le harcèlement ou la pornographie doivent être appréhendés comme un continuum qui relève d'un même rapport social de domination du principe masculin (Hanmer, 1977; Morbois, 2000; Romito, 1997). Or, toutes ces violences sont toujours relativement peu visibles.
Violences dans l'espace privé
Les mouvements féministes, qu'ils soient européens ou anglo-saxons, ont mis en évidence que les femmes de toutes les catégories sociales sont souvent victimes d'agressions dans l'espace privé [3]. Celles-ci sont le fait de personnes de leur entourage, le plus souvent d'un conjoint ou d'un ex-conjoint (Hanmer, 2001; Hanmer et Maynard, 1987; Morbois, 2000). Pour de nombreuses femmes, l'espace privé, la maison, n'est pas synonyme de sécurité et de relation de confiance.
En France, si l'on se fie aux chiffres énoncés lors des campagnes nationales de 1989 et de 2001 contre les violences faites aux femmes, les violences conjugales [4] touchent une femme sur dix vivant en couple (Casalis, 2000; Jaspard et al., 2001a). Le ministère de l'Intérieur britannique (British Crime Survey) rapporte que la violence domestique représentait, en 1996, un quart de l'ensemble de la criminalité violente. Il révèle également que 44 % des agressions contre les femmes sont des violences domestiques [5] (Vourc'h, 2000). Les chiffres plus récents de l'enquête française sur les violences envers les femmes (Enveff) [6] indiquent que 9 % des femmes vivant en couple ont été en situation de violences conjugales durant les douze mois précédant l'enquête. Fait plus inquiétant, 6,7 % des femmes vivant en couple subissent un niveau grave de violences, allant du harcèlement psychologique ou des insultes répétées jusqu'aux violences physiques ou sexuelles. Par ailleurs, pour toutes les catégories sociales, la majorité des attouchements et des viols se déroulent dans l'espace privé constitué du couple, de la famille et des proches [7] (Jaspard et al., 2001b).
Alors même que l'on trouve des approximations chiffrées similaires dans de nombreux pays, les violences domestiques restent sous-rapportées dans les statistiques utilisées pour mettre en oeuvre des politiques publiques [8]. Plusieurs raisons expliquent cet état de fait. D'une part, les violences domestiques sont fortement associées au secret. Les femmes victimes de leur conjoint hésitent à porter plainte. D'autre part, comme le rapportent des associations d'aide aux victimes, et malgré de nombreux efforts de la Direction de la sécurité publique, les services de police auraient tendance à exercer une action dissuasive sur les femmes qui envisagent de porter plainte. On observe une pratique d'anticipation de la part des agents de police [9] : sachant que, dans la plupart des cas, les femmes retirent leur plainte ou que le parquet les classe sans suite, ils préfèrent enregistrer une main courante. Cette dernière ne sera pas, par la suite, comptabilisée dans les statistiques finales. Par ailleurs, les catégories utilisées dans les statistiques de police et de gendarmerie ne permettent pas de faire émerger les violences des conjoints ou ex-conjoints en tant que telles. La police comptabilise ces actes dans des rubriques variées telles que « coups et blessure, actes de torture, mutilation, séquestration, viol et autres agressions sexuelles, meurtres, assassinat, homicide » (Casalis, 2000 : 7). Ce procédé empêche donc de distinguer précisément la part des violences commises contre des femmes.
Il existe certes d'autres statistiques que celles de la police. Mais, contrairement aux enquêtes anglo-saxonnes, comme la British Crime Survey mentionnée plus haut, les enquêtes de victimation françaises [10] n'ont pas englobé, jusqu'à présent, l'ensemble de ces violences [11]. Les chercheurs qui travaillent sur ces enquêtes en sont eux-mêmes tout à fait conscients. Grémy relève que bon nombre d'infractions ne sont pas couvertes, en particulier le phénomène qu'il qualifie de « victimation habituelle » [12]. Outre le fait que les victimes ont de la peine à parler des violences conjugales, ce sont surtout les catégories utilisées qui mènent à leur sous-représentation. Ces catégories ne distinguent pas la position des protagonistes dans les rapports sociaux de domination. Par exemple, dans l'enquête menée en 1984, la catégorie « violence entre proches » englobe les conjoints et les voisins. En raison de cet amalgame, les hommes apparaissent comme plus nombreux à être victimes de violences entre proches (Zauberman et al., 1990).
Violences dans l'espace public
Les violences contre les femmes ne sont, toutefois, pas confinées à l'espace privé. Les femmes peuvent être victimes de harcèlement sur leur lieu de travail (Louis, 1994). Elles peuvent aussi subir des agressions dans l'espace public [13], c'est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, la rue, les espaces semi-publics, comme les entrées de maisons et les grands magasins, ou tout autre lieu où les relations sont anonymes. En juin 1974, une manifestation de nuit réunit des femmes qui protestent contre l'impossibilité qui leur est faite de circuler librement sans risque (Mossuz-Lavau, 1991). En 1985, d'autres manifestations ont lieu à la suite de deux viols qui se sont déroulés dans l'espace urbain, en plein jour et à des heures d'affluence, sans que personne ne s'interpose [14].
L'enquête Enveff révèle que près d'un cinquième des femmes interrogées ont subi au moins une violence dans l'espace public au cours de l'année 1999 [15]. Mais contrairement aux idées reçues, les agressions sexuelles ou les viols — actes que les femmes redoutent le plus — sont relativement rares (0,1 %). En outre, ils sont le plus souvent le fait non pas d'inconnus, mais d'hommes connus de la victime, sans être des proches. Les violences les plus fréquentes à l'encontre des femmes dans l'espace public sont les insultes, le fait d'être suivie, de subir des actes d'exhibitionnisme ou d'être « pelotée » [16]. Dans 75 % des cas, ce type de violences est le fait d'inconnus. Elles ne sont pas plus nombreuses le soir ou durant la nuit et « se produisent généralement dans des circonstances banales, relevant d'un usage habituel et souvent quotidien de l'espace public » (Jaspard et al., 2001b : 24).
Ainsi, « ce ne sont pas les violences portant directement atteinte aux corps que les femmes risquent le plus dans l'espace public, mais un ensemble de brimades » (Jaspard et al., 2001b : 25). Toutefois, les craintes formulées portent le plus souvent sur les agressions sexuelles. Cette contradiction peut s'expliquer par le fait que les brimades mentionnées plus haut ne sont pas anodines. Elles peuvent toutes être interprétées comme une première étape conduisant à d'autres violences, notamment sexuelles. Par ailleurs, l'enquête Enveff souligne que la fréquence des violences est liée à l'usage que les femmes font de l'espace public. Ainsi les femmes qui sortent seules la nuit sont-elles plus souvent victimes d'agressions. Le nombre moins élevé (mais tout de même important) d'agressions commises dans cet espace peut donc s'expliquer par un phénomène d'autocensure des femmes, qui préfèrent ne pas sortir de chez elles le soir. De plus, certaines auteures estiment que le fait d'être majoritairement victimes d'hommes connus, voire proches, incite les femmes à éviter d'autant plus les inconnus (MacLoad, 1989). Une telle réaction représente une entrave à leur liberté de circulation et révèle la facette inégalitaire et sexiste de l'espace public (Hanmer, 1977; Jaspard et al., 2001b; Radford, 1987; Stanko, 1990).
Stanko affirme que les femmes, toutes origines sociales confondues [17], doivent toujours « jauger » (« monitor ») le danger que peut représenter un homme ou un groupe d'hommes lorsqu'elles se promènent dans la rue, particulièrement le soir. Si, selon les statistiques, les hommes sont les plus susceptibles d'être victimes dans la sphère publique, ils sont trois fois moins nombreux que les femmes à déclarer éprouver un sentiment d'insécurité. Stanko explore cette contradiction et montre qu'elle n'est qu'apparente [18]. Les femmes sont exposées de façon permanente à l'éventualité de violences (et notamment d'une agression sexuelle ou d'un viol). Leur sentiment d'insécurité est donc tout à fait proportionné à leur estimation subjective du risque qu'elles encourent. Les femmes, affirme Radford, perçoivent l'espace public comme un espace étranger. De ce fait, elles tendent à moins s'insérer dans la vie publique. Malgré une homogénéisation des pratiques spatiales des deux groupes sexués, les femmes dans la rue se doivent, aujourd'hui comme au début du siècle, de marcher droit à leur but, de ne pas se faire remarquer [19] (Coutras, 1996). En ce sens, même si elles ne subissent pas toujours des violences physiques ou verbales dans la rue, les femmes font face à une violence symbolique découlant du fait qu'elles n'y sont pas totalement légitimes.
Si, aujourd'hui, les agressions sexuelles sont mieux prises en compte dans les statistiques — leur nombre est en constante augmentation, ce qui révèle une plus grande intolérance sociale à leur endroit —, elles n'en restent pas moins largement sous-estimées. À titre d'exemple, l'Enveff enregistre un nombre huit fois plus élevé de viols que les statistiques de la police (Jaspard et al., 2001a, 2001b). Néanmoins, les autres types de violences restent plus difficilement repérables. Les explications d'un tel état de fait sont nombreuses. On peut en mentionner deux. Comme dans le cas des violences domestiques, il est difficile pour les victimes de rapporter les faits, notamment quand l'agresseur est une personne connue (Jaspard et al., 2001b). Deuxièmement, un instrument tel que les statistiques de la police est totalement inadéquat pour recenser la part symbolique des violences envers les femmes dans l'espace public, quand bien même elles engendrent une forte autocensure.
Des statistiques partielles sur les violences
Les statistiques ont aussi d'autres limites. Aucune d'entre elles ne ventile les données concernant les victimes de violences selon le sexe, si ce n'est de façon partielle. Il est dès lors difficile de repérer leur nature de façon précise. De plus, ces statistiques répertorient avant tout les atteintes aux biens. Ces dernières sont plus nombreuses que les atteintes envers les personnes et font davantage l'objet de plaintes (Robert et al., 1994; Bottomley, 1991). En conséquence, la sous-estimation des violences faites aux femmes dans les statistiques a pour effet pervers de discréditer le sentiment d'insécurité qu'elles éprouvent, souvent jugé disproportionné. À elles de se raisonner. Pourtant, les statistiques de la police, qui ne prennent en compte que les plaintes, reflètent davantage sa propre activité que la criminalité réelle. On sait que, dans les périodes où des campagnes sont engagées contre tel ou tel délit, les statistiques s'y rapportant sont en courbe ascendante (Robert et al., 1994; Mucchielli, 2001; Monjardet, 1996).
La sous-estimation de la part des violences contre les femmes est aussi la conséquence d'une vision naturalisante du phénomène des violences masculines à leur endroit. Celles-ci sont considérées comme allant de soi, intangibles et, somme toute, bien normales. L'exemple suivant est probant. À la suite de la Conférence de Pékin, en 1995, le Secrétariat d'État aux droits des femmes et à la formation professionnelle a commandé une première enquête quantitative d'envergure sur les violences envers les femmes en France (Enveff). Les résultats ont été présentés lors d'une conférence de presse, le 4 octobre 2001. À de rares exceptions près, les médias n'y ont pas fait écho. Or la parution, chaque année en février, des prétendus mauvais chiffres de la criminalité émanant des statistiques de la police fait, elle, l'objet de nombreux articles.
Les politiques publiques en France
Les politiques de sécurité
Les politiques locales de sécurité sont basées sur des statistiques de criminalité. Ces dernières indiquent que les personnes concernées sont principalement des hommes jeunes, victimes d'hommes jeunes. De ce fait, les actions engagées visent prioritairement ce groupe de population, désigné comme générateur de désordre (Selmini, 1998). Il est, par ailleurs, considéré comme normal que les politiques publiques traitent des événements se déroulant dans l'espace public et aient du mal à appréhender ceux qui ont lieu dans l'espace privé. Aussi les violences faites aux femmes dans l'espace domestique leur échappent-elles. De surcroît, selon les mêmes statistiques, les femmes sont moins agressées que les hommes dans l'espace public. Aussi, par un lien presque mécanique, la question des violences contre les femmes apparaît-elle comme non pertinente.
L'exemple des contrats locaux de sécurité (CLS) illustre bien l'occultation de la dimension sexuée. En octobre 1997, le gouvernement a créé ces contrats, parallèlement au lancement de la police de proximité [20]. Signés généralement par le préfet, le procureur et le maire, ils ont pour ambition de favoriser la sécurité au niveau local et de lutter efficacement contre l'insécurité au quotidien. Afin d'évaluer la situation de la délinquance au niveau local, la plupart des auteurs des CLS se sont référés au livre publié en 1998 par l'IHESI, intitulé « Guide pratique pour les contrats locaux de sécurité » [21]. Cet ouvrage propose une série d'indicateurs, dont le but est de permettre une meilleure évaluation du nombre de victimes et des préjudices subis sur un territoire donné. Ils visent aussi à prendre la mesure du sentiment d'insécurité. La première étape consiste en des entretiens avec des « agents de première ligne », définis comme des acteurs locaux dont la profession les met en contact régulier avec les usagers de la ville [22]. Après quoi une partie des habitants de la commune répond à un questionnaire. Or, malgré la volonté affichée de collaboration avec l'ensemble de la société civile [23], on note que les associations de femmes ne sont que rarement, voire ne sont jamais, considérées comme des « agents de première ligne ». Les centres d'information des femmes et des familles (CIDFF), par exemple, se trouvent dans chaque département et accomplissent un travail non négligeable auprès de femmes victimes de violences conjugales. La plupart d'entre eux n'ont pourtant pas été sollicités. On peut alors se demander qui fixe les priorités et détermine quels sont les interlocuteurs légitimes à choisir au sein de la société civile.
Pour faciliter la tâche des chargés de mission, le guide de l'IHESI propose un questionnaire type afin de mener à bien ce diagnostic. Une telle démarche permet une homogénéisation des données, et donc une meilleure comparabilité entre les différentes municipalités. Mais aucune des questions énoncées dans le modèle ne permet de révéler les violences envers les femmes. Par ailleurs, les données récoltées ne sont pas ventilées par sexe, sauf, et c'est intéressant, en ce qui concerne le sentiment d'insécurité. On apprend ainsi que, chez les femmes, ce sentiment est généralement trois fois supérieur à ce qu'il est chez les hommes. Cet écart n'est, toutefois, pas pris en considération dans les actions proposées à la fin du diagnostic : la peur que les femmes expriment est considérée comme négligeable ou fantasmatique. En tous les cas, elle n'apparaît pas comme relevant de l'intervention des pouvoirs publics.
Les politiques contre les violences à l'encontre des femmes
Pourtant, les violences faites aux femmes sont, bel et bien, prises en considération par les pouvoirs publics, mais de manière distincte. Les manifestations féministes de la fin des années 1970 ont mis en évidence la nécessité de prendre ce phénomène en compte et d'y apporter une réponse institutionnelle (Mossuz-Lavau, 1991). Dès les années 1980, les préfectures ont été chargées, avec le Service des droits des femmes, de mettre en place des commissions départementales. Les thèmes abordés par ces commissions concernent avant tout les violences domestiques, car il s'agit de rendre visible un phénomène encore peu reconnu, dont les manifestations les plus graves se concentrent dans l'espace privé. Par ailleurs, l'État a aidé à financer des initiatives de militantes féministes, telles que des lignes téléphoniques comme « SOS femme » ou « Viols femmes informations », des foyers d'accueil, des centres de femmes. Le Service des droits des femmes a édité à deux reprises des brochures d'information sur ce thème. Il mène à l'heure actuelle une seconde campagne nationale contre les violences domestiques.
On relèvera toutefois que cette thématique a donné le jour à « un secteur d'intervention spécifique où les femmes sont les principales intervenantes » (Vourc'h, 2000 : 34). Ces politiques restent avant tout considérées comme une affaire de femmes, voire comme une problématique marginale. La difficulté de la mise en oeuvre des commissions départementales en est l'illustration. Instaurées dans les années 1980, bon nombre d'entre elles ne se sont jamais réunies. Les associations relèvent par ailleurs le manque chronique de moyens.
Privé, public : une distinction problématique
Lorsqu'on observe les politiques publiques mises en place pour répondre aux violences contre les personnes en France, on relève une division des compétences entre les politiques dites « de sécurité » et les politiques « contre les violences faites aux femmes ». Les premières visent à assurer la sécurité dans l'espace public et se veulent neutres du point de vue du genre. Les secondes s'attaquent, elles, à un problème qui relève de l'espace privé : les violences domestiques, dont les victimes sont le plus souvent des femmes. Or, cette dichotomie reproduit, sans la remettre en question, l'assimilation de l'espace public aux hommes et de l'espace privé aux femmes. Non seulement elle marginalise la question des femmes victimes de violences domestiques (en en faisant une affaire de femmes), mais elle occulte la question des violences envers les femmes dans l'espace public.
Les acteurs de la sécurité avancent généralement que les violences contre les femmes sont difficilement repérables parce qu'elles ont lieu pour la plupart dans l'espace privé. Mais ils ne disent rien des violences dans l'espace public. En outre, la notion de « privé » est ambiguë et l'usage qui en est fait ici révèle sa dimension idéologique. En français, elle recouvre à la fois le terme anglais de « privacy » (traduit le plus souvent par le terme d'« intimité »), et celui de « private sphere », qui correspond à l'espace domestique. Dans notre cas, on observe une confusion entre ces deux niveaux. La plupart des auteurs s'accordent sur l'idée que les politiques publiques ne doivent pas toucher à la « privacy » des individus. Pourtant, nombre de politiques publiques concernent l'espace domestique, telles les politiques familiales par exemple (Moller Okin, 2000). Plusieurs chercheuses qui travaillent sur les politiques publiques questionnent la distinction entre sphères privée et publique. Elles critiquent l'opposition trop rigide habituellement faite entre ces deux notions et soulignent l'interrelation des activités de ces deux sphères (Lister, 1997; Voet, 1998; Del Re et Heinen, 1996). Dans le cas qui nous intéresse, la division des compétences entre ces deux types de politiques publiques ne relève pas seulement d'une distinction faite entre lieu de vie privée et lieu de vie publique. La réduction de la notion de « private sphere » à celle de « privacy » révèle une tendance à considérer le corps des femmes comme ne relevant de la compétence des politiques publiques que de façon marginale. On constate donc que la notion de privé, si elle est essentielle dans les revendications concernant les droits reproductifs et les libertés des femmes, tend à se retourner contre ces dernières dans ce cas précis. Implicitement, en effet, les politiques qui traitent des violences ne prennent pas suffisamment en considération l'expérience que les femmes en ont.
L'intégration du genre dans les politiques de sécurité
Expériences à l'étranger
En France, on l'a vu, la prise en considération des femmes dans l'espace public est largement absente des politiques locales de sécurité [24]. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays. En Europe et en Amérique du Nord, quelques municipalités ont lancé des actions publiques dans une telle optique. Ces actions prennent des formes diverses et variées. Par exemple, en Italie, parallèlement à la réflexion sur le temps des villes [25], les autorités ont pris des dispositions pour la sécurité des femmes. Il existe notamment des « taxis roses » qui pratiquent un tarif préférentiel le soir. La peur que ressentent les femmes, qu'elle soit justifiée ou non, n'est plus une entrave à leurs allées et venues. D'autres municipalités, en Grande-Bretagne par exemple, ont initié des cours d'autodéfense et édité des brochures d'information sur les violences sexuelles.
En Allemagne et dans les pays germanophones, la sécurité et la prévention de la peur sont abordées dans le cadre plus large d'une réflexion sur les conditions de vie des femmes dans la ville. Cette approche est fortement interdisciplinaire et réunit des architectes, des urbanistes, des sociologues et des géographes. La peur est pensée en rapport avec l'espace. Aussi a-t-il été possible de repérer des espaces, privés ou publics, générateurs de peur (« Angst Räume »), les zones peu fréquentées par exemple, celles désertes à certaines heures ou les lieux où il est difficile de s'orienter (Sabadell, 1999).
Les marches exploratoires pratiquées au Canada s'inspirent de cette même approche. Une marche exploratoire est une enquête sur le terrain menée par un groupe de cinq ou six personnes, en général des femmes habitant le quartier. Munies d'un guide d'enquête et d'une carte géographique du territoire, les participantes identifient les éléments de l'aménagement du territoire qui peuvent causer un sentiment d'insécurité. C'est un moyen de faire une évaluation critique de l'environnement urbain. Cette démarche s'appuie sur l'idée que les femmes sont mieux à même d'identifier les éléments susceptibles d'occasionner des risques d'agressions. Ce type d'initiative permet également aux femmes de s'approprier l'espace public.
Un dernier type d'action s'intitule « tolérance zéro contre les violences envers les femmes » [26]. À Bologne, par exemple, un programme initié en 1997 considère la question des violences contre les femmes comme centrale dans l'élaboration de stratégies de sécurité urbaine (Maluccelli et Selmini, 1999). Cela a notamment contribué à promouvoir la recherche dans ce domaine ainsi que l'élaboration de données sexuées.
Les limites de ces approches
Bien qu'il soit difficile de comparer les différents systèmes politiques et les acceptions variées de la notion de sécurité, Selmini distingue et commente deux grandes catégories dans lesquelles s'insèrent les actions menées dans différentes villes européennes. La première pourrait s'appeler « sécurité des femmes », la seconde s'intitulerait plutôt « approche globale de la sécurité ».
Pour illustrer la première catégorie, l'auteure utilise les trois termes suivants : vulnérabilité, responsabilité et précautions. Selon elle, les actions répertoriées consistent en des interventions centrées sur la vulnérabilité féminine, comprise comme une exposition plus importante aux risques d'agression. L'acte criminel, et plus précisément l'agression sexuelle, est à l'origine même de ces politiques. Les femmes sont perçues comme des victimes potentielles de « risques particuliers » sans que cela ne s'accompagne d'une quelconque réflexion sur les causes d'un tel état de fait. Les mesures telles que les « taxis roses » cherchent bien à pallier le risque plus grand que courent les femmes de sortir seules le soir. Mais elles ne remettent pas en question l'idée qu'il s'agit nécessairement d'un acte plus dangereux pour elles. Cette idée s'apparente ainsi à un fait bien établi.
Les actions répertoriées par l'auteure dans la seconde catégorie visent à adapter l'environnement physique de la ville de façon à créer une meilleure vie pour tous et toutes. Pouvoir se mouvoir sans risques ou sans peur est l'un des éléments essentiels de cette qualité de vie dont la responsabilité incombe aux pouvoirs publics au travers de la planification urbaine. Selmini préfère ce type d'actions à celles de la première catégorie. Elle estime pourtant que la pratique des marches exploratoires conforte, elle aussi, quand elles s'adressent exclusivement aux femmes, l'idée de la vulnérabilité de ces dernières. Améliorer l'éclairage public ou mieux inscrire le nom des rues favorise directement la réduction de l'insécurité. Mais cela revient, une fois de plus, à considérer les femmes comme sujettes à des « risques particuliers », dont elles seraient responsables.
Pour cette auteure, l'existence de telles politiques n'est donc pas nécessairement satisfaisante. Ses critiques font écho à celles de diverses féministes concernant les politiques publiques. Prendre en compte l'expérience sociale des femmes dans ces politiques est toujours problématique et paradoxal. En effet, comme les exemples évoqués plus haut le montrent, faire émerger les femmes en tant que sujets des politiques publiques n'est pas toujours synonyme de remise en question du rapport social entre les sexes. Ces actions représentent une réponse à une réalité sociale, mais on peut craindre un effet de « naturalisation » de ce rapport social et, par conséquent, la reproduction de l'idée selon laquelle les femmes sont plus vulnérables. Si les deux types d'approches présentés par Selmini constituent bel et bien des tentatives pour favoriser l'accès des femmes à l'espace public, elles n'en demeurent pas moins peu convaincantes à ses yeux.
Une prise en considération du genre est-elle possible ?
Catherine Vourc'h répertorie les traits qui, selon elle, caractérisent une approche sexuée de la sécurité urbaine. À ses yeux, une telle démarche implique de considérer l'insécurité plus grande des femmes non plus comme une évidence, mais comme la manifestation de rapports sociaux inégalitaires. Reconnaître les mécanismes qui génèrent cette insécurité et « vouloir les modifier invite à prendre en compte le regard des deux sexes, à introduire “l'autre” […] dans le débat » (Vourc'h, 2000 : 21). L'approche en termes de genre ne se réduit pas au point de vue des femmes, mais comprend à la fois celui des femmes et des hommes. Cette démarche cherche à considérer les risques particuliers que courent les femmes et la crainte qu'elles éprouvent, sans pour autant les enfermer dans une position de victime. Au contraire, il est nécessaire de développer les capacités des femmes à se défendre et de renforcer leur confiance en elles-mêmes.
Une telle perspective a plusieurs conséquences dans le champ de la sécurité urbaine. Elle implique, d'une part, l'élaboration systématique de statistiques ventilées par sexe, afin d'avoir une vision globale de l'ampleur du phénomène. D'autre part, elle remet en cause la distinction entre espace privé et espace public : « l'insécurité des femmes, comme de tout un chacun, est reliée non seulement aux agressions physiques dans les lieux publics, mais aussi dans les autres formes de violence à leur égard, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique, ainsi qu'à l'ensemble des inégalités socio-économiques […]. Dire que toutes les violences se tiennent c'est reconnaître que la frontière entre espace privé et espace public n'est pas étanche » (Vourc'h, 2000 : 40-41). Aussi les violences contre les femmes ne doivent-elles pas relever d'un secteur d'intervention spécifique.
La distinction faite en France entre les politiques de sécurité et les politiques concernant les violences envers les femmes, et surtout les champs d'intervention qui leur sont attachés, contribue malheureusement à reproduire la frontière entre espace privé et espace public. Le cas français n'est pas unique, toutes les actions recensées plus haut étant fondées, d'une manière ou d'une autre, sur cette distinction. Au regard des critères présentés plus haut, aucune politique publique de sécurité, que ce soit en France ou dans les pays étrangers, n'intègre véritablement la dimension de genre. Selon moi, cela découle de ce que les politiques publiques de sécurité ont toujours été abordées sans distinction entre les sexes. Il ne faut donc pas s'étonner que les diverses tentatives d'intégration de la dimension du genre dans ce domaine n'en soient encore qu'à leurs balbutiements. De fait, les actions menées essaient de faire émerger l'expérience qu'ont les femmes de l'espace public.
Les critiques faites par Selmini sont certes légitimes. Elles corroborent celles de Vourc'h, qui affirme que se contenter de mesures éparses, comme des cours d'autodéfense, risque d'accroître l'anxiété. Ce genre de mesures contribue surtout à rendre les femmes responsables de leur insécurité. Toutefois, l'un des reproches que l'on peut faire à Selmini est d'opérer un glissement conceptuel. Reconnaître que les femmes sont potentiellement plus souvent l'objet d'agressions sexuelles ne revient pas à dire qu'elles sont vulnérables par nature. Une étude menée en Finlande conforte cette opinion. Koskela travaille sur l'appropriation de l'espace public par les femmes. À ses yeux, récuser l'idée que les femmes sont vulnérables par essence n'est contradictoire ni avec le fait qu'elles sont plus souvent l'objet d'agressions sexistes, ni avec l'idée que leur mobilité en est limitée. Koskela pousse l'analyse plus loin en se demandant pourquoi certaines femmes ne se sentent pas vulnérables. Sa démarche est originale, et contrairement aux autres études sur le sujet, s'appuie sur l'examen des raisons qui conduisent certaines femmes à se sentir à l'aise dans l'espace public. Acquérir de l'expérience dans l'espace public permet, selon elle, de démystifier la rhétorique du danger lié à la fréquentation du monde extérieur. Ainsi, les marches exploratoires, si elles se basent effectivement sur le sentiment de peur qu'éprouvent certaines femmes, leur permettent cependant de surmonter leurs craintes et d'acquérir plus d'autonomie.
Seules certaines villes d'Italie et de Grande-Bretagne ont lancé des politiques qui correspondent aux critères énoncés par Vourc'h. Ce sont les actions dites de « tolérance zéro » à l'égard des violences envers les femmes. Ce principe est fréquemment critiqué [27], mais reste légitime dans le cas qui nous intéresse. En effet, même si la justice criminelle n'est pas la panacée, il ne faut pas oublier que seule une minorité des violences envers les femmes se terminent par une sanction judiciaire (Vourc'h, 2000). Une politique de « tolérance zéro » concernant les violences envers les femmes est alors un moyen de faire reconnaître un problème social, plutôt qu'une pénalisation systématique des délits. En outre, à Bologne, une telle politique a mis en évidence les convergences existant avec le programme local concernant la sécurité, dans lequel elle trouve désormais une place centrale. C'est par exemple dans le cadre des comités de quartiers pour la sécurité urbaine qu'ont eu lieu un débat et une réflexion sur le sentiment d'insécurité des femmes. Celui-ci est ainsi apparu comme n'étant pas irrationnel et la sécurité des femmes dans les lieux publics est devenue une priorité au même titre que dans l'espace domestique.
Conclusion
La prétendue neutralité des politiques de sécurité en France, basée de fait sur les expériences masculines, ne prend pas en considération les violences dont les femmes sont victimes. Si les violences domestiques sont traitées par des politiques distinctes, aucune action ne concerne les femmes dans l'espace public. Pourtant, cet espace est inégalitaire et sexiste. Les femmes ne peuvent pas le maîtriser comme le font les hommes et cela représente une entrave à leur citoyenneté.
De leur côté, les actions lancées dans certains pays étrangers constituent des exemples de politiques qui tentent d'apporter une réponse à l'accès inégal des femmes à l'espace public. Cependant, ces initiatives posent également problème. Premièrement, elles contribuent souvent à reproduire la distinction entre espace public et espace privé, alors même qu'il existe une interrelation entre l'un et l'autre. Certaines chercheuses féministes ont démontré qu'accepter une telle frontière contribue souvent à occulter l'expérience sociale des femmes. Deuxièmement, ces politiques se basent parfois sur le principe que les femmes sont plus vulnérables que les hommes dans l'espace public. Ce faisant, elles risquent d'induire une « naturalisation » du rapport social entre les sexes. En revanche, certaines opérations — celles menées au Canada surtout — visent à une appropriation de l'espace public par les femmes. Les marches exploratoires leur permettent d'exprimer leur sentiment concernant l'environnement urbain et favorisent, chez ces femmes, une meilleure maîtrise de l'usage quotidien de la ville.
Les diverses tentatives d'intégration de la dimension de genre n'en sont qu'à leurs premiers balbutiements. Elles ont le mérite de rendre visible l'expérience qu'ont les femmes de l'espace public, mais sont encore loin de se traduire par une réelle prise en compte de la dimension sexuée. Néanmoins, ces initiatives constituent d'ores et déjà une reconnaissance de l'éventualité des violences auxquelles les femmes sont exposées. En questionnant les frontières traditionnelles entre public et privé, elles contribuent non seulement à élargir le sens donné à la notion de sécurité, mais elles conduisent aussi à réduire certaines inégalités entre les sexes [28].
Appendices
Remerciements
Je remercie vivement Didier Demazière, Luca Gabbiani et Jacqueline Heinen pour leur lecture attentive et leurs précieux conseils. Je suis également reconnaissante à l'équipe « Enveff » de m'avoir communiqué les résultats de son enquête.
Notes
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[1]
« La violence symbolique impose une coercition qui s'institue par l'intermédiaire de la reconnaissance extorquée que le dominé ne peut manquer d'accorder au dominant lorsqu'il ne dispose, pour le penser et pour se penser, que d'instruments de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui ne sont que la forme incorporée de la relation de domination » (Bourdieu, 1990 : 10). Est-il besoin de préciser que rendre compte de la violence symbolique et reconnaître son importance dans la reproduction des rapports sociaux n'implique pas pour autant fermer les yeux sur l'usage de la violence physique ? En aucun cas ces deux types de violences ne doivent être considérés comme antagonistes.
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[2]
Voir l'article de Nicole-Claude Mathieu, « Quand céder n'est pas consentir ». Cette auteure préfère le terme de collaboration à celui de consentement, souvent utilisé pour expliciter la violence symbolique. Ce dernier nécessite « la connaissance pleine et entière de la situation et l'acceptation des conséquences destructrices » (Mathieu, 1985 : 237). Or, de nombreux moyens existent pour limiter la conscience des femmes, comme la violence et la peur de la violence.
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[3]
Il est difficile de cerner la frontière entre les espaces privé et public. Par espace privé, j'entends ici toutes les relations de proximité qui se nouent dans le foyer et la famille. Cette notion comprend aussi toutes les relations intimes que les personnes entretiennent avec d'autres, sans pour autant vivre sous le même toit. Cet espace est généralement défini comme le lieu où se tissent des relations non violentes.
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[4]
Contrairement au concept de violences domestiques, celui de violences conjugales engage une définition plus large du couple que le seul cas de conjoints mariés vivant sous le même toit. Le terme de conjoint correspond à des situations diverses : il désigne un époux, un partenaire vivant ailleurs, un petit ami, un amant, etc. (Jaspard et al., 2001c : 47). Afin d'éviter une certaine redondance du texte, j'emploierai cependant ces deux concepts dans leur acception large et sans distinction.
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[5]
Contre 12 % des violences rapportées contre un homme.
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[6]
Cette enquête, la première en France, a été réalisée à la suite de la Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes (Pékin, 1995), à la demande du Service des droits des femmes et du Secrétariat d'État aux droits des femmes. Réalisée par téléphone entre mars et juillet 2000 auprès d'un échantillon représentatif de 6970 femmes âgées de 20 à 59 ans, elle visait prioritairement la production de statistiques fiables portant sur l'ensemble de la population. Si Enveff est aussi une enquête de victimation, je la considère de manière distincte (voir la note 10). D'une part, elle porte uniquement sur les violences envers les femmes. D'autre part, les résultats sont récents et ne sont pas encore publiés. Ils ne peuvent pas avoir été pris en considération dans les politiques publiques.
-
[7]
31 % des attouchements imposés sont le fait d'un membre de la famille, 18 % de personnes proches et 7 % d'un conjoint; 47 % des viols sont perpétrés par un conjoint, 13 % par un membre de la famille et 8 % par quelqu'un de proche.
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[8]
Ce sont généralement les statistiques de la police et de la gendarmerie qui sont utilisées en France. Créées en 1972, ces dernières étaient au départ un instrument interne de gestion. En aucun cas, elles ne permettaient de mesurer la criminalité réelle. Au début des années 1980, alors que sont mises en place des politiques de sécurité, un instrument de mesure de la criminalité devient nécessaire. Le seul instrument basé sur des critères précis (État 4001), immédiatement disponible, se trouve être la statistique interne de la police et de la gendarmerie. « Utilisée dès lors dans le cadre de ces politiques de sécurité, cette statistique est progressivement apparue pour le grand public et certains décideurs publics ou élus — en dépit des avertissements des spécialistes et à l'opposé de ses premiers objectifs — comme un outil de mesure de la criminalité réelle » (Peretti-Watel, 2000 : 7).
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[9]
Entretien avec une policière lors d'une journée de formation sur les violences faites aux femmes, Versailles, mars 2001. Cette policière ajoutait qu'elle et ses collègues n'étaient pas des assistantes sociales.
-
[10]
Il est apparu dans les années 1980, en France, qu'une enquête auprès d'un échantillon de personnes concernant les événements dont elles auraient été victimes permettrait de mieux recenser les crimes et délits que les statistiques de la police (Zauberman et al., 1990), puisque ces dernières ne comptabilisent que les événements dont la police a eu connaissance. Peretti-Watel rappelle que les objectifs des enquêtes de victimation « sont de trois ordres : Compléter les comptages officiels en tentant de prendre en compte les faits dont la police n'a pas eu vent parce qu'il n'y a pas eu de plainte ou qui n'entrent pas dans les catégories statistiques de cette dernière (les “chiffres noirs”), ainsi qu'en prenant en compte les événements qui ont été rapportés aux policiers mais qui n'entrent pas dans les statistiques officielles : les mains-courantes par exemple (et qu'on qualifie de “chiffres gris”). Contextualiser les faits et de ce fait mieux connaître les caractéristiques sociodémographiques des victimes, les lieux et le moment des événements ainsi que la façon dont ils se déroulent. Il s'agit aussi, ici, de mieux connaître le comportement de la victime : a-t-elle porté plainte ? Sinon pourquoi ? Évaluer les conséquences des faits sur la victime comme l'accroissement du sentiment d'insécurité ou le préjudice moral » (Peretti-Watel, 2000 : 8). En France, les enquêtes de victimation émanent du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) et de l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI).
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[11]
Et c'est d'autant plus étonnant que les enquêtes de victimation trouvent leur origine dans les mouvements féministes qui dénoncent les viols ou les violences domestiques (Zauberman et al., 1990).
-
[12]
Le terme de « victimation » est défini par Sebastian Roché comme « le fait qu'une personne ait été victime d'acte qui porte atteinte à sa personne ou à ses biens » (Roché, 1994). En parlant de « victimation habituelle », Jean-Paul Grémy banalise malheureusement les violences conjugales.
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[13]
Par espace public, j'entends ici l'espace extérieur, complémentaire ou inverse de l'espace privé. Les relations y sont anonymes et toujours porteuses d'incertitude. Cette notion est donc proche de l'espace urbain que décrit Simmel. Notons toutefois que ces deux espaces n'épuisent pas la totalité des espaces sociaux. Par exemple, dans cet article, je ne prends pas en considération les relations de travail.
-
[14]
L'enquête Enveff indique que, si l'on considère les agressions subies au cours d'une existence, 46 % des tentatives de viol, 40 % des attouchements et 31 % des viols se sont passés dans l'espace public. Dans la moitié des cas, ils ont été perpétrés par des hommes inconnus de la victime.
-
[15]
Enveff retient huit faits différents pour qualifier cette violence : être insultée dans la rue, les transports ou les lieux publics; être suivie avec insistance à pied ou en voiture; être la personne devant laquelle quelqu'un exhibe ses organes sexuels ou se déshabille; se faire arracher ou prendre de force un objet de valeur; être menacée ou attaquée avec une arme ou un objet dangereux; se faire gifler, frapper ou subir d'autres brutalités physiques; se faire toucher contre son gré les seins, les fesses, se faire peloter, se faire coincer et embrasser (cette dernière catégorie comprend aussi bien les attouchements que les rapports forcés).
-
[16]
13,2 % des femmes interrogées ont été insultées, 5,2 % ont été suivies, 2,9 % ont subi des actes d'exhibitionnisme et 1,9 % ont été pelotées, durant les douze mois précédant l'enquête.
-
[17]
Bien évidemment, cette affirmation appelle des nuances. Il semble, selon l'enquête Enveff, que les violences sont d'autant plus fréquentes que le tissu urbain est dense. Les femmes habitant en maison individuelle sont moins souvent agressées que celles vivant en ville ou en cité. Toutefois, le type d'habitat semble proportionnellement moins significatif que la taille de l'agglomération pour estimer le risque d'agression. Quoi qu'il en soit, « la densité du tissu urbain, de même que le type d'habitat, masquent en réalité des clivages sociaux souvent très importants et des pratiques de l'espace variées qui déterminent le degré d'“exposition” aux risques d'agression. Le taux d'agression dans l'espace public est structurellement lié à la mobilité des femmes, c'est-à-dire à leur fréquence d'exposition aux dangers qui dépend elle-même fortement du lieu où elles résident. La mobilité des femmes augmente en effet avec la taille de l'agglomération et la nature collective de l'habitat (Coutras, 1996), de même que la diversité de leurs déplacements » (Jaspard, 2001c : 117).
-
[18]
De nombreuses études concernent le sentiment d'insécurité (Lagrange, 1993, 1995; Roché, 1998; Crenner, 1996; Bernard et al., 1992). En général, il est mesuré en relation avec le type d'habitation, avec le type de quartier ou avec des groupes dits sensibles (les femmes, les personnes âgées). La plupart des études soulignent la subjectivité de ce sentiment. Généralement, il est disproportionné par rapport à la criminalité objective. Ce sont souvent les personnes les plus aisées, vivant dans des quartiers où la criminalité est plus faible, qui sont les plus sensibles à cette question. De même, les groupes éprouvant un sentiment d'insécurité plus fort sont souvent ceux qui sont les moins agressés (selon les statistiques). Il semble que le seuil de tolérance soit plus bas pour certaines catégories sociales que pour d'autres.
-
[19]
Il est frappant de constater certaines permanences quant à la perception de l'espace public par les femmes. Michelle Perrot, dans son article « Le genre de la ville », affirme que si la ville du 19e siècle est considérée comme dangereuse pour tous, cette vision largement morale l'est encore plus pour les femmes « dont elle menace la vertu ». À la même époque, les livres de jeunes filles de bonnes familles soulignaient que les femmes dans la rue se devaient de marcher droit à leur but, de ne pas s'arrêter et de ne pas se faire remarquer (Coutras, 1996). On peut rapprocher ces recommandations d'une fiche glanée sur internet émanant de la Direction centrale de la sécurité publique en 2000 : « Conseils de sécurité aux femmes ». Elle incite les femmes à prendre « des précautions élémentaires » : « Dans la rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d'un pas énergique et assuré. Ne donnez pas l'impression d'avoir peur. […] Chez vous, ne mentionnez pas sur votre boîte aux lettres votre condition de femme seule. Évitez d'indiquer : “Mademoiselle”, “Madame Veuve”, ou votre prénom ». Si cette fiche a pour but évident de prévenir les femmes de certains dangers qu'elles courent, elle met surtout en évidence qu'une femme seule ne devrait pas flâner sur la voie publique ou s'afficher trop ostensiblement, au risque de se faire agresser.
-
[20]
Ces contrats locaux de sécurité apparaissent comme un « produit » du ministère de l'Intérieur. Cette filiation directe peut expliquer le fait que beaucoup de municipalités ne donnent pas de suites au contrat après l'avoir signé, faute de moyens ou d'idées.
-
[21]
Tous les diagnostics que j'ai pu consulter sont basés sur ce même modèle. Aujourd'hui, de nombreuses agences privées se proposent, elles aussi, de réaliser ces diagnostics. D'autres modèles pourraient donc circuler.
-
[22]
Les « agents de première ligne » regroupent, à titre d'exemple, les agents de police, les enseignants, les conducteurs de bus et les gardiens d'immeuble, ainsi que les membres d'associations et les employés de la mairie.
-
[23]
On peut noter encore que, contrairement aux modèles de « community policing » anglo-saxons, la population n'est pas considérée comme partie prenante de cette collaboration. Certains chercheurs, comme Sebastian Roché ou Dominique Monjardet, estiment que la complexité administrative française est telle, que l'organisation d'un partenariat à ce niveau épuise tous les efforts et empêche une réelle prise en compte des habitants.
-
[24]
Seule la municipalité de Paris semble sensible à cette question. Dans sa campagne électorale de 2001, le maire a parlé de la sécurité à Paris au féminin. Diverses mesures sont annoncées : un avenant au contrat local de sécurité mentionne l'importance de prendre en considération les violences faites aux femmes dans l'espace privé et dans l'espace public. Des marches exploratoires sont prévues dans divers arrondissements. Mais ces mesures ne sont pas encore généralisées : seuls le 12e et le 19e arrondissement ont organisé une marche exploratoire.
-
[25]
Sous la pression des mouvements féministes italiens des années 1980, certaines municipalités ont initié des politiques temporelles. Ces politiques consistent en une réflexion sur le temps de la vie quotidienne et les temps urbains. Elles ont pris corps dans le cadre de la modernisation de l'administration publique et visent à une meilleure adéquation des horaires des services publics et des citoyens.
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[26]
La notion de « tolérance zéro » signifie une pénalisation systématique des délits. Lorsque l'on y fait référence, on pense immédiatement au modèle new-yorkais. Il semble cependant qu'elle a été initialement inventée pour répondre aux problèmes de violences contre les femmes.
-
[27]
Le slogan est trop souvent utilisé pour justifier une pénalisation des comportements des jeunes hommes d'origine populaire.
-
[28]
L'étude de terrain de mon travail de doctorat permettra de documenter cette problématique de deux façons. D'une part, des entretiens approfondis avec des femmes et des hommes renseigneront sur la diversité de la maîtrise de l'espace public. D'autre part, l'observation participante de marches exploratoires incitera à mieux saisir leurs effets sur l'utilisation de cet espace par les femmes.
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