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Le milieu du XIXe siècle fut un point tournant pour le contrôle des rivières et des activités de pêche, ainsi que pour la conservation des ressources halieutiques par les autorités du Bas-Canada puis du gouvernement fédéral, qui ont légiféré sur les pêcheries. Avec l’augmentation de la population coloniale dans la région, ces autorités ont réalisé que le saumon se faisait de plus en plus rare dans plusieurs rivières des Maritimes et que les lois en vigueur dans le Bas-Canada ne permettaient pas d’assurer la protection des stocks. Les autorités coloniales mirent alors en place des mesures et des politiques visant la conservation du saumon de rivière, mais visant aussi à protéger l’industrie touristique qui attirait des pêcheurs sportifs. Les trois communautés mi’gmaq du Gespe’gewa’gi (Gaspésie) installées à proximité de rivières à saumon, Listuguj (Ristigouche), Gesgapegiag (Cascapédia) et Gespeg (York et Dartmouth), furent alors confrontées à des modifications de leur activité de pêche au harpon[1] face à un appareil administratif qui était devenu, au nom de la sauvegarde de l’espèce, de plus en plus intolérant à cette méthode de pêche. C’est dans ce contexte que les Mi’gmaq s’efforcèrent d’acheminer des pétitions et des requêtes afin de conserver ce droit dont dépendait leur mode de vie semi-nomade, caractérisé par les cycles saisonniers où les produits halieutiques comblaient un besoin alimentaire. Les demandes des Mi’gmaq au sujet de la pêche au harpon furent soumises au Département Indien (plus tard le Département des Affaires indiennes) responsable de l’application des politiques envers les Autochtones, mais c’était plutôt le Département de la Marine et des Pêcheries qui s’occupait de cette question. Ce Département avait pour responsabilité d’élaborer des mesures de protection des ressources halieutiques et de déterminer les méthodes de pêche admissibles, tandis que le Département des Affaires indiennes devait défrayer les coûts de l’équipement de pêche des Autochtones.

Peu de recherches ont été effectuées sur ce sujet à ce jour. Dans son mémoire de maîtrise, Geneviève Massicotte s’est intéressée à la volonté des Mi’gmaq de Listuguj, l’une des trois communautés Mi’gmaq de la Gaspésie, de conserver leur droit de pêche, de la fin du XVIIe à la première moitié du XIXe siècle, époque où la pêche était encore une pratique de subsistance importante pour la nation mi’gmaw, tout comme la chasse. L’auteure affirme que le peuplement de la Gaspésie, le développement de la pêche commerciale au saumon, la diminution des stocks de poisson et l’ingérence accrue de l’État dans la gestion des ressources ont généré un phénomène de concurrence sur la rivière Ristigouche, qui a poussé les Mi’gmaq de l’endroit à abandonner ce mode de vie traditionnel. Son mémoire, qui s’intéresse tout particulièrement aux perceptions et aux réactions des Mi’gmaq dans un contexte de bouleversement de leur mode de subsistance, montre que ceux-ci sont loin d’être restés passifs devant les changements qui leur ont été imposés. Durant la première moitié du XIXe siècle, les Mi’gmaq ont tenté de faire valoir leur droit de pêche en raison d’une « persistance de certaines pratiques traditionnelles [par] l’envoi de pétitions [et] par l’utilisation des outils légaux coloniaux[2] ». Ce mémoire a, en outre, le mérite de souligner à quel point les Mi’gmaq ont été proactifs pour faire valoir leurs revendications auprès de l’État et il démontre que la résistance n’est pas le seul mode d’action et de réaction possible pour les Autochtones. Alors que toutes les communautés mi’gmaq du Gespe’gewa’gi poursuivent ce processus de revendication pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, on peut se questionner sur les impacts de ces requêtes sur la politique gouvernementale.

La législation de la pêche au harpon par l’État s’insère dans le contexte plus large d’une volonté politique de conserver les ressources naturelles[3] et de réguler leur exploitation par les activités de chasse et de pêche. Des mesures de plus en plus rigides furent ainsi adoptées pour assurer la protection des rivières afin d’éviter que le saumon ne disparaisse complètement. La législation des pêcheries de la deuxième moitié du XIXe siècle et son effet sur les communautés autochtones ont été étudiés par Bill Parenteau et Lise C. Hansen, qui ont signalé la volonté du Département de la Marine et des Pêcheries de mettre en place des mesures de conservation influencées par les pêcheurs sportifs, mesures qui ont eu des effets néfastes sur les activités de pêche des Autochtones des Maritimes[4]. Le bannissement du harpon précarisait les communautés autochtones qui dépendaient du saumon. Le gouvernement n’eut alors d’autre choix que d’autoriser certaines communautés autochtones à pêcher au harpon, en quelques rares occasions seulement, et ce malgré le mécontentement exprimé par les pêcheurs sportifs qui croyaient que le harpon détruisait la ressource du saumon. Après la promulgation de la Confédération canadienne, attribuer des licences aux Autochtones pour des stations de pêche au filet continuait d’être la solution préconisée par l’État au nom de la sauvegarde du saumon et du contrôle étatique des pêcheries. Si Parenteau analyse dans le détail les gestes posés par le Département de la Marine et des Pêcheries pour forcer les Autochtones à remplacer le harpon par des stations de pêche au filet, l’auteur s’intéresse très peu à l’implication du Département des Affaires indiennes et à la façon dont ce dernier a abordé l’enjeu de la pêche au harpon. Il y a donc matière à prolonger l’analyse de la mise en place de la politique des pêcheries au sein des autres communautés mi’gmaq et d’analyser la perception qu’avaient les Autochtones de cet enjeu des pêcheries[5].

Pour ce faire, cet article explore la manière dont l’État, en s’appuyant sur sa législation sur les pêcheries, a traité le droit de pêche au harpon dans les demandes des Mi’gmaq du Gespe’gewa’gi entre 1857 et 1876, et comment les Mi’gmaq ont réagi aux politiques portant sur la pêche au harpon. Cette période marquée par des changements majeurs dans la législation sur les pêcheries témoigne de l’activisme politique des Mi’gmaq qui envoient des pétitions à ce sujet. Des pièces législatives sur les pêcheries, des extraits de correspondances et de pétitions des Mi’gmaq provenant de plusieurs séries des archives du Département des Affaires indiennes (RG10), ainsi que des rapports annuels des garde-pêches pour le compte du Département de la Marine et des Pêcheries ont été mobilisés afin d’avoir une idée plus précise des politiques visant la pêche au harpon dans les communautés mi’gmaq du Gespe’gewa’gi, et des réponses que ces dernières leur ont apporté.

La législation sur les pêcheries dans le district de Gaspé

Les premières lois adoptées dans le district de Gaspé en 1807, 1824 et 1836 en matière de gestion du saumon stipulaient que les chenaux des rivières devaient être laissés ouverts pour permettre aux poissons d’atteindre les zones de frai[6]. Pourtant les pêcheurs allochtones étaient nombreux à faire fi de ces lois et à tendre des filets en travers des rivières. De plus, comme l’a relevé Massicotte, l’absence d’harmonisation des législations en matière de sauvegarde du saumon dans les provinces maritimes, notamment au Québec et au Nouveau-Brunswick, nuisait aux efforts de préservation[7], ce qui engendrait le besoin d’une règlementation commune. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, craignant que le saumon ne disparaisse complètement, les gouvernements des colonies maritimes, incluant le Bas-Canada, ont donc adopté des mesures de plus en plus rigides pour assurer la protection des rivières et la conservation de la ressource[8].

Surintendant des pêches de 1857 à 1864, Richard Nettle a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la législation sur les pêcheries au Canada. Il a notamment rédigé un plaidoyer pour que le gouvernement du Bas-Canada agisse dans le but de faire cesser la destruction de la ressource du saumon[9]. Les regroupements de pêcheurs (anglers) et de chasseurs sportifs, pour qui la conservation du poisson et du gibier était un cheval de bataille pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, ont aussi joué un rôle important dans cette législation[10]. Composées essentiellement de membres de l’élite bourgeoise, ces organisations de pêcheurs ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il modifie ses politiques de conservation. Pour ces sportifs, les pêcheurs et les chasseurs se devaient de suivre un « code de conduite » caractérisé par un respect de l’environnement et de la ressource. Parce qu’il y avait un risque de ble-sser le saumon en le harponnant, les promoteurs « conservationnistes » condamnaient particulièrement l’usage du harpon et d’autres outils de pêche traditionnels qui contribuaient, selon eux, à la destruction du poisson. Si cette élite sportive critiquait le harpon, c’est aussi parce que cette technique des Autochtones pouvait déranger ces pêcheurs lors de leurs visites en rivière. Ce discours « conservationniste » promu par des gens influents, ayant des connexions avec le pouvoir politique, a eu un impact sur l’élaboration des mesures législatives pour la conservation du saumon et a favorisé la pêche sportive et commerciale au détriment de la pêche autochtone traditionnelle au harpon.

L’Acte des pêcheries de 1857 a banni pour la première fois l’utilisation du harpon comme outil de pêche, considérant cette pratique comme du braconnage dans le contexte bas-canadien. La loi prévoyait qu’« il ne sera pas permis de tuer le saumon […] en aucun temps au moyen d’un dard, d’un flambeau ou autre lumière artificielle »[11]. Ce changement législatif visait à rendre la technique du harpon illégale et donc d’en restreindre l’utilisation par les Autochtones sur les rivières qu’ils fréquentaient. L’État a mis en place un système de surveillance des eaux assuré par des garde-pêches, et la législation des pêcheries pour le Haut et Bas-Canada fut placée sous la responsabilité du Département des Terres de la Couronne.

Cependant, en 1859, la loi fut modifiée, stipulant dorénavant que les Autochtones pouvaient jouir d’un privilège de pêcher au harpon. En vertu de la section « G », l’utilisation du harpon était interdite, mais la section « H » précisait que

Indians may, for their own bonâ fide use and consumption, fish for, catch or kill Salmon and Trout by such means as are next above prohibited during months of May, June and July, but only upon waters not then leased, licensed or reserved by the Crown; provided always, that each and every Indian thus exempted shall be at all times forbidden to sell, barter or give away any Salmon and Trout so captured or killed in the manner hereinbefore described[12].

En plus d’interdire aux Autochtones de vendre sur le marché du saumon harponné, le système des permis réservés aux pêcheurs sportifs ou commerciaux rendait impossible pour les Autochtones de continuer à pêcher librement n’importe où sur les rivières à saumon. Par le biais du Département des Affaires indiennes, les communautés autochtones se devaient alors d’avoir une licence de pêche spéciale pour pouvoir pêcher au harpon. Selon un arrangement conclu en 1859 entre le Département des Terres de la Couronne et les Affaires indiennes, en vertu duquel les Autochtones devenaient sujets de cette loi, ceux du Haut-Canada étaient néanmoins exemptés des frais de licence, contrairement à ceux du Bas-Canada, ce qui a ainsi créé deux catégories de juridiction pour les Autochtones en matière de droits de pêche[13]. Les documents consultés n’ont pas permis de déterminer la justification de ce traitement différencié.

Malgré ce que prévoyait l’amendement de 1859, l’administration des pêcheries restait défavorable à la pratique de la pêche au harpon pour les Autochtones. Le surintendant des pêches Nettle affirmait dans son rapport de 1859 sur la situation des pêcheries : « there [is] nothing to justify the Indians in spearing Salmon, particularly in the Baie de Chaleur [sic] and the Ristigouche, for they [have] excellent farms, large grants of the best lands, and every thing to render them comfortable[14]. Les surveillants des pêches, quant à eux, croyaient que le poisson pêché par les Autochtones était destiné à être vendu, et non réservé à la seule consommation des Autochtones : « le fleuve et le golfe sont envahis de commerçants qui pressent les pauvres Sauvages de leur apporter du saumon, qu’il soit pris n’importe quand et n’importe comment, et qui leur en donnent deux sous par livre[15] ». Pour le surintendant des pêcheries, « le seul moyen d’empêcher la pêche au dard [était] de punir par une forte amende, ou par l’emprisonnement (et par la confiscation du vaisseau qui pourrait être trouvé employé à transporter le poisson ainsi pris) quiconque serait trouvé en possession d’aucun saumon pris au dard[16] ». Pour le surintendant des pêcheries et les garde-pêches, il pouvait se produire un commerce illégal de saumons harponnés en Gaspésie et au Nouveau-Brunswick parce que l’application des législations n’était pas harmonisée, notamment autour de la rivière Ristigouche[17].

Pour les autorités, il était impératif d’empêcher que les Autochtones vendent du saumon harponné et que les marchands en achètent. Selon Nettle, si l’on voulait « rendre ce règlement véritablement efficace », il fallait procéder à des arrestations. Et pour ce faire, il fallait que les autorités aient des soupçons et collectent des preuves incriminant les personnes fautives. Il proposait donc de « décréter que tout saumon encaqué [soit] inspecté[18] ». Dans les faits, la plupart du temps les autorités des pêches enquêtaient et finissaient par condamner les contrevenants : on confisquait le poisson harponné et on imposait des amendes aux Autochtones trouvés coupables, de même qu’aux Blancs qui harponnaient et aux marchands ou autres personnes qui achetaient du poisson harponné aux Autochtones. Si les contrevenants étaient incapables de payer l’amende, ils devaient effectuer un séjour en prison. Mais au final, la sanction était établie au cas par cas et selon la « bienveillance » du représentant de l’autorité gouvernementale. En outre, les autorités ne faisaient à peu près plus la distinction entre le saumon harponné à des fins de subsistance et celui qui était destiné à la vente. Par exemple, en 1859, le surveillant des pêches dans le secteur de New-Richmond, Ralph William Dimock, confisqua aux Mi’gmaq de Gesgapegiag deux barils remplis de saumons harponnés sous prétexte qu’ils étaient destinés à la vente sur le marché noir[19]. Le privilège du harpon pour les Autochtones fut réitéré dans une nouvelle mouture de la loi, adoptée en 1865, similaire à la précédente, qui continuait de préciser que pour pêcher au harpon, les Autochtones devaient obtenir un permis spécial du Département des Terres de la Couronne[20]. L’interdiction de vendre les produits harponnés fut aussi maintenue. Au lendemain de la Confédération, le gouvernement fédéral adopta la Loi pour réglementer la pêche et protéger les pêcheries qui visait à résoudre les problèmes que causait l’application de lois différentes sur des rivières traversant plusieurs provinces et à proposer une politique uniforme pour toutes les provinces. La loi de 1867 reprenait essentiellement les termes des lois de 1859 et 1865. La législation stipulait dorénavant que le harpon était encore une manière illégale de pêcher, mais pour les Autochtones, « le ministre [de la Marine et des Pêcheries] pourra [leur] réserver et louer certaines eaux dans lesquelles il sera permis à certains Sauvages de prendre du poisson pour leur nourriture, en la manière et dans le temps désigné dans le bail ou licence et [leur] permettre de pêcher au dard dans certaines localités[21] ». La pêche au harpon était donc encore tolérée pour les communautés autochtones qui dépendaient de cette ressource pour subvenir à leurs besoins. Encore une fois, la vente des prises sur le marché demeurait interdite, mais cette fois-ci, parce que les pêcheries tombaient sous juridiction fédérale. À la suite de l’établissement de la Confédération canadienne, ce fut dorénavant au ministre de la Marine et des Pêcheries et non à celui des Terres de la Couronne que revint le pouvoir de donner permission de pêcher au harpon dans des zones délimitées. Le gouvernement visait alors à faire régner la loi sur la conservation de la ressource et à faire en sorte que les Autochtones assimilent les pratiques de gestion de l’État[22], ce qui a exacerbé les restrictions et les contraintes pour les Mi’gmaq qui voulaient pêcher au harpon. Toutefois, à travers les rapports annuels de garde-pêches, on remarque des épisodes dans lesquels certains Autochtones ont continué d’enfreindre la loi en se déplaçant dans plusieurs rivières à saumons moins bien surveillées afin de contourner le système et vendre du poisson à leur profit[23].

Les pétitions des Mi’gmaq sur la pêche au harpon et le traitement de leurs demandes

Au fil de l’évolution de la législation sur les pêcheries entre 1857 et 1867, les Mi’gmaq des trois communautés du Gespe’gewa’gi réagirent à ces nouvelles dispositions restrictives et contraignantes instaurées par le gouvernement en envoyant des pétitions et des requêtes pour conserver leur droit de pêche traditionnelle. Ce sont les Mi’gmaq de Gespeg qui formulèrent la première requête concernant l’enjeu de la pêche au harpon en 1861, dans laquelle ils soulignaient que la nouvelle politique du gouvernement sur les pêcheries leur causait préjudice en les empêchant de pêcher au harpon pour eux-mêmes. Ils faisaient aussi remarquer qu’ils étaient trop pauvres pour se procurer les filets nécessaires pour respecter la nouvelle législation. Pour éviter d’être menacés par la famine durant l’hiver, ils demandaient « que le privilège de pêcher le saumon au harpon leur soit rendu » le temps qu’ils parviennent à se procurer des filets »[24]. Officiellement l’État n’a jamais permis à cette communauté de pêcher au harpon dans les rivières qu’elle exploitait, malgré le privilège prévu par la loi. Des années plus tard, en 1870, Hector-Louis Langevin, secrétaire d’État et surintendant général des Affaires indiennes, a tenté de réserver des stations de pêche au filet dans la baie de Gaspé, mais elles étaient déjà toutes réservées sous licence à des pêcheurs non-autochtones[25]. La politique des licences réservées à ces derniers pouvait empêcher les Mi’gmaq de participer à cette activité.

La deuxième demande répertoriée provient des Mi’gmaq de Listuguj et de leur chef Pierre Basquet. En 1865, celui-ci s’est rendu en personne à Ottawa pour présenter une requête à William Spragge, superintendant général des Affaires indiennes, requête dans laquelle il affirmait vouloir obtenir un arrangement satisfaisant en ce qui concernait les pêcheries. Dans son plaidoyer, Basquet critiquait principalement l’interdiction faite aux Autochtones de vendre le poisson harponné sur le marché, car il était mentionné dans la loi que seul le saumon harponné pouvait servir à assurer la subsistance des pêcheurs et de leurs familles. Selon Basquet, les Mi’gmaq se sentaient « exclus » des pêcheries par cette loi, parce que seuls les pêcheurs blancs pouvaient vendre les poissons qu’ils prenaient au filet, et que les Mi’gmaq ne pouvaient pas vendre leurs poissons harponnés. Basquet demandait que les Mi’gmaq puissent bénéficier de la pêche pour « both subsistance & profit[26] ».

Listuguj paraît être la seule communauté mi’gmaq à qui le Département de la Marine et des Pêcheries a octroyé le privilège du harpon en vertu de la clause spéciale de la loi, mais seulement de 1867 à 1871[27]. Cependant, s’ils se disaient contents d’avoir ce privilège, les Mi’gmaq de Listuguj firent acheminer une demande aux Affaires indiennes par leur missionnaire, Pierre-Joseph Saucier, afin d’obtenir le droit non pas de vendre, mais d’échanger leurs prises contre des provisions et des vêtements, ce que la loi leur interdisait[28]. S’il était impossible de leur accorder ce privilège, les Mi’gmaq voulaient alors recevoir de l’aide des Affaires indiennes sous forme de provisions ou de vêtements. Cette requête resta sans réponse de la part du Département.

Le Département des Affaires indiennes encourageait cependant l’octroi de privilèges de pêche au harpon aux communautés mi’gmaq du Gespe’gewa’gi. Au lendemain de la Confédération, par exemple, en octobre 1867, Spragge s’informa de l’intérêt qu’avaient les différentes communautés autochtones pour la pêche. Dans une lettre circulaire, il demanda aux intermédiaires des Mi’gmaq de lui faire savoir « what Fisheries the [Indians] desire to have set appart for their own use[29] ». Une fois les réponses reçues, Spragge supplia le ministre de la Marine et des Pêcheries, Peter Mitchell, de prendre des mesures pour éviter que les Mi’gmaq soient victimes d’une « regulation which they feel to be oppressive[30] ». Bien que le Département des Affaires indiennes ait cherché à tenir compte de la dépendance envers le saumon de certaines communautés autochtones en permettant la pêche au harpon, il n’avait pas le pouvoir de s’opposer à la volonté du Département de la Marine et des Pêcheries. En effet, les Affaires indiennes n’avaient pas juridiction sur les pêcheries, mais bien sur les communautés autochtones. Devant la position résolue du Département de la Marine et des Pêcheries d’interdire aux Autochtones de pêcher au harpon, le Département des Affaires indiennes changea finalement sa position de limiter la dépendance économique des Autochtones pour plutôt se conformer à la politique du Département de la Marine et des Pêcheries. À partir de 1869, il n’est plus question dans la correspondance des Affaires indiennes de faire réserver des sites sur les rivières où les Mi’gmaq seraient autorisés à pêcher au harpon, mais plutôt de les encourager à pêcher au filet à partir d’une station de pêche, comme le faisait la population blanche environnante. Le Département des Affaires indiennes se devait seulement de payer le matériel nécessaire des stations de pêche au filet pour les Autochtones. Dorénavant, il était convenu que le système de pêche au filet demeurait plus rentable monétairement, puisqu’il permettait de vendre les prises sur le marché. Les revenus de ces ventes pouvaient ensuite être répartis équitablement entre tous les membres de la communauté. Si celle-ci décidait de ne pas vendre le poisson, les prises au filet pouvaient aussi être divisées entre tous les membres pour assurer leur subsistance. Avec ce système de stations de pêche au filet, le gouvernement fédéral imposait un modèle dit de collectivisme économique, ou « communautariste ». Comme l’a soulevé Claude Gélinas, ce modèle économique a été imposé par les Affaires indiennes dans les années 1930 à travers des projets communautaires[31]. Mais on remarque ici que les bases de ce modèle faisaient déjà leur apparition chez les Mi’gmaq de Listuguj une soixantaine d’années plus tôt que ce que mentionne Gélinas.

Cette politique privilégiant les stations de pêche promue par les départements déplut rapidement aux communautés autochtones. Dès 1870, la communauté de Gesgapegiag achemina une pétition, signée par vingt-deux membres de la communauté, demandant de pouvoir jouir du privilège de pêcher au harpon. Les pétitionnaires ajoutaient que si le « gouvernement [n’était] pas disposé à [leur] permettre de tuer du saumon sur tout le parcours de ladite rivière [Cascapédia] depuis son embouchure jusqu’à sa source, [ils accepteraient] très volontiers cette permission depuis l’endroit où la marée cesse de se faire sentir jusqu’à une distance d’environ vingt milles »[32]. Se voulant rassurants, ils affirmèrent même que « la propagation du saumon [ne souffrirait] nullement » de l’utilisation du harpon à cet endroit. De plus, la communauté proposait que le saumon pêché au harpon ne puisse être ni échangé ni vendu, mais utilisé seulement pour subvenir aux besoins alimentaires immédiats des pêcheurs et de leurs familles.

Le surintendant général des Affaires indiennes, Joseph Howe, demanda à Mitchell, ministre de la Marine et des Pêcheries, si cette communauté possédait une licence de pêche au saumon et si des « fishing berth, which might be of advantage to them, has been set apart for [them][33] ». Mitchell lui répondit : que « no salmon nets [were] at present time set opposite to the Indian reserve in the township of Maria » et que si les Mi’gmaq voulaient obtenir une licence « for a stand of nets there […] they [could] do it at any time by furnishing this Department with the names of the persons to whom the privilege is to be accorded[34] ». Dans une correspondance subséquente, Mitchell donna une autre justification de la volonté du gouvernement fédéral de pousser les Mi’gmaq à pêcher au filet :

these Indians […] should take some practical steps towards availing themselves of the facilities always held out through this Department to occupy some netfishing station for salmon […] instead of reiterating fruitless endeavours to procure for them special exemption and leave to catch fish […] in a manner and at times utterly destructive of the salmon fisheries. […] the reasonable solicitude always evinced by this Department [is] to provide net-fishing stations for Indians[35].

Alors que les Mi’gmaq demandaient au départ le privilège de pêcher au harpon, Mitchell et Howe ont tous deux écarté cette option pour proposer de leur réserver seulement des stations de pêche au filet. Cette stratégie généralisée au sein des départements semble avoir eu pour but, selon le surveillant des pêches, Napoléon Lavoie, de faire comprendre aux Autochtones

that the present system [of net-fishing station] would be more advantageous to them, as it would enable them to derive more profit with less work and hardship, that it would give them more time for the farming of their lands, securing thereby peace of mind and support for old age, and concluded by telling them that they could no longer be considered as spoiled children[36].

Outre le fait que les politiques gouvernementales envers les Premières Nations étaient envisagées comme des secours apportés à des enfants n’étant pas en mesure de s’occuper d’eux-mêmes, plusieurs surveillants des pêches croyaient qu’il fallait aussi encourager le développement de l’agriculture dans les communautés autochtones, croyant que cela allait inciter les Autochtones à abandonner la pêche au harpon. D’une autre manière, la station de pêche pouvait aider à l’assimilation des Autochtones. Pour l’État, il était impératif que les Autochtones abandonnent des traits culturels afin d’imiter le mode de vie des « Blancs ».

La nouvelle politique sur la pêche au filet stationnaire se manifesta aussi à Listuguj dès 1871. C’est effectivement à partir de ce moment que le Département de la Marine et des Pêcheries a affirmé au Département des Affaires indiennes qu’il devait mettre en place sa politique : « being now provided with one of the best stands in the Restigouche, there will no longer be occasion to give them any permission right of spearing, a practice specially injurious to the breeding fish, and contrary to the spirit and intent of the Fisheries Act[37] ». Ces nouvelles stations de pêche allaient être installées vers 1873. Pour Spragge, l’installation de filets de pêche stationnaires permettrait de « encourage industrial pursuit among the Indians and that they should be rendered capable of competing with persons of other origins in the occupations for which they are suited[38] ».

Dans son rapport pour l’année 1873, le surveillant des pêcheries Napoléon Lavoie nous faisait part de la « révolte » des Mi’gmaq de Listuguj contre l’installation de la station de filets sur la rivière. Peu de temps après la mise en place de la station, lorsque les premiers saumons furent pris dans les filets, plutôt que d’être récoltés par les pêcheurs, « they were attacked with the spear, whilst others of the band were engaged destroying the nets supplied by the Indian Department[39] ». Devant ces agissements, Lavoie intervint pour rétablir l’ordre et l’épisode se termina par l’arrestation de quatre Mi’gmaq, Francis Basquet, Joseph Bernard, Peter Noel et Noel Basque, qui furent jugés et condamnés à une peine de prison. Le chef du conseil de bande, Louis Caplan, finit par signer une déclaration promettant que sa communauté et lui-même respecteraient le nouvel arrangement du Département de la Marine et des Pêcheries quant à la station de pêche au filet. Le surveillant des pêcheries tenta de convaincre les Mi’gmaq que « their true interest consisted in acting harmoniously with the Government’s desires[40] ». Conscient que les Mi’gmaq voulaient faire reconnaître leur droit de pêcher au harpon dans les rivières à saumon, Lavoie espérait plutôt que le Département n’allait pas écouter leurs suppliques, mais au contraire renforcer la réglementation qui, à ses yeux, serait plus bénéfique que leurs anciennes habitudes « vagabondes » et « destructrices ». Jamais réellement acceptée par les membres de la communauté de Listuguj, la station fut finalement confiée en 1875 à un certain Adams, un colon qui pêcha en partie pour le compte des Mi’gmaq, partageant le profit des prises[41].

Toujours à Listuguj, le chef John Barnaby, assisté d’Alexis Marchand, exprima dans une lettre datée de janvier 1876 adressée au surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Lawrence Vankoughnet, le désir de sa communauté de conserver son privilège de pêcher au harpon[42]. Les deux hommes justifiaient cette demande par le fait qu’une station de pêche au filet ne permettait pas d’attraper suffisamment de poisson pour nourrir toute la population du village. La communauté, en effet, était trop nombreuse pour que chaque famille obtienne une quantité suffisante de poisson une fois les prises divisées équitablement. Barnaby et Marchand expliquaient qu’en revanche, l’utilisation du harpon permettrait à chacun de se procurer assez de poisson pour assurer sa propre subsistance. En réponse, Vankoughnet mentionna que les Mi’gmaq devaient s’en tenir à leur station de pêche au filet et que la pêche au harpon était illégale, suivant la loi[43]. Pourtant, comme nous l’avons spécifié, un système de privilège du harpon pour les Autochtones existait bel et bien dans la législation, ce que Vankoughnet ne mentionnait pas. Les autorités étatiques étaient, il est vrai, devenues réticentes à concéder le privilège du harpon, d’autant plus qu’en 1876, le garde-pêche affecté à la rivière Ristigouche, John Mowat, soulignait que les Mi’gmaq avaient tendance à abuser du privilège qu’on leur accordait autrefois. Il mentionne que ceux de Listuguj avaient invité les membres des autres communautés environnantes, auxquelles il n’était pas permis de pêcher au harpon dans leurs rivières, à venir sur la rivière Ristigouche où le harpon était toléré[44].

Pourquoi les Mi’gmaq s’opposaient-ils au nouveau système de pêche au filet et préféraient-ils la pratique traditionnelle de pêche au harpon ? D’une part, il semble que traditionnellement, les Mi’gmaq ne pêchaient pas au harpon seulement pour leur consommation, mais qu’ils retiraient un gain économique de leurs prises, ce que le système de pêche au filet ne permettait pas. C’est du moins ce qu’avancent Barnaby et Marchand dans leur lettre à Vankoughnet. Puisque les poissons pris par les Mi’gmaq dans les filets stationnaires devaient être divisés entre tous les membres de la communauté, chaque famille ne touchait qu’une part de saumon insuffisante pour répondre à ses besoins. De surcroît, comme les filets des pêcheurs blancs étaient situés à des endroits stratégiques de la rivière, ceux-ci obtenaient inévitablement les meilleures prises et empêchaient le saumon d’aller jusqu’aux zones exploitées par les Mi’gmaq. Ainsi, pour les Mi’gmaq, la pêche au filet ne produisait souvent que de faibles rendements. Plutôt que d’attendre que le poisson se rende par lui-même dans les filets, les pêcheurs pouvaient s’attendre à de meilleurs résultats en utilisant une technique plus proactive comme celle du harpon. Comme le saumon harponné appartenait entièrement au pêcheur qui l’avait capturé, celui-ci pouvait conserver une quantité suffisante de poisson pour sa consommation et vendre le reste de ses prises sur le marché pour en tirer profit et ce, même si le poisson harponné était jugé de mauvaise qualité et était acheté à un plus faible prix par les marchands. La pêche au filet gérée par les Affaires indiennes signifiait donc une dépossession de la gestion et de l’accès à la ressource, ainsi qu’une perte d’agentivité des pêcheurs autochtones. L’imposition de la pêche au filet pouvait donc engendrer une paupérisation de certains membres de la communauté, précisément de ceux qui tiraient leur subsistance de la pêche au saumon. En d’autres mots, les Mi’gmaq privilégiaient un mode de pêche individualiste au mode « communautariste » que l’État cherchait à leur imposer à travers la technique de la pêche au filet.

Conclusion

Le harpon, en plus d’être lié au mode de vie nomade et traditionnel des Autochtones, était un outil essentiel, utilisé non seulement pour la subsistance et la reproduction sociale mi’gmaw, mais aussi pour la vente du saumon sur le marché, ce qui permettait d’avoir un revenu. Bien que les communautés mi’gmaq aient ressenti la même volonté de pêcher au harpon, celles-ci ont utilisé différents arguments pour convaincre le gouvernement : paupérisation de la communauté causée par l’interdiction du harpon ; pêcher à un endroit où la ressource du saumon ne souffrirait point ; préjudice fait aux Mi’gmaq à qui l’on avait interdit de vendre leurs prises sur le marché ; et impossibilité de subvenir aux besoins de la communauté en raison des faibles prises de la station de pêche au filet.

Malgré les requêtes des Autochtones pour conserver leur privilège de pêcher au harpon, le Département de la Marine et des Pêcheries demeura intraitable. La législation coloniale sur les pêcheries poussa les Mi’gmaq du Gespe’gewa’gi à s’adapter à la nouvelle réalité de la gestion de la ressource par l’État et à protester contre cette législation en continuant d’utiliser le harpon pour leurs besoins. Les premières lois adoptées pour encadrer la pêche, en interdisant l’utilisation du harpon et en imposant d’autres restrictions sur la pêche, ne prenaient pas en compte la réalité des Autochtones. Malgré ce que stipulait la loi, la permission de concéder ce privilège ne semble pas avoir duré longtemps et ne fut pas accordé à toutes les communautés mi’gmaq (seule Listuguj en bénéficia pendant quatre ans).

Les Affaires indiennes ont démontré qu’elles n’étaient pas hostiles à ce que les Mi’gmaq aient le privilège de pêcher au harpon, cependant, comme ce département n’avait pas juridiction sur les pêcheries, il est demeuré impuissant. Constatant son incapacité, il s’est rangé aux arguments du Département de la Marine et des Pêcheries. Si ce dernier ne voulait pas concéder le privilège du harpon, c’est parce qu’il considérait, comme les pêcheurs sportifs, que le harpon était une méthode « sauvage » qui ne respectait pas le saumon. Ce dernier pouvait être blessé lorsque le harponneur laissait échapper sa prise. Conscientes que certaines rivières à saumons étaient en surpêche et que la ressource se faisait rare, les autorités étatiques croyaient que les Autochtones, en utilisant le harpon, pouvaient mettre en danger la reproduction du saumon dans les zones de frai (alors qu’en réalité, la diminution du saumon était causée par la surpêche au filet par des allochtones). De plus, les saumons harponnés et vendus sur le marché étaient considérés comme étant de mauvaise qualité parce que le harpon endommageait les chairs. Ainsi, la méthode de la pêche au harpon fut associée au fil du temps à la dégradation de la ressource, au braconnage et au commerce illégal. Au nom de la sauvegarde du saumon, les départements considéraient qu’aucun privilège de pêche au harpon ne devait être accordé à l’avenir aux communautés autochtones. Ils devinrent de plus en plus intransigeants et s’efforcèrent de contraindre les Mi’gmaq à pêcher à l’aide de filets dans des stations de pêche fixes, insinuant que cette pratique était plus civilisée et qu’elle diminuait le risque de disparition de la ressource halieutique. Le but des départements était plutôt d’assimiler les Autochtones et mettre leurs pratiques des pêcheries sous contrôle étatique au moyen d’un système de licences de stations de pêche au filet. Les autorités gouvernementales cessèrent donc d’accorder (et même de reconnaître) des privilèges de pêche au harpon aux Mi’gmaq, malgré ce que prévoyait la loi.

Ainsi, en favorisant des demi-mesures et du cas par cas sur la pêche au harpon, la politique des pêcheries, au tournant de la Confédération, n’était pas appliquée de façon cohérente et rigoureuse, mais plutôt selon la volonté des autorités étatiques. Ces dernières faisaient fi de la loi pour plutôt servir leurs intérêts et ceux des pêcheurs sportifs et commerciaux, sous prétexte d’assurer la conservation de la ressource. Ainsi, les préoccupations du gouvernement semblaient plutôt de nature économique et touristique et non nécessairement environnementale. L’application du système de station de filets de pêche semble avoir plutôt résulté davantage de l’intervention du Département de la Marine et des Pêcheries que de l’intervention des Affaires indiennes.

Cette « communautarisation » de la ressource du saumon imposée aux Mi’gmaq au moyen des stations de pêche au filet les força non seulement à abandonner une pratique ancestrale, mais comme l’a mentionné Bill Parenteau, finit par les exclure aussi du marché du saumon[45]. En voulant faire appliquer des mesures protectrices de la ressource du saumon, les autorités étatiques ont plutôt abouti à des mesures punitives qui ont échoué à reconnaître et à intégrer les besoins et la participation des Mi’gmaq dans les pêcheries. En perturbant et en interdisant la méthode de pêche traditionnelle au harpon, la législation des pêcheries a sans doute eu un impact économique et culturel auprès des Mi’gmaq du Gespe’gewa’gi.