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Introduction

L’observatoire CRA de la transmission des TPE/PME recense en France environ 68 000 opérations par an (CRA, 2019), dont la moitié revêt un caractère externe, contre un peu moins d’un tiers pour des solutions internes. Les enjeux économiques et sociaux de ces passations sont aujourd’hui bien connus (CRA, 2022 ; Cadieux, Lecorne, Gratton et Grenier, 2020 ; Boussaguet et De Freyman, 2018 ; Dombre-Coste, 2015), d’autant que le vieillissement de la classe dirigeante est engagé sur la grande majorité des territoires (BPCE[1], 2020). De façon générale, on se réfère aujourd’hui au « repreneuriat » pour désigner « la volonté commune pour un repreneur et un cédant[2] d’assurer la pérennité d’une entreprise (PME) viable par le biais du transfert des pouvoirs, du leadership, des savoirs et de la propriété de celle-ci » (Cadieux et al., 2020). Celui-ci peut adopter une forme familiale ou non, c’est-à-dire que la continuation de l’activité peut concerner un membre de la famille, un salarié, un tiers ou encore une équipe repreneuriale (Cadieux et al., 2020 ; Deschamps, 2018). L’objectif du processus est d’ouvrir un nouveau cycle de vie[3] pour la PME (Cadieux et al., 2020), en offrant notamment au repreneur l’opportunité de repenser ses orientations stratégiques et d’apporter un souffle nouveau (Meier, 2023 ; Chabaud, Hannachi et Yezza, 2021 ; Boumedjaoud et Messeghem, 2020 ; Yezza et Chabaud, 2020 ; Bégin, Chabaud et Hannachi, 2011 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2010 ; Haddadj et d’Andria, 1998).

La littérature a rapidement envisagé des écarts possibles de comportements stratégiques entre les différentes formes du repreneuriat (Le Breton-Miller et Miller, 2008 ; Sharma et Irving, 2005 ; Haddadj, 1999 ; Haddadj et d’Andria, 1998 ; Cooper et Dunkelberg, 1986), mais de façon plutôt étonnante, les recherches portant sur les conséquences de ces nouvelles orientations stratégiques sur la performance financière postreprise des PME sont encore poussives, en dépit de la voie ouverte par Haddadj et d’Andria (1998) et des apports plus récents sur l’influence du mode de reprise (Boumedjaoud, Messeghem et Khedhaouria, 2022 ; Bastié, Cieply et Cussy, 2018 ; Wennberg, Wiklund, Hellerstedt et Nordqvist, 2011 ; Cadieux, Raymond et St-Pierre, 2010 ; Molly, Laveren et Deloof, 2010). On observe pourtant des trajectoires différentes : certains repreneurs peinent à résister aux problématiques de défaillance (Boussaguet et De Freyman, 2018), alors que d’autres parviennent à réorganiser leur entreprise plus efficacement pour en préparer l’expansion et la croissance (Ma, Seidl et Guérard, 2015 ; Cadieux, Raymond et St-Pierre, 2010). En ce sens, Wennberg et al. (2011) regrettent tout particulièrement que l’attention portée aux effets comparés des modes de transfert (interne et externe) sur la performance des PME soit encore insuffisante, d’autant que l’origine des repreneurs implique des rapports différents aux objectifs de performance (Bastié, Cieply et Cussy, 2018 ; Raymond, Marchand, St-Pierre, Cadieux et Labelle, 2013 ; Molly, Laveren et Deloof, 2010 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2010 ; Westerberg et Wincent, 2008 ; Karaevli, 2007).

D’une façon générale, la performance de la PME va dépendre pour une bonne part de la gestion postreprise du repreneur et des orientations stratégiques qui accompagnent son entrée dans l’entreprise (Haddadj et d’Andria, 1998). Dans la plupart des cas, le repreneur est soumis au dilemme de la continuité et de la rupture vis-à-vis des équilibres existants : il s’agit d’arbitrer entre les besoins de stabilité pour amortir le choc de la reprise et les promesses liées à une vision stratégique nouvelle (Grazzini, Boissin et Malsch, 2009). Quelques travaux ont mis en avant des divergences stratégiques dans la manière d’aborder cette période charnière selon que le repreneur soit issu ou non de l’entreprise. Westerberg et Wincent (2008) signalent par exemple que les repreneurs internes ont tendance à favoriser la recherche de stabilité et à moins se porter sur le développement de nouveaux produits et/ou marchés. Cadieux, Raymond et St-Pierre (2010) montrent pour leur part que les taux de croissance sont plus élevés pour les repreneurs externes. Bastié, Cieply et Cussy (2010) confirment ces résultats et ajoutent que des reprises menées par des employés s’orientent davantage vers des objectifs de création d’emplois. Quant à Molly, Laveren et Deloof (2010), ils observent enfin des conséquences négatives sur le recours à la dette et sur le taux de croissance lorsque la deuxième génération prend la relève de la PME familiale.

Cette recherche s’inscrit dans le sillon de ces contributions pour répondre au souhait déjà ancien d’Haddadj et d’Andria (1998) de mieux comprendre les trajectoires de performance liées à l’arrivée d’un repreneur dans une entreprise. Plus précisément, l’objectif est d’explorer les effets des orientations stratégiques des repreneurs sur la performance financière postreprise de leur PME. La recherche souhaite notamment déterminer si des différences s’observent selon que l’origine du repreneur soit interne (membre du clan familial ou salarié) ou externe (étranger à l’entreprise). Pour ce faire, un questionnaire a été administré, par l’intermédiaire de 11 chambres de commerce et d’industrie, à 90 dirigeants de PME ayant été reprises depuis au moins deux ans. Ces éléments méthodologiques sont présentés dans la troisième partie de l’article, après celles consacrées à la revue de littérature et au développement des hypothèses. Les résultats sont présentés en quatrième partie de la recherche, avant d’être discutés dans l’avant-dernière section du papier. La conclusion revient sur les apports, les limites et les recommandations associées.

1. Revue de littérature

1.1. L’orientation stratégique des repreneurs de PME : entre rupture et continuité

Le concept d’orientation stratégique est au croisement de différentes disciplines, de différentes sensibilités et de différents niveaux d’analyse (Hakala, 2011 ; Morgan et Strong, 2003). D’après Hakala (2011) par exemple, celui-ci regroupe plusieurs construits en interaction, relatifs à des orientations particulières de l’entreprise (à savoir entrepreneuriale, de marché, de technologie et d’apprentissage). En ce sens, l’auteur décrit des « principes qui dirigent et influencent les activités d’une firme et génèrent des comportements visant à garantir sa viabilité et sa performance » (2011, p. 199). Son approche rejoint un ensemble de travaux considérant que l’orientation stratégique reflète les directions retenues par une entreprise pour atteindre une performance supérieure (Gatignon et Xuereb, 1997 ; Pleshko et Nickerson, 2008 ; Weinzimmer, Robin et Michel, 2012). Cependant, d’autres contributions suggèrent d’adopter la perspective des construits individuels, c’est-à-dire de considérer les « postures stratégiques » de l’individu pour éclairer ses prises de décision et ses actions entrepreneuriales (Markowska, Grichnik, Brinckmann et Kapsa, 2019). Ce niveau d’analyse semble particulièrement adapté au contexte des PME, en raison du « lien organique » qui relie le dirigeant de la PME à son entreprise (Raymond et al., 2013).

Les études qui ont alimenté le champ du repreneuriat au cours des dernières années ont accordé beaucoup d’importance aux acteurs (Cadieux et Deschamps, 2009), si bien que la question de l’orientation stratégique des repreneurs n’y est pas totalement nouvelle (Yezza et Chabaud, 2020 ; Bégin, Chabaud et Hannachi, 2011 ; d’Andria, 2008 ; Haddadj et d’Andria, 1998). D’une façon générale, au-delà des particularités du mode de transfert (Bastié, Cieply et Cussy, 2018), la littérature tend plutôt à inscrire le débat dans une opposition « rupture/continuité », c’est-à-dire dans le positionnement du repreneur vis-à-vis des marqueurs stratégiques d’une entreprise déjà en état de fonctionnement et qui concourent à la fabrication de sa performance (Rollin, 2017). L’arbitrage est complexe, car le repreneuriat est à la fois une occasion de régénération ou de renouvellement stratégique[4] (Chabaud, Hannachi et Yezza, 2021 ; Yezza et Chabaud, 2020 ; Cadieux et al., 2020 ; Bégin, Chabaud et Hannachi, 2011) et une source de danger lié aux risques de ce processus (Boussaguet et De Freyman, 2018). Ce tiraillement possible exprime le dilemme stratégique des repreneurs, à la fois plongés dans une recherche de stabilité économique et sociale pour absorber le choc de la reprise et impatients d’enraciner de nouvelles orientations stratégiques pour coller à leur vision de l’organisation.

Leur réflexion est amorcée dès la construction du plan de reprise (interne ou externe), même si c’est véritablement dans la « gestion postreprise » que des ajustements importants peuvent être décidés. En effet, le choix de la carrière repreneuriale suggère des particularités de profils en termes de caractéristiques personnelles, de ressources disponibles, de motivations ou encore d’expériences entrepreneuriales et managériales (Cadieux, Gratton et St-Jean, 2014). Or, cette multitude de facteurs contribue à façonner les orientations stratégiques des individus et à guider leur prise de décision (Markowska et al., 2019). Du côté de la continuité, les repreneurs sont plutôt réceptifs aux bénéfices du maintien des ordres établis et des décisions stratégiques ayant contribué à « faire vivre » l’entreprise dans la durée (Mignon, 2009). Il s’agit de s’appuyer sur l’existant, dans un horizon plus ou moins fini, sans renoncer pour autant à un éloignement progressif des équilibres actuels de la PME. Du côté de la rupture, les repreneurs ressentent davantage le besoin d’améliorer la performance de l’entreprise et de dépasser les routines organisationnelles, particulièrement lorsque celles-ci réduisent sa capacité à rester compétitive ou à survivre (Van Teeffelen et Uhlaner, 2010). Cette posture peut répondre à un enjeu de résilience et de réinvention pour la PME (Herbane, 2018), à l’image du cas particulier des entreprises en difficulté (Deschamps et Paturel, 2009). Le bouleversement des dynamiques internes peut également agir sur les situations de stagnation, de conservatisme et d’inertie (Miller, Le Breton-Miller et Scholnick, 2008).

1.2. Les défis généraux de la gestion postreprise

Les orientations stratégiques des entrepreneurs sont « façonnées par leur expérience antérieure et leur perception de l’environnement » (Markowska et al., 2019, p. 874). Dans le contexte du repreneuriat, cela signifie que le déroulement de la gestion postreprise peut modifier certains éléments du plan de reprise et ancrer le repreneur dans un « entre-deux identitaire », entre rupture et continuité (Picard, 2009). Par exemple, une prise en main plus difficile que prévu peut affecter sa volonté initiale de régénérer la PME sur un plan stratégique, c’est-à-dire de transformer ses capacités et ses intentions stratégiques (Schmitt, Raisch et Volberda, 2018). Les volontés de changement et de croissance sont des caractéristiques essentielles du comportement entrepreneurial (Sadler-Smith, Hampson, Chaston et Badger, 2003), mais en présence de structures déjà existantes, elles peuvent se heurter à des réalités organisationnelles et à un ensemble de résistances (Boussaguet, 2008 ; Handler et Kram, 1988). D’Andria (2008) explique à cet égard qu’il peut y avoir une opposition entre la « volonté entrepreneuriale » du repreneur et la « réalité repreneuriale » à laquelle il fait face. Grazzini, Boissin et Malsch (2009) évoquent pour leur part des interférences liées à la construction d’une vision stratégique par le repreneur qui doivent l’encourager à saisir des opportunités cohérentes avec celle-ci et qui nécessitent par ailleurs un alignement de son profil avec l’entreprise.

Les défis de la gestion postreprise sont en bonne partie responsables des ajustements de trajectoire. Ils sont associés à des risques capables de contraindre l’orientation stratégique des repreneurs et de nuancer l’idée d’un arbitrage binaire entre rupture et continuité (Tableau 1). Les conséquences d’une mauvaise prise en compte de la dimension humaine peuvent être dévastatrices à ce stade (Boussaguet, 2008), en raison de la charge émotionnelle et de la pression générale qui entourent la prise de fonction du repreneur, mais aussi de l’importance des représentations sociales collectives dans la réussite repreneuriale (Bornard et Thévenard-Puthod, 2009). En d’autres termes, le repreneur est engagé dans une opération de construction sociale (Grazzini, Boissin et Malsch, 2009), où un laps de temps peut être nécessaire pour accompagner les besoins de resocialisation des subordonnés (Boussaguet et Grima, 2015) et saisir toute la complexité des activités et des marchés de l’entreprise (Haddadj et d’Andria, 1998). De la même manière, un déficit de légitimité peut retarder durablement l’acceptation de certains virages stratégiques souhaités par le repreneur, notamment au regard de ses caractéristiques personnelles et de son adéquation aux requis professionnels et culturels de la PME (De Freyman, Boussaguet et Cullière, 2021). Ces enjeux de prise en main peuvent donc contrarier des plans établis et maintenir le repreneur dans un état de vigilance qui le pousse à contenir la recherche de transformations profondes et stratégiques au profit d’une meilleure maîtrise des foyers de déstabilisation liés au contexte repreneurial.

La dernière étape[5] du « processus repreneurial » (Deschamps, 2002) traduit bien d’ailleurs l’importance de la gestion postreprise puisqu’elle distingue la période de transition avec le cédant, « où les difficultés s’amplifient » (2002, p. 184), de la phase de gestion des changements, où le repreneur cherche à s’imposer et à « mettre en place une série d’actions et de décisions » (2002, p. 185). Dans un premier temps, ses priorités immédiates l’éloignent de ses réflexions stratégiques et le confrontent aux aléas[6] positifs et négatifs de la présence (contractualisée) du cédant à ses côtés. Le plus souvent, il s’agit de s’approprier les savoirs de l’entreprise et de prendre la mesure de ses parties prenantes (internes et externes), tout en essayant de raccourcir la période de cohabitation. Dans un second temps, le repreneur s’attelle à la préparation des changements souhaités et se replonge dans la mise en oeuvre possible d’orientations stratégiques nouvelles. Cependant, celles-ci ne s’inscrivent pas (ou plus) nécessairement dans la recherche de croissance, car la rencontre des objectifs personnels, familiaux et professionnels du repreneur de PME peut limiter sa volonté de croître et l’installer dans une logique de statu quo où la priorité est donnée au maintien de l’équilibre existant et de la performance actuelle (en termes de profitabilité notamment).

Tableau 1

Les risques de la gestion postreprise (Deschamps et Paturel, 2009, p. 97)

Les risques de la gestion postreprise (Deschamps et Paturel, 2009, p. 97)

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1.3. La performance postreprise des PME

Le dirigeant de PME influence son entreprise en définissant des objectifs organisationnels qui recouvrent principalement des objectifs de croissance, de profitabilité, de maintien de la santé financière et de maximisation des liquidités (Raymond et al., 2013). Dans cette perspective, le choix des orientations stratégiques est un enjeu important, avant tout parce qu’elles sont à l’origine d’une performance susceptible de pérenniser l’activité d’une entreprise, que celle-ci soit financière, économique ou organisationnelle (Miller, 1987). D’une façon générale, la littérature observe des résultats contrastés vis-à-vis de cette influence. Par exemple, des études relient positivement les orientations stratégiques aux critères financiers (Weinzimmer, Robin et Michel, 2012), croissance et profitabilité comprises (Wijesekara, Samantha Kumara et Gunawardana, 2016 ; Laukkanen, Nagy, Hirvonen, Reijonen et Pasanen, 2013), mais a contrario, des travaux suggèrent aussi que des changements rapides sur des composantes importantes de la stratégie d’entreprise peuvent occasionner un déclin de la performance organisationnelle (Karaevli, 2007) et que des orientations stratégiques prudentes peuvent aboutir à un meilleur niveau de performance, en raison d’un usage judicieux des compétences défensives et des capacités analytiques de l’entreprise (Morgan et Strong, 2003). Le contexte du repreneuriat ne remet pas vraiment en question cette relation, mais il invite à s’interroger au préalable sur une définition possible de la performance postreprise, car celle-ci ne semble pas encore pleinement établie (Van Teeffelen et Uhlaner, 2010).

Pour certains auteurs, la reconnaissance du « lien organique » (précédemment évoqué) conduit à rapprocher les critères de performance des PME des objectifs personnels, organisationnels, sociaux et environnementaux des dirigeants eux-mêmes (Raymond et al., 2013). La littérature montre à ce sujet que les dirigeants de PME ne réduisent pas nécessairement la performance de leurs entreprises aux seules variables financières (Walker et Brown, 2004) et qu’ils ont plutôt tendance à privilégier la recherche d’une performance durable (Cadieux et al., 2010) ou pérenne, c’est-à-dire une performance économique à long terme (St-Pierre et Cadieux, 2011). D’un côté, cela permet de comprendre que la course à la croissance n’est pas systématique pour la majorité des PME (Morris, Miyasaki, Watters et Coombes, 2006) et de renforcer l’idée que l’orientation stratégique est propre à chaque organisation, du fait notamment de son association aux caractéristiques du dirigeant ou à ses qualités (Westerberg et Wincent, 2008). De l’autre, cela met en évidence des zones de frictions possibles entre les intérêts de la famille et ceux de la PME en elle-même, car « ce qui est avantageux pour le patrimoine familial ne l’est pas forcément pour l’entreprise » (Wennberg et al., 2011, p. 367) et inversement.

Pour autant, lorsqu’il s’agit de mesurer la performance d’une PME ou d’engager des démarches comparatives, le recours à une approche objective de la performance est bien plus courant (Walker et Brown, 2004), même si des recherches montrent que l’atteinte des objectifs non financiers est tout aussi importante pour les dirigeants de PME (St-Pierre et Cadieux, 2011). Celle-ci se définit traditionnellement en termes de croissance et de profitabilité (Raymond et al., 2013), c’est-à-dire qu’elle renvoie plutôt aux indicateurs de performance financière. D’ailleurs, si les études consacrées à la performance postreprise des PME paraissent encore limitées en nombre, les choix méthodologiques opérés au moment de la mesurer semblent confirmer cette préférence pour une évaluation financière (De Freyman, Boussaguet et Giacomin, 2022 ; Boumedjaoud et Messeghem, 2020 ; Berent, Uhlaner, Gibcus et Timmermans, 2009 ; Meijaard, Brand et Mosselman, 2005), voire en partie hybride avec la prise en compte du niveau d’atteinte perçu des objectifs de reprise (Van Teeffelen et Uhlaner, 2010). Dans la mesure où nous pensons que la stabilité financière postreprise de l’entreprise est une des priorités du repreneur, nous inscrivons également cette recherche dans le courant de l’approche objective, en ayant conscience de ses limites, et appréhendons donc la performance postreprise sous l’angle des indicateurs financiers.

2. Développement des hypothèses

2.1. Orientations stratégiques et performance financière postreprise

La littérature établit un lien entre la volonté de mettre en place des orientations stratégiques nouvelles et le niveau de performance financière des PME (Wennberg et al., 2011 ; Colot, 2009 ; Le Breton-Miller et Miller, 2008 ; Westerberg et Wincent, 2008). Elle reconnaît également que la décision d’entreprendre des changements stratégiques n’est pas toujours synonyme d’amélioration de la performance postreprise (Karaevli, 2017) et que des risques de gestion postreprise peuvent compliquer la tâche des repreneurs (Deschamps et Paturel, 2009).

D’un côté, nous savons que l’entrée en fonction d’un repreneur est une période propice à la revitalisation de l’entreprise et à la réflexion stratégique (Chabaud, Hannachi et Yezza, 2021). Le besoin de changer que celui-ci ressent se nourrit aussi bien des objectifs de survie de l’entreprise que du désir de croître et de faire mieux. Dans cette perspective, un repreneur peut engager une recherche de changements organisationnels et de nouveaux produits/marchés pour s’extraire des routines de la PME et améliorer son niveau de performance financière (Van Teeffelen et Uhlaner, 2010 ; Westerberg et Wincent, 2008). Ses décisions peuvent se tourner vers des stratégies de croissance pensées pour maximiser la valeur (Le Breton-Miller et Miller, 2008), indépendamment des difficultés de gestion postreprise rencontrées et de la prise de risque plus importante (dépenses d’investissements structurels, de promotion, de personnels qualifiés, etc.).

D’un autre côté, des forces d’inertie peuvent contraindre la performance postreprise d’une PME, en agissant sur la nature et l’ambition des orientations stratégiques souhaitées par le repreneur. Pour Miller, Le Breton-Miller et Scholnick (2008), certaines PME sont sujettes à la « stagnation » dès lors qu’elles se confrontent à un contexte de restriction de ressources, de stratégies conservatrices et de refus de croissance. Dans cette perspective, un repreneur peut manquer d’envie, de connaissances ou de capacités stratégiques pour déclencher une nouvelle dynamique de performance et envisager le développement de la PME (Cadieux et al., 2010). Il peut avoir besoin de se rassurer avec des prises de risques limitées (Molly, Laveren et Deloof, 2010) ou de s’ancrer dans les pas du cédant, particulièrement lorsque celui-ci continue de graviter autour de la PME (Davis et Harveston, 1999). De la même manière, les aléas de la gestion postreprise peuvent le convaincre de se limiter à des efforts d’amélioration des espaces existants de la PME, en termes de produits et de marchés notamment (Westerberg et Wincent, 2008).

En conséquence, si on peut s’attendre de façon intuitive à des effets bénéfiques des orientations stratégiques du repreneur sur la performance financière postreprise de la PME, peut-être à même de déclencher un souffle nouveau (Meier, 2023), il convient d’être prudent au regard des forces contraires qui s’exercent, car peu d’études ont investi cette relation.

Hypothèse 1 : les orientations stratégiques du repreneur améliorent la performance financière postreprise de la cible.

2.2. Origine interne ou externe du repreneur et performance financière postreprise

Des écarts de comportements stratégiques s’observent à partir des motivations initiales du repreneur (Sharma et Irving, 2005) et, plus largement, du mode d’entrée dans l’entreprise (Cooper et Dunkelberg, 1986). Le Breton-Miller et Miller (2008) expliquent par exemple qu’un fondateur, dont la famille possède ou gère la structure créée, s’ancre plus facilement dans une logique d’appropriation de valeur (profitabilité et intérêts familiaux[7]). En fait, l’origine interne ou externe des repreneurs implique des processus de transfert particuliers pour entrer dans la PME, mais aussi pour en sortir (Deschamps, 2018), ce qui peut avoir des conséquences sur la façon de concevoir les orientations stratégiques et d’envisager leurs effets sur la performance financière postreprise.

Les repreneurs internes ont une connaissance poussée de la PME, de son histoire, de ses mécaniques, de sa capacité de réaction aux turbulences et, plus largement, de son environnement et de ses acteurs. En d’autres termes, ils bénéficient d’une meilleure visibilité de l’entreprise et d’un accès privilégié aux informations importantes (Bastié, Cieply et Cussy, 2018) pour penser les nouvelles directions stratégiques de la PME et renforcer leur chance de préserver sa pérennité organisationnelle. En revanche, des repreneurs internes composent aussi avec des difficultés d’émancipation. Dans des opérations familiales, elles sont surtout liées au long cycle de préparation lancé par le cédant (Colot, 2009 ; St-Cyr et Richer, 2005). Dans le cas plus rare d’un rachat par un ou plusieurs salariés, elles sont alimentées par le regard des collaborateurs chargés de les accompagner ou de les aider dans leur prise de fonction (Barbot-Grizzo, Huntzinger et Jolivet, 2013). Cette pression sociale peut altérer les prises de décisions stratégiques, réduire la capacité des repreneurs internes à sortir des schémas établis et les inciter à contenir la portée des orientations stratégiques. Par exemple, il peut s’agir pour eux de préserver des équilibres existants, de prévenir des conflits sociaux ou encore de restreindre la réflexion aux ressources et compétences internes.

La prise de décisions stratégiques des repreneurs externes semble moins sujette aux influences émotionnelles et à la déformation des prismes internes. En effet, à défaut de pouvoir s’entourer immédiatement de collaborateurs choisis (Boussaguet, 2008), un repreneur bénéficie a contrario de son extériorité et des premières étapes du processus de reprise pour conduire une réflexion profonde sur les grandes lignes des plans de développement possibles (Deschamps et Paturel, 2009). En ce sens, il peut compter sur un éventail d’expertises extérieures et de dispositifs d’accompagnement (Thévenard-Puthod, Picard et Chollet, 2014 ; Deschamps, Fatien et Geindre, 2010) pour élargir le champ des options stratégiques et remettre plus facilement en question les principes qui dirigent et influencent les activités de la PME au moment de son entrée. L’opportunité d’envisager un usage différent des ressources de l’entreprise, de percevoir un potentiel inexploité ou d’anticiper autrement les évolutions environnementales semble pouvoir peser sur le choix des orientations stratégiques, d’autant que les plans de reprise sont souvent pensés pour activer de nouvelles dynamiques. Pour ces différentes raisons, les repreneurs externes sont peut-être plus enclins à discerner « des déséquilibres, c’est-à-dire des occasions de réaliser du profit » (Boumedjaoud et Messeghem, 2019, p. 96). Même si certains d’entre eux peuvent aussi choisir de se brider par peur d’engager des changements trop brutaux ou contreproductifs pour la stabilité de la PME.

Hypothèse 2 : les orientations stratégiques des repreneurs internes et externes n’exercent pas les mêmes effets sur la performance financière postreprise de la cible.

La figure 1 représente notre modèle. Celui-ci intègre une première variable de contrôle liée à la taille de l’entreprise dans la mesure où celle-ci peut permettre de différencier les changements stratégiques opérés (Haddadj et d’Andria, 1998). La seconde variable de contrôle du modèle concerne l’environnement économique, car des auteurs ont montré que l’origine des orientations stratégiques s’attribue à la fois aux expériences professionnelles antérieures des entrepreneurs et à leurs perceptions de l’environnement de l’entreprise (Markowska et al., 2019). En outre, Agarwal et Helfat (2009) suggèrent que les orientations stratégiques peuvent traduire une réponse défensive aux changements de l’environnement, pour maintenir et développer des capacités concurrentielles en lien avec une vision stratégique de long terme.

Figure 1

Modèle d’analyse

Modèle d’analyse

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3. Méthodologie de la recherche

3.1. Échantillonnage

Pour constituer notre échantillon, nous avons approché des chambres de commerce et d’industrie de France en vue d’accéder à leur liste de membres et d’identifier plus facilement des repreneurs de PME. Sur les 20 chambres de commerce contactées, 17 ont répondu (dont 6 négativement) et des échanges téléphoniques ont pu être programmés avec 157 repreneurs de PME. Cependant, il s’agissait essentiellement d’une première prise de contact, c’est-à-dire que l’objectif était d’expliquer brièvement le but de notre étude et de déterminer celles et ceux qui accepteraient d’y participer. Dans la mesure où les orientations stratégiques au sein des PME sont difficilement évaluables sur le court terme (Torrès, 2012), nous nous sommes concentrés sur les repreneurs ayant repris depuis deux ans au moins. Sur notre échantillon de départ, nous avons finalement retenu et administré un questionnaire par voie postale à 90 repreneurs, dont les PME appartiennent au secteur privé, sans être cotées en Bourse. Ils ont tous pris le soin de répondre par courrier. Les PME concernées évoluent dans le secteur de la manufacture (64 %), dans les activités de service (23 %), dans le domaine de la construction (11 %) et dans le transport (2 %).

La répartition est plutôt équilibrée entre les petites et les moyennes entreprises (Tableau 2). Sur les personnes interrogées, 69 étaient déjà présentes dans l’entreprise (reprise interne) et 21 n’avaient pas de lien avec celle-ci (reprise externe). De plus, il y a 50 microentreprises, 29 petites entreprises et 11 entreprises de taille moyenne. Pour effectuer cette catégorisation, nous nous sommes référés aux informations fournies par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, 2018). Selon ces critères, les PME comprennent les microentreprises (moins de 10 employés), les petites entreprises (entre 10 et 49 employés) et les moyennes entreprises (entre 50 et 249 employés).

Tableau 2

Échantillon de la recherche

Échantillon de la recherche

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3.2. Choix et mesures des variables

Lorsqu’il est compliqué de trouver des informations quantitatives, voire des indicateurs comptables fiables pour évaluer des relations complexes (Pitcher, Chreim et Kisfalvi, 2000 ; Sapienza, Smith et Gannon, 1988), Dess et Robinson (1984) recommandent l’utilisation d’indicateurs subjectifs. Dans cette perspective, nous avons construit notre questionnaire en nous basant principalement sur les développements de la littérature. Des précautions méthodologiques ont été prises avant d’administrer le questionnaire, avec une phase de prétest auprès de chefs d’entreprise, de consultants spécialisés dans le domaine du repreneuriat et d’enseignants-chercheurs. L’origine du repreneur a également été collectée (valeur 1 pour les repreneurs internes et valeur 2 pour les repreneurs externes).

3.2.1. Mesure des orientations stratégiques

L’échelle de mesure des orientations stratégiques est adaptée des travaux de Narver et Slater (1990), de Gatignon et Xuereb (1997) et de Gotteland et Haon (2010). Ces auteurs ont mis en évidence trois types d’orientations stratégiques, liées à la technologie, à la concurrence et à la satisfaction de la clientèle. Les premières se réfèrent particulièrement aux innovations dans les procédés de production ou dans les produits ou services proposés. Les deuxièmes mettent l’accent sur la capacité à proposer des produits semblables, voire meilleurs que ceux qui existent sur le marché. Enfin, les dernières insistent sur la satisfaction de la clientèle. Gotteland et Haon (2010) ont mis en évidence, de façon complémentaire, l’importance de la diversité des compétences (formation des salariés, expériences et spécialités), c’est-à-dire la qualification du personnel. En conséquence, après avoir réalisé une régression logistique en phase de prétest, nous avons retenu différents critères pour interroger les repreneurs, en utilisant une échelle de mesure de type Likert à sept points (Tableau 3).

3.2.2. Mesure de l’environnement économique

L’échelle de mesure de l’environnement économique a été adaptée des travaux de Besson et Haddadj (2005). Les repreneurs ont été interrogés sur leurs pratiques en matière d’innovation et leurs activités de recherche et développement, en utilisant également une échelle de mesure de type Likert à sept points (Tableau 3).

3.2.3. Mesure de la performance financière postreprise

L’échelle de mesure de la performance financière postreprise a demandé un travail préparatoire, car les pratiques en la matière sont nombreuses et variées, même si Raymond et al. (2013) rappellent à juste titre qu’un seul critère de performance, tel que la santé financière des PME par exemple, « peut contribuer à la réalisation de plusieurs objectifs » (2013, p. 470). Celui-ci a consisté à réaliser une analyse en composante principale (ACP) sur différents indicateurs de performance de sorte à évaluer si les repreneurs visaient les mêmes objectifs en termes de performance financière postreprise. Le choix des mesures qualitatives a été opéré en raison des caractéristiques de notre échantillon (PME de tailles et de secteurs différents) et du besoin d’homogénéisation (dans la mesure des variables). Les repreneurs ont dû apprécier au terme de ce travail préparatoire un ensemble de critères retenus suite à l’ACP (Tableau 3).

Tableau 3

Description des variables

Description des variables

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4. Présentation du modèle et des résultats

4.1. Analyse par composantes principales

L’ACP avec le logiciel R porte sur 90 PME et sur 9 variables de performance. Pour déterminer le nombre de facteurs à retenir, nous nous appuyons sur le critère de Kaiser selon lequel seuls les facteurs avec une valeur propre supérieure à 1 doivent être maintenus (Tableau 4).

Tableau 4

Variance totale expliquée

Variance totale expliquée

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Les deux premiers axes de l’analyse expriment 63,57 % de l’inertie totale. Cela signifie que 63,57 % de la variabilité totale du nuage des individus (ou des variables) est représentée dans ce plan. Nous retenons donc, au regard du critère de Kaiser, les deux premières dimensions. La première (49,286 %) met principalement en évidence les variables qui contribuent fortement à cet axe : V1, V2, V6, V7 et V8. La seconde (14,284 %) insiste davantage sur les autres variables : V3, V4, V5 et V9. Le tableau 5 donne une description de chaque dimension.

Tableau 5

Description des dimensions

Description des dimensions

Ctr : contribution ; Cos2 : qualité.

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La classification réalisée sur les individus fait apparaître deux classes (Tableau 6). Une première que nous qualifions de PME orientées vers la recherche de profit (44 % de notre échantillon), une seconde que nous qualifions de PME orientées vers la recherche de croissance (56 % de notre échantillon). L’analyse en composante principale révèle donc que les repreneurs sont soit animés par une logique de croissance, soit par une logique de profit. Les premiers présentent de fortes valeurs pour les variables « évolution du chiffre d’affaires », « part de marché moyenne » et « position concurrentielle ». Les seconds ont de fortes valeurs pour les variables « rentabilité par rapport à l’ensemble des immobilisations », « bénéfice après impôt », « rentabilité des capitaux propres » et « rentabilité par rapport au chiffre d’affaires ».

Tableau 6

Classification ascendante hiérarchique des individus

Classification ascendante hiérarchique des individus

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4.2. Présentation du modèle

L’objectif est de cerner les effets des orientations stratégiques des repreneurs sur la recherche de profit et de croissance. Nous utilisons l’approche PLS-SEM, qui combine à la fois des régressions multiples et des analyses en composantes principales (Ramli, Latan et Nartea, 2018). L’avantage de cette approche est de pouvoir tester des relations complexes et les résultats trouvés restent robustes malgré la taille de l’échantillon. Dans un premier temps, nous avons construit des modèles, des sous-modèles et introduit les variables réflexives. Ensuite, nous avons évalué les relations entre les variables explicatives et expliquées (Latan, 2018), puis nous avons effectué une analyse multigroupes pour voir les points de convergence ou de divergence entre les reprises dont l’origine est interne ou externe. Enfin, comme justifié précédemment, nous avons introduit deux variables de contrôle. La première concerne la taille de l’entreprise : elle prend la valeur 1 si le nombre de salariés est inférieur à 10, la valeur 2 si celui-ci oscille entre 10 et 50 personnes et la valeur 3 pour un effectif supérieur à 50. La seconde porte sur l’environnement économique (Tableau 3, pour la mesure).

4.3. Résultats du modèle structurel

Nous avons utilisé le logiciel SmartPLS 3 pour analyser les données en sélectionnant un schéma de mesure « chemin » comme modèle de pondération structurale. PLS-SEM propose trois modèles : centroid, factorielle et chemin (ou trajet). Bien que les résultats diffèrent peu, la pondération par chemin est recommandée, car elle fournit la valeur de R² la plus élevée. Le nombre maximal d’itérations est de 300 sur l’algorithme. Au moment de faire le bootstrap, nous avons choisi le bootstrap BCA (biais corrected and accelerated method) avec un échantillon de 5 000 et un seuil de signification de 5 %.

Nos résultats montrent que l’environnement économique et la taille expliquent à plus de 22,9 % les orientations stratégiques des repreneurs, qui elles-mêmes expliquent à hauteur de 24,2 % la recherche de profit et 14,5 % la recherche de croissance. Tous nos résultats respectent les critères de recherche (Henseler, 2017 ; Ramli, Latan et Nartea, 2018). En effet, les variances moyennes extraites (AVE) sont supérieures à 0,5 et les valeurs du coefficient alpha de Cronbach sont au moins supérieures à 0,7 (Nunnally et Bernstein, 1994). Nous avons également vérifié la validité discriminante en comparant la racine carrée de la variance moyenne extraite (AVE) pour chaque variable latente à la corrélation entre les facteurs. Si les corrélations entre les facteurs sont inférieures à la racine carrée de l’AVE, il y a une validité discriminante (Chin, 2010). Sur cette base, nous sommes à même de confirmer que toutes les variables réflexives suffisent pour expliquer les variables latentes. Le tableau 7 résume ces résultats.

Vis-à-vis des hypothèses émises, nos résultats font apparaître que les orientations stratégiques des repreneurs ont un effet positif et significatif sur la performance financière postreprise des PME orientées vers la recherche de croissance. De façon contre-intuitive, ils montrent aussi que les orientations stratégiques des repreneurs apparaissent sans incidence significative lorsque la performance financière postreprise des PME relève d’une recherche de profit. Notre hypothèse H1 n’est donc pas confirmée. Ensuite, pour ce qui est de l’origine du repreneur (interne ou externe à l’entreprise), celle-ci n’est pas neutre dans les orientations stratégiques retenues et les objectifs de performance financière postreprise poursuivis. En effet, les repreneurs externes prennent des orientations stratégiques en vue d’améliorer la croissance de leur entreprise, alors que les repreneurs internes ont tendance à se focaliser sur la recherche de profit. Notre hypothèse H2 est donc bien confirmée.

Tableau 7

Présentation des résultats

Présentation des résultats

CE : charges externes ; VIF : variance inflation factors ; Moy. : moyenne ; Min. : minimum ; Max. : maximum ; CR : croissance ; PR : profit ; OS : orientation stratégique ; EE : environnement économique ; AC : alpha de Cronbach ; AVE : variance moyenne extraite ; *** Significativité des variables au seuil de 1 % ; ** Significativité des variables au seuil de 5 % ; * Significativité des variables au seuil de 10 %.

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L’analyse multigroupes (Tableau 8) permet d’affiner les résultats. Elle montre une grande différence entre les orientations stratégiques des repreneurs internes et externes. Les orientations stratégiques des premiers influencent positivement la performance financière postreprise tournée vers la recherche de profit, contrairement aux repreneurs externes dont les orientations stratégiques supportent significativement leur objectif de croissance. Les résultats montrent également que les objectifs de croissance des repreneurs externes entraînent une augmentation de leurs profits et que l’environnement économique influence aussi bien les orientations stratégiques des repreneurs externes que celles des repreneurs internes.

Tableau 8

Analyse multigroupes

Analyse multigroupes

*** Significativité des variables au seuil de 1 % ; ** Significativité des variables au seuil de 5 % ; * Significativité des variables au seuil de 10 %.

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5. Discussion des résultats

La gestion postreprise est une période critique pour les repreneurs, car elle est synonyme de nouveautés et d’incertitudes pour de nombreuses parties prenantes (De Freyman, 2019 ; Thévenard-Puthod, Picard et Chollet, 2014 ; Boussaguet, 2008). Sur un plan stratégique, ils se confrontent à l’importance du choix de la continuité ou de la rupture vis-à-vis des équilibres existants (Mouhli, 2019 ; Deschamps et Simon, 2011 ; Grazzini, Boissin et Malsch, 2009 ; Picard, 2009 ; d’Andria, 2008), avec parfois des difficultés pour stabiliser financièrement la PME (Boussaguet et De Freyman, 2018). Les résultats principaux de cette étude montrent que l’origine interne ou externe des repreneurs implique une influence différente des orientations stratégiques sur la performance financière postreprise, sans établir pour autant (et étrangement) de lien significatif entre ces deux dernières variables. Ils contribuent à cet égard à la réflexion pionnière d’Haddadj et d’Andria (1998) sur la problématique des orientations stratégiques des repreneurs de PME françaises et sur l’existence possible d’un rapport différent aux changements stratégiques. En effet, dans la lignée de plusieurs approches comparatives établissant un lien entre le profil des dirigeants et la recherche de croissance ou de stabilité (Cadieux et al., 2010 ; Le Breton-Miller et Miller, 2008 ; Westerberg et Wincent, 2008 ; Cooper et Dunkelberg, 1986), cette étude conforte l’influence que le choix du repreneur peut avoir sur les orientations stratégiques et la performance financière postreprise d’une PME. Elle révèle ainsi que son origine (interne ou externe) pèse sur le choix des objectifs organisationnels de performance assignés à la PME (croissance ou profit), confirmant empiriquement l’importance des représentations individuelles (Sadler-Smith et al., 2003 ; Walker et Brown, 2004 ; St-Pierre et Cadieux, 2011), mais aussi et surtout la nécessité de répondre plus fortement au déficit de recherches et de résultats sur les implications de cette origine en termes de changements stratégiques et de performance postreprise (Karaevli, 2007).

Cette recherche révèle que les repreneurs internes sont tournés vers une forme de maximisation des profits, c’est-à-dire qu’ils adoptent plus facilement une posture stratégique de préservation de la richesse et d’appropriation de valeur (Molly, Laveren et Deloof, 2010 ; Le Breton-Miller et Miller, 2008). En d’autres termes, cela peut signifier que des repreneurs internes favorisent des stratégies de « récolte », plutôt conservatrices et limitées en termes d’investissement, de risques et de nouveaux produits ou services (Le Breton-Miller et Miller, 2008). De la même façon, ils s’inscrivent plus facilement dans la continuité en recherchant des améliorations ciblées pour optimiser ce qui existe déjà (Westerberg et Wincent, 2008). La plus grande prudence des repreneurs internes pourrait peut-être expliquer cette préférence donnée à la stabilité, à la profitabilité et/ou à la famille, en raison de leur passé commun avec l’entreprise, de leurs interrogations vis-à-vis des changements organisationnels ou encore du poids du cédant (Fattoum et Fayolle, 2008). Cependant, on peut aussi penser que des repreneurs internes s’enferment plus facilement dans une approche contrainte, à même de limiter la nature et la portée des orientations stratégiques envisageables. Wennberg et al. (2011) relient par exemple la performance supérieure des reprises externes sur le long terme à certains freins rencontrés par les entreprises familiales (volonté de garder le contrôle, bassins restreints de capacités managériales et préférence pour des objectifs non financiers). En poussant la discussion, au moins trois éléments propres à l’origine interne des repreneurs semblent pouvoir se combiner pour expliquer ce comportement maximisateur : la maîtrise préexistante de l’environnement économique, le réflexe de mimétisme et la recherche de légitimité auprès des parties prenantes.

En effet, les repreneurs internes ont une perception favorable de leur environnement économique et social. Celui-ci n’est pas si complexe pour eux et il ne nécessite pas d’innover ou de bouleverser les routines organisationnelles pour pérenniser les activités de l’entreprise. Cependant, le confort de cette situation peut les maintenir dans la stagnation, connue pour laisser peu de place à la prise de risque, à la volonté de croissance ou encore au développement des ressources financières et managériales (Miller, Le Breton-Miller et Scholnick, 2008). De la même façon, si ce niveau de connaissance préalable est plutôt présenté à l’avantage du repreneur (Bughin, Colot et Finet, 2010), on peut également penser qu’il réduit son champ de réflexion, contribuant ainsi au statu quo et au mimétisme, particulièrement dans les opérations familiales où l’emprise du cédant peut être déterminante sur l’évolution postreprise (Gagné, Marwick, Brun de Pontet et Wrosch, 2021). Sur ce point, Davis et Harveston (1999) ont déjà montré que des reprises deviennent incomplètes en raison d’une ombre générationnelle qui contraint la motivation du repreneur à entrer dans son rôle, multiplie les risques de conflits et favorise l’apparition de dysfonctionnement au sein de l’organisation. Les repreneurs internes peuvent donc être tentés de s’inscrire dans des logiques de continuité et d’inertie, en réponse au poids des contraintes patrimoniales (Berrada El Azizi, El Mabrouki et Habba, 2014), mais aussi pour s’assurer une adhésion des parties prenantes et contribuer à la reconnaissance de leur légitimité. Le choix de l’alignement stratégique limite les changements et facilite un environnement plus à même de procurer des conditions optimales d’intégration (Ma, Seidl et Guérard, 2015), tout en contraignant mécaniquement les perspectives de croissance.

Les repreneurs externes affichent a contrario une volonté de croissance qu’ils expriment au travers de leurs orientations stratégiques postreprise pour l’entreprise. Leur extériorité semble favoriser un schéma de rupture vis-à-vis des objectifs passés (encourageant une réorganisation du comportement organisationnel et une redéfinition de l’identité collective). Pour soutenir ces ambitions de croissance, on peut cependant penser qu’ils restent en capacité d’osciller entre des stratégies de prospection, portées par le développement de nouveaux produits et/ou marchés, et des comportements optimisateurs, plus ancrés dans la continuité de l’existant (Westerberg et Wincent, 2008). L’adoption de nouvelles orientations stratégiques procure fréquemment des avantages concurrentiels et une amélioration de la performance de l’entreprise (Deutscher, Zapkau, Schwens, Baum et Kabst, 2016). Or, l’origine externe du repreneur semble le détacher des écueils propres à l’enracinement dans des sillons déjà tracés, favorisant l’émergence d’un regard neuf sur les conditions de compétitivité de la PME et sur les changements stratégiques à opérer. Sur ce point, la littérature explique que l’apport d’une vision stratégique nouvelle est une caractéristique majeure des opérations de reprise externe (Rollin, 2017 ; Grazzini, Boissin et Malsch, 2009) et que celle-ci est pensée avec une « coalition d’experts et de conseillers », au terme d’un long processus d’évaluation de la PME (Deschamps et Lamarque, 2020). Il convient peut-être d’aller plus loin et de réaffirmer l’importance du temps dans ce type d’opération (Fiegener, Brown, Prince et File, 1996), car si les orientations stratégiques du repreneur externe se déterminent avant ou au cours du processus de reprise, il peut être important de considérer le poids des (ré)ajustements stratégiques demandés par les aléas de la gestion postreprise.

En ce sens, des conditions moins favorables que prévu peuvent par exemple pousser un repreneur externe à réviser ses plans et à s’appuyer sur l’existant à court terme, pour mieux s’en éloigner à moyen ou long terme, avec en toile de fond une problématique d’adéquation entre les orientations stratégiques souhaitées et les moyens que l’entreprise est réellement en capacité de mettre en place pour y parvenir. Cela résonne de la même façon, nous semble-t-il, avec les conclusions de Van Teeffelen et Uhlaner (2010), qui conseillent aux repreneurs externes de PME d’engager des actions stratégiques (changements organisationnels et innovation de produit ou de marché) pour améliorer la performance globale postreprise, même si celles-ci ne sont pas immédiates et qu’elles interviennent deux ans après leur prise de fonction. En outre, la littérature suggère également que le repreneur externe doit identifier et exploiter des occasions de profit pour maintenir un niveau de croissance ou donner un nouvel élan à la PME (Boumedjaoud et Messeghem, 2020). Dans cette lignée, l’influence positive de la recherche de croissance des repreneurs externes sur la réalisation de profits suggère une conciliation possible de ces objectifs dans le temps, nous incitant peut-être à introduire de la nuance et à moins les opposer (« croissance ET profit », plus que « croissance OU profit »). Elle renforce également la proposition de Wennberg et al. (2011), selon laquelle un attachement émotionnel plus faible à l’entreprise augmente les chances de développer un agenda stratégique centré sur les indicateurs traditionnels de croissance et de profitabilité. Ces auteurs expliquent qu’un repreneur externe aura tendance à s’entourer de nouveaux acteurs capables d’introduire des changements stratégiques et organisationnels pensés pour améliorer la performance.

Conclusion

La gestion postreprise est une étape charnière pour le repreneur de PME : elle peut occasionner des fragilités et des déséquilibres et enclencher de nouvelles dynamiques organisationnelles. Parmi l’ensemble des enjeux auxquels le repreneur se confronte, le choix de la rupture ou de la continuité vis-à-vis des orientations existantes peut être à l’origine d’un dilemme stratégique particulièrement sensible, voire inconfortable. L’objectif de cette recherche consistait à interroger l’influence des orientations stratégiques des repreneurs sur la performance financière postreprise. Il s’agissait notamment de déterminer si leur origine interne (salariés ou membres du clan familial) ou externe (étranger à l’entreprise) pouvait s’accompagner d’orientations stratégiques et de performances financières postreprise spécifiques. Jusqu’à présent, la plupart des travaux menés dans le contexte repreneurial n’ont pas vraiment permis d’établir le caractère prédicteur de l’origine du repreneur sur l’évolution stratégique des entreprises. D’ailleurs, Haddadj (1999, p. 93) préconisait déjà de rechercher des variables complémentaires, car cette seule distinction pouvait « sembler incorrecte ou trop simpliste » pour anticiper avec justesse les développements stratégiques postreprise.

Cependant, ce travail met en lumière des prédispositions possibles en fonction de leur origine interne (recherche de profits et comportement plutôt maximisateur) ou externe (recherche de croissance et comportement plutôt prospectif). D’une façon générale, on observe que l’exploration des spécificités des repreneurs internes et externes est un domaine encore peu étudié, alors même que ces connaissances contribueraient sans doute à servir les acteurs engagés, plus ou moins directement, dans une problématique repreneuriale. Par exemple, il peut y avoir un intérêt pour certaines parties prenantes (banques, investisseurs, politiques, consultants, employés, etc.) à mieux comprendre les orientations stratégiques des différents types de repreneurs, de sorte à prévoir plus efficacement la performance financière future des entreprises concernées (ce qui peut être utile dans une logique d’arbitrage ou de fléchage). De même, c’est une réponse possible à la complexité de la décision stratégique qui se pose aux cédants au moment de choisir entre un repreneur interne ou externe. L’identification de divergences dans les orientations stratégiques postreprise pourrait influencer leur prise de décision et peut-être aider également à expliquer pourquoi certaines reprises sont réussies alors que d’autres échouent (contribuant à terme à diminuer le taux d’échec des reprises de PME). Ce travail apporte ensuite un éclairage complémentaire aux études comparatives conduites dans le champ du repreneuriat (Wennberg et al., 2011 ; Bughin, Colot et Finet, 2010 ; Cadieux et al., 2010 ; Van Teeffelen et Uhlaner, 2010 ; Haddadj et d’Andria, 1998). En élargissant le périmètre de réflexion, il vient aussi enrichir la littérature portant sur les conséquences organisationnelles et stratégiques du changement de dirigeants (Miller, 1993 ; Ma, Seidl et Guérard, 2015).

Sur un plan conceptuel, cette contribution invite à réaffirmer l’importance du temps dans les développements théoriques, car celui-ci peut expliquer des (ré)ajustements stratégiques liés à une meilleure prise en compte des aléas de la gestion postreprise, ainsi que celle de la perspective individuelle dans la compréhension des trajectoires postreprise de PME, en raison du lien organique qui se crée entre le repreneur et sa PME. L’étude présente cependant certaines limites, à l’image des choix opérés pour appréhender les variables principales du modèle (orientations stratégiques et performance financière postreprise). De même, en dépit des efforts consentis pour contourner l’opacité du marché de la reprise d’entreprise, la taille de l’échantillon est encore trop limitée pour envisager des traitements méthodologiques complémentaires à l’approche déployée (PLS-SEM). Cela nous aurait permis de trianguler les analyses. On peut également penser, en écho à la place du temps dans l’étude des orientations stratégiques postreprise, qu’une cohorte d’entreprises ayant été transmises il y a plus de cinq ans aurait pu offrir le caractère longitudinal qui fait probablement défaut à cette recherche. Pour autant, les résultats de cette recherche permettent de formuler plusieurs recommandations managériales à destination des principaux acteurs du repreneuriat.

Sur un plan général, ils appellent en effet à normaliser le dilemme stratégique vécu par chaque repreneur et à relativiser les craintes que celui-ci pourrait avoir à se positionner, d’une manière ou d’une autre, vis-à-vis des schémas existants de la PME. En conséquence, au moment de leur accompagnement, on peut penser que le fait de les rassurer sur ces hésitations et de les normaliser pourrait les aider à se concentrer sur la gestion des incertitudes de court terme, propres à la gestion postreprise. Sur un plan plus singulier, ces résultats invitent particulièrement les repreneurs internes (salariés ou membres du clan familial) à prendre conscience que leur lien préalable avec la PME, souvent présenté à raison comme un avantage important, est aussi à l’origine de mécaniques moins favorables à la performance postreprise. Il peut être plus difficile pour eux de se soustraire à l’ombre du cédant et à certains conservatismes. Pour ces raisons, les repreneurs internes gagneraient sans doute à introduire de la diversité dans leur cercle de confiance et à s’entourer de conseils extérieurs au moment de prendre la relève et de réfléchir aux orientations stratégiques souhaitables pour la PME (recours à des cabinets spécialisés ou recrutement de plusieurs cadres externes par exemple). De la même manière, des actions de sensibilisation ou de formation spécifiques pourraient aussi préparer les cédants à favoriser l’émancipation des repreneurs internes et à chasser certains comportements (possiblement inconscients) et/ou principes de fonctionnement pouvant les brider malgré eux et peut-être aussi à accepter de les voir porter de nouvelles ambitions pour l’entreprise.