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Ce numéro spécial de la Revue internationale PME a pour objectifs d’explorer et de comprendre la manière dont les technologies numériques sont déployées par les petites et moyennes entreprises dans un contexte international.
Les récentes crises sanitaire et économique ont profondément impacté le commerce international (Alon, Minki, Lagakos et Vanvuren, 2020) et perturbé les chaînes d’approvisionnement mondiales (Ratten, 2020). Les PME et jeunes entreprises sont particulièrement vulnérables à ces perturbations du fait de leur limitation en ressources (Humphries, Neilson et Ulyssea, 2020). Dans ce contexte, la numérisation des entreprises, c’est-à-dire l’adoption et l’application des technologies numériques telles que l’informatique en nuage, l’analyse de données, les communautés en ligne, les réseaux sociaux, l’impression 3D, l’intelligence artificielle, etc., s’est considérablement renforcée.
D’un autre côté, l’intérêt des chercheurs pour la numérisation s’est accru ces dernières années (Lee, Falahat et Sia, 2019), car les nouvelles technologies numériques ont transformé la nature de l’incertitude inhérente aux processus et aux résultats des entreprises ainsi que la manière de gérer cette incertitude (Nambisan, 2017). Les PME qui se lancent dans la numérisation de certains processus commerciaux changent radicalement leur chaîne de valeur en termes de proposition de valeur, de création de valeur et de mécanismes de capture de valeur (Eller, Alford, Kallmünzer et Peters, 2020). La transformation numérique s’avère en effet être bien plus qu’une simple intégration des technologies et une numérisation des processus. Il s’agit d’une transformation globale de l’entreprise, de son modèle d’affaires, de ses pratiques managériales, etc.
Cet intérêt pour la numérisation s’observe également dans les travaux sur l’internationalisation des PME (Ipsmiller, Dikova et Brouthers, 2022). Les outils digitaux peuvent en effet être au service de l’internationalisation des petites structures qui manquent de ressources (Strange, Chen et Fleury, 2022). De fait, sur un plan commercial, les technologies numériques ont un puissant effet démocratisant, car elles abaissent les barrières à l’accès au marché et permettent à un grand nombre et à un ensemble varié d’acteurs, et notamment des PME, de participer aux échanges sur le marché international (Pergelova, Manolova, Simeonova‐Ganeva et Yordanova, 2019). La crise de la Covid-19 en fut un parfait exemple, les entreprises incapables de se numériser étant alors vouées à disparaître. Ainsi, Kromidha et Robson (2020) démontrent que la présence numérique, soit l’identité de l’entreprise, son image de marque, son marketing et ses relations avec les parties prenantes au travers d’Internet et des réseaux sociaux, est un bon indicateur du degré de prospection à l’international. D’autres auteurs comme Freixanet, Braojos, Rialp-Criado et Rialp-Criado (2020) soulignent le lien existant entre l’orientation entrepreneuriale à l’international et l’usage des réseaux sociaux. Vadana, Torkkeli, Kuivalainen et Saarenketo (2019) montrent quant à eux l’impact de la numérisation sur la chaîne de valeur globale, en distinguant les effets de l’internationalisation numérique externe, liée au service ou à la vente sur les marchés étrangers (vente, livraison et soutien) et les effets de l’internationalisation numérique interne (intégration de logiciels professionnels, déploiement de l’informatique en nuage, exploitation de données de masse, etc.) sur les opérations d’approvisionnement internationales (création, production).
Toutefois, les connaissances actuelles sur la manière dont les technologies numériques sont mobilisées par les PME sont encore limitées, plus particulièrement dans une perspective d’entrepreneuriat international. De fait, de nombreux auteurs parmi lesquels Coviello, Kano et Liesch (2017), Manyika et al. (2016), Vahlne et Johanson (2017) ou encore Paul et Rosado-Serrano (2019) réclament davantage de recherches sur l’impact de la numérisation sur l’internationalisation des PME.
D’après Oviatt et McDougall (2005, p. 538), « l’entrepreneuriat international recouvre la découverte, l’engagement, l’évaluation et l’exploitation d’opportunités en dehors des frontières nationales afin de créer de futurs biens et services ». Hauch et Eldrissi (2012) distinguent trois courants de recherche en entrepreneuriat international. Un premier courant montre les contrastes entre les entreprises qui axent leur développement sur les marchés locaux et celles qui se développent rapidement sur les marchés internationaux. Or, à la manière de Lee, Falahat et Sia (2019), on pourrait s’interroger sur le rôle de la numérisation sur l’accélération de l’internationalisation. De même, les stratégies de numérisation mises en oeuvre diffèrent-elles d’un type de PME internationalisée à un autre ? Plus de numérisation coïncide-t-elle systématiquement avec plus d’internationalisation ?
Un deuxième courant de recherche en entrepreneuriat international s’intéresse au comportement entrepreneurial, incluant les thématiques de la cognition, de l’apprentissage et de la stratégie. Dans ce cadre, on peut par exemple se demander si les PME internationalisées adoptent des pratiques numériques spécifiques et si celles-ci modifient en retour leur comportement entrepreneurial. Ou encore, quels sont les déterminants d’une transformation numérique réussie chez la PME internationalisée ?
Enfin, un troisième courant aborde l’entrepreneuriat international en s’appuyant sur la notion d’opportunités d’affaires. La recherche d’opportunités est favorisée par la dynamique de la concurrence en matière de technologies et par l’existence de réseaux autour de l’entreprise. Elle donne une plus grande envergure au processus d’internationalisation (Etemad, 2005). La numérisation est-elle alors une source d’opportunités pour la PME internationalisée ? A-t-elle des effets sur son processus d’internationalisation ?
C’est pourquoi, dans le cadre de ce numéro spécial, nous avons invité la communauté de recherche à réfléchir à la dialectique entre entrepreneuriat international et numérisation ainsi qu’aux causes et conséquences qui peuvent en découler.
Les articles de ce numéro spécial
À travers les articles présentés dans le cadre de ce numéro spécial, quatre contextes très différents sont explorés, apportant des éclairages complémentaires sur les questions posées en s’inscrivant dans un ou plusieurs des trois courants de recherche en entrepreneuriat international.
Dans l’article intitulé Quel est l’impact de la transformation numérique sur l’internationalisation des petites et moyennes entreprises ? Laurice Alexandre, Alexis Catanzaro, Véronique Favre-Bonté et Lynda Saoudi partent du constat que la transformation numérique est nécessaire pour obtenir un avantage concurrentiel international (Elia, Giuffrida, Mariani et Bresciani, 2021), mais que c’est également un grand défi pour la PME ; il est donc important pour une PME internationale de mener à bien sa transformation numérique en prenant en compte les différentes contingences liées à cette opération.
C’est pourquoi ils proposent, sur la base d’une revue de la littérature, un modèle conceptuel de recherche démontrant l’interaction complexe entre les composantes de la transformation numérique (technologies et capacités), l’orientation numérique des propriétaires-dirigeants de la PME et plusieurs conséquences de la transformation numérique en lien avec l’internationalisation. Leur proposition de conceptualisation contribue à compléter la littérature en entrepreneuriat international encore embryonnaire sur l’utilisation des technologies et des capacités numériques dans un contexte international. En effet, de nombreuses études (Favre-Bonté et Tran, 2013 ; Deprince et Arnone, 2018) ont déjà présenté les bénéfices liés aux outils numériques pour les petites entreprises, mais les spécificités de leur utilisation dans le contexte de l’internationalisation restent peu développées. Par conséquent, cette recherche apporte des éclairages sur les composantes de la transformation numérique et comment elles influencent l’internationalisation des PME.
L’article intitulé La détection d’opportunités internationales dans un environnement incertain : le rôle des capacités numériques et de l’agilité organisationnelle des PME, proposé par Waleed Omri, Hedi Yezza et Audrey Bécuwe, s’intéresse au processus d’identification des opportunités internationales chez les petites et moyennes entreprises pendant la crise sanitaire de la Covid-19. Ainsi, les auteurs étudient l’impact des capacités numériques et de l’agilité organisationnelle sur la détection d’opportunités internationales en prenant en considération le rôle modérateur de l’incertitude environnementale. Grâce à une étude quantitative menée auprès de 146 PME tunisiennes, les auteurs démontrent que les capacités numériques et l’agilité organisationnelle affectent positivement la détection d’opportunités internationales. Par ailleurs, un environnement incertain et turbulent peut affaiblir la relation entre les capacités numériques et l’identification des opportunités d’exportation. Outre les apports théoriques, cet article offre de nouvelles perspectives managériales pour soutenir le développement d’un couplage entre les capacités numériques et les capacités managériales agiles afin de déterminer et favoriser la détection d’opportunités internationales chez les PME.
L’article d’Olga Chevé et Xavier Lesage, intitulé Impact des réseaux sociaux numériques sur le processus d’internationalisation des PME traditionnelles : un moteur dopé par la crise de Covid-19 ? illustre le rôle joué par les réseaux sociaux numériques dans la croissance internationale des PME durant la crise de la Covid-19. Par une étude exploratoire de dix PME complétée d’une approche longitudinale avec quatre d’entre elles, les auteurs proposent une perspective dynamique et évolutive de l’internationalisation, qui montre que le recours à ces plateformes constitue pour certaines PME bien plus qu’un prérequis du développement international. Elle conduit les entreprises à s’interroger sur leur identité numérique, sur les nouvelles compétences et sur le rôle pivot qu’elles pourraient jouer dans un écosystème d’affaires numérique. Les résultats amènent les auteurs à suggérer une évolution du modèle d’Uppsala (Johanson et Vahlne, 2009) vers un modèle de développement à l’international hybride, combinant aspects traditionnel et numérique. À l’aune de ces résultats, les auteurs invitent les PME à penser dorénavant non seulement à la présence physique dans le pays étranger, mais aussi à une forme de présence numérique via les réseaux sociaux numériques. Ils proposent ainsi un ensemble de recommandations managériales pour aider les PME à envisager cette nouvelle orientation stratégique.
Enfin, l’article de Pierre-Louis Meuric et Véronique Favre-Bonté, intitulé La numérisation comme accélérateur de l’internationalisation des PME… Les compétences numériques comme carburant ! vient clore ce numéro spécial en étudiant le rôle de certaines compétences numériques et comment ces compétences interagissent pour influencer la vitesse d’internationalisation des PME. Les auteurs choisissent de se focaliser sur un type particulier de PME : les entreprises à internationalisation rapide et précoce (EIRP), car elles semblent aller plus vite que d’autres PME plus traditionnelles. En effet, les EIRP ont des caractéristiques singulières, en partant rapidement à l’international et en affichant de forts taux de croissance dès leurs premières années d’existence. De plus, le processus de numérisation favorise leur croissance, et donc leurs trajectoires internationales, et semble être alimenté par des compétences qui leur permettent d’interagir avec les outils numériques (Knight et Liesch, 2016). Les chercheurs ont donc voulu explorer ces compétences et, pour ce faire, ils ont déployé une démarche qualitative exploratoire par l’étude en profondeur de sept cas.
Leurs résultats révèlent que, en plus de la vision du dirigeant, la vitesse d’internationalisation des EIRP dépend de trois types de compétences numériques : les compétences analytiques numériques, les compétences opérationnelles numériques et les compétences marketing international numériques. Enfin, une autre contribution originale de leur recherche est de montrer la présence d’un effet rétroactif dynamique : la vitesse d’internationalisation aurait à son tour un impact sur les compétences opérationnelles et les renforcerait, créant ainsi une boucle « numérique – internationale » vertueuse.
Pour clore cet éditorial, nous tenons à souligner que nous avons eu un grand plaisir à coordonner ce numéro spécial. Nous espérons que vous en aurez autant à découvrir chacune des contributions apportées par les chercheurs. Nous souhaitons les remercier, ainsi que les évaluateurs anonymes, pour leur collaboration tout au long du processus éditorial. Nous remercions également les rédactrices de la RIPME pour la confiance qu’elles nous ont accordée pour coordonner ce numéro. Nous vous souhaitons une agréable lecture et de riches réflexions.
Nous tenons également à préciser que le ou les articles signés par nos soins ont subi un processus d’évaluation en dehors de notre supervision, conformément aux exigences d’éthique et d’intégrité de la RIPME.
Appendices
Notes biographiques
Laurice Alexandre est professeure des Universités HDR à l’Université Paris Cité. Elle est responsable du master Entrepreneuriat et enseigne l’entrepreneuriat et le management international. Elle est chercheure au CEPED/CEDAG et ses recherches portent essentiellement sur l’accompagnement des PME à l’internationalisation.
Alexis Catanzaro est professeur des Universités à l’Université Jean-Monnet, IAE de Saint-Étienne. Il est responsable du master 2 Entrepreneuriat et chargé des relations internationales. Il est également directeur adjoint du laboratoire Coactis. Ses recherches portent sur l’entrepreneuriat international et l’entrepreneuriat durable.
Véronique Favre-Bonté est professeure des Universités à l’IAE Savoie Mont Blanc où elle est responsable du master Management de zones export et de la mention management. Elle enseigne le management international. Chercheure à l’IREGE, son domaine de recherche est principalement centré sur l’entrepreneuriat international.
Références
- Alon, T.M., Minki, K., Lagakos, D. et VanVuren, M. (2020). How should policy responses to the Covid-19 pandemic differ in the developing world ? Cambridge, National Bureau of Economic Research.
- Coviello, N., Kano, L. et Liesch, P.W. (2017). Adapting the Uppsala model to a modern world : macro-context and microfoundations. Journal of International Business Studies, 48(9), 1151-1164.
- Deprince, E. et Arnone, L. (2018). Les réseaux sociaux numériques : analyse de leurs utilisations dans le cadre de l’internationalisation des petites entreprises. Management International, 22, 17-29.
- Elia, S., Giuffrida, M., Mariani, M.M. et Bresciani, S. (2021). Resources and digital export : an RBV perspective on the role of digital technologies and capabilities in cross-border e-commerce. Journal of Business Research, 132, 158-169.
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- Freixanet, J., Braojos, J., Rialp-Criado, A. et Rialp-Criado, J. (2020). Does international entrepreneurial orientation foster innovation performance ? The mediating role of social media and open innovation. The International Journal of Entrepreneurship and Innovation, 5(20), 1-12.
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