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Introduction

Le Liban connaît une crise structurelle dont les conséquences s’aggravent depuis 1992 étant donné l’absence de réformes économiques et de changements politiques. Sur les années 2020-2022, ce pays a fait face à plusieurs crises avec des impacts sur l’emploi et la vie des entreprises. Ainsi, la pandémie de la Covid-19 et l’explosion du port de Beyrouth (le 4 août 2020) ont diminué les offres d’emploi, en particulier dans les petites, moyennes et micros entreprises. À ces deux crises les plus médiatisées, s’ajoute une crise financière avec un dérèglement des taux de change (USD/LBP), qui a affecté notamment les entreprises importatrices (Abboud, 2021, 2022). Dans une économie libanaise fortement dollarisée[1], les entreprises, comme les particuliers, sont confrontées à un accès limité à cette devise étrangère. « Le pays importe 85 % de ses besoins en biens d’équipement et en denrées alimentaires. Les commerçants doivent payer ces importations en dollars. Or, le dollar n’est pas accessible auprès des banques. » (Desorgues, TV5 Monde, 2021) Par conséquent, l’activité économique a enregistré un net ralentissement étant donné ce problème de liquidité qui a entraîné une crise sociale, dont une augmentation de la pauvreté (Banque mondiale, 2021).

Ce contexte de crises, générateur de turbulence, d’incertitude et de risque, affecte les entreprises qui doivent ainsi développer leur résilience. Selon Pearson et Clair (1998, p. 66) une crise est « une situation à faible probabilité et à fort impact qui est perçue par les parties prenantes essentielles comme menaçant la viabilité de l’organisation ». Ces auteurs soulignent également l’importance de la réputation de l’entreprise et la nécessité d’une action rapide pour minimiser les dommages à long terme. Une crise peut alors être considérée comme une opportunité de construire la résilience organisationnelle. « La résilience organisationnelle représente les qualités et les capacités d’adaptation qui permettent à une organisation de survivre et de se maintenir pendant les périodes de turbulences. » (Börekci Rofcanin et Gürbüz, 2015, p. 6839)

Par ailleurs, nos recherches ont montré que la RSE et l’intégration dans des réseaux peuvent constituer des éléments clés permettant aux PME de résister à un contexte instable et favoriser leur performance globale (Khawaja, Dubruc et Mekdessi, 2019 ; Dubruc, Mekdessi et Khawaja, 2018 ; Dubruc et Mekdessi, 2017 ; Makdessi, Khawaja, Dubruc et Mekdessi, 2017). Qu’en est-il lorsque les crises se multiplient ? Comment un tel contexte peut-il contribuer à développer la résilience organisationnelle des PME ? Quels sont les dispositifs de gestion mobilisés par une PME pour être résiliente face à de multiples crises ? Pour répondre à ces questions, une étude de cas longitudinale a été menée auprès d’une PME libanaise. Nous mettons en évidence qu’une PME engagée dans une démarche RSE favorise une vision à long et moyen terme et développe ainsi sa résilience dans des actions internes et externes pour assurer la poursuite de son activité. Ainsi, le maintien de relations de confiance avec ses clients, une production fiabilisée et une GRH durable sont trois piliers qui permettent à la PME d’affronter plusieurs crises et de favoriser sa pérennité, renforçant ainsi sa résilience organisationnelle.

Notre article est structuré comme suit. Nous présentons en premier lieu la résilience organisationnelle comme un processus dynamique puis nous questionnerons l’incidence de plusieurs crises sur la résilience organisationnelle des PME. Suivront la méthodologie de la recherche et l’entreprise étudiée pour finalement aborder les résultats obtenus et les discuter.

1. Revue de littérature

Cette partie développe la notion de résilience organisationnelle, son processus et les questions liées à la résilience des PME face à de multiples crises.

1.1. Résilience organisationnelle

Le concept de résilience organisationnelle trouve ses origines dans les travaux de plusieurs auteurs en sciences de gestion. En 2002, Weick et Sutcliffe ont mis en avant l’importance de la flexibilité, de l’adaptabilité et de la redondance pour permettre aux organisations de survivre et de se rétablir après avoir fait face à des événements imprévus. Lengnick-Hall et Beck (2005, 2007) ont proposé un cadre conceptuel pour la résilience organisationnelle en soulignant trois éléments clés : la préparation et la réponse aux crises et la façon dont les entreprises pouvaient récupérer après des événements marquants. Plusieurs définitions de la résilience organisationnelle mettent l’accent sur la capacité des entreprises à s’adapter favorablement, à continuer à fonctionner, à faire face, à interagir avec l’environnement, à suivre une trajectoire stable (Börekci, Rofcanin et Gürbüz, 2015 ; Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall, 2011). Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall (2011, p. 244) précisent que la résilience est « l’aptitude d’une firme à efficacement absorber, à développer des réponses spécifiques à la situation et, finalement, à engager des activités de transformation afin de capitaliser sur les surprises perturbatrices qui menacent potentiellement la survie de l’organisation ».

Nous retenons ces recherches dans le but de souligner la capacité des entreprises, en particulier des PME, à s’adapter à des situations difficiles pour survivre et à apprendre à se transformer pour se préparer à affronter des crises répétées. Le concept de résilience est donc « étroitement lié à la notion de crise » (Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall, 2011) qui est, elle, définie par Williams, Gruber, Sutcliffe, Sheperd et Zhao (2017, p. 739) comme « un processus d’affaiblissement ou de dégénération susceptible de culminer en un événement disruptif pour le fonctionnement normal de l’acteur (individuel, organisationnel et/ou communautaire) ». Se renouveler et s’adapter en permanence permet aux organisations d’éviter les conséquences néfastes des situations de crise afin d’assurer la pérennité des entreprises (Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall, 2011). De ce fait, une crise (financière, économique, sociale, sanitaire…) peut être une opportunité de construire la résilience organisationnelle, comme l’a montré Labaki (2020, 2021) pour les PME familiales.

Deux conceptions de la résilience sont à distinguer : la résilience active et la résilience adaptative (Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall, 2011 ; Ortiz-de-Mandojana et Bansal, 2016). La première est qualifiée de résilience stratégique qui favorise le développement de nouvelles opportunités issues de la crise tout en permettant de mieux se préparer à la survenance de nouvelles crises (Akgün et Keskin, 2014 ; Hamel et Välikangas, 2003 ; Lengnick-Hall et Beck, 2005). La résilience adaptative correspond à une vision issue de la science des matériaux et représente la résilience comme l’ajustement à un phénomène. Ainsi, une fois la crise dépassée, l’entreprise retourne à son état initial (Altintas, 2020 ; Berger-Douce, 2021). Entre ces deux perspectives, il existe certainement des intermédiaires. L’intérêt de ces deux types de résilience réside dans une inscription différente de l’organisation dans le temps. Dans la résilience active, l’entreprise s’inscrit dans la durée alors que la résilience adaptative représente une organisation plus passive qui réagit à ce qui se passe sans visée directe vers l’avenir.

Ainsi, les crises construisent la résilience d’une organisation, et cela, par l’évolution d’un état qui changerait à chaque nouvelle crise. La résilience active nous semble être nécessaire pour faire face à de multiples crises. De nouvelles opportunités sont intégrées par l’organisation au moment de la crise avec la volonté de ne pas subir ses effets néfastes, mais de tenter de la maîtriser. Nous sommes intéressées par ce processus de résilience qui évolue en fonction de la vie de l’organisation.

1.2. La résilience comme un processus

La résilience peut être « considérée à la fois comme un état, un processus ou une stratégie en situation d’adversité » (Ewango-Chatelet, 2022, p. 27). Pour comprendre la résilience, nous proposons de la considérer comme un processus qui se situe autour d’une crise afin de mieux comprendre les différents éléments qui la caractérisent. Duchek (2020) a développé un modèle qui montre trois phases dans la résilience organisationnelle. La phase d’anticipation, avant la crise, se caractérise par des actions proactives qui montrent la capacité des entreprises à repérer des éléments déclencheurs de la crise et agir en fonction. La phase d’ajustement, pendant la crise, montre les actions qui seront mises en oeuvre pour gérer la période de crise et contrer ses effets négatifs. Finalement, la phase d’adaptation, après la crise, mène à l’implantation des changements qui sont adoptés par les entreprises comme réactions à la crise. Berger-Douce (2021) souligne que ces trois phases de la résilience sont fortement dépendantes les unes des autres et présentent des chevauchements dans le temps. Ce processus dynamique se déroule à travers des interactions avec l’environnement comme support et soutien de la dynamique elle-même.

Ce processus de résilience se fait notamment dans le temps à partir d’une pratique réflexive du dirigeant au sein de la communauté de l’organisation. L’appropriation, l’absorption du choc et le renouvellement de l’entreprise qui permettent la résilience nécessitent de se développer en interaction « de façon optimisée dans un espace-temps adéquat dans lequel l’entrepreneur évolue » (Dardouri, Gibard et Rérolle, 2022, p. 167). Et ainsi, ce sera au sein d’une communauté proche de l’entrepreneur, avec d’autres entrepreneurs, que la réflexivité sur la crise vécue deviendra une ressource utilisée pour questionner ses représentations et ses croyances afin de favoriser la prise de recul nécessaire pour la résilience. Le réseau de l’organisation est important en tant que communauté. Dans le processus de résilience, Chalus-Sauvannet (2022) met en avant l’importance de la veille stratégique faite dans le réseau de l’entreprise, car elle permet « d’alimenter le système de décision par des informations à caractère anticipatif » (p. 44). De même, l’analyse de la résilience de trois start-up écoresponsables par El Yadari (2022) montre l’importance du réseau, qui permet l’effectuation pour une organisation et donc favorise la transformation des contingences de la crise en opportunités par la créativité notamment. Et, qu’en est-il de la résilience en contexte de crises multiples et continues dans des PME ?

1.3. Résilience et crises multiples

Nous avons souhaité questionner la résilience dans les entreprises quand les chocs sont multiples, car ce qui favorise un processus de résilience à plusieurs crises n’est guère abordé dans les recherches sur la résilience organisationnelle.

En premier lieu, comment définir une crise ? Selon Le Robert en ligne[2], une crise est une « phase grave dans une évolution (événements, idées) ». Selon la normalisation européenne, une crise est un « événement ou situation sans précédent ou extraordinaire qui menace un organisme et exige une réponse stratégique, adaptative et rapide afin de préserver sa viabilité et son intégrité » (PD-CEN-17091, 2018). Une crise dans une organisation se distinguerait des catastrophes naturelles. Selon Seeger, Sellnow et Ulmer (1998), « une crise organisationnelle est un événement ou une série d’événements spécifiques, inattendus et non routiniers qui créent un niveau élevé d’incertitude et menacent ou sont perçus comme menaçant les objectifs prioritaires d’une organisation » (p. 233).

La gestion de crise en sciences de gestion, et notamment pour les PME, est un sujet complexe qui a fait l’objet de nombreuses recherches. Selon Doern, Williams et Vorley (2019), les crises peuvent prendre différentes formes, allant des événements naturels aux événements politiques, en passant par les crises économiques et financières. Ainsi, une crise peut être définie comme un événement imprévu qui perturbe l’activité normale d’une entreprise et nécessite une action rapide et efficace pour minimiser les dommages. Les PME sont particulièrement vulnérables aux crises en raison de leur taille, de leur capacité limitée à mobiliser des ressources et de leur manque de préparation (Hickman et Crandall, 1997 ; Herbane, 2010). Dans son étude sur les petites entreprises, Doern (2016) a constaté que les entreprises les plus vulnérables étaient celles qui manquaient de préparation et de planification pour faire face à la crise. Par ailleurs, les crises peuvent fournir des opportunités et conduire les PME à repenser leur modèle d’affaires, à innover et à adopter de nouvelles stratégies (Irvine et Anderson, 2004 ; Herbane, 2010 ; Smallbone, Deakins, Battisti et Kitching, 2012). Hickman et Crandall (1997) ont souligné l’importance d’une approche multifacettes de la gestion de crise avant, pendant et après la crise. La préparation implique l’élaboration d’un plan de crise et la formation du personnel, tandis que la réponse à la crise et la récupération après celle-ci impliquent une action rapide et efficace pour minimiser les dommages. Ainsi, ces différentes recherches mettent en avant l’importance de l’adoption d’une approche proactive à la gestion de crise.

Les organisations peuvent être confrontées à des crises multiples, ce qui pose un défi de taille pour leur capacité à rebondir et à assurer la continuité de leurs activités. He et Harris (2017) montrent que les crises cumulatives ont un impact plus durable et négatif que les crises singulières. La gestion de plusieurs crises renvoie à la question du seuil de survie et du seuil de développement et donc de la « capacité stratégique à gérer les risques en se dotant de ressources flexibles, convertibles et malléables qui permettent au système de répondre aux contraintes et d’apprendre de l’inattendu » (Reboud et Séville, 2016, p. 39). Deverell et Marlow (2015) soulignent l’importance de la préparation pré-crise, de la coordination entre les acteurs impliqués et de la communication transparente avec les parties prenantes pour garantir la résilience organisationnelle. Hamel et Välikangas (2003) identifient quatre dimensions clés de la résilience : la capacité à anticiper les changements, la capacité à s’adapter rapidement aux changements, la capacité à se transformer pour faire face aux changements et la capacité à préserver l’intégrité et la continuité de l’organisation. Pour être résiliente, le passage dans différentes crises d’une entreprise reviendrait selon Labaki (2021) à être exposé à l’adversité dans un processus dynamique qui passerait par une adaptation positive, des systèmes renforcés, des ressources, un développement continu, dans le but d’atteindre l’homéostasie du système passé ou une nouvelle homéostasie. Selon une étude, les organisations qui réussissent à gérer efficacement les crises multiples sont celles qui adoptent une approche proactive en intégrant différentes dimensions telles que la gestion des risques, la flexibilité organisationnelle, la collaboration interne et externe. Yu et al. (2019) montrent que les organisations qui adoptent une approche centrée sur l’humain et qui accordent une attention particulière à la santé et au bien-être de leurs employés ont une meilleure capacité à gérer les crises multiples et à se rétablir rapidement. Ces différents auteurs soulignent l’importance de la communication et de la transparence pour maintenir la confiance des acteurs à partir d’une collaboration interne et externe qui renforce la résilience organisationnelle. Selon la littérature, la résilience organisationnelle des PME face à de multiples crises s’organiserait entre l’interne et l’externe de l’organisation.

Ainsi, la résilience organisationnelle se développe à partir de la mobilisation de dispositifs de gestion. Par dispositif de gestion, nous entendons, comme Gilbert et Raulet-Croset (2021), les éléments techniques, humains, organisationnels et culturels qui permettent le fonctionnement d’une organisation. Un dispositif de gestion est en perpétuelle évolution et dépend de la capacité des dirigeants à l’adapter aux changements de contexte et aux enjeux de l’entreprise pour être efficace. L’observation des dispositifs de gestion mobilisés lors de multiples crises pourrait éclairer ce qui constitue le processus de la résilience organisationnelle de PME.

Pour mieux comprendre la résilience des PME, nous proposons de repérer quels sont les dispositifs de gestion qui favorisent la collaboration interne et externe en contexte de crises multiples. Nous chercherons notamment à repérer les dispositifs favorisant la santé et le bien être des employés. Pour cela, nous présentons une recherche exploratoire à partir de l’étude longitudinale d’une PME familiale libanaise.

2. Méthodologie et terrain de recherche

2.1. Méthodologie

Nous avons réalisé une étude qualitative longitudinale sur une PME libanaise socialement responsable opérant dans le secteur de l’imprimerie. Avec une approche qualitative, nous avons souhaité comprendre le pourquoi et le comment des événements dans des situations concrètes (Wacheux, 1996). Ainsi, cette recherche s’inscrit dans le cadre de la contextualisation, car notre compréhension de la résilience organisationnelle lorsque les crises se multiplient s’appuie sur la nécessité d’appréhender la singularité de ce contexte (Eisenhardt, 1989 ; Degeorge, 2015 ; Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte, 2015). Nous proposons l’étude approfondie d’une imprimerie de 125 salariés nommée SOPRINT[3] et située à Beyrouth (Liban) de 2014 à 2022, tout en s’attardant plus particulièrement sur la période 2020-2022 où plusieurs crises ont été gérées simultanément. Les premiers entretiens de 2016 et 2018 portaient sur les pratiques socialement responsables de l’entreprise et abordaient la question des crises. Les entretiens de 2022 ont été orientés sur les crises que traversait l’entreprise : politique, économique, énergétique, sanitaire, financière/bancaire. Nous avons recadré l’analyse sur la période de 2019 à 2022, car le nombre de crises sur cette période paraissait suffisamment important et concentré.

Un schéma récapitulatif du contexte libanais et de la situation de l’entreprise est proposé à la fin de cette partie (Figure 1). Plusieurs entretiens semi-directifs ont été effectués auprès du dirigeant de l’entreprise et des responsables RH et finance. Les entretiens auprès des acteurs de la PME ont permis de collecter leurs expressions, leurs points de vue, parfois différents, sur plusieurs thèmes liés à la gestion des crises et leur capacité de résilience. À partir de l’effet miroir qui « constitue une analyse de contenu d’entretiens, reposant sur l’expression des acteurs de l’entreprise, qui permet de leur présenter une image de leurs expressions afin d’obtenir une validation, une invalidation, un enrichissement ou un nuancement des résultats » (Krief et Zardet, 2013, p. 217), l’étude vise à restituer une diversité de points de vue, à partir de l’expression des acteurs, en prenant en compte leur subjectivité.

Dans le tableau 1, nous présentons les données collectées sur plusieurs années avec des allers-retours réalisés avec les interlocuteurs après chaque période d’entretiens.

Tableau 1

Données collectées dans l’entreprise SOPRINT

Données collectées dans l’entreprise SOPRINT

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Après une lecture flottante (« lire plusieurs fois l’ensemble de son matériau de recherche, de la première à la dernière page, en s’interdisant de “stabilobosser” quoi que ce soit ou de prendre des notes pour s’imprégner du matériau dans sa totalité », Dumez, 2021, p. 74), nous avons classé chaque verbatim identifié dans les différents thèmes : impact de la crise sanitaire et impact de la crise financière sur le fonctionnement de l’imprimerie. Nous avons alors porté notre attention sur deux crises et avons plus particulièrement pris en compte les données des deux derniers entretiens de 2022. Un deuxième niveau de codage a été réalisé pour classer les éléments organisationnels : GRH, gestion d’entreprise, marketing/commercial, production. Un verbatim a été retenu chaque fois qu’il contenait une idée exprimée de façon claire.

Nous avons également eu recours à des données secondaires recueillies de divers documents et les avons ajoutées au contenu des entretiens (Noguera, 2018) : rapport United Nations Global Compact (UNCG), documents internes, site Internet, page de l’entreprise sur LinkedIn. Il s’agit de faire de la triangulation pour arriver à produire des connaissances plutôt génériques, même si elles sont issues d’un contexte spécifique. La triangulation vise à accroître la validité des construits (plusieurs sources d’informations, différentes méthodes d’enquête et divers informateurs) (Miles et Huberman, 2003 ; Hlady-Rispal, 2015).

2.2. L’entreprise SOPRINT

Créée en 1968, basée à Beyrouth, SOPRINT est une entreprise familiale qui oeuvre dans le secteur de l’imprimerie et qui compte, en juin 2022, 125 employés. SOPRINT a démarré avec trois employés et une machine dans une surface de 300 m2 à Achrafiyeh (Beyrouth) en 1968. Elle s’est agrandie après plusieurs investissements pour occuper désormais des locaux de 5 500 m2. L’activité principale de SOPRINT est l’impression de livres et de magazines pour des clients (sociétés d’édition) en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Ces dix dernières années, elle s’est diversifiée et produit désormais des documents imprimés pour les entreprises : rapports annuels, catalogues, brochures et articles de papeterie. Plus récemment, SOPRINT a développé un secteur lié à l’impression numérique : l’impression en 3D (2014-2015) et le conditionnement (2016-2017) (rapport UNCG, 2017). Elle est réputée pour ses services, qui sont conformes aux normes internationales, et bénéficie d’une implantation dans les pays suivants : Royaume-Uni, Côte d’Ivoire et Irak (site de SOPRINT).

Le dirigeant de l’entreprise a pour objectif de poursuivre le développement d’une culture environnementale et socialement responsable qui encourage la loyauté des employés et des clients. En 2014, l’entreprise a investi 2,5 millions de dollars afin de diminuer de 40 % par an le niveau de consommation d’énergie et la consommation d’alcool utilisé par les machines. Elle a consacré 300 000 dollars pour la mise en place d’un éclairage par LED et l’installation d’une station photovoltaïque (250 MW/an) (rapport UNCG, 2017). À la suite de cet investissement, elle a décroché le First Investment Award en 2015 (rapport UNCG, 2017). L’engagement du dirigeant pour l’environnement date de plus d’une dizaine d’années et n’est pas lié aux crises étudiées de 2019 à 2021. Membre de l’UN Global Compact depuis 2015, dans son rapport annuel, SOPRINT montre comment elle respecte les dix principes concernant les droits de l’homme, les normes internationales de travail, l’environnement et la lutte contre la corruption.

L’entreprise a par ailleurs obtenu des certifications et labellisations présentées dans le tableau 2.

Tableau 2

Principales certifications de l’entreprise

Principales certifications de l’entreprise

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Ces certifications indiquent que SOPRINT est une entreprise engagée dans des pratiques socialement responsables, ce qui la différencie des PME libanaises. Dans une étude exploratoire, en 2014, nous avions montré que des entreprises comme SOPRINT, qui orientaient leurs pratiques sur la protection de l’environnement avec l’optimisation de la consommation énergétique et la réduction de la production des déchets ; sur des pratiques de GRH envers les salariés à travers l’encouragement à développer de réelles compétences ; la lutte contre les discriminations, étaient rares au Liban (Dubruc, Mekdessi et Khawaja, 2017).

2.3. Éléments de contexte des PME libanaises

Compte tenu de la situation extraordinaire du Liban, il nous paraît opportun de faire un rappel des différentes crises qui ont une incidence sur les entreprises libanaises, leurs dirigeants, leurs salariés, les banquiers, les fournisseurs et les clients. Les éléments sont tirés essentiellement de la presse et de rapports de la Banque mondiale (2021), de l’URW (2022) et de l’USAID (2022).

Le Liban est confronté à de multiples défis depuis plusieurs années. Il a le troisième ratio dette/produit intérieur brut (PIB) le plus élevé au monde et le plus grand nombre de réfugiés par habitant, avec plus de 855 000 Syriens enregistrés sur un total estimé à 1,5 million de réfugiés. En octobre 2019, des centaines de milliers de Libanais ont manifesté contre le gouvernement et exigé un changement politique. La dette du secteur public avait atteint 170 % du PIB, selon une estimation de l’Economist Intelligence Unit. Le secteur bancaire était en faillite fonctionnelle après avoir prêté 70 % des dépôts combinés au gouvernement. L’économie stagnait depuis une dizaine d’années, avec une croissance quasi marginale d’une année sur l’autre. La classe politique s’est révélée impuissante et incapable de mettre en oeuvre la moindre réforme pour obtenir un soutien économique international. La pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’aggraver la situation économique et financière déjà désastreuse du pays. L’explosion dévastatrice dans le port de Beyrouth en août 2020 a causé environ 230 décès, 6 000 blessés, 10 à 15 milliards de dollars de dégâts matériels, endommagé 183 établissements d’enseignement (touchant 77 000 étudiants) et laissé environ 172 000 personnes sans abri (USAID, 2022). De plus, une pénurie de carburant a réduit la fiabilité de l’électricité fournie par l’État et les générateurs privés ne sont plus en mesure de répondre entièrement à la demande, ce qui entraîne des coupures de courant.

Depuis les manifestations d’octobre 2019, la situation économique du Liban s’est sérieusement détériorée en raison de la crise économique et financière aggravée. « Entre juin 2019 et juin 2021, le taux d’inflation a atteint 281 %. Les prix des denrées alimentaires ont à eux seuls augmenté de 550 % entre août 2020 et août 2021. Pendant ce temps, la monnaie nationale a perdu 90 % de sa valeur d’avant la crise et les banques continuent d’imposer des restrictions arbitraires sur les retraits d’espèces. » (Human Rights Watch, 2022)

La Banque mondiale a prévu une augmentation de la pauvreté à 45 % de la population totale et de l’extrême pauvreté à 22 % pour la seule année 2020. Le secteur privé et les citoyens subissent les conséquences de la détérioration économique en cours. Les facilités de crédit sont indisponibles et les banques ont instauré un contrôle des capitaux pour limiter les retraits d’espèces. La sécurité alimentaire est une préoccupation croissante des Libanais en raison de l’effondrement des salaires réels et du pouvoir d’achat avec des produits alimentaires qui coûtaient dix fois plus cher en août 2021 qu’en avril 2019.

Selon l’USAID (2022), environ 550 000 personnes ont perdu leur emploi entre octobre 2019 et juin 2020 et le nombre de fermetures d’entreprises a augmenté de 20 % au cours de la même période.

La partie suivante présente et discute les effets des différentes crises sur la PME libanaise étudiée, les actions mises en place pour contrer les conséquences négatives des crises et survivre.

Figure 1

Récapitulatif des crises et des actions de SOPRINT sur la période étudiée

Récapitulatif des crises et des actions de SOPRINT sur la période étudiée
Source : auteurs

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3. Résultats obtenus : la résilience d’une PME libanaise face à de multiples crises

Notre analyse met l’accent sur les éléments organisationnels qui ont permis à SOPRINT de traverser ces multiples crises.

3.1. Les dispositifs de gestion pour la résilience face aux crises

Selon le dirigeant de SOPRINT, sur les trois dernières années, l’entreprise a été confrontée à une crise sanitaire, une crise financière et une crise du taux de change, survenues l’une après l’autre pour coexister en 2022. Nous proposons d’aborder la capacité de résilience de SOPRINT en reprenant les dispositifs de gestion qui lui ont permis de faire face à la crise sanitaire de la Covid-19 et de traverser la crise financière.

3.1.1. Face à la crise sanitaire

Au niveau sanitaire, l’entreprise a énormément été affectée à cause des différents confinements. Elle a dû fermer, arrêter complètement le travail et la production durant plusieurs périodes.

En fonction des décisions gouvernementales, l’entreprise a arrêté ses opérations pendant vingt jours et a opéré sur des horaires réduits à certaines périodes (par exemple 8 heures par jour, alors que l’entreprise fonctionne normalement en continu, 24h/24 et 7j/7). Différentes mesures sanitaires ont été adoptées comme le port du masque ou l’utilisation des gels désinfectants. « On a eu beaucoup de trucs à gérer puisqu’il y avait des gens qui tombaient malades… On a eu des périodes comme janvier 2021, avec le pic de Covid-19 au Liban, où il y avait vingt personnes à la maison qui n’étaient pas contaminées d’ici, mais à cause des fêtes de fin d’année. On a dû gérer tout cela, la livraison aux clients, la production et tout. » (E 2022, DRH)

Les effets de la crise sanitaire ont diminué en juin 2022.

Au début de la période de la Covid-19, il y a eu une période d’adaptation. La directrice des ressources humaines a affirmé : « Au début, c’était un peu difficile parce qu’on ne savait pas quoi faire exactement, il fallait obliger les employés de venir au travail, ou non… Le premier mois, ce n’était pas compréhensible sur tous les niveaux. On a dû fermer quelques jours. En parallèle on a acheté tous les produits (PPEs), masques, désinfectants… c’était la première étape. Durant la seconde étape, on s’est adressé aux employés, on ne les a pas obligés à venir au travail, et à ceux qui venaient on a offert tout ce qu’il faut pour les protéger, masques, gel hydroalcoolique, distance sociale… on a fait beaucoup de sessions de sensibilisation à la Covid-19… Après, on attendait les annonces du gouvernement en matière de confinement. » (E 2022, DRH)

Par ailleurs, SOPRINT a opéré une véritable sensibilisation sur l’épidémie et a par exemple toujours recommandé aux salariés de se faire vacciner. En 2022, il y a seulement 10 personnes sur 125 qui ne sont pas vaccinées (ce qui est plus important que la moyenne dans le pays). Le médecin de l’entreprise a rencontré les employés et a expliqué la nécessité de faire le vaccin. La DRH a piloté des actions de prévention (actions d’information par un médecin, tests PCR fournis, du télétravail quand cela a été possible, polyvalence sur différents postes…) afin de concilier la protection des salariés et la capacité à assurer la production sur site. Le processus de production a donc été affecté, mais il ne s’est pas arrêté.

La crise de la Covid-19 a surpris l’entreprise et l’a obligée à avancer en fonction des directives du gouvernement. SOPRINT a dû et su adapter son organisation du travail.

Nous reprenons, dans le tableau 3, les différentes actions mises en place pour faire face à la crise sanitaire.

Tableau 3

Récapitulatif de l’impact de la crise sanitaire

Récapitulatif de l’impact de la crise sanitaire

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3.1.2. Face à la crise financière

Comme la crise de la Covid-19, l’ampleur de la crise financière n’a pas été anticipée. « Au niveau de la crise financière, on ne s’attendait pas à ça. Le Liban passait par une période difficile depuis 2011 avec la guerre en Syrie, ça a pesé lourd sur son économie, mais nous on ne s’attendait pas à cette crise, que les dépôts bancaires soient bloqués dans les banques, qu’il y ait une dévaluation extraordinaire de la monnaie nationale (à peu près de 90 %), non on ne s’attendait pas à ça. On n’avait pas pris des mesures. On était en train de réagir tous les jours aux crises qui se passaient. » (E 2022, DIR)

L’entreprise était solide financièrement grâce aux exportations, qui sont de l’ordre de 40-50 % de son CA, ce qui fait qu’elle avait accès direct à ce qu’on appelle aujourd’hui les fresh dollars[4]. Par ailleurs, le gouvernement encourage l’importation au lieu de soutenir l’exportation : les produits libanais sont taxés à l’export, alors que les produits européens importés au Liban ne sont pas taxés. Le directeur précise : « Et avec la crise, on a dû aussi réduire les crédits aux clients puisque tous nos fournisseurs, on doit les payer au comptant, cash. On n’a plus de crédits avec les fournisseurs locaux et étrangers. Tout est payé cash. Et donc on est obligé aussi avec nos clients de réduire les crédits. Pour les clients étrangers, on ne peut pas faire cela, on doit leur garder certains crédits (facilités de paiement, créances). On doit travailler sur les cash flows, maintenant on a trois cash flows : un cash flow en livres libanaises, un cash flow en lollar[5]et un cash flow en fresh. Avant la crise, on avait UN cash flow qui était en dollar. » (E 2022, DIR) Le dirigeant de SOPRINT a ainsi dû développer des solutions pour la gestion financière de son entreprise.

Depuis la guerre en Syrie en 2011, l’imprimerie a dû trouver des alternatives pour arriver à livrer à ses clients à l’international et a cherché à se diversifier sur d’autres marchés. C’est pour cela qu’elle s’est plutôt orientée vers l’Europe et l’Afrique, dans le but d’avoir des marchés complètement indépendants des voies terrestres. Le dirigeant affirme que cette adaptation réalisée suite à la crise de la guerre en Syrie leur a permis de se développer à l’international et d’être plus prêts pour la crise de 2020. « Et on a bien fait parce que déjà l’année passée l’Arabie Saoudite a aussi arrêté toutes les importations du Liban, tout produit importé. Et beaucoup de livres étaient exportés là-bas. Donc cela a aussi affecté la situation. Heureusement qu’on s’était orienté vers l’Ouest, l’Afrique et l’Europe. C’est cela qui nous a aidés à pouvoir gérer cette crise. Mais bon tous les jours on a des défis. » (E 2022, DIR) L’entreprise a donc mis en place un plan d’urgence pour survivre, que nous avons résumé dans le tableau 4.

Tableau 4

Impact de la crise financière libanaise sur SOPRINT

Impact de la crise financière libanaise sur SOPRINT

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Ces crises ont eu plusieurs incidences sur SOPRINT, notamment à cause de l’inflation qui a enregistré des niveaux records. L’entreprise ne peut pas toujours répondre aux besoins des employés qui réclament un salaire plus élevé pour faire face à l’augmentation des prix, mais elle a adapté sa façon de payer les salaires en mixant dollars et livres libanaises. D’un point de vue commercial, SOPRINT n’a pas de possibilités de diminuer les prix de vente pour faire face aux concurrents, notamment ceux qui travaillent « au noir » avec des prix très compétitifs.

SOPRINT a donc fait face à différentes crises sur la période observée. Cela a eu des conséquences sur l’organisation interne et externe. Différents dispositifs de gestion ont dû être mis en place vis-à-vis des fournisseurs, des clients, des salariés, des actionnaires, des banques pour assurer la survie de l’entreprise.

3.2. Les dispositifs de gestion favorisant la résilience de SOPRINT

3.2.1. Des dispositifs proactifs responsables pour assurer la production

« Pour livrer aux clients, il faut faire tourner l’entreprise et assurer la production. » Cette phrase résume la volonté du chef d’entreprise et indique l’orientation prise pour traverser les crises. Durant l’été 2021, il y a eu beaucoup de problèmes au niveau de l’approvisionnement en carburant, ce qui a conduit à la fermeture de l’usine, SOPRINT était incapable d’alimenter les générateurs d’électricité. Ceci a affecté aussi les employés qui ne pouvaient pas venir au travail. L’entreprise a dû trouver des solutions comme compter sur ses fournisseurs pour bénéficier d’une certaine quantité de carburants et trouver d’autres fournisseurs pour parvenir à avoir ce qu’il fallait pour faire marcher les générateurs et permettre à ses salariés de venir travailler. L’entreprise a ainsi acheté de l’essence qu’elle a distribuée à ses salariés pour leurs déplacements. Le dirigeant répète plusieurs fois : « On ne peut pas s’arrêter. Il faut trouver des solutions. L’usine tourne 24h/24, une heure de production perdue affecte tout, les délais de livraison pour tous les clients… » (E 2022, DIR)

Le Liban est un pays où l’électricité est rationnée avec une fourniture de 4h/24 par le gouvernement et ceci oblige à utiliser un marché parallèle de production d’électricité à l’aide de générateurs. L’année 2022 a été une année de crise avec les prix du carburant qui ont flambé. L’imprimerie a anticipé ces problèmes et a installé il y a plusieurs années une station photovoltaïque et des panneaux solaires pour générer de l’électricité. SOPRINT a accordé une attention particulière à l’investissement environnemental qui lui permet depuis une dizaine d’années de réaliser une économie de coûts en plus de garantir son approvisionnement en électricité.

SOPRINT s’est engagée en 2020-2022 dans plusieurs projets malgré les multiples crises :

  • SwitchMed Project (UNIDO[6]) : un projet en rapport avec l’environnement. SOPRINT a présenté des rapports pour montrer l’évolution de la production sur la période 2020-2022 dans le but de souligner la production et la consommation d’énergie. Ce projet en cours au moment de notre dernier entretien a pour objectif de recueillir fin août 2022 des recommandations pour réduire la consommation d’énergie, peut-être à travers le renouvellement des panneaux solaires qui datent de 2015 ;

  • Lean Manufacturing (projet avec USAID[7] qui a financé à peu près 85 % du coût du projet) : le projet a démarré en décembre 2021 et a duré jusqu’à mai 2022. Le dirigeant de SOPRINT a pour objectif de s’inspirer du Lean Manufacturing (nouvelles pratiques de management de la production au Liban) pour intégrer de l’amélioration continue. Le but est de réduire le coût en accélérant la procédure de travail à travers des techniques bien définies. Un comité lean a été créé ; deux ou trois personnes ont été recrutées pour travailler là-dessus et assurer une amélioration continue dans les pratiques de l’entreprise ;

  • d’autres projets sont à lancer chez SOPRINT : ESG (environment, social, governance ; TIF program et USAID)[8] : cela s’inscrit dans le cadre des normes internationales.

Des formations sont assurées pour garantir ces labels : « On fait des formations liées à l’ISO vu qu’on est certifié ISO 9001, ISO 14001, ISO 45001, il y a des formations qu’on est obligé de suivre, “required”, une fois par an. Techniquement, voir qu’est-ce qu’on doit développer, par exemple, pour les customer service, une formation sur l’étiquette… » (E 2022, DRH) Un des défis de SOPRINT est de garder les compétences techniques pointues pour continuer son activité.

Ainsi SOPRINT a poursuivi le dépôt de projets financés par des organisations internationales orientées pour soutenir des projets vers le développement durable. C’est la façon qu’a l’entreprise de déployer des démarches d’amélioration continue, dans le long terme basé sur les différents piliers du développement durable : économique, social et environnemental.

3.2.2. Des dispositifs pour relier le développement commercial et le maintien de ses compétences

Plusieurs années avant les crises, SOPRINT a développé de nouveaux produits comme le conditionnement et les étiquettes pour des produits pharmaceutiques, des produits alimentaires ou des boissons comme le vin. « On s’est spécialisé là-dessus et on a maintenant 60 % du marché. » (E 2022, DIR) SOPRINT a ainsi pu se développer dans l’agroalimentaire. Compte tenu de l’augmentation des prix des produits alimentaires importés, le dirigeant pense que le secteur agroalimentaire libanais va se développer avec des prix plus accessibles. Cela devrait créer davantage de demandes pour le conditionnement et pour les étiquettes. « C’est bien qu’on a pu entreprendre ça juste avant la crise. Maintenant avec la crise, cela est devenu beaucoup plus difficile d’investir parce qu’on n’a plus d’accès aux banques, on n’a pas accès à notre argent dans les banques, et donc il n’y a plus de prêts. Il faut travailler avec son propre argent, ce qui est beaucoup plus difficile. » (E 2022, DIR)

SOPRINT diversifie ses activités et ses marchés pour répondre à de nouveaux besoins (impression 3D, conditionnement, vente de machines à imprimer 3D). Cette diversification a joué un rôle positif durant cette crise. Il est aussi constaté une évolution de la demande des clients vers le numérique, notamment sur de l’édition sur les réseaux sociaux. L’instabilité géopolitique (guerre en Syrie) a impacté les modes de livraison des produits : ils sont devenus plus chers et ils exigent plus de temps. Le développement du marché numérique et de l’impression 3D devient une réelle opportunité. Au Liban, les plus grands producteurs de vin avaient l’habitude d’acheter les étiquettes de bouteilles de vin à l’étranger, faute de fournisseurs locaux de qualité. Pour cela, SOPRINT a adapté ses machines et formé ses salariés pour répondre à la demande de ce nouveau marché. Ils fournissent en étiquetage, par exemple, le vin, le plus prestigieux et le plus cher du Liban.

Pour rester à la pointe de la technique, SOPRINT a toujours formé ses salariés. Cela est d’autant plus nécessaire qu’avec la crise, certains salariés compétents sont partis à l’étranger. Le dirigeant explique : « On a perdu trois salariés, mais durant ces deux dernières années, notre effectif a augmenté. On a recruté, on est maintenant à 125 employés. On a recruté pour quelques postes, on a enlevé d’autres selon les besoins. Il y a des produits qui sont en augmentation comme les étiquettes, nous avons dû donc augmenter l’effectif dans ce département. » (E 2022, DIR) De ce fait, l’entreprise organise des programmes de formation continue pour les salariés afin d’offrir des produits de haut niveau tout en respectant les normes internationales, ainsi qu’à la gestion des différentes crises rencontrées comme celle de la Covid-19. De nouvelles formations ont même vu le jour : « Pour développer des compétences en matière de leadership et communication, motivation, délégation, surtout qu’il y a de nouveaux dirigeants cette année à SOPRINT. Ces plans de formation seront lancés courant juin et après on voit les recommandations de chaque dirigeant en matière de formation. Parfois on fait des trainings sur de nouvelles machines ou bien un cross training. Si on suit le succession planning, par exemple, il y a une personne qui va être à la retraite, donc on doit préparer et former une autre personne, soit nouvellement recrutée, soit par recrutement interne surtout du côté technique… » (E 2022, DRH) L’imprimerie supporte des dépenses élevées en termes de formations des techniciens vu qu’il n’y a pas au Liban d’écoles techniques d’impression. C’est coûteux et difficile à faire, en particulier avec la crise des taux de change (le dollar américain est passé de 1 500 livres libanaises à plus de 30 000 livres libanaises) en juin 2022.

Concilier le développement de nouveaux marchés et des compétences internes est une stratégie soutenue par le dirigeant qui permet à SOPRINT de rester leader sur son marché, d’en développer de nouveaux et de rebondir à travers les différentes crises.

3.2.3. Des dispositifs pour fidéliser les salariés en période de crise financière

Avec la crise financière et économique, la démotivation des employés est claire. Des employés ne sont pas satisfaits et ne comprennent pas que le pays soit en situation de crise et expriment leur inquiétude au travail. La direction comme les employés sont confrontés aux problèmes issus des crises et ont à gérer leurs conséquences. « Aujourd’hui même au niveau des salariés, ce n’est pas évident cette crise, parce que leur pouvoir d’achat s’est effondré, on a dû voir comment maintenir un minimum. On a commencé à voir quoi faire parce qu’on a eu aussi trois membres qui ont quitté le Liban. Ils ont trouvé du travail à l’étranger, donc on a commencé à payer une partie du salaire en dollars pour pouvoir les garder, mais bon avec toute la cherté de vie, ce n’est pas évident. » (E 2022, DIR)

L’imprimerie a mis en place une procédure d’amélioration continue et d’écoute des salariés. Cette procédure permet à l’employé de remplir un formulaire pour faire passer son message, que ce soit au niveau du salaire, des conditions de travail, par rapport à l’environnement ou bien des mesures « santé, sécurité ». La DRH reçoit ces formulaires, les lit, et en fonction elle organise un entretien avec la personne concernée pour discuter des problèmes mentionnés. Ces retours ont augmenté durant cette période de crise.

Selon la directrice des ressources humaines, ce qui compte aujourd’hui c’est que l’employé soit bien payé. Quand il est bien payé, sa performance change définitivement. Elle essaie d’expliquer d’une part la situation des employés aux cadres dirigeants et d’autre part aux employés à travers des entretiens individuels et par groupe selon le besoin. « En fait, on a essayé d’améliorer les salaires. Une part des salaires est payée en fresh dollar[9] et cette part augmente régulièrement. Cela aide les employés. On a commencé par 15 %, on a passé à 20 % et puis à 25 %, pour arriver en juin 2022 à 35 %... Cela rassure les employés. On essaie au fur et à mesure d’augmenter le pourcentage du salaire payé en dollar. On est bien, donc, malgré toutes les circonstances. » (E 2022, DRH)

Préserver les compétences, assurer la production et les livraisons aux clients libanais ou internationaux passe par une GRH qui s’adapte dans la durée afin de fidéliser les salariés, leur permettre de venir au travail, d’être rassurés selon les crises. Les points d’orgue de cette GRH sont la formation, l’écoute des salariés, la capacité à s’adapter aux différents contextes de crise.

3.3. Dispositifs clés de résilience pour faire face aux différentes crises

Le dirigeant-propriétaire ainsi que la directrice des ressources humaines ont souligné chacun les dispositifs marquants de la résilience de SOPRINT.

Ainsi, la directrice des ressources humaines considère que la vision du management, la fidélité des employés et les compétences au sein de l’entreprise sont les trois éléments qui ont permis à SOPRINT de traverser la crise sans trop de dommages. La vision du dirigeant est, selon elle, l’élément clé. La façon dont le dirigeant-propriétaire gère la crise rassure et donne envie au comité de direction de se mobiliser pour le suivre. Selon la DRH, il invite toujours l’équipe à être optimiste. Il est calme. Il est à l’écoute de tout le monde et un de ses points forts est d’être très sensible à son environnement. La fidélité des employés et le maintien des compétences clés sont également mis en évidence par la DRH comme indispensables pour traverser les crises. La résilience est même devenue une compétence intégrée dans les recrutements et les évaluations. « Depuis 2019, on a de nouvelles compétences qu’on n’avait pas l’habitude de discuter comme la résilience, d’où la nécessité de recruter quelqu’un qui a cette compétence.Par exemple, le formulaire d’évaluation de la performance est divisé en plusieurs sections : compétences de base (l’éthique de travail, la positivité, la persistance, la résilience…), compétences liées à chaque poste, compétences interpersonnelles (communication), une section liée à l’ISO. » (E 2022, DRH) Enfin, la communication quotidienne a joué un rôle primordial pour expliquer et sensibiliser les employés aux questions des crises et favoriser la résilience.

De son côté, le dirigeant a mis l’accent sur un management rassurant, l’importance de la communication interne et externe et sur l’intérêt des exportations. Cette idée de « bon management » pour pouvoir vivre avec cette crise est reprise par le dirigeant. Il insiste sur le fait de proposer un « bon management qui permet d’être résilient » (E 2002, DIR). Selon lui, cela se traduit par la capacité à surmonter les différentes crises. « Il faut être résilient. Il ne faut pas s’effondrer chaque fois où on a une crise. Donc il faut vraiment prendre les choses calmement et essayer de regarder le moyen terme, par exemple avec des plans de fidélisation des salariés. » (E 2022, DIR) Ainsi, au niveau de la communication interne, l’imprimerie a amplifié les réunions à partir de différents comités qui existaient déjà. Des réunions ont été organisées avec des temps de créativité et, pour certaines actions, cela a été réalisé avec les techniciens… Le dirigeant affirme : « On a augmenté la fréquence des réunions pour pouvoir mieux gérer la crise. » (E 2022, DIR) L’entreprise a bénéficié d’une organisation par comité qui existait déjà (comité RH, comité finance, comité qualité…).

Les exportations sont, selon lui, un élément important qui permet à SOPRINT de traverser les crises. Exporter, c’est avoir accès au fresh dollar. Pour SOPRINT, c’était primordial en 2019-2020 pour pouvoir continuer à fonctionner. Au niveau de la communication externe, l’entreprise a renforcé ses relations, déjà solides, avec ses clients pour traverser ces différentes crises. Le dirigeant explique qu’une communication rapprochée, directe avec les clients, par exemple au téléphone, a été essentielle, notamment quand il y a eu l’explosion du port de Beyrouth en août 2020 pour rassurer et garantir leur capacité à assurer la continuité du travail et le non-arrêt de la production. La proximité de l’entreprise avec le port de Beyrouth a inquiété les clients. La communication externe après l’explosion du port a été primordiale pour garantir et maintenir le contact et la confiance des clients internationaux.

Nous avons repris les communications de SOPRINT sur LinkedIn sur l’année 2022 (45 sur un an). Régulièrement, des citations à méditer sont proposées, ce qui montre le côté volontariste de l’entreprise pour affronter les crises. Que ce soit des citations d’hommes ou femmes connus dans les affaires, en politique ou en littérature (G. Adair, N. Mandela, B. Burchard, S. Sinek…) ou des phrases anonymes, toutes sont orientées sur comment surmonter les crises en considérant comme primordiales les façons d’appréhender les choses. Pour illustrer cela, nous reprendrons une citation de Léna Horne, proposée par SOPRINT en 2023 : « Ce n’est pas la charge qui vous démolit, c’est la façon dont vous la portez. » Ces sortes de mantra semblent illustrer la façon dont SOPRINT est résiliente. Nous proposons la figure 2 pour illustrer les dispositifs clés de la résilience multicrises de SOPRINT.

Figure 2

Dispositifs de gestion de la résilience multicrises de SOPRINT

Dispositifs de gestion de la résilience multicrises de SOPRINT

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Chaque crise a conduit l’entreprise à s’adapter au contexte. Pour la crise sanitaire, SOPRINT a cherché à rassurer ses salariés tout en subissant les obligations de confinement et a adapté son organisation du travail. Pour les différentes crises économiques traversées, le dirigeant a dû adapter sa comptabilité, ses modalités de paiement des clients et des fournisseurs, ses aides aux salariés… L’objectif prioritaire du dirigeant a été de pouvoir poursuivre la production. Dans la conception du management de son organisation, partagée au plus près avec les différents membres des comités existants, il a cherché à pérenniser l’entreprise dans la durée, malgré les différentes crises traversées. Les projets d’amélioration de l’organisation (gestion des énergies, gestion des formations et fidélisation des salariés) ont traversé les crises. Nous dirions donc que le dirigeant visionnaire de cette PME familiale, engagé dans le long terme, a été proactif en interne et en externe en appui sur un comité de direction opérationnel.

4. Discussion : les trois éléments de la résilience organisationnelle multicrises

À partir du cas de SOPRINT, nous proposons de reprendre les trois éléments qui peuvent être considérés comme clés pour la résilience organisationnelle face à de multiples crises, c’est-à-dire :

  • un positionnement de l’entreprise dans une stratégie à long terme avec une recherche d’adaptations dans le court terme ;

  • une GRH durable qui prend en compte le bien commun et favorise les réponses aux enjeux environnementaux ;

  • une gouvernance multi-parties prenantes.

4.1. Un positionnement dans le long terme avec une adaptativité dans le court terme

Le rôle du dirigeant d’une PME apparaît comme primordial dans la gestion à court terme et à long terme de son entreprise. Ainsi, le dirigeant de SOPRINT oriente ses actions de gestion de crises vers des pratiques liées à l’équité sociale, au développement local, à la protection de l’environnement dans le court terme tout en choisissant des options inscrites dans le long terme. D’une part, l’imprimerie adopte des pratiques pour le respect de l’environnement, à travers une politique assez stricte au niveau environnemental, et fait des investissements sur le long terme dans ce sens pour améliorer un rendement écologique. Ainsi, il investit dans des projets pour poursuivre son autonomie vis-à-vis de l’énergie en privilégiant des énergies renouvelables. Le dirigeant libanais, engagé dans une logique RSE, gère les crises principalement en appui sur les acteurs internes et externes que sont ici le comité de direction, les employés, les clients et les fournisseurs. Les éléments de la résilience peuvent se résumer dans le cas de SOPRINT par les principaux points suivants : une stratégie à long terme qui s’appuie sur une capacité de reconstruction continue (Hamel et Välikangas, 2003), le développement de nouvelles opportunités issues de la crise (Akgün et Keskin, 2014), un processus dynamique d’absorption d’un choc subi (Duchek, 2020).

Ainsi, notre recherche confirme que des organisations inscrites dans une logique de long terme pourraient être plus résilientes et avoir plus de facilités à surmonter les crises de par ce positionnement orienté vers la durabilité en appui sur le triptyque : économique, sociale et environnementale. Être une entreprise socialement responsable induit d’être dans le long terme avec une stratégie basée sur une performance globale durable, définie comme « une visée (ou un but) multidimensionnelle, économique, sociale et sociétale, financière et environnementale, qui concerne aussi bien les entreprises que les sociétés humaines, autant les salariés que les citoyens » (Dohou et Berland, 2007, p. 10). Pour faire face aux différentes crises, des adaptations des dispositifs de gestion ont été réalisées par le dirigeant de SOPRINT : l’adaptation financière, en gérant plusieurs comptabilités et en opérant presque sans banque, l’adaptation aux clients durant certaines crises (celles liées à l’explosion du port et à la dévaluation de la livre libanaise), à travers des facilités de paiement et une communication rapprochée et, enfin, une adaptation pour la réalisation de la production avec le maintien de compétences pointues. Et, le fait d’éviter les licenciements et de travailler continuellement à former, motiver et fidéliser les employés a contribué à favoriser la gestion des crises. En se basant sur les travaux de Savall et Zardet (2009, 2017), qui ont défini le seuil de survie et le seuil de développement pour les organisations en fonction des résultats immédiats, de la création de potentiel et du développement durable, SOPRINT se situe dans la zone « survie-développement » par sa recherche d’un équilibre entre une stratégie à court terme et une stratégie à long terme. Cette organisation s’intéresse aux critères économiques et financiers tout en donnant de l’importance à ce qui relève du social et de l’environnemental même dans la situation difficile d’un pays confronté à de multiples crises. Notre cas met en évidence la pertinence d’articuler les enjeux financiers et ceux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) (Luthi et Mailly, 2015) pour faire face à plusieurs crises. L’enracinement des entreprises en RSE jouerait donc bien un rôle particulier dans la résilience organisationnelle multicrises, qui donnerait la capacité à la PME de s’enraciner dans la société. Ceci permet alors une connexion plus profonde et plus significative avec la communauté et un large éventail de parties prenantes, tout à fait cohérentes avec les stratégies RSE en augmentant potentiellement ses avantages et ses effets tout en renforçant sa résilience (Lamprinakis, 2019 ; Basco, 2022).

4.2. Une résilience organisationnelle multicrises basée sur une GRH durable du bien commun

SOPRINT a adopté une politique RH ancrée dans la gestion des crises. Elle a fait évoluer ses règles de fonctionnement en étant très réactive à chaque crise, en fonction de la nécessité liée à chacune. La direction a favorisé la polyvalence de son personnel et a adopté une politique de communication et d’écoute en interne qui a été appréciée. Assurer un équilibre entre performance sociale et économique de l’entreprise est passé par la mise en place de dispositifs de gestion pour favoriser l’implication des salariés et leur montée en compétences. Et favoriser l’implication des salariés dans l’organisation garantit la pérennité de l’organisation (Beaupré, Cloutier, Gendron, Jiménez et Morin, 2008). Notre recherche souligne ainsi l’importance de l’adaptation des dispositifs de gestion RH à travers l’ajustement des salaires, la flexibilité des horaires durant la Covid-19, les mesures pour retenir les salariés, mais avec des dispositifs qui s’inscrivent dans le temps comme les formations… Nous pouvons donc parler d’une GRH durable, définie comme « l’adoption de stratégies et de pratiques de GRH permettant d’atteindre des objectifs financiers, sociaux et écologiques, avec un impact à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation et sur le long terme, tout en contrôlant les effets secondaires involontaires et négatifs » (Ehnert, Parsa, Roper, Wagner et Muller-Camen, 2016, p. 3).

Ainsi, ces dispositifs de gestion RH repérés peuvent être considérés comme facilitateurs de la résilience : « Il s’agit surtout des attentes du dirigeant envers les employés, de leur mobilisation, de la forte relation interpersonnelle et de la facilité de communication. » (Khalifé et de Montmorillon, 2018, p. 231) La flexibilité, la capacité d’adaptation du dirigeant, sa proximité quasi affective avec ses salariés participent à la réputation de l’entreprise et lui permettent la fidélisation (Khalifé et de Montmorillon, 2018). Les pratiques managériales du dirigeant orientées vers l’écoute et la fidélisation de ses salariés sont des éléments clés de la résilience de son entreprise. Ces dispositifs de gestion proposent une politique de diversité des talents et des compétences, créent un portefeuille de ressources disponibles et larges, offrent à la PME un capital social solide et un pouvoir basé sur l’expertise qui permet le développement de la résilience (Lengnick-Hall, 2011 ; Eggers, 2020 ; Duchek, 2020).

Dans notre étude, les dispositifs de gestion clés de la résilience active repérés pour faire face à de multiples crises sont : être intégré dans une démarche qualité, sensible à l’environnement, à l’écoute des salariés en adaptant leur rémunération, en offrant des aides sociales, des formations adéquates, en assurant un environnement sain et prenant en considération la santé et la sécurité au travail. Ainsi, nous approfondissons à travers ce cas ce que peut être la GRH durable, qui favoriserait la résilience organisationnelle face à plusieurs crises. Ce serait une GRH durable qui s’appuie sur la prise en compte du bien commun, telle que définie par Aust, Matthews et Muller-Camen (2020) selon quatre principes. Le principal est de contribuer à la résolution d’un des grands défis tels que le changement climatique, la corruption, la pauvreté ou le chômage des jeunes. Le deuxième principe renvoie à des relations d’emploi égales et équitables pour établir des relations de confiance et assurer le succès de l’organisation. Le troisième principe vise à offrir à toutes les parties prenantes des possibilités de participation et de représentation démocratique sur le lieu de travail afin de trouver des solutions RH adaptées localement aux grands défis mondiaux complexes. Quatrièmement, la GRH du bien commun suppose une protection des besoins humains en matière d’emploi, ce qui inclut la sécurité, la sûreté et un travail significatif (Aust, Matthews et Muller-Camen, 2020).

Notre étude montre que ce type de GRH durable du bien commun serait un élément clé de la résilience organisationnelle multicrises. Inscrire la GRH dans une visée sociétale serait un levier pour favoriser la résilience face à un état de crise permanent.

4.3. Une gouvernance multi-parties prenantes

Dans de précédentes recherches, Dubruc, Mekdessi et Khawaja (2017, 2018) et Makdessi et al. (2017) ont mis en évidence le rôle des valeurs socialement responsables des dirigeants proactifs et leur capacité à agir durablement en période difficile et dans un environnement instable et incertain. Il était démontré alors la nécessité pour le dirigeant d’avoir un lien particulier avec les banques. Dans cette nouvelle période de crises où les banques perdent de leur pouvoir de soutien, au Liban, ce sont d’autres parties prenantes directes telles que les clients, primordiaux pour la survie de l’entreprise et les fournisseurs en tant que pourvoyeur d’éléments nécessaires pour le fonctionnement de l’entreprise qui deviennent ressources.

Notre analyse de SOPRINT réaffirme l’importance de « l’appartenance à des réseaux à travers des relations formelles et informelles [car cela] permet le développement de la présence des entreprises à l’étranger » (Ramadan et Levratto, 2011, p. 99). C’est cette appartenance à un réseau à l’international qui a permis à SOPRINT de surmonter les différentes crises dont la crise financière en assurant des ressources en dollars et en maintenant un marché en développement. Le développement à l’international a été un dispositif de gestion qui a permis à la PME de faire face aux multiples crises. Ainsi, la PME a orienté sa stratégie à l’international afin de surmonter les effets d’une première crise avant 2019 et le recours à ces marchés devient indispensable pour la survie de l’entreprise. C’est aussi grâce à son réseau de fournisseurs que le dirigeant a pu obtenir le carburant nécessaire au fonctionnement de ses machines et des voitures de ses salariés. Tout en étant socialement responsable, la PME a été proactive à travers une attention plus prononcée accordée à son environnement, favorisant sa résilience face aux différentes crises (Lamprinakis, 2019).

La résilience face à de multicrises passent par une gouvernance multi-parties prenantes. Cette gouvernance exige d’identifier et d’agir avec ses différentes parties prenantes (clients, actionnaires, salariés, fournisseurs) pour répondre à leurs attentes selon les trois dimensions des objectifs de l’entreprise (économique, social, environnemental) (Igalens et Point, 2009). Chez SOPRINT, mettre en place des comités de crise avec les membres du comité de direction, des réunions de travail avec les salariés et une politique de porte ouverte au sein du service RH, tout comme le contact direct avec les clients et les fournisseurs ont été autant de dispositifs de gestion, mécanismes de gouvernance au centre de la relation « gouvernance-performance » (Crifo et Rebérioux, 2015).

Pour faire face aux crises et s’inscrire dans la prise en compte des enjeux écologiques, une entreprise peut avoir intérêt à faire évoluer sa gouvernance pour une meilleure appréhension des risques et des opportunités et s’inscrire dans la transition écologique de nos sociétés. Anticiper et contribuer sont deux volets conseillés aux entreprises par Lesueur, Savin et Boyer (2022). L’organisation portée par le dirigeant de SOPRINT lui a permis de « maîtriser les risques pour faire face aux défis à venir » et piloter l’incertitude dans le but d’être résilient. Face aux différentes crises, SOPRINT a su concilier performance et durabilité et saisir les opportunités. Ceci a conduit à une performance économique, un engagement des salariés et une fidélisation des clients. Une gouvernance multi-parties prenantes est donc bien un élément essentiel dans la résilience d’une PME qui se trouve confrontée à de multiples crises.

En somme, quels sont les dispositifs de gestion qui favorisent la collaboration interne et externe et permettent ainsi la résilience d’une entreprise en contexte de crises multiples ?

De notre étude de cas, nous mettons en évidence les éléments suivants. Une PME, qui fait face à de multiples crises externes et internes telles qu’au Liban en 2022, sera plus résiliente si elle s’engage dans une logique de performance globale durable avec une gouvernance multi-parties prenantes et par là-même s’appuie sur une GRH durable, orientée vers une amélioration continue de l’outil de production et un développement continu des compétences. Ainsi, la résilience organisationnelle face à de multiples crises existe grâce à la vision d’un dirigeant qui s’entoure d’un comité de direction pour mettre en place des actions à court et long terme pour une performance économique, sociale et environnementale.

Conclusion

D’un point de vue théorique, la présente recherche permet d’enrichir les connaissances sur la résilience organisationnelle en ajoutant des observations issues d’un contexte de crises multiples. Une étude longitudinale d’une PME libanaise implantée dans un contexte turbulent, incertain, fait de multiples crises (économique, financière, sanitaire, sociale, politique…), a permis de dégager trois éléments du processus de résilience multicrises : la vision à court et long terme du dirigeant, la nécessité d’une GRH durable du bien commun et l’importance d’une gouvernance multi-parties prenantes. Ainsi, nous avons vu qu’une entreprise engagée en RSE vise une performance élargie qui intègre les critères sociaux et environnementaux dans une gouvernance multi-parties prenantes avec une vision à long et moyen terme permettant une meilleure résilience organisationnelle. Les pratiques socialement responsables d’une PME telles que maintenir l’organisation de l’entreprise dans la durée, la fidélisation des salariés, la capacité à être autonome dans la gestion de son énergie et le renforcement de la relation client dans la durée sont autant d’éléments qui permettent de surmonter différentes crises et donc d’être résiliente. Pour le dirigeant, inscrire ses choix de gestion dans la durée a permis à l’organisation de construire des dispositifs de gestion dans le temps, pour durer et être plus solide lorsque les crises sont à gérer.

Nous dégageons de notre recherche trois piliers fondamentaux qui favorisent la résilience d’une PME face à de multiples crises. L’inscription d’une stratégie à court et long terme, une GRH durable et une gouvernance multi-parties prenantes sont essentielles pour développer des dispositifs de gestion adaptés au contexte de chaque crise et ainsi surmonter les crises et en tirer parti. Cela permet à une organisation d’être résiliente.

Notre recherche propose différentes actions managériales, notamment en incitant les dirigeants à prendre en compte les cinq éléments suivants lors de la gestion de crises : 1. Établir une cartographie des parties prenantes internes et externes à l’entreprise, pour comprendre leurs attentes et leurs besoins en temps de crise ; 2. Élaborer des plans de gestion de crise spécifiques à chaque type de crise identifié, en tenant compte des attentes et des besoins des différentes parties prenantes ; 3. Mettre en place ces dispositifs de gestion en évaluant leur efficacité et en les améliorant si nécessaire ; 4. Encourager une culture de communication ouverte et transparente en interne et en externe pour renforcer la confiance et la coopération ; 5. Réfléchir continuellement à la manière dont l’entreprise peut évoluer pour s’adapter aux changements dans l’environnement externe et interne, et être proactive dans la mise en oeuvre de changements nécessaires.

Continuer à saisir les opportunités en temps de crise tout en orientant des dispositifs de gestion adaptés à chaque crise, mis en place à partir des besoins de ses différentes parties prenantes internes et externes, pourrait constituer une pierre angulaire qui participerait à la survie et au développement des entreprises libanaises, en particulier des PME.

La principale limite de cette recherche est d’être une étude de cas unique, une imprimerie libanaise engagée en RSE. De ce fait, il serait intéressant d’étudier ce sujet auprès de plusieurs entreprises libanaises opérant dans divers secteurs d’activité et dans d’autres régions du pays, et de voir aussi l’impact de ce sujet dans d’autres pays fragilisés par des crises géopolitiques. Nous pourrions également poursuivre ce travail de recherche avec un accent sur le profil du dirigeant. D’un point de vue théorique, les recherches pourraient se poursuivre sur les concepts d’antifragilité ou robustesse des organisations.