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Ce numéro spécial de la Revue internationale PME a pour objectifs d’explorer et de comprendre les évolutions de l’entrepreneuriat des femmes au regard des crises actuelles sur les plans social, écologique, sanitaire, économique, géopolitique ou encore des valeurs familiales et sociétales. En effet, la recherche effrénée de croissance économique par les pays industriels et les puissances émergentes atteint ses limites, avec des conséquences désastreuses sur nos écosystèmes (Heinberg, 2012). Plusieurs phénomènes environnementaux, énergétiques et climatiques se renforcent mutuellement (raréfaction des ressources naturelles non renouvelables, perte de biodiversité, réchauffement climatique, etc.) et contribuent à la crise écologique que nous connaissons (Abraham et Murray, 2015). Ces problèmes s’accompagnent de situations géopolitiques, économiques et sociales tout aussi critiques (Nations unies, 2015). Les asymétries de richesse et de pouvoir amènent une profonde remise en question et une confrontation des systèmes de valeurs et des structures sociales au plan international (Bowen, Campiglio et Herreras Martinez, 2017). Des inégalités économiques et sociales accrues sont observées entre individus et groupes sociaux au sein de la plupart des pays, ainsi qu’entre pays et régions du monde, renforçant le gouffre entre les populations du Nord et du Sud (Horner et Hulme, 2019).
Les femmes constituent une population particulièrement touchée par ces inégalités à l’échelle mondiale (Global Gender Gap Index Report, 2022 ; Green, Blattman, Jamison et Annan, 2016). Le dernier rapport du Forum économique mondial sur l’inégalité entre les hommes et les femmes, incluant 146 pays participants, montre que des écarts importants subsistent entre les sexes, tant du point de vue économique, éducatif, sanitaire que politique (Global Gender Gap Index Report, 2022). Malgré les avancées importantes des dernières décennies, les femmes continuent en effet de subir des injustices, tant dans l’espace public que privé. Les discriminations salariales, le plafond de verre (Elam et Terjesen, 2010), la double journée de travail (St-Arnaud et Giguère, 2018), les violences physiques ou psychologiques (Shen et Kusunoki, 2019) sont autant de phénomènes toujours enracinés dans les sociétés dites égalitaires. Certains groupes sont plus vulnérables que d’autres, par exemple les femmes migrantes, les femmes issues de minorités visibles ou les femmes en situation de handicap, qui rencontrent des situations marquées par une double, voire triple discrimination sur le marché de l’emploi (Lopez, 2012 ; Pailot, Chasserio, Lebègue et Poroli, à paraître).
Dans ces contextes, l’entrepreneuriat est souvent présenté comme une voie de sortie pour les femmes en situation de précarité économique et sociale, tant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement ou dans les pays pauvres et peu industrialisés (d’Andria et Gabarret, 2016 ; Brière, Auclair et Tremblay, 2017). Créer sa propre affaire peut permettre aux femmes de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, d’échapper à des situations de chômage, d’exclusion du marché du travail salarié ou de discrimination en termes de carrières et de salaires (Ascher, 2012 ; Elam et Terjesen, 2010). Les femmes, en choisissant la voie de l’entrepreneuriat, peuvent acquérir une plus grande autonomie et une plus forte confiance en elles. Elles seraient aussi à même de se hisser au niveau des hommes en termes de succès professionnel, tout en atteignant un équilibre de vie plus avantageux pour elles et leur famille (Brush, de Bruin et Welter, 2009 ; Richomme-Huet et d’Andria, 2013). Dans les pays pauvres et peu industrialisés, l’entrepreneuriat constitue un moyen de subsistance et d’insertion dans l’économie locale (Ascher, 2012 ; Holmen et Min, 2011), permettant de réduire la pauvreté et de proposer une voie de développement et d’émancipation aux femmes (Minniti et Naude, 2010).
Dans un contexte socio-économique général où l’intelligence artificielle et la digitalisation s’inscrivent de plus en plus à l’agenda des entreprises, où l’automatisation d’un nombre sans cesse croissant de métiers est observée, où la complexité de l’environnement et les changements rapides accroissent le besoin de flexibilité et d’agilité organisationnelle (Freya et Osborne, 2017), l’entrepreneuriat apparaît donc comme une solution pour les individus et a, dès lors, tendance à être placé sur un piédestal par la littérature dans le champ. L’entrepreneuriat des femmes en particulier est décrit comme un des leviers principaux du dynamisme économique des régions et des pays (GEM, 2022). Les entrepreneures deviennent des figures « héroïques », capables de jongler avec les demandes contradictoires de leur environnement et de contribuer aux ressources de l’économie de marché.
Mais sur le terrain, l’entrepreneuriat constitue-t-il toujours une voie de sortie ou une solution face à l’adversité ? Porte-t-il nécessairement en lui les germes de la réussite personnelle et professionnelle ? Se pourrait-il qu’entrepreneuriat des femmes et développement économique n’aillent pas toujours de pair ? Prenant le contre-pied de la vision positive sur l’entrepreneuriat des femmes que la littérature existante tend à dépeindre, nous nous posons la question de savoir comment la recherche et la pratique en entrepreneuriat peuvent au contraire contribuer à renforcer les systèmes et structures sociales dominants, (re)créant des inégalités sociales et des mécanismes de domination entre hommes et femmes, mais aussi entre groupes de femmes. Dans le cadre de ce numéro spécial, nous avons invité la communauté de recherche à réfléchir à cette question centrale, autour de trois grands thèmes intrinsèquement liés.
Premier thème : limites et effets pervers de l’entrepreneuriat des femmes comme vecteur de développement économique et social
Le premier thème se concentre sur les limites et les effets pervers de l’entrepreneuriat des femmes lorsque celui-ci se développe en réponse à des situations de crise, en particulier en lien avec les crises sociétales contemporaines, sur les plans écologique, sanitaire, économique, géopolitique, social ou des valeurs familiales.
En effet, certaines études remettent en question la vision positive et parfois angélique de l’entrepreneuriat et ses bienfaits pour les femmes. Des économistes ont mis en évidence un écart de rémunération entre hommes et femmes dans le travail indépendant ou autonome, écart parfois beaucoup plus important que dans le contexte du travail salarié (Bender et Roche, 2016 ; Lechmann et Schnabel, 2012). La différence de rémunération est particulièrement prononcée pour les femmes dont les salaires sont les plus faibles, révélant l’existence d’un « plancher collant » en entrepreneuriat qui maintient les femmes au bas de l’échelle des rémunérations. À titre d’exemple, l’étude de Lechmann et Schnabel (2012) en Allemagne a révélé que les travailleuses indépendantes du quartile inférieur gagnaient jusqu’à 60 % de moins que leurs homologues masculins. Dans les pays peu industrialisés, l’entrepreneuriat au féminin a également montré ses limites. La précarité économique s’accompagne souvent d’une vulnérabilité sociale importante. En effet, les entrepreneures possèdent en général des entreprises de petite taille, dans des secteurs à faible croissance et à faible revenu (Nsengimana, Iwu et Tengeh, 2017), et rencontrent des difficultés en termes de financement de leurs activités (Coleman, Henry, Orser, Foss et Welter, 2018 ; Watson, Stuetzer et Zolin, 2017). Le statut juridique qui accompagne ce type d’activités entrepreneuriales est le plus souvent précaire, comme c’est le cas en France notamment, où les autoentrepreneures bénéficient de peu de couverture sociale. À cela s’ajoute la nécessité pour ces femmes d’assumer la plupart des responsabilités familiales en plus de la gestion de leur entreprise, les plaçant en situation de surcharge de travail et d’épuisement, loin de l’idéal recherché en termes de liberté et de flexibilité du temps de travail (St-Arnaud et Giguère, 2018).
Au regard des crises contemporaines et de ces constats, nous avons invité la communauté de recherche à se pencher sur ces limites et effets pervers de l’entrepreneuriat des femmes en situation de crise, en abordant notamment les questions suivantes : l’entrepreneuriat peut-il être un vecteur d’émancipation des femmes dans des contextes difficiles et précaires ou constitue-t-il au contraire une nouvelle source d’exploitation et de domination de ces dernières ? Les bénéfices de l’entrepreneuriat attendus par les femmes en lien avec leur capacité de prendre leurs propres décisions en termes de rémunération et de gestion du temps de travail sont-ils un leurre ? Dans quelle mesure l’entrepreneuriat peut-il représenter une voie de sortie de la pauvreté pour certaines femmes ou, au contraire, renforcer leur précarité économique et leur vulnérabilité sociale ? Où sont les limites de l’entrepreneuriat des femmes en termes de levier au développement économique et social des régions et des pays ?
Deuxième thème : approches de genre et déconstruction du rôle de l’entrepreneuriat dans les contextes de crise
Le deuxième thème sur lequel nous avons interpellé la communauté de recherche s’articule autour de la manière dont les approches de genre en entrepreneuriat permettent de déconstruire la façon dont les entrepreneurs ont contribué aux crises actuelles et de reconstruire de nouvelles manières de penser et de pratiquer l’entrepreneuriat.
Durant la dernière décennie, les perspectives féministes, postcolonialistes, intersectionnelles, institutionnelles, ou contextualistes (Ahl, 2006 ; Ahl et Nelson, 2010 ; Brière, Auclair et Tremblay, 2017 ; Essers et Tedmanson, 2014 ; Marlow et Martinez Dy, 2017 ; Welter, Brush et de Bruin, 2019) ont contribué à questionner les visions classiques de l’entrepreneuriat et à déconstruire les stéréotypes genrés liés à l’activité entrepreneuriale. Des études, portant sur les femmes entrepreneures et mobilisant des approches et analyses en termes de genre, ont permis de repenser, par exemple, l’appréhension de la carrière entrepreneuriale (Lebègue, 2015), la légitimité entrepreneuriale (Pailot, Poroli, Lee-Gosselin et Chasserio, 2015), la perception de réussite entrepreneuriale (Constantinidis, Lebègue, Salman et El Abboubi, 2019) ou encore la motivation à entreprendre (d’Andria et Gabarret, 2017).
Pour autant, certaines questions restent encore peu ou pas explorées. Ainsi, dans les travaux académiques, le « côté noir » (dark side) de l’entrepreneuriat est encore trop rarement étudié (Biju et Kandathil, 2019 ; Verduijn, Dey, Tedmanson et Essers, 2014). L’image positive véhiculée de l’entrepreneuriat en général, des femmes entrepreneures plus spécifiquement, et de leur émancipation à travers l’activité entrepreneuriale peut en effet être questionnée. Il paraît intéressant de prendre du recul et de s’interroger notamment sur la façon dont les entrepreneurs ont contribué aux crises actuelles, sur le rôle de l’entrepreneuriat comme support de l’hégémonie capitaliste et comme vecteur de reproduction des normes dominantes et des inégalités de genre. Ainsi, les approches de genre en entrepreneuriat (Marlow et Martinez Dy, 2017) peuvent permettre de mettre à jour et de déconstruire le côté sombre de l’entrepreneuriat des femmes et des hommes. Elles peuvent également mener à repenser de nouveaux modèles entrepreneuriaux, contribuant à l’émergence d’une certaine forme de résilience face aux contextes de crises économiques, environnementales et sociétales. Les approches basées sur l’entrepreneuring plutôt que sur l’entrepreneur, l’analyse en profondeur des écosystèmes entrepreneuriaux, l’étude de l’impact social et sociétal des activités entrepreneuriales dans une perspective relationnelle du genre, qui invite à prendre en compte « les points de vue subjectifs des individus en relation avec leur environnement » (Constantinidis, 2014, p. 296), plutôt qu’une perspective catégorielle, sont autant de pistes potentielles pour repenser les opportunités que représente l’entrepreneuriat à l’aune des crises économiques, sociales et sociétales, sans en occulter la complexité.
Troisième thème : frontières du genre et transformation des modèles entrepreneuriaux
Le troisième thème invitait à s’interroger sur la façon dont les entrepreneures se situent par rapport aux bouleversements sociétaux et au pessimisme ambiant et sur leur rôle dans l’initiation de nouveaux projets, axés par exemple sur la gestion des déchets, la santé alimentaire, la mobilité propre et de nouveaux modèles entrepreneuriaux, incluant entre autres l’entrepreneuriat social, l’entrepreneuriat collectif, l’hybridation entre entrepreneuriat formel et informel, ou le déploiement d’autres stratégies alternatives.
Dans un contexte de mondialisation des marchés, de révolution numérique, de mise en place de plans d’austérité et de frustration sociale, les entrepreneurs doivent faire face à des incertitudes économiques croissantes depuis plusieurs années. Plusieurs mouvements se sont par exemple créés en Europe avec des revendications sociales majeures : en France, le mouvement de la « génération précaire » ambitionnait de réformer le statut des stagiaires ; dans les pays du Sud de l’Europe, c’est le mouvement de la « génération 1 000 euros » qui a pris une place grandissante, avec pour projet de dénoncer la précarité salariale que vivent nombre de salariés et indépendants sur le marché du travail. Malgré des qualifications de plus en plus importantes dans la population, les jeunes arrivants sur le marché du travail se voient en effet offrir des rémunérations plus faibles (Van de Velde, 2015). L’arrivée de la crise sanitaire de 2020 a mis en exergue ces différents bouleversements et en a en quelque sorte constitué un point d’orgue.
Dans ce paysage socio-économique, la carrière ne s’envisage plus depuis longtemps dans le cadre d’une relation à long terme entre employeur et employé. De plus en plus d’individus sont donc amenés à envisager le développement de carrière de manière différente. Estompement des frontières spatiales et temporelles, pluriactivité, intrapreneuriat, carrières nomades… Ce ne sont là que quelques exemples de tendances lourdes que l’on peut actuellement observer en termes d’emploi (Bohas, Fabbri, Laniray et de Vaujany, 2018). Les conséquences sur l’organisation du travail, mais aussi du couple et de la famille, sont multiples et profondes. On assiste notamment à une redéfinition de l’identité entrepreneuriale, couplée à une renégociation et une transformation des identités et des rôles de genre, tant dans la sphère privée que professionnelle (Chasserio, Pailot et Poroli, 2014 ; Lewis, 2015 ; Lewis, Ho, Harris et Morrison, 2017). Plusieurs questions restent en suspens à ce niveau. Par exemple, comment les entrepreneures se positionnent-elles par rapport aux contextes genrés ? Comment explorent-elles et investissent-elles les nouveaux questionnements sociétaux qu’implique une redéfinition des identités et des rôles de genre ? Comment intègrent-elles ces nouveaux questionnements dans le développement de leurs projets entrepreneuriaux et de leurs trajectoires de vie ? De quelle manière cela leur permet-il de proposer des frontières du genre plus fluides ?
Les articles de ce numéro spécial
Les quatre articles présentés dans le cadre de ce numéro spécial s’inscrivent au croisement des thèmes évoqués. Ils invitent notamment à déplacer le curseur d’analyse de l’individu vers le contexte, tout en dépassant le portrait homogène des femmes entrepreneures qu’une partie de la littérature tend encore à dépeindre. Ainsi, à travers ces articles, quatre contextes très différents sont explorés, apportant des éclairages complémentaires sur les questions posées.
Dans l’article intitulé Naviguer entre normes masculines et féminines en entrepreneuriat : les défis des entrepreneures burkinabè, Renaud Redien-Collot, Laurice Alexandre et Lirassê Akouwerabou analysent la capacité des entrepreneures du secteur formel (encore extrêmement minoritaire pour les activités entrepreneuriales féminines par rapport au secteur informel) à pérenniser leur activité dans le contexte empreint de crises prégnantes, multiples et enchevêtrées, tant aux plans politique, économique, social que sanitaire du Burkina Faso. En soulignant les interactions de ces entrepreneures avec les entrepreneures survivalistes, cet article requestionne les modèles entrepreneuriaux classiques, en proposant une hybridation entre entrepreneuriat formel et informel. Il met également en exergue les phénomènes genrés de subordination et d’insubordination que ces entrepreneures burkinabè déploient pour développer et pérenniser leur entreprise, en croisant théorie sociologique et sémiotique (Martin, 2003, 2006 ; Butler, 1990).
Les résultats de recherche, basés sur une étude qualitative constituée d’un échantillon de vingt entrepreneures burkinabè, montrent qu’elles parviennent à pérenniser leur activité en tirant à la fois parti de l’univers entrepreneurial masculin bien établi et de l’univers entrepreneurial féminin survivaliste du secteur informel. Cependant, cette recherche nous montre également que ce double jeu peut inhiber de nombreux échanges qui leur permettraient de donner plus de sens à ce qu’elles ont entrepris. L’article contribue ainsi à dépasser à la fois les analyses focalisées jusque-là sur l’incongruité des entrepreneures vis-à-vis du seul référent masculin et celles qui mettent en évidence les bienfaits ou les méfaits de l’entrée ou du transfert des entrepreneures dans le secteur formel. Il ouvre aussi de nouvelles perspectives pour l’étude des femmes entrepreneures dans d’autres zones de l’Afrique subsaharienne.
L’article intitulé Quand les crises amènent des bifurcations au coeur de l’entrepreneuring : une analyse sensible étudie quant à lui le contexte des quartiers populaires en France. Les autrices, Amélie Notais et Julie Tixier, explorent la réalité de femmes issues d’un quartier dit « politique de la ville » de La Courneuve à Paris, où les trajectoires entrepreneuriales s’inscrivent dans un contexte de vie marqué par des crises multiples, aux plans économique, social, géographique et personnel. Grâce à une approche méthodologique longitudinale et par les récits de vie, cette recherche se déploie sur un temps long et permet de poser un regard à la fois étendu et profond sur l’articulation entre contexte de crise et entrepreneuring chez ces femmes.
Une première contribution originale de cette recherche est de montrer la manière dont le projet entrepreneurial prend véritablement racine dans la situation de crise, à la fois au niveau personnel et environnemental. L’opportunité entrepreneuriale se définit ici comme une brèche dans le parcours de vie. Elle s’ancre en effet dans des histoires personnelles et familiales difficiles, qui révèlent des besoins sociaux ou sociétaux aigus, dont les femmes vont se saisir à travers leur projet d’entreprise sociale. Une seconde contribution, tout aussi originale, est de mettre en évidence l’articulation étroite entre les crises vécues par ces femmes, sur un temps long, et la manière dont se tissent leurs trajectoires entrepreneuriales. Dans un environnement difficile, ces femmes entrepreneures adoptent diverses stratégies et pratiques – contournement, bifurcation, exploration par symbiose – face aux crises multiples auxquelles elles font face au quotidien. Par leurs résultats de recherche, les autrices montrent que l’entrepreneuriat ne constitue ici ni un levier d’émancipation ni un mécanisme de domination pour ces femmes. Ni choisi ni subi, l’entrepreneuring s’inscrit de façon non déterministe dans les contextes et parcours de vie personnels, se construisant en lien avec les crises vécues, qui sédimentent et fertilisent la trajectoire entrepreneuriale.
L’article intitulé Contribution à une lecture praxéologique du leadership entrepreneurial de crise des dirigeantes de PME : l’exemple de la crise sanitaire de la Covid-19, préparé par Philippe Pailot, Stéphanie Chasserio, Typhaine Lebègue et Corinne Poroli, traite de l’entrepreneuriat des femmes dans le contexte spécifique de la crise liée à la Covid-19. Cette crise, présente à l’échelle mondiale, est venue aggraver les crises politiques, économiques et sociales existantes, exacerbant les tensions et difficultés vécues par nombre de personnes. Elle a en particulier profondément affecté les entrepreneurs et dirigeants de petites et moyennes entreprises (Janssen, Tremblay, St-Pierre, Thurik et Maalaoui, 2021 ; St-Pierre, Janssen, Tremblay, Thurik et Maalaoui, 2021). Les femmes entrepreneures ont été d’autant plus touchées, étant souvent actives dans des secteurs liés au commerce de détail et aux services à la personne et ayant en majorité la charge de la sphère domestique (Manolova, Brush, Edelman et Elam, 2020).
Sur base d’entrevues de recherche qualitatives avec des femmes entrepreneures d’expérience, cet article mobilise une grille d’interprétation originale, basée sur le concept de leadership entrepreneurial de crise, pour analyser les logiques et processus d’action de ces femmes entrepreneures face à l’adversité. La crise est dès lors appréhendée au niveau individuel de l’entrepreneure et comprise comme un vécu personnel, subjectif et social. Chaque trajectoire est ainsi unique, marquée par les spécificités du contexte et de la situation vécue, par les ressources disponibles et par les perceptions de l’entrepreneure. Transcendant la pluralité des trajectoires observées, les résultats permettent aussi d’envisager le leadership entrepreneurial de crise au croisement de deux axes, représentant sa dimension stratégique et sa dimension pragmatique. Une de ses contributions fortes est de montrer que chacun des axes est traversé par des tensions entre d’une part l’immédiat de la crise et le potentiel du futur et d’autre part la transformation nécessaire des processus opératoires et l’attention à accorder aux processus relationnels. Les résultats de recherche mettent en évidence la manière dont les femmes entrepreneures arrivent à maîtriser ces tensions, dans un exercice d’équilibre délicat, qui est une des caractéristiques du leadership entrepreneurial de crise.
Enfin, l’article d’Ève Lamendour et de Paulette Robic, intitulé Entrepreneuriat au féminin. Le récit ancien d’une ambition bridée, vient clore ce numéro spécial. Une approche tout à fait originale, basée sur une analyse historique, y est proposée. En effet, les autrices étudient les représentations de l’entrepreneuriat au féminin à travers les romans de la révolution industrielle. Elles s’appuient, entre autres, sur La maison du chat qui pelote d’Honoré de Balzac (1829) pour le contexte français, Les Buddenbrook de Thomas Mann (1901) pour le contexte allemand et sur Nord et Sud d’Elizabeth Gaskell (1854-1855) pour le contexte anglais, afin d’interroger les mécanismes de dysfonctionnement de l’entrepreneuriat au féminin quant à sa capacité à réduire les inégalités femmes-hommes dans le travail. À travers l’étude de ces fictions, les autrices mettent à jour la construction historique des imaginaires modernes au sujet des femmes dirigeantes.
Les contributions de cet article sont nombreuses et révèlent toutes la pertinence d’une perspective encore peu utilisée dans notre champ de recherche, l’usage de la fiction et de l’art en général comme matière à penser l’entrepreneuriat. D’un point de vue théorique et managérial, cette recherche historique menée sur la représentation de l’accès des femmes à la direction d’entreprise souligne le caractère ancien, mais encore à l’oeuvre de l’invisibilité du travail de ces dernières dans la conduite des entreprises. D’un point de vue méthodologique, l’originalité de cette recherche est de porter sur un terrain non seulement composé de fictions, mais offrant aussi une épaisseur historique. Enfin, cet article amène le lecteur, la lectrice à réaliser l’influence des oeuvres littéraires romanesques classiques étudiées au lycée sur le façonnement de la représentation que se fait la société de l’entrepreneuriat au féminin au fil des générations, ainsi que sur les choix de carrière des filles, toujours à l’oeuvre aujourd’hui.
Contributions transversales des articles et voies futures de recherche
Ce numéro spécial sur l’entrepreneuriat des femmes en contexte de crise permet d’offrir une vision différente et critique sur ce qui a déjà été publié dans le champ. Il prend le contre-pied des discours normatifs, et parfois simplistes, faisant souvent l’éloge de l’entrepreneuriat au féminin en termes de flexibilité, d’autonomie, de succès professionnel et d’émancipation sociale, pour en offrir in fine une vision plus complète et équilibrée, en examinant également ses côtés plus sombres et ses effets pervers. Par ailleurs, il met en relief la diversité des contextes et des situations vécues par les femmes entrepreneures, contribuant ainsi à déconstruire l’image homogène que l’on peut parfois en avoir (Welter, Brush et de Bruin, 2019).
Certaines questions restent cependant en suspens. C’est pourquoi nous considérons ce numéro spécial comme une étape vers de nouvelles réflexions et recherches dans le champ de l’entrepreneuriat et du genre. Ainsi, il serait pertinent de creuser la question de l’influence des crises économiques, sociales et environnementales actuelles sur les jeunes générations, dans la relation qu’elles établissent à leur carrière entrepreneuriale, et la façon dont cela impacte les frontières du genre. Les formes du travail changent, le salariat et l’entrepreneuriat évoluant sur un continuum de plus en plus flou. De quelle manière les jeunes entrepreneurs aspirent-ils à révolutionner le paysage des marchés et des emplois ? Le développement de leurs entreprises peut-il contribuer à l’édification de nouveaux rapports sociaux de sexes et constituer une réponse aux crises contemporaines ?
Par ailleurs, les évolutions économiques et sociales actuelles créent aussi des conditions favorables à l’émergence de projets entrepreneuriaux à caractère durable, qui conduisent à questionner les modalités d’engagement et de développement à mettre en oeuvre. Comment se créent de nouveaux modèles entrepreneuriaux autour de la contrainte de croissance durable ? Quelles logiques entrepreneuriales et pour quelles répercussions sur les modèles économiques actuels ? Dans quelle mesure les tendances collaboratives liées à l’économie du partage (Botsman et Rogers, 2010) constituent-elles une réponse à la crise pour les entrepreneures ? Dans quelle mesure des perspectives peu mobilisées dans le champ de l’entrepreneuriat jusqu’ici, telles que l’écoféminisme ou l’afroféminisme, peuvent-elles apporter des pistes de réponse ?
Pour clore ce propos introductif, nous tenons à souligner que nous avons eu grand plaisir à coordonner ce numéro spécial. Nous espérons que vous en aurez autant à découvrir chacune des contributions apportées par les auteurs et autrices. Nous souhaitons les remercier, ainsi que les évaluateurs et évaluatrices anonymes, pour leur collaboration tout au long du processus éditorial. Nous remercions également les éditrices et éditeurs de la revue RIPME pour la confiance qu’ils et elles nous ont accordée pour coordonner ce numéro. Nous vous souhaitons une agréable lecture et de riches réflexions.
Appendices
Notes biographiques
Christina Constantinidis est professeure à l’école des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM), où elle est membre du GEST (Groupe Entrepreneuriat, Société, Transformations) et directrice de l’observatoire Entrepreneuriat et Genre.
Typhaine Lebègue est maîtresse de conférences à l’IAE de Tours et membre du VALLOREM (EA 6296). Ses recherches portent principalement sur l’entrepreneuriat et les femmes. Elle est cofondatrice d’un groupe de recherche thématique sur l’entrepreneuriat et le genre.
Corinne Poroli est professeure associée en stratégie et entrepreneuriat à SKEMA Business School et membre fondatrice de la chaire « Femmes et Entreprises ». Elle mène des recherches sur la résilience entrepreneuriale, l’entrepreneuriat et le genre.
Références
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