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Introduction

L’approche effectuale a permis le développement de travaux s’intéressant à la complexité des relations entre l’entrepreneur et les parties prenantes (Sarasvathy et Venkataraman, 2011) lors de la prise de décision (Read et Sarasvathy 2005 ; Read, Dew, Sarasvathy, Song et Wiltbank, 2009) en incluant dans la démarche cognitive le rôle de l’incertitude (Kirzner, 1973). La logique effectuale permet alors d’appréhender aussi bien les processus cognitifs de l’entrepreneur que la construction et la mobilisation de l’organisation dans la prise de décision.

La question du positionnement de l’expertise centrée sur la technique de l’entrepreneur dans la logique d’effectuation apparaît dans les différents travaux de Sarasvathy (2001), Read et al. (2009) ou encore Dew, Read, Sarasvathy et Wiltbank (2015). Ces auteurs vont définir ce type d’expertise au travers d’une expérience significative dans un domaine spécifique (Read et al., 2009), mais également sur un niveau de maîtrise élevé de connaissances (Dew et al., 2015). Dans leurs travaux sur l’effectuation, Dew et al. (2015) démontrent l’importance de l’expertise technique dans la prise de décision en expliquant qu’elle joue un rôle davantage dans la résolution de problèmes que dans l’utilisation de techniques prédictives. Ces auteurs soulignent en effet que si l’expertise technique permet un haut niveau de performance de la décision par la recognition de situations problématiques vécues par l’entrepreneur, elle n’est pas nécessairement structurante dans l’expertise entrepreneuriale (Sarasvathy, 2001 ; Sarasvathy, Dew, Read et Wiltbank, 2008) qui réside dans la reconnaissance et la gestion de l’imprévisibilité. Cette approche fait écho aux travaux de Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009) sur les entrepreneurs-experts, caractérisés par des connaissances techniques très élevées, mais disposant de connaissances anticipatrices limitées, dans les milieux innovants tels que les PME de hautes technologies. Les sciences de l’éducation, quant à elles, apportent une tout autre approche de l’expertise (Paris et Winograd, 1990 ; Tynjälä, 1999) en la définissant autour de trois concepts majeurs : les connaissances déclaratives, les connaissances procédurales et une activité métacognitive. Selon nous, cette définition permet de revoir la conception de l’expertise non seulement en tant que ressource (connaissances déclaratives et procédurales mobilisées dans la résolution de problèmes), mais également en tant que processus cognitif (activité métacognitive) dans l’expertise entrepreneuriale. Pour Toutain (2011), toutes stratégies d’apprentissage seraient favorables au développement de connaissances entrepreneuriales. Aussi, chez les entrepreneurs-experts, un haut niveau de connaissances mobilisées dans la résolution de problèmes, ou dans les stratégies d’apprentissage (activité métacognitive), contribuerait au développement de l’expertise entrepreneuriale.

Finalement, si la littérature autour de l’expertise entrepreneuriale a montré que l’expertise technique favorise la prise de décision au travers de la résolution de problèmes, elle ne considère pas son effet sur la gestion de l’incertitude et sur les activités prédictives. Ces auteurs (Sarasvathy, 2001 ; Read et al., 2009 ; Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux, 2009 ; Dew et al., 2015) tendent alors à distinguer expertise technique et expertise entrepreneuriale. Cet article a pour ambition de réinterroger le lien entre l’expertise entrepreneuriale et l’expertise centrée sur la technique par les sciences de l’éducation (Paris et Winograd, 1990 ; Tynjälä, 1999). Nous proposons ici de montrer théoriquement et empiriquement l’effet structurant de l’expertise technique sur l’expertise entrepreneuriale notamment dans la gestion des activités prédictives et la gestion de l’incertitude (Kirzner, 1973). Cette approche contribue à renouveler les travaux autour de la compréhension de la prise de décision des entrepreneurs des PME de hautes technologies.

L’article cherche donc à répondre à la question suivante : comment l’expertise technique et l’expertise entrepreneuriale s’agencent-elles pour sécuriser la prise de décision de l’entrepreneur ?

Nous posons l’hypothèse que l’activité métacognitive de l’entrepreneur lui permet d’appréhender l’incertitude en disposant de processus cognitifs individuels que nous qualifions d’activité métacognitive, mais également collectifs par la constitution d’une organisation de la PME centrée sur la connaissance technique que nous qualifions d’expertise distribuée. Plus simplement, nous soutenons que l’expertise centrée sur la technique joue un rôle déterminant dans la gestion de l’incertitude par la mise en place de processus cognitifs individuels et collectifs sécurisant la prise de décision dans la logique effectuale.

L’originalité de cet article tient à la mise en regard de deux cadres analytiques complémentaires : l’approche de l’entrepreneur effectuel et la notion d’expertise (Paris et Winograd, 1990 ; Tynjälä, 1999 ; Toutain, 2011) dans la prise de décision des entrepreneurs de PME de hautes technologies. Nous cherchons donc à comprendre l’effet de structuration de l’expertise centrée sur la technique dans la logique d’effectuation chez un entrepreneur-expert technologique. Nous questionnons la pertinence d’un tel croisement, non seulement d’un point de vue conceptuel, mais également d’un point de vue empirique, particulièrement dans le contexte des PME de hautes technologies où l’expertise apparaît comme un levier fondamental pour l’innovation.

Cet article est issu d’une collaboration CIFRE[1] soutenue par une méthodologie de recherche-action participative (Kindon, Pain et Kesby, 2007) menée durant 30 mois dans un pôle de compétitivité composé de PME de hautes technologies. L’objectif de ce travail de recherche est également d’apporter une grille d’analyse favorable à la compréhension et à l’accompagnement opérationnel de ce type de PME. C’est pourquoi nous nous concentrons ici sur les PME de hautes technologies. La présence sur notre terrain d’étude d’entrepreneurs disposant d’un haut niveau de connaissances socialement validé (niveau de diplôme, expérience significative dans un domaine spécifique), croisé à l’opacité de la littérature sur la continuité entre expertise technique/organisation/décision, nous a alors engagé à avancer cette recherche.

La première partie de cet article s’attache à articuler d’un point de vue conceptuel la notion d’entrepreneur effectuel et la notion d’expert. Nous présentons par la suite la méthodologie PAR de recherche (participatory action research ou recherche-action participative). Pour finir, nous développons les résultats de cette recherche en mettant en évidence le rôle de l’expertise de l’entrepreneur dans la conception d’une organisation, dans laquelle l’expertise individuelle et collective s’articule en faveur de la prise de décision. Nous discutons et exposons les apports académiques et managériaux en conclusion de ce travail.

1. Quelle place pour l’expertise centrée sur la technique dans la démarche entrepreneuriale des PME de hautes technologies ?

La logique causale et la logique effectuale ont longtemps été opposées dans la littérature en entrepreneuriat, la première étant attribuée en tant que logique d’action rationnelle pour l’entrepreneur et la seconde reposant sur une logique d’action cognitive renforçant la prise de décision (Schmitt, 2017). Les travaux les plus récents démontrent une forme de continuité entre ces approches, notamment en faveur de l’agir entrepreneurial (Schmitt et Julien, 2020), mais ne contestent pas cette distinction. En effet, la dimension cognitive liée à la logique d’effectuation reste au centre des interrogations concernant la prise de décision de l’entrepreneur.

En s’appuyant sur les travaux de Sarasvathy (2008) autour de la logique d’effectuation, Dew et al. (2015) identifient l’entrepreneur par sa capacité à recontextualiser ses connaissances en faveur de la prise de décision. Sarasvathy (2001) explique que cette expertise entrepreneuriale repose sur une logique d’effectuation et met l’accent sur la connaissance préalable de l’entrepreneur en tant que ressource pour identifier puis atteindre des opportunités. Ces auteurs indiquent qu’un haut niveau de connaissances combiné à une capacité de recognition (Gobet et Simon, 1996) favoriserait le développement d’un cadre comparatif favorable à la prise de décision rapide, afin de résoudre une situation problématique en y projetant des éléments de sens (Klein, 2009). Ces auteurs expliquent alors que l’expertise de l’entrepreneur serait concentrée davantage sur la résolution de problèmes que sur la gestion de l’imprévisibilité.

Dans un processus entrepreneurial et plus particulièrement lors de la prise de décision stratégique, l’entrepreneur effectuel (Sarasvathy, 2001) s’interroge initialement et consciemment selon trois types de questions pour identifier ce qu’il doit faire (D’Andria, 2014 ; Silberzahn, 2014, 2016) : 1/ qui suis-je ? ; 2/ que sais-je ? ; 3/ qui connais-je ?

À partir de ce questionnement, l’entrepreneur effectuel identifie des opportunités, des objectifs et trajectoires en fonction de ce qu’il s’autorise à perdre, ce que Jacquemin et Lesage (2016) présentent comme le risque et l’incertitude.

Ce concept pose alors les bases d’une analyse de la décision entrepreneuriale comme la réduction de l’incertitude (Kirzner, 1973 ; Torrès et Gueguen, 2008) par les processus cognitifs de l’entrepreneur. Cette approche en psychologie cognitive met au coeur du processus entrepreneurial l’identité (l’identité sociale et cognitive) de l’entrepreneur dans le cadre de la prise de décision.

Selon Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009), deux figures majeures se dessinent dans la littérature en entrepreneuriat : l’entrepreneur visionnaire « caractérisé par ses savoirs d’anticipation » et l’entrepreneur-expert présent dans les milieux innovants qui « maîtrisent des savoirs spécialisés », c’est-à-dire établis ou encore légitimes et reconnus qui assurent la fonction d’innovation.

Nous souhaitons à présent approfondir la notion d’expertise de l’entrepreneur pour comprendre le lien entre l’effectuation et l’expertise cognitive de l’entrepreneur, en questionnant son identité, son rapport aux connaissances. Il s’agit ici d’analyser l’expert dans une perspective cognitive pour comprendre le positionnement de l’expertise technique dans une logique d’effectuation.

2. Le concept d’expert appliqué à l’entrepreneur de la PME de hautes technologies

De nombreux auteurs en sciences de gestion ont travaillé sur la définition de l’expert (Hatchuel et Weil, 1992 ; Salas, Rosen et Diaz, 2010) en abordant les notions de savoirs, connaissances, compétences et en catégorisant leurs niveaux de performance. Si la dimension sociale de l’expert semble discutée, notamment en cherchant à positionner l’expert en opposition au non-expert ou au novice, voire en comparaison au savant, spécialiste, superspécialiste (Bootz et Schenk, 2014), la dimension cognitive reste communément admise. Afin d’identifier l’expert, cette littérature met l’accent de façon homogène sur sa capacité à résoudre par sa connaissance des situations problématiques complexes dans des contextes variés (Salas, Rosen et Diaz, 2010). Cette approche nous permet de positionner l’expert dans le cadre d’une activité de résolution de problèmes, mais elle laisse en suspens la question de la durabilité de cette expertise dans le temps et dans son rapport à la gestion de ses connaissances.

Nous mobilisons donc, dans le cadre de ce travail, la notion « d’expert » développée en sciences de l’éducation (Tynjälä, 1999 ; Haapasalo, 2003) pour analyser la capacité à acquérir, développer et transmettre les connaissances de celui-ci.

L’expertise se définit alors par un corpus de connaissances et pratiques intégrées, de façon avancée, dans un tout cohérent (Bereiter, 1997 ; Ohlsson et Lehtinen, 1997). Les définitions données sur les connaissances de l’expert par les chercheurs dans ce champ convergent autour de trois composantes principales (Tynjälä, 1999) :

  • les connaissances déclaratives qui sont des connaissances explicites et factuelles, également désignées comme plus conceptuelles (en référence aux travaux de Piaget) ;

  • les connaissances procédurales ou pratiques qui sont plus tacites et intuitives (Haapasalo, 2003). On retrouve sur ce point la notion de connaissances tacites en gestion (Nonaka, 1994 ; Nonaka et Von Krogh, 2009) ;

  • les connaissances autorégulatrices qui correspondent à une activité de réflexion sur ses propres connaissances et apprentissages, appelée métacognition.

Les analystes de l’expertise mettent alors l’accent sur cette troisième composante en précisant le comportement volontaire et spontané de l’expert. Il met en oeuvre de façon prononcée des connaissances autorégulatrices correspondant à une activité de réflexion sur ses propres connaissances et apprentissages, appelée métacognition ou activité métacognitive. Dans cette perspective d’analyse, l’accent est mis sur l’importance de l’activité métacognitive comme caractéristique de l’expert relativement au non-expert. Elle représente une caractéristique majeure de l’identité de l’expert.

Les sciences de l’éducation ont approfondi la question de la métacognition de l’expert. La métacognition est, dans son sens profond, « la cognition sur la cognition » (Flavell, 1985, p. 30). Paris et Winograd (1990) définissent la métacognition « comme la connaissance des processus et des étapes cognitives et comme le contrôle de l’exécution des processus et des étapes cognitives » (Paris et Winograd, 1990, dans Moffet, 1995, p. 12). Appliqué au champ de l’entrepreneuriat, Toutain (2011) définit la métacognition comme un apprentissage de second niveau illustré par une capacité qui consiste à apprendre à apprendre. Toutain (2011) explique que pour l’entrepreneur, la métacognition s’apparente à une stratégie d’apprentissage initiée par un déséquilibre cognitif. Ces travaux font écho aux concepts de Paris et Winograd (1990). En effet, les notions de déséquilibre cognitif et de stratégie d’apprentissage font, selon nous, référence aux notions d’autocritique cognitive et d’autogestion cognitive comme éléments centraux de la métacognition (Paris et Winograd, 1990).

Le renouvellement permanent de la connaissance de l’expert est une partie indispensable de son activité pour sécuriser et conserver son expertise. En sciences de l’éducation, cette activité de remise en question de la connaissance de l’expert est appelée l’autocritique cognitive. Elle est le fait de réfléchir sur l’état d’une connaissance ou d’une habileté (Paris et Winograd, 1990 ; Saint-Pierre, 1994). Cette connaissance métacognitive s’applique à la fois aux connaissances déclaratives, conditionnelles et procédurales auprès d’un sujet. Par l’autocritique cognitive, l’expert questionne en permanence son expertise dans le cadre de la métacognition. Elle constitue une caractéristique majeure de la métacognition de l’expert en lien avec sa nature identitaire.

L’autocritique cognitive représente la première caractéristique de la métacognition au travers d’une dimension plus réflexive de la connaissance ; la seconde caractéristique est l’autogestion cognitive. L’autogestion cognitive est la métacognition en action, c’est-à-dire la forme que prend la métacognition pour orchestrer les différents aspects de la réalisation d’une tâche (Moffet, 1995) : dans notre cas, l’acquisition ou le développement de connaissances. Pour Parent, Larivee et Bouffard-Bouchard (1991), les experts utiliseraient spontanément des mécanismes autorégulateurs adéquats dans l’acquisition et le développement de connaissances.

Dans le cadre de l’entrepreneur-expert de la PME, cette métacognition conduit à une intégration, fondée sur l’expérience dans un domaine particulier, de connaissances conceptuelles et procédurales modifiant en retour les mécanismes cognitifs (Gadille et Machado, 2012) liés à la prise de décision.

L’enjeu de cet article est donc de comprendre l’articulation, voire la complémentarité de cette expertise avec la logique d’effectuation, pour les entrepreneurs-experts des PME de hautes technologies. Nous souhaitons tester empiriquement un potentiel effet de structuration de cette logique par l’expertise et ces processus cognitifs pour sécuriser la prise de décision de l’entrepreneur.

3. L’articulation entre l’expertise cognitive centrée sur la technique et l’effectuation dans les PME de hautes technologies

Les travaux de Sarasvathy (2001, 2003, 2008) à l’origine de la logique d’effectuation ont initié de nouvelles formes de réflexions autour des mécanismes cognitifs de l’entrepreneur dans la prise de décision. Jacquemin et Lesage (2016) ont démontré par ailleurs que des entrepreneurs incubés mobilisent davantage la logique d’effectuation pour faire face à l’incertitude (Knight, 1957 ; Kirzner, 1973 ; Silberzahn, 2014) de la prise de décision. Les travaux de Jacquemin et Lesage (2016) sur cette typologie d’entrepreneurs font alors écho au champ de l’entrepreneuriat technologique en pôle de compétitivité pour des jeunes PME technologiques. Notre travail s’inscrit alors dans la continuité de ce courant. Cependant, la littérature (Sarasvathy, 2001 ; Silberzahn, 2014, 2016 ; Dew et al., 2015 ; Schmitt et Julien, 2020) a mis l’accent sur la dimension cognitive de l’entrepreneur par la logique d’effectuation dans la prise de décision, mais insiste sur la notion d’expertise entrepreneuriale (Sarasavathy, 2001) et relativise la notion d’expertise centrée sur la technique dans les activités prédictives de la PME. Pour autant, cette expertise technique est considérée par la littérature en sciences de gestion comme un avantage compétitif de la PME de hautes technologies (Sparrow, 2001 ; Macpherson et Holt, 2007).

À notre sens, il est tout à fait possible que l’expertise centrée sur la technique de l’entrepreneur des PME de hautes technologies ait un effet structurant sur la logique d’effectuation, notamment dans la réduction de l’incertitude par la mise en place de processus cognitif.

Ainsi, pour analyser empiriquement la prise de décision de l’entrepreneur-expert dans une logique d’effectuation, nous allons nous focaliser sur la pratique concrète plus ou moins consciente de l’entrepreneur. Nous appréhendons cette pratique suggérée par les travaux D’Andria (2014) et Sarasvathy (2001, 2003, 2008) qui se concentrent autour des trois interrogations majeures précédemment mentionnées « qui suis-je ? », « que sais-je ? », « qui connais-je ? ». Nous analyserons ces interrogations au regard de la spécificité de l’expert en nous concentrant sur son identité, son rapport à la connaissance et sur les mécanismes de régulation de celle-ci.

Dans le cas « d’entrepreneur-expert », l’identité de l’entrepreneur (qui suis-je) semble reposer sur son haut niveau de connaissances et le développement spontané de son activité métacognitive. L’entrepreneur serait identifié en tant qu’expert s’il s’engage dans un renouvellement constant de sa propre connaissance. L’activité métacognitive, au travers de l’autocritique et de l’autogestion cognitive, lui permet de faire état de sa connaissance et de conserver sa compétitivité. Il peut dès lors répondre à la question « que sais-je » en identifiant les connaissances acquises, à développer et manquantes. Par cette démarche, notre hypothèse est qu’il cherche avant tout à questionner la validité de sa connaissance pour réduire l’incertitude de la prise de décision. La question « qui connais-je ? » peut renvoyer alors directement au rôle de la structure intraorganisationnelle, de ce que Sarasvathy (2003) appelle la mobilisation des parties prenantes, qui viendrait le soutenir dans la prise de décision de l’entrepreneur en tant que mécanismes régulateurs conçus par et pour l’entrepreneur. La question des parties prenantes a été fortement étudiée dans la littérature en s’appuyant sur la notion de Sarasvathy. Les travaux les plus récents, de Schmitt et Julien (2020) notamment, mettent l’accent sur la multiplicité de ces parties prenantes et leurs implications directes ou indirectes dans la prise de décision. De plus, si Zanjani, Mehrasa et Modiri (2008) ont mis en évidence l’importance de la dimension organisationnelle dans la prise de décision de la PME de hautes technologies, ils ne démontrent pas la continuité entre les processus cognitifs, les acteurs et la prise de décision qui font l’originalité de notre travail. Dans ce travail, nous analyserons uniquement la structure intraorganisationnelle en tant que mécanisme cognitif accompagnant ou non la prise de décision de l’entrepreneur.

Le choix de compléter le concept d’entrepreneur effectuel par le concept d’expert vient donc de la spécificité de l’activité cognitive de l’expert centrée sur la technique qui pose alors la question de son opérationnalisation dans la logique d’effectuation au-delà de la résolution de problèmes. Il semble exister une continuité pertinente pour observer le lien entre l’effectuation et l’expertise chez ce type d’entrepreneur qui repose sur son rapport à la connaissance pour comprendre comment l’entrepreneur-expert initie et sécurise la prise de décision par des mécanismes cognitifs, particulièrement dans des PME de hautes technologies.

Dès lors, afin d’analyser la prise de décision de l’entrepreneur-expert, notre problématique peut se résumer de la façon suivante : comment l’activité métacognitive (expertise technique) permet-elle de structurer la réponse entrepreneuriale liée aux interrogations « qui suis-je ? », « que sais-je ? », « qui connais-je ? » (logique d’effectuation).

Nous mobilisons alors une méthodologie de recherche-action participative qui a contribué à produire une méthodologie d’accompagnement des entrepreneurs-experts dans le développement d’organisation capable de soutenir la prise de décision en faveur de l’innovation.

4. Méthodologie de la recherche

Cette recherche est issue d’une collaboration CIFRE qui a eu pour objectif la conception de dispositifs mutualisés de gestion des ressources humaines et des compétences pour soutenir l’innovation des PME de hautes technologies membres d’un pôle de compétitivité, le pôle OPTITEC (pôle optique photonique du sud de la France). L’adhésion au pôle est conditionnée par l’exploitation ou le développement de technologies optiques/photoniques assurant un haut niveau technologique de ces entreprises, favorisant alors la présence d’un tissu homogène et représentatif de PME de hautes technologies.

L’emploi occupé durant 30 mois était un poste de chargé de mission emploi compétences, dans lequel la partie recherche consistait à analyser les pratiques de GRH et gestion des compétences des PME dans le but de développer une offre de services adaptée à un tissu d’entrepreneurs hautement qualifiés (docteur ou ingénieur). Il est soutenu par l’association loi 1901 POPSUD créée en 2000 à l’initiative d’industriels et de chercheurs dans les domaines de l’optique et de la photonique. Il est composé d’une population de 115 industriels, dont 88 sont des PME de moins de 50 salariés créées dans les années deux mille, positionnées sur des niches de marché très fortement concentrées sur des activités de prestations de services d’ingénierie de haute technicité sur des technologies « optiques et photoniques » appliquées à l’environnement, la santé et la défense/sécurité/aérospatiale.

Pour répondre aux objectifs de cette mission R&D en sciences humaines et sociales et aux besoins de collaboration entre la structure du pôle et les entrepreneurs membres du pôle, nous avons choisi d’adopter une méthodologie de recherche-action participative. Cette méthodologie permet à la fois de répondre aux attentes de l’organisation en matière de transfert de connaissances dans la pratique et à la production de données, selon une méthode scientifique. Nous nous sommes approprié cette méthodologie participative pour soutenir et instrumenter le développement et/ou la consolidation d’interventions pour et avec les communautés (Dallaire, 2002). La PAR est définie comme un process collaboratif de recherche, formation et action, explicitement articulé autour d’une transformation sociale (Mac Taggart, 1997). Ensemble, le chercheur et les participants apprennent d’un process recherche/action/réflexion (Kindon, Pain et Kesby, 2007) dans lequel les participants se prononcent sur la pertinence de la méthodologie et sur l’objet de la recherche.

La première année s’est déroulée autour de deux types d’activités : 1/ la rencontre avec le réseau partenaires institutionnels pour connaître les ressources disponibles et positionner l’intervention du pôle vis-à-vis de ses membres ; 2/ le partage des analyses sur les stratégies de ces acteurs dans l’équipe du pôle au regard de la littérature scientifique sur la gestion des connaissances en faveur de l’innovation dans les clusters (Zanjani, Mehrasa et Modiri, 2008).

Les deux années suivantes ont été centrées sur la compréhension des pratiques de gestion des entrepreneurs articulant gestion des connaissances/organisation/innovation et la conception de formations à destination des entrepreneurs pour soutenir l’innovation et le développement économique des PME. Nous avons réalisé des entretiens semi-directifs dont l’analyse a été soumise aux entrepreneurs et au conseil d’administration du pôle afin de consolider les résultats. Sur la base de ces échanges, les premières actions opérationnelles en matière de gestion des connaissances et organisations pour les PME ont été développées. Cinq journées de formation ont été conçues avec des formateurs et les institutions responsables de la formation sur le territoire, puis validées et expérimentées par les entrepreneurs. Dans le cours de ces actions, nous avons continué à collecter des données permettant ainsi de contribuer au développement d’une offre de service pour le pôle de compétitivité, mais également à l’écriture de la feuille de route du pôle en matière de GRH et gestion des compétences.

Les matériaux mobilisés dans cet article sont issus à la fois d’entretiens semi-directifs, de la restitution des entretiens devant le conseil d’administration et les entrepreneurs, mais également de la prise de notes lors de la participation à des activités formatives durant lesquelles les entrepreneurs ont échangé autour de leurs pratiques. Les rencontres (entretiens, échanges, formations) ont été réalisées dans une durée allant de 3 heures et 45 minutes à 5 heures dans les locaux des entreprises pour les entretiens et formations.

Toutes les entreprises sont composées de moins de 25 salariés (plus de 90 % des entreprises du pôle) et exercent dans les secteurs environnement/défense/aéronautique/santé dans un souci de représentativité des entreprises du pôle. Les PME ont été choisies de façon à respecter la représentativité des entreprises adhérentes du pôle de compétitivité en matière d’effectif, d’année de création, de secteur d’activité. Ces critères ont été négociés avec la direction du pôle. Cette recherche visant l’action, il paraissait essentiel d’assurer la représentativité de l’échantillon afin de pouvoir assurer l’implantation des services développés par les résultats. Le tableau 1 permet de décrire l’ensemble des structures observées.

Tableau 1

Présentation du panel de PME choisies

Présentation du panel de PME choisies

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Les personnes rencontrées sont des entrepreneurs de PME de moins de dix ans issus d’une formation en école d’ingénieurs en optique ou des docteurs en sciences physiques, disposant d’une expérience significative (dix à vingt-cinq ans) en entreprise dans des métiers de direction, recherche et développement. Deux caractéristiques majeures sont à préciser : 1/ les entrepreneurs sont tous de genre masculin ; 2/ la moyenne d’âge de ces entrepreneurs est de 45 ans.

Pour répondre à notre problématique de recherche, nous exploiterons les verbatim organisés en fonction des noeuds représentant les dimensions d’analyse de l’expertise au sens de Paris et Winograd (1990). Le codage a été réalisé autour de la thématique « activité métacognitive et prise de décision » sous l’arborescence suivante :

  • autocritique cognitive comme process d’identification des connaissances favorisant une prise de décision pour l’innovation ;

  • autogestion cognitive comme process autorégulateur :

    • acquisition de connaissances favorisant une prise de décision pour l’innovation ;

    • développement des connaissances en faveur de la prise de décision pour l’innovation et le rôle de l’organisation.

Par la suite, de manière inductive, ces matériaux sont réinterrogés sous la question de l’effectuation selon l’arborescence suivante :

  • activité métacognitive de l’expert : un élément fondamental de l’identité (qui suis-je ?) de l’entrepreneur-expert des PME de hautes technologies ;

  • autocritique cognitive (que sais-je ?) et construction d’une organisation centrée sur la connaissance : de l’expertise individuelle de l’entrepreneur à l’intentionnalité de l’organisation ;

  • l’expertise distribuée en tant que structure cognitive de l’organisation et mobilisation des parties prenantes (qui connais-je) :

    • un process autorégulateur des connaissances ;

    • la mobilisation des pairs de l’entreprise pour sécuriser la prise de décision.

L’analyse thématique permet d’analyser la portion de phrase ou la phrase voire un groupe de phrases faisant référence au même thème. Dans le cadre de l’exploitation des verbatim et pour chaque dimension d’analyse, les données ne sont pas intégrées dans leurs exhaustivités. Les extraits choisis entendent sensibiliser le lecteur au raisonnement des acteurs étudiés et à leurs langages, en mettant en évidence les catégories sociales de leurs pratiques.

5. De la métacognition à l’expertise distribuée, une approche cognitive centrée sur la technologie de la prise de décision en entrepreneuriat technologique

Nous analysons ici la métacognition de l’entrepreneur-expert dans la pratique pour comprendre son rapport à la connaissance et comprendre comment celui-ci intègre son expertise technique dans la démarche entrepreneuriale d’effectuation. Nous testons ici empiriquement le modèle reposant sur l’identité et le rapport aux connaissances de l’expert face à la prise de décision et la façon dont il mobilise son organisation pour le soutenir.

5.1. Qui suis-je ? L’identité de l’entrepreneur-expert et le rôle de sa métacognition

Les travaux de Sarasvathy (2001) démontrent l’importance du questionnement de l’entrepreneur autour de sa propre identité dans le cadre de sa démarche entrepreneuriale et particulièrement lors de la prise de décision. Nous avons donc entrepris de réinterroger le positionnement identitaire des entrepreneurs-experts à l’aune de la théorie de l’effectuation.

Les entrepreneurs que nous avons rencontrés ont unanimement mis en évidence leur statut d’expert technologique au travers de 22 références directes à l’expertise ou l’expert que nous avons encodées initialement sous l’expertise technique. Prenant en considération le niveau de qualification professionnelle (ingénieur ou docteur) des entrepreneurs, une expérience significative dans un contexte d’action (Bootz, 2013) sur des domaines d’activité technologique très spécifique (sept à vingt ans d’expérience en entreprise) favorisant une reconnaissance par les pairs, nous avons choisi de valider la dimension sociale de l’expert (Bootz et Schenk, 2014) comme prérequis. Cependant, nous nous interrogeons dans cet article sur la perception de ce statut dans sa représentation cognitive. Rappelons que l’expert est distingué du novice par l’analyse socialement validée de ces connaissances constitutives (Tynjälä, 1999 ; Haapasalo, 2003) et la présence d’une métacognition qui lui est propre (Paris et Winograd, 1990).

Les quinze entrepreneurs rencontrés revendiquent leur expertise comme un avantage compétitif majeur pour la PME. L’entrepreneur-expert semble alors apparaître comme une catégorie sociale forte de la PME qui en assume le statut.

« Au départ je suis ingénieur en optique et j’ai développé une expertise en… [coeur de métier de l’entreprise] » (entreprise 5)

« Je suis expert en… [coeur de métier de l’entreprise]… et en traitement du signal. » (entreprise 9)

L’analyse de ces matériaux nous permet d’appréhender deux points majeurs et interdépendants. Tout d’abord, nous comprenons que l’expertise de l’entrepreneur est à la source de l’innovation fondatrice de la PME (Gartner, 1988), puis ils permettent de démontrer la capacité de l’entrepreneur à s’identifier en tant qu’expert au-delà de la dimension sociale de ce statut et l’enjeu de cette expertise pour la compétitivité de la PME.

« Notre métier est basé sur l’expertise de notre technologie [] c’est ce qui nous rend innovants et donc compétitifs. » (entreprise 6)

« On est tous ingénieurs on est même plus qu’ingénieurs on est considérés comme des experts quand même. » (entreprise 2)

« La création de l’entreprise vient de mon expertise initiale sur laquelle j’étais reconnu par mes confrères dans le passé. C’est elle qui m’a permis d’avoir des contacts rapides. On me connaissait déjà, il faut maintenant l’exploiter et la développer avec les collègues pour répondre aux évolutions. » (entreprise 7)

Nous comprenons que l’expert apparaît comme une figure plus légitime que l’ingénieur. Le niveau de qualification ne semble pas être considéré dans cette approche de l’expert et semble être appréhendé sous d’autres dimensions d’analyse. Ces propos nous permettent de comprendre que l’expertise est caractérisée par un haut niveau de maîtrise de la connaissance technique et technologique socialement reconnu au centre de l’innovation. Par ce propos, nous rejoignons les travaux de Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009) sur l’entrepreneur-expert pour qui l’expertise repose sur son niveau de connaissances techniques, mais les entrepreneurs ont également mis en évidence un process de gestion de cette expertise (en expliquant qu’il conditionne et garantit le maintien de cette expertise) : l’activité de mise à jour. Selon ces entrepreneurs, être expert consiste alors à être capable de conserver ce haut niveau de connaissances.

« Notre métier c’est d’être expert sur les nouvelles technologies et donc être compétent et à jour. On doit remettre en question notre connaissance tous les jours pour apprendre de nouvelles choses. » (entreprise 2)

L’entrepreneur distingue l’expertise par la notion de mise à jour. Il fait alors apparaître l’expert comme un apprenant du quotidien qui cherche à actualiser sa connaissance pour innover. L’expert est alors identifié en tant que tel s’il initie des process de gestion de sa connaissance de façon continue. Il ne s’agit pas ici de recognition, c’est-à-dire de décontextualisation de la connaissance, mais bien de process d’acquisition et développement de celle-ci en faveur du développement technologique. L’entrepreneur doit questionner sa connaissance et la remettre en cause pour en assurer la validité. Il met en place un process d’analyse permanent de sa connaissance.

« Nous devons nous actualiser, voir ce qu’il y a autour, comprendre comment elle (la technologie) va s’implanter… C’est pour cela que nous sommes le leader mondial en diagnostic… » (entreprise 6)

L’entrepreneur montre alors que l’actualisation de l’expert est très peu prescrite, car elle intervient au travers de la confrontation à de nouvelles situations. L’actualisation de la connaissance apparaît comme une activité implicite de l’expert. Les process associés à cette actualisation sont donc dans la nature même de l’expert qui interroge continuellement la pertinence de sa connaissance et la nécessité de la compléter pour conserver sa compétitivité. Nous comprenons également que cette expertise technologique permet de distinguer des opportunités (comment elle va s’implanter) entrepreneuriales sur lesquelles l’entrepreneur peut se positionner.

« Leader sur les marchés sélectionnés… parce que notre business model inclut une forte R&D continue sur laquelle on s’appuie pour anticiper les besoins… Dans le cadre d’opération de montage, de réglage et mise au point, redesign des lasers, redécoupe et traitement de l’information et adaptation produit. Nous sommes deux ou trois à avoir la connaissance et à être capables de faire ces opérations dans le monde, mais les seuls à être positionnés sur nos marchés, car nous sommes les seuls à pouvoir embarquer… Notre connaissance c’est notre coeur de métier on doit la préserver en continu… elle est majeure dans notre capacité à innover. » (entreprise 2)

D’un point de vue cognitif, ces résultats sont à rapprocher des travaux de Paris et Winograd (1990) sur l’activité métacognitive de l’expert au travers des notions d’autocritique et autogestion cognitive (on doit la préserver en continu). Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans les deux derniers extraits présentés résident davantage dans le croisement de l’expertise technique et cognitive avec la logique entrepreneuriale. En effet, nous comprenons que cette activité métacognitive par la réactualisation permanente de la connaissance vient supporter l’activité entrepreneuriale aussi bien dans l’identification d’opportunités (entreprise 2 : anticiper les besoins dans une démarche d’innovation favorisant la compétitivité de la PME). Lors de notre approche sur le terrain de la gestion de l’innovation dans les PME de hautes technologies, nous comprenons que la démarche entrepreneuriale est influencée par le statut d’expert technologique revendiqué par l’entrepreneur. C’est ici que nous pouvons croiser l’expertise et l’effectuation.

Nous pouvons considérer l’entrepreneur de la PME de hautes technologies comme un expert d’un point de vue technique par la présence d’un haut niveau de connaissance, mais également cognitif par son activité métacognitive. Par ailleurs, cette activité métacognitive va venir influencer la démarche entrepreneuriale puisque c’est par la dimension technique que l’entrepreneur va statuer (identifier, développer) sur les choix entrepreneuriaux. Cette activité métacognitive nous apparaît donc comme un élément constitutif fondamental de l’identité de l’entrepreneur.

Ce positionnement se renforce dans la perspective d’analyse de la logique effectuale qui repose sur une approche cognitive de l’entrepreneur. Ces résultats vont donc dans le sens des travaux sur l’effectuation (Dew et al., 2015) confirmant un lien entre expertise technique et expertise entrepreneuriale notamment dans le cadre d’activité technique, mais également dans la démarche entrepreneuriale par l’identification des opportunités. L’activité métacognitive ouvre une perspective de réponse à la question que pose la littérature sur l’identité de l’expert (qui suis-je ?) dans sa dimension cognitive et le lien avec la démarche entrepreneuriale. Si cette approche nous permet de comprendre le lien entre expertise et effectuation, elle va à présent nous permettre de comprendre comment l’expertise technique vient supporter voire structurer l’expertise entrepreneuriale notamment dans ces activités prédictives. Dans la partie suivante, l’objectif est alors d’observer comment cette activité cognitive va influencer la logique d’effectuation de l’entrepreneur pour prendre une décision stratégique.

5.2. Que sais-je ? Le rôle de la métacognition de l’entrepreneur-expert en tant qu’élément structurant de l’organisation

L’activité métacognitive de l’entrepreneur lui permet d’analyser ses propres connaissances et d’envisager l’évolution et la gestion de celles-ci (concept d’autocritique et d’autogestion cognitive ; Paris et Winograd, 1990). Cette expertise semble assurer l’avantage compétitif de la PME, l’entrepreneur explique néanmoins que pour assurer les évolutions de la technologie et l’innovation, il a besoin d’interroger voire d’acquérir des connaissances nouvelles pour développer la PME. L’expert cherche à discuter son expertise pour confronter sa décision. Cette approche met en lumière le processus d’autocritique cognitive chez l’entrepreneur qui a pour vocation de questionner la présence et la validité de sa connaissance.

« Je ne suis pas le père, je suis juste le plus ancien, mais tout le monde a le droit d’avoir de bonnes idées, non ? Et je n’ai pas toutes les connaissances sinon je n’aurais pas recruté. » (entreprise 1)

« C’est plutôt collectif comme approche [] partager et faire les retours d’expériences [] ça permet d’enrichir le groupe. Et du coup ils prennent part dans une certaine mesure à la décision finale. » (entreprise 5)

L’entrepreneur accepte de remettre en cause sa propre expertise (« Je ne suis pas le père ») dans le cadre d’une autocritique cognitive et confirme l’approche d’une activité d’exploration collective (« bonnes idées ») favorable au développement de l’activité entrepreneuriale. La création de l’organisation a été réalisée sur la base de son activité métacognitive pour enrichir son expertise. L’organisation apparaît pour l’entrepreneur comme un moteur de développement de sa propre expertise favorable à une activité d’innovation et au développement des activités entrepreneuriales. L’autocritique cognitive favorise la création de mécanismes cognitifs de soutien dans la logique d’effectuation telle la création d’une organisation centrée sur l’expertise capable de sécuriser la prise de décision entrepreneuriale. Nous pouvons comprendre que l’organisation de la PME qui a été conçue par l’activité métacognitive de l’entrepreneur représente ensuite une structure favorisant la réflexion entrepreneuriale.

« On recrute lorsque l’on a un besoin pour développer techniquement le produit ou un service [] et que l’on ne sait pas le faire. » (entreprise 2)

L’organisation apparaît alors comme une opportunité de développer l’expertise de l’entrepreneur-expert en tant que processus d’autogestion et a été construite sur les bases de son autocritique. L’organisation se structure selon l’évolution, dans un premier temps, de l’expertise de l’entrepreneur-expert et, dans un second temps, de l’expertise collective (utilisation du « on » ne sait pas faire). Ici, nous pouvons observer le mécanisme cognitif qui consiste à compléter la logique d’effectuation dans la prise de décision. Tout d’abord, l’entrepreneur-expert fait preuve d’autocritique cognitive. Il identifie alors les connaissances manquantes pour faire face au besoin puis il met en oeuvre des mécanismes d’autogestion par le recrutement ou encore la mobilisation de ce que Sarasvathy appelle les parties prenantes pour discuter son expertise.

« On a un groupe d’experts autonome que l’on a constitué au départ par un recrutement via nos connaissances. Le recrutement dans une si petite entreprise c’est capital. Il y a trop de relations entre les gens pour ça ne soit pas sûr à 100 %. On passe par le réseau parce que ça nous garantit la bonne intégration du nouveau, et la connaissance que l’on recherche. » (entreprise 5)

« Les nouveaux arrivants sont là parce qu’on savait qu’ils s’adapteraient puisqu’ils ont un degré d’expertise équivalent au nôtre quand on est arrivé. » (entreprise 6)

L’intentionnalité de la constitution d’une organisation centrée sur l’expertise met en évidence la volonté de soutenir la prise de décision par la discussion de l’expertise. La constitution de l’organisation apparaît alors comme la mise en place d’un mécanisme d’autogestion cognitive permettant de répondre à la question « que sais-je ? » dans la logique d’effectuation. Nous observons donc empiriquement que l’activité métacognitive de l’entrepreneur se trouve à l’origine de la création de l’organisation de la PME. Ainsi, quand l’entrepreneur se pose la question « que sais-je ? », il réalise alors la matrice organisationnelle et cognitive de l’entreprise qui viendra renforcer l’expertise individuelle (l’entrepreneur), collective (l’organisation) et par la suite l’expertise entrepreneuriale. L’intention de la construction de l’organisation apparaît alors comme un soutien à la prise de décision par la confrontation de l’expertise entre pairs.

Il s’agit ici de comprendre l’organisation comme un processus régulateur de l’incertitude capable de discuter avec l’entrepreneur de « l’avenir incertain » (Kirzner,1973). On voit alors que l’expertise (au sens de Paris et Winograd, 1990), en tant que processus cognitif centré sur la technique, vient supporter l’expertise entrepreneuriale en offrant un cadre réflexif à la décision de l’entrepreneur.

Deux apports majeurs émergent dans cette partie qui consiste 1/ à souligner l’apport de la métacognition dans un processus de régulation de l’incertitude par l’entrepreneur, 2/ à identifier l’organisation comme une structure favorisant la prise de décision entrepreneuriale. La construction d’une organisation dans ce type de structure s’apparente alors à une activité cognitive visant à accompagner l’activité entrepreneuriale dans le développement et la résolution de problèmes techniques (Dew et al., 2015), mais également dans la prise de décision.

Ce résultat permet alors de nous distinguer des travaux de Sarasvathy (2001, 2008) ou encore Dew et al. (2015), car nous observons distinctement le rôle de l’expertise technique dans des activités prédictives et la sécurisation de l’incertitude.

Nous allons à présent nous intéresser au rôle cognitif de ces parties prenantes pour comprendre comment l’organisation se construit puis se structure pour permettre à l’entrepreneur d’étendre les ressources facilitant la prise de décision.

5.3. Qui connais-je ? L’expertise distribuée, une structuration cognitive de l’organisation soutenant la prise de décision de l’entrepreneur en matière de développement technologique

Nous avons vu précédemment que l’organisation de la PME trouve son origine dans l’activité métacognitive de l’entrepreneur-expert technologique notamment pour faire face au questionnement de sa propre expertise lors de la prise de décision. Jaquemin et Lesage (2016) expliquent en effet que dans un environnement incertain, les entrepreneurs ne disposent pas a priori d’un système de jugement de l’information pour sécuriser la prise de décision et qu’ils doivent s’accorder et mobiliser des parties prenantes dans la coconstruction de ce système. Dans le même sens, Schmitt et Julien (2020) développent l’importance de la mobilisation de ces parties prenantes pour apprécier l’incertitude et accompagner la prise de décision.

Dans le cas de nos entrepreneurs de PME de hautes technologies, l’activité métacognitive semble assurer cette continuité. En effet, l’entrepreneur disposant d’une expertise technique soumet à la discussion la validité de son expertise à ses pairs et nous avons vu dans la partie précédente que cette activité métacognitive l’engage à promouvoir une matrice organisationnelle capable de l’accompagner dans ce processus cognitif. Dans cette perspective, nous ferons donc un focus sur la dimension intraorganisationnelle de la question « qui connais-je ? » pour dépasser ainsi cette question et nous concentrer sur les pratiques de ce type d’entrepreneur avec son organisation, comme peut le proposer Schmitt et Julien (2020). Nous cherchons ici à analyser la pratique cognitive de l’entrepreneur dans la construction puis la mobilisation d’une organisation capable de le soutenir dans la prise de décision.

5.3.1. L’expertise distribuée : une structuration cognitive de l’organisation

L’entrepreneur construit une organisation capable d’interroger voire de remettre en cause sa connaissance afin d’assurer la prise de décision la plus adaptée. Cette approche cognitive met au centre de la démarche d’effectuation l’expertise technique de l’entrepreneur, mais également le rôle de ses collaborateurs parties prenantes de la prise de décision.

« On raisonne de la même manière, on a la même façon de penser, ce qui fait que comme on partage la même base c’est plus facile pour nous d’être performants. On n’a pas besoin d’expliquer sans arrêt le pourquoi du comment. On a la même façon d’appréhender le travail dans laquelle quand l’un d’entre nous sait quelque chose ou dispose d’un niveau d’expertise avancé alors il transmet aux autres. » (entreprise 5)

« Du point de vue technique nous ne faisons tous que de l’optique, de l’électronique et de la mécanique. C’est pour ça que [] et que l’on est rapidement performant dans l’innovation. » (entreprise 7)

Les entrepreneurs montrent par ces propos que les experts de la PME, dont il fait partie, partagent les mêmes schèmes opératoires et disposent d’un même socle de connaissances communes rendant ainsi l’interaction entre les experts plus pertinente et favorisant l’apprentissage individuel et collectif par l’engagement des experts dans des situations de transfert et de circulation des connaissances.

« Le groupe doit préserver cette attitude. On a tous un champ commun. Et chacun a son domaine, mais la connaissance circule pour que tout le monde soit capable de se remplacer, de s’aider, en cas de coup dur, mais surtout pour que tout le monde développe son expertise en même temps. Il faut être synchro [] pour pouvoir innover. » (entreprise 5)

L’entrepreneur nous montre le cheminement de l’expertise technique dans les PME de hautes technologies par le mouvement de la connaissance. L’expertise s’est développée dans un premier temps dans une dimension individuelle. Elle se constitue d’un « champ commun » entre les experts et d’une « spécialité » qui les différencie. Le « champ commun » permet de faciliter les échanges et l’apprentissage tandis que la « spécialité » individuelle va permettre d’enrichir l’expertise collective. Le transfert de connaissances assure alors le mouvement de la connaissance d’un expert à l’autre favorisant ainsi l’acquisition de connaissances individuelles et collectives des experts. Mais, au-delà de cet enjeu d’acquisition de connaissances, nous comprenons que l’entrepreneur admet l’importance d’une expertise que nous qualifions de distribuée[2] (« partitionnée ») favorable à la performance (« faire tourner l’ensemble ») de la PME. L’expertise distribuée consiste à retrouver chez chacun des experts des fragments de l’expertise de l’autre pour enrichir la connaissance individuelle et collective favorisant la démarche d’innovation et la prise de décision. L’entrepreneur construit sur la base de son activité métacognitive et des choix stratégiques qu’il envisage, une organisation qui favorise l’acquisition, le développement et le transfert de la connaissance pour soutenir l’innovation par l’expertise individuelle et collective. Cette organisation permet d’assurer la continuité entre les expertises techniques (individuelle et collective) et l’expertise entrepreneuriale. Selon nous, dans le cas de PME de hautes technologies et considérant la spécificité des entrepreneurs, la logique d’effectuation repose alors sur la complémentarité de ces deux approches. Il convient à présent de comprendre la mobilisation de ces acteurs dans la pratique.

5.3.2. L’expertise distribuée pour accompagner la prise de décision de l’entrepreneur

Onze entrepreneurs sur quinze ont expliqué distinctement appréhender la prise de décision technique de façon collective, voire participative, en s’appuyant sur l’expertise des membres de l’organisation.

« J’entends toujours les préconisations techniques des collègues. On est dans un modèle assez participatif, quand même, on est une petite boîte. Puis dans la prise de décision vu que chacun expose son avis on est tous obligés d’avoir une vision d’ensemble. Même si on a un expert par domaine qui est plus mobilisé selon la décision à prendre, on écoute quand même l’avis de tous au cas où un tel ne pense pas à quelque chose. On croise l’information puisque tout le monde sait quelque chose, tout le monde doit être impliqué et partout. Ce n’est pas que pour m’aider, mais vraiment pour être les meilleurs. » (entreprise 1)

L’entrepreneur exprime clairement la dimension partagée de la prise de décision en expliquant que ce modèle est implicite dans les PME. Nous pouvons comprendre qu’il mobilise la connaissance individuelle et collective dans le cadre de la prise de décision. Il explicite ensuite un process de prise de décision participative reposant sur la connaissance. Il montre qu’il y a tout d’abord une prise en compte de l’avis individuel de l’expert, puis une triangulation de l’information avec les autres experts et le collectif, comme toutes les démarches scientifiques le suggèrent. Nous comprenons que dans le cadre de la prise de décision une articulation entre la connaissance individuelle et collective est opérée. La connaissance est alors analysée de façon à garantir la performance de l’entrepreneur.

« C’est important que tout le monde soit concerné et dise ce qu’il en pense. Attention, je fais ça parce que le niveau est élevé, que j’ai confiance, parce qu’ils sont surcompétents et que du coup leurs analyses nous permettent de faire les bons choix [] surtout techniquement pour innover. » (entreprise 4)

Cette approche de la prise de décision apparaît comme validant l’expertise des experts pour l’entrepreneur. Ce résultat est essentiel dans l’approche de la PME de hautes technologies et peut même faire émerger une spécificité de ce type d’entreprise. Deux éléments se distinguent dans ce discours. Tout d’abord, et dans la continuité des travaux de l’entrepreneur-expert envisagés par les sciences de gestion (Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux, 2009), la connaissance technique apparaît au centre de l’évaluation de la prise de décision. Puis, nous pouvons observer que la connaissance se distribue dans l’organisation de façon à enrichir l’expertise collective pour accompagner l’entrepreneur. L’expertise distribuée favorise la prise de décision, mais reste conditionnée par le statut d’expert des membres de l’organisation qui doivent cognitivement assumer la responsabilité de la gestion de leurs connaissances.

« Alors dans la prise de décision je n’ai pas de raison d’être seul, en tout cas d’un point de vue technique, c’est important que chaque expert me donne son avis sur la situation, afin que je sois en mesure de prendre une décision. La décision est toujours resoumise aux groupes pour déterminer l’avis final. [] On est tous investis pour innover. » (entreprise 6)

« La connaissance de chacun est primordiale, la mienne comme celle des autres : elles se complètent et apportent une pierre à l’édifice de notre PME. [] C’est comme ça que l’on reste compétitif. » (entreprise 8)

L’entrepreneur explique qu’il suit un process scientifique dans la prise de décision. Les experts prennent part de façon distincte à cette démarche en soumettant leur expertise. Cette démarche de validation collective de la décision nous permet de confirmer le rôle des parties prenantes dans le processus de prise de décision et démontre l’agencement cognitif de l’expertise technique dans la démarche d’effectuation. En matière de solutions technologiques, la décision émerge de la confrontation des expertises dans l’action, donnant une assise scientifique à la prise de décision. Nous comprenons qu’en étant collective, la prise de décision est rendue plus stable et que l’incertitude se voit réduite. Au-delà de la démarche scientifique, c’est ici la notion d’implication collective que nous souhaitons relever. En effet, elle vient démontrer l’influence de l’organisation 1/ dans le développement de l’expertise technique en tant que mécanisme régulateur de la connaissance (Tynjälä, 1999) et 2/ dans la logique d’effectuation en offrant ainsi de nouvelles opportunités à la démarche entrepreneuriale.

« Nous avons un processus de validation interne qui consiste, pour la personne responsable du projet, à consulter l’ensemble des experts concernés, et à répondre à leurs exigences et propositions avant de poursuivre le projet en interne. Que ça soit moi ou un autre, c’est pour tout le monde, nous sommes tous transparents concernant la connaissance que l’on a. Il s’agit d’entreprendre une innovation continue qui est partagée entre tous. » (entreprise 3)

L’entrepreneur explique qu’il est indispensable pour les experts de développer une expertise distribuée au sein de la PME pour participer à un process de validation interne de la décision, particulièrement dans la démarche entrepreneuriale. En effet, ces résultats permettent de comprendre le rôle de la cognition de l’entrepreneur dans l’organisation. En agissant en tant qu’expert, et par sa métacognition, l’entrepreneur suit les process cognitifs liés à son identité d’expert et cherche à valider scientifiquement, par une approche itérative et critique, la connaissance qui favorise la prise de décision. Ce type d’organisation joue alors le rôle d’un mécanisme de régulation de la connaissance par la validation scientifique collective de la prise de décision et donc la réduction du risque en tant qu’activité prédictive. Elle permet alors d’accompagner la démarche d’effectuation, en renforçant l’expertise technique de l’entrepreneur et du collectif, tout en offrant perspectives et opportunités de développement technologique favorables à la prise de décision en faveur de l’innovation. L’expertise distribuée apparaît comme une condition de la participation à la prise de décision et comme un cadre réflexif favorisant les activités prédictives et la gestion de l’incertitude. Nous mettons alors en évidence le lien entre l’expertise centrée sur la technique et la logique d’effectuation par l’expertise technique individuelle et collective dans la résolution de problèmes, mais également en tant qu’activités prédictives au travers de la constitution d’une organisation capable d’accompagner la décision.

Conclusion, apports et limites de ce travail

L’objectif de cet article était de comprendre l’articulation entre l’expertise cognitive centrée sur la technique et la démarche entrepreneuriale dans les PME de hautes technologies. Le concept d’entrepreneur effectuel développé par Sarasvathy (2001) basé sur l’expertise entrepreneuriale a contribué à mettre en avant la dimension cognitive de l’entrepreneur dans l’analyse de la prise de décision et la réduction de l’incertitude au travers d’un questionnement qui repose sur trois éléments majeurs (D’Andria, 2014 ; Silberzahn, 2016) : 1/ qui suis-je ? ; 2/ que sais-je ? ; 3/ qui connais-je ? L’expertise entrepreneuriale se construit par apprentissage expérientiel et repose sur la recombinaison des connaissances acquises en situation.

Nous nous sommes alors intéressés à la démarche effectuale que nous appliquons à un profil d’entrepreneurs spécifique : « l’entrepreneur-expert » technologique. Cette typologie d’entrepreneur a été identifiée par la littérature, notamment par les travaux de Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux (2009) qui la définit par un haut niveau de connaissances techniques et par une capacité à le recontextualiser dans des situations complexes (Dew et al., 2015). Se pose alors la question du positionnement de cette expertise cognitive centrée sur la technique dans la logique d’effectuation de l’entrepreneur et de cette expertise entrepreneuriale.

Dans un contexte de PME technologiques qui soutient un renouvellement constant des connaissances (Macpherson et Holt, 2007), capital pour la compétitivité de la firme (Sparrow, 2001), l’expertise centrée sur la technologie aurait pu alors être considérée comme une ressource au service de la logique entrepreneuriale. En ce sens, les travaux de Dew et al. (2015) démontrent l’importance de l’expertise centrée sur la technique dans la résolution de problèmes, mais limitent son apport dans les activités prédictives constituant ce que les auteurs qualifient d’expertise entrepreneuriale. Cette appréhension nous est toutefois apparue incomplète compte tenu de la dimension cognitive de la gestion de la technique dans ce type de PME (où l’innovation est un levier de compétitivité). Nous avons donc choisi d’analyser l’expertise selon un cadre conceptuel qui intègre la dynamique de gestion des connaissances à travers la notion d’expert au sens des sciences de l’éducation (Paris et Winograd, 1990 ; Tynjälä, 1999). L’expert est alors considéré selon un haut niveau de connaissances (dites déclaratives et procédurales), mais également dans sa capacité à maintenir son expertise au travers d’une activité dite métacognitive.

Notre approche consistait ainsi à articuler deux concepts : 1/ la logique d’effectuation ; 2/ l’expertise centrée sur la technologie pour analyser le processus cognitif de la prise de décision d’entrepreneurs experts dans l’activité entrepreneuriale. Ces deux concepts nous offrent finalement un cadre fécond permettant d’analyser la démarche entrepreneuriale dans les PME de hautes technologies.

Les données mobilisées nous ont alors permis de dégager des résultats validant empiriquement l’articulation des trois éléments constitutifs de la logique d’effectuation autour de l’activité cognitive de l’expert :

  • l’identité de l’entrepreneur (qui suis-je ?) repose sur son statut d’expert et place effectivement au centre de sa réflexion entrepreneuriale, son haut niveau de connaissance et l’activité métacognitive centrée sur la technologie par le renouvellement ou la réactualisation permanente de son expertise. La question « qui suis-je ? » est alors structurée par l’identité de l’expert ;

  • son rapport à la connaissance (que sais-je ?) consiste à questionner continuellement la validité de son expertise, notamment en mobilisant des mécanismes de régulation de la cognition comme l’autocritique et l’autogestion cognitive. L’organisation de la PME apparaît alors comme un processus cognitif permettant de résoudre les problèmes techniques, mais également de structurer la démarche entrepreneuriale. Les données montrent que l’organisation offre une structure capable de soutenir la prise de décision par la confrontation de celle-ci aux membres de l’organisation. La question « que sais-je ? » est alors articulée autour de l’autocritique et l’autogestion cognitive de l’expert qui met en évidence l’organisation en tant que processus de régulation de l’incertitude lors de la prise de décision ;

  • le rôle des parties prenantes (qui connais-je ?) consiste à agir directement ou indirectement dans la démarche entrepreneuriale (Schmitt et Julien, 2020). Par l’approche cognitive, nous avons pu comprendre que le rôle des experts situés au sein de l’organisation est de réduire l’incertitude de la prise de décision en discutant la validité des informations techniques. Ils agissent alors en tant que mécanisme autorégulateur de la connaissance technique de l’entrepreneur, influant ainsi sur la prise de décision. La matrice organisationnelle structurée au travers d’une expertise distribuée nous permet de comprendre l’enjeu stratégique de ce type d’organisation lors de la prise de décision par l’entrepreneur. L’intentionnalité de la construction de ce type d’organisation la fait apparaître en tant que structuration des activités prédictives et démontre, selon nous, le lien entre l’expertise entrepreneuriale et l’expertise technique dans les PME de hautes technologies.

Notre terrain d’étude permet alors d’entrer plus finement dans la prise de décision en entrepreneuriat technologique en s’appuyant sur une expertise cognitive centrée sur la technique comme un élément structurant de la logique effectuale. Ces résultats permettent de comprendre la continuité de ces deux approches en projetant les éléments qui font de l’entrepreneur un expert technique dans la logique d’effectuation. En d’autres termes, pour ces entrepreneurs, la logique d’effectuation s’articule sur une expertise technique, c’est-à-dire une maîtrise élevée des connaissances de l’entrepreneur, mais également sur des processus métacognitifs qui lui permettent de conserver cette expertise et sécuriser alors la démarche entrepreneuriale. Dans nos données, l’objectif est clairement explicité par les entrepreneurs, il s’agit d’offrir de nouvelles perspectives par la réduction de l’incertitude autour de la technique dans la démarche stratégique. L’activité métacognitive de l’entrepreneur apparaît donc pour sécuriser la démarche entrepreneuriale. L’expertise centrée sur la technique devient un élément transverse de la logique d’effectuation aussi bien dans la résolution de problèmes (Dew et al., 2015) que dans l’élaboration d’une matrice organisationnelle que nous qualifions d’« expertise distribuée » capable de soutenir les activités prédictives de la démarche entrepreneuriale. Cette approche apparaît alors comme une spécificité de la logique d’effectuation dans les PME de hautes technologies.

Cette articulation représentait l’enjeu central et l’apport principal de notre travail aussi bien d’un point de vue théorique qu’empirique. L’analyse empirique valide la présence de l’activité métacognitive au coeur de la démarche d’effectuation de l’entrepreneur confirmant l’articulation continue de l’expertise technique dans la démarche entrepreneuriale. Tout d’abord, elle permet de tester la conformité technique de la prise de décision de l’entrepreneur par un processus d’autocritique cognitive propre à l’identité de l’expert. Par la suite, cette activité métacognitive va également initier intentionnellement la structuration cognitive de l’organisation (qui connais-je ?) par l’entrepreneur. Cette structuration va même dépasser le principal enjeu du recrutement qui consiste à acquérir des connaissances nouvelles. La mise en place d’une « expertise distribuée » a pour intention principale de soutenir voire de renforcer la prise de décision en tant que mécanisme régulateur de la démarche entrepreneuriale. Cet élément n’est pas sans conséquence d’un point de vue théorique, car il permet de relativiser le courant de la centralisation de la gestion dans les PME (Torrès, 2006), mais également de confirmer l’agencement de l’expertise technique avec l’expertise entrepreneuriale, ce qui était l’objectif de notre travail. En effet, l’expertise distribuée met en évidence le glissement de la prise de décision de l’entrepreneur vers un collectif d’expert qui structure et sécurise la prise de décision de la PME. Cette mobilisation des pairs permet de réduire l’incertitude et sécuriser la démarche entrepreneuriale. Elle permet de combiner des formes d’interdépendances cognitives entre les différents acteurs par la dissémination de la connaissance dans un objectif de coopération (Conein, 2004). Les entrepreneurs reconnaissent cette dépendance cognitive à l’organisation pour les accompagner dans la prise de décision et la justifient en tant que division naturelle du travail autour d’un objectif d’assistance ou de coopération.

Si la littérature a montré le lien entre l’expertise technique et l’expertise entrepreneuriale au travers de la résolution de problèmes (Sarasvathy, 2001 ; Read et al., 2009 ; Bréchet, Schieb-Bienfait et Desreumaux, 2009 ; Dew et al., 2015), elle tend en revanche à ne pas prendre en considération l’effet de l’expertise technique sur l’expertise entrepreneuriale, en particulier sur la gestion de l’imprévisibilité et ses activités prédictives associées. Cet article trouve alors son originalité dans le fait d’articuler expertise technique et expertise entrepreneuriale, à la fois théoriquement et empiriquement, pour analyser finement la prise de décision. Il apporte alors à la littérature la vision d’une expertise entrepreneuriale structurée par l’expertise technique au travers de la sécurisation de la prise de décision par des processus cognitifs individuels (la métacognition de l’entrepreneur) et collectifs (expertise distribuée) centrés initialement sur la technique. En outre, il témoigne de la complexité de la relation entre ces deux formes d’expertise, soulevant alors la difficulté à appréhender pour le théoricien et à accompagner pour le praticien, la prise de décision des entrepreneurs des PME de hautes technologies.

Soulignons toutefois deux limites majeures de notre recherche concernant le panel d’entreprises choisi. Tout d’abord, l’échantillon ne se situe qu’au sein d’un seul et même pôle de compétitivité. Les éléments présentés peuvent donc relever de spécificités structurelles et être impactés par un effet de contexte (effet territoire, filière, etc.). Par ailleurs, l’échantillon reste concentré sur les entrepreneurs. Il serait donc intéressant de disposer de la vision des membres de la PME pour déterminer si la notion d’expertise distribuée, soulignée par l’entrepreneur, est bien partagée. Ainsi, étendre l’échantillon pourrait certainement nous permettre d’élaborer plus finement le modèle cognitif proposé dans cet article, mais également de disposer d’une connaissance plus proche de la pratique pour concevoir une intervention plus personnalisée en faveur des PME.

Cette recherche étant réalisée dans le cadre d’une recherche-action participative, des axes d’intervention stratégiques et opérationnels ont, qui plus est, été dessinés pour les praticiens du pôle de compétitivité OPTITEC.

D’un point de vue opérationnel, si Zanjani, Mehrasa et Modiri (2008) mettent en évidence l’importance des structures organisationnelles dans la gestion des processus cognitifs des PME de hautes technologies pour supporter la prise de décision, ils restent relativement opaques quant à leur mise en pratique. Nous avons pu dans notre cas démontrer l’opérationnalisation et la mobilisation de ce type de structure dans la démarche entrepreneuriale. Ainsi, du point de vue des implications managériales de cette recherche, il a pu être réalisé plusieurs actions de formation auprès des entrepreneurs pour sensibiliser aux enjeux de la création du système organisationnel en matière d’entrepreneuriat. Une offre RH centrée sur les questions de gestion des organisations a pu être mise en place avec les institutions du territoire pour accompagner les entrepreneurs à agencer leur expertise technique avec la logique entrepreneuriale en mettant l’accent sur la construction d’organisations capables de soutenir la prise de décision. Nous avons alors travaillé sur 1/ les dimensions organisationnelles (coordination du travail, passage R&D vers la production, gestion des connaissances) ; 2/ l’encastrement de la pratique de gestion des connaissances dans l’activité et l’organisation de la PME ; 3/ les profils d’experts (actions de recrutement). Ces temps individuels ont été agrémentés de temps collectifs favorisant les échanges et transferts de pratiques entre PME. Un accompagnement a été proposé à cinq entreprises durant près de six mois, en travaillant spécifiquement sur les matrices organisationnelles. Les objectifs étaient la redistribution des compétences au sein du service R&D en fonction des objectifs de développement, accroître le lien entre dimension commerciale et R&D, l’optimisation des process d’innovation et la recherche de nouveaux marchés. Lors de nos interventions, nous avons effectué des restitutions de ce travail qui ont été reçues positivement par les entrepreneurs, nous expliquant qu’ils « se reconnaissaient dans ces propos ».

Au niveau stratégique du pôle de compétitivité, il a été proposé, lors de l’établissement de la feuille de route du pôle, de soutenir le développement de dispositifs adaptés aux spécificités des PME de hautes technologies, et de limiter le recours aux approches institutionnalisées en matière de gestion des ressources humaines et de gestion des compétences, approches peu adaptées aux spécificités de ces entreprises. Ces résultats ont été présentés lors de l’évaluation des pôles de compétitivité, mais également auprès des financeurs. Si cette approche restait sensible, car elle pouvait remettre en cause les dispositifs préexistants et soutenus par ces acteurs, ils ont néanmoins validé et soutenu financièrement les méthodologies et dispositifs proposés sur la base de ces travaux.

La directrice du pôle a également souhaité que l’équipe de chargés de missions et de projets soit sensibilisée à ces résultats pour qu’ils intègrent ces spécificités dans leur accompagnement des PME et pour poursuivre la sensibilisation des entrepreneurs.

L’enjeu de l’intervention du pôle semble en effet bel et bien résider dans la personnalisation des dispositifs d’accompagnement des PME (Zanjani, Mehrasa et Modiri, 2008), en intégrant les dimensions techniques dans le développement de l’activité entrepreneuriale.