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Introduction

Les PME constituent un élément moteur de la croissance économique des territoires où elles sont établies (World Bank, 2014). C’est à juste titre que les pays du Nord comme ceux du Sud mettent en place des politiques et programmes visant à favoriser le développement de ces entreprises. En Afrique, des programmes de développement entrepreneurial ont été mis en place par plusieurs gouvernements et les PME sont au centre des politiques d’émergence économique (AUDA-NEPAD, 2019 ; CIEA, 2019). Il est toutefois difficile d’envisager un développement des PME sans prendre en compte les capacités et les objectifs des personnes qui les créent et les dirigent : les entrepreneurs. Ces derniers occupent une position centrale et concentrent autour d’eux l’essentiel du fonctionnement de leurs entreprises (Torrès, 2015). Ainsi, des capacités mentales et physiques des entrepreneurs dépendra la bonne marche des PME (Torrès et Thurik, 2019).

En effet, plusieurs travaux montrent que la santé mentale des entrepreneurs affecte la gestion de leur entreprise. Une santé mentale déficiente peut se traduire par différents dysfonctionnements tels que l’absentéisme, le présentéisme, une baisse de productivité de l’entrepreneur, etc., autant d’éléments qui ont des conséquences sur le fonctionnement et la croissance de son entreprise (Cocker, Martin, Scott, Venn et Sanderson, 2013 ; Lechat et Torrès, 2016). De manière générale, les problèmes de santé mentale sont une charge pour l’économie et ils peuvent être nocifs pour l’individu qui en souffre, son entourage et évidemment son entreprise (Freeman, Staudenmaier, Zisser et Andresen, 2019 ; Wiklund, Hatak, Patzelt et Shepherd, 2018). Considérant ce qui précède et sachant que les PME représentent généralement plus de 80 % de la population des entreprises dans la plupart des pays, la santé mentale des entrepreneurs constitue donc un enjeu socioéconomique important aussi bien dans les pays développés que dans ceux en développement.

Dans les PME, la centralité du rôle des entrepreneurs augmente la probabilité de leur exposition aux symptômes de détresse physique et psychique (Lechat et Torrès, 2016). De plus, face aux événements hors de contrôle qui amenuisent leur latitude décisionnelle, réduisent leurs capacités d’exploitation des opportunités et accroissent l’incertitude sur le bon fonctionnement, voire la survie de leur entreprise, le risque de détresse psychologique augmente chez les entrepreneurs (Rauch, Fink et Hatak, 2018). La pandémie actuelle (Covid-19) avec ses effets multiples et l’incertitude associée est donc susceptible d’entraîner de la détresse psychologique chez ces derniers (Brown et Rocha, 2020 ; Patel et Rietveld, 2020).

Malheureusement, la littérature sur la santé psychologique dans le contexte professionnel a réservé une place marginale aux entrepreneurs ou du moins aux personnes « non subordonnées » dans leurs rapports au travail (Torrès et Thurik, 2019). Une récente revue de la littérature montre que la détresse psychologique de l’entrepreneur s’avère encore un phénomène relativement peu étudié (Stephan, 2018). Les travaux existants nous permettent d’apprendre qu’elle est associée à différents facteurs, entre autres, les difficultés financières de l’entreprise, la charge de travail, les conflits de rôle, l’insomnie (Gunia, 2018 ; Lechat et Torrès, 2016 ; White Joshua et Gupta Vishal, 2020). Il convient aussi de noter que les problèmes de santé mentale ne sont pas vécus par tous de manière uniforme. Le niveau de revenus, la situation matrimoniale, le soutien social font partie des variables qui contribuent à établir des différences parmi les populations étudiées (Caron et Liu, 2011). Des différences ont aussi été observées entre les hommes et les femmes (Chadwick et Raver, 2019 ; Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011 ; Longest et Thoits, 2012), de même qu’il existe beaucoup de variation tout au long de la vie d’un individu (Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011). Ces résultats tendent à confirmer que les effets des stresseurs (éléments pouvant affecter positivement ou négativement la santé mentale d’un individu) dépendent des différences individuelles (Kollmann, Stöckmann et Kensbock, 2019).

Diverses variables contribueraient à faire de la détresse psychologique un phénomène nuancé chez les entrepreneurs. Mais, la littérature demeure encore peu développée en ce qui concerne les éléments qui permettent de différencier la réaction des entrepreneurs dans ce domaine et sur ce qui expliquerait ces différences (Newlin, 2020 ; Stephan, 2018). Pour combler ce vide sur les connaissances en matière de santé mentale des entrepreneurs, Newlin (2020) et Stephan (2018) suggèrent plusieurs pistes de recherche, dont l’identification des ressources et stresseurs associés à différents types d’entrepreneurs ou formes d’entrepreneuriat ; l’explication des différences en termes de perception et de vulnérabilité face aux stresseurs, entre autres. Ces suggestions sont d’autant plus pertinentes que les caractéristiques individuelles et contextuelles auraient un rôle important dans le processus d’adaptation de l’entrepreneur face aux stresseurs (Lerman, Munyon et Williams, 2020). Les stresseurs étant définis comme des facteurs, conditions ou événements qui se produisent dans l’environnement de travail et peuvent, par conséquent, entraîner des réactions de tension (Kollmann, Stöckmann et Kensbock, 2019 ; Lerman, Munyon et Williams, 2020).

Par ailleurs, dans le contexte africain, les études sur la détresse psychologique des entrepreneurs sont quasi inexistantes. Or, le bien-être psychologique d’un individu est influencé par le contexte dans lequel il vit (Farrington, 2017). À la suite d’une revue systématique (scoping study) prenant en compte des articles publiés jusqu’en juillet 2020, Kar et al. (2020) observent que la recherche sur la santé mentale liée à la Covid-19 est rare dans les pays à revenus faibles et intermédiaires d’Afrique et d’Asie. Pourtant, les recherches disponibles suggèrent que les problèmes de santé mentale au cours de cette pandémie de Covid-19 sont énormes et nécessitent une attention particulière (Kar et al., 2020) pour des raisons de santé publique, mais aussi compte tenu de l’importance des initiatives entrepreneuriales en matière de développement socioéconomique. La multiplication des études et la diversification des contextes devraient donc contribuer à enrichir la littérature sur la santé mentale des entrepreneurs de façon générale, mais aussi à identifier des solutions pertinentes applicables et adaptées sur le continent africain.

En somme, dans cette étude, nous voulons mesurer les conséquences de la Covid-19 sur la santé mentale des entrepreneurs en Afrique. De manière plus spécifique, il s’agit de répondre aux questions suivantes : les difficultés financières et commerciales, consécutives à l’arrivée de la Covid-19, affectent-elles la santé mentale des entrepreneurs en Afrique ? Ces derniers réagissent-ils de façon uniforme face aux stresseurs ?

La suite de notre article est structurée comme suit. Dans la première section, nous présentons un état de la littérature sur la détresse psychologique chez les entrepreneurs. La deuxième section traite de la démarche méthodologique adoptée pour répondre à notre question de recherche. Les résultats obtenus sont présentés et discutés respectivement dans la troisième et la quatrième section. Nous terminerons cet article par une conclusion et la présentation des limites de la recherche.

1. Cadre théorique

1.1. La détresse psychologique : définition

La détresse psychologique relève de la santé mentale, qui est « un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté » (OMS, 2013, p. 7). Ainsi, une bonne santé mentale est un état psychologique agréable qui permet de bien fonctionner, de surmonter les problèmes et d’assumer ses multiples rôles dans la société (conjoint, parent, ami, employé). L’OMS (2004) classe les problèmes de santé mentale en deux grandes catégories : 1) les troubles mentaux, dont les symptômes atteignent le seuil d’identification clinique (schizophrénie, troubles psychotiques, troubles bipolaires), et 2) la détresse psychologique, dont les symptômes n’atteignent pas le seuil d’identification clinique.

La détresse psychologique est largement utilisée en santé publique comme indicateur de la santé mentale de la population dans les enquêtes et dans les études épidémiologiques (Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011). Elle est associée à une variété de symptômes : dépression (perte d’intérêt, tristesse, désespoir), anxiété (agitation), symptômes somatiques (insomnie, maux de tête) (Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011), démoralisation et pessimisme face à l’avenir, angoisse et stress, autodépréciation, retrait social et isolement (Massé, 2000). Les différents symptômes (ou signes) associés à la détresse psychologique peuvent être classés en quatre groupes tels que décrits au tableau 1 (MSSS, 2007).

À ce jour, il n’existe pas de définition universelle de la détresse psychologique. La multitude de contextes d’utilisation ne favoriserait pas l’émergence d’une définition unique. La définition la plus largement acceptée présente la détresse psychologique comme un état de souffrance émotionnelle caractérisé par des symptômes de dépression et d’anxiété (Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011). Cette définition suppose que la détresse psychologique peut exister même en l’absence de stresseurs. Dans le cadre de notre étude, nous retiendrons la proposition de Ridner (2004, p. 539) qui définit la détresse psychologique comme : « état émotionnel unique et inconfortable ressenti par un individu en réponse à un facteur de stress ou à une demande spécifique qui entraîne un préjudice, temporaire ou permanent, pour la personne ». Cette définition nous semble appropriée parce qu’elle s’intègre à la précédente (qui est plus large) et aussi parce qu’elle s’avère plus spécifique à notre contexte d’étude, dans la mesure où elle suppose l’existence de stresseurs. Par ailleurs, notre étude s’intéresse à la détresse psychologique dans le contexte de la pandémie actuelle (la Covid-19), un événement générateur de stresseurs.

Tableau 1

Classification des symptômes/signes de détresse psychologique

Classification des symptômes/signes de détresse psychologique
Source : MSSS (2007), p. 3.

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1.2. Les antécédents de la détresse psychologique chez les entrepreneurs

L’entrepreneuriat est une activité naturellement stressante, malgré ses multiples avantages et bénéfices sociaux (Lerman, Munyon et Williams, 2020). Des études menées auprès d’entrepreneurs révèlent que ces derniers rapportent des niveaux élevés de détresse psychologique (Cocker et al., 2013 ; Reid, Patel et Wolfe, 2018).

Le bien-être psychologique de l’entrepreneur peut être influencé par plusieurs éléments ou stresseurs. Ces facteurs de stress liés au travail (exigences professionnelles) constituent donc des aspects physiques, sociaux, organisationnels du travail qui nécessitent un effort physique ou mental soutenu et sont associés à des coûts physiologiques et psychologiques (Wach, Stephan, Weinberger et Wegge, à paraître). Les stresseurs peuvent avoir des effets positifs ou négatifs sur la santé mentale d’un travailleur. La classification consacrée (Challenge-Hindrance Stressors Framework) distingue deux catégories de stresseurs selon qu’ils nuisent (hinderance stressors) ou améliorent (challenge stressors) le bien-être psychologique ou la santé mentale des travailleurs (LePine, Podsakoff et LePine, 2005). Cette catégorisation, développée pour les travailleurs salariés, s’est avérée pertinente pour les entrepreneurs (Lerman, Munyon et Williams, 2020 ; Wach et al., à paraître), qui sont des travailleurs non subordonnés (Lechat et Torrès, 2016) jouissant d’une certaine autonomie au niveau de leur travail. Compte tenu de la nature de leur activité, les entrepreneurs ont aussi des stresseurs ou défis qui leur sont spécifiques tels que les difficultés pour obtenir du financement et les tensions posées par la concurrence (Awotoye et Singh, 2017). Par ailleurs, plusieurs études sur le stress en milieu entrepreneurial postulent que les entrepreneurs ne subissent pas le stress ou n’y font pas face de la même manière que le reste de la population (White Joshua et Gupta Vishal, 2020).

Cette étude se concentre sur les stresseurs entrepreneuriaux ou vécus par les entrepreneurs, entendus comme « contraintes spécifiques que les entrepreneurs rencontrent fréquemment lorsqu’ils dirigent leur entreprise et qui les empêchent de faire leur travail avec succès et donc de réaliser leurs objectifs » (Kollmann, Stöckmann et Kensbock, 2019, p. 694). Les stresseurs entrepreneuriaux sont variés et peuvent être liés à divers symptômes de détresse psychologique. Il peut s’agir d’exigences professionnelles élevées, de la viabilité financière de l’entreprise (Cocker et al., 2013), de conflits, d’une surcharge de rôle, de problèmes liés aux activités de l’entreprise ou de préoccupations externes à la vie de l’entreprise (White Joshua et Gupta Vishal, 2020). Kallioniemi, Simola, Kaseva et Kymäläinen (2016) ont montré l’influence de certains de ces stresseurs sur les éleveurs laitiers finlandais. Parmi ceux-ci, on retrouve : la situation économique de la ferme, la charge physique de travail, la charge de travail, la solitude et le manque de compagnon (Kallioniemi et al., 2016).

L’étude longitudinale de Lechat et Torrès (2016) auprès d’entrepreneurs français a permis d’identifier une liste de 30 stresseurs à impact négatif (hinderance stressors) ou « risques psychosociaux » qui affectent négativement leur bien-être psychologique. Ces stresseurs sont tous constitués d’éléments relatifs à la vie de l’entreprise, mais de diverses natures (financière, commerciale, administrative, technique, gouvernance, etc.) : dépôt de bilan, problème de trésorerie, baisse de l’activité commerciale, mauvais résultat annuel, surcharge de travail du dirigeant, maladie grave d’un salarié, pression fiscale, erreur/échec stratégique, impayés, problèmes de santé du dirigeant, pression de la concurrence, panne/casse de matériel, perte d’un client, conflit avec un client, contrôle des autorités, revendications du personnel, démission d’un salarié, manque de reconnaissance du dirigeant. Parmi ceux-ci, les problèmes de trésorerie, la baisse de l’activité commerciale, la surcharge de travail du dirigeant, font partie de ce que Lechat et Torrès (2016) désignent comme étant « l’enfer du devoir entrepreneurial » ; autrement dit, ces stresseurs sont des éléments très nocifs pour la survie de l’entreprise et la santé mentale de l’entrepreneur.

Les problèmes financiers de l’entreprise sont reconnus comme des éléments affectant le bien-être psychologique des entrepreneurs (Stephan, 2018). Le manque de ressources financières entrave fortement la réalisation des objectifs de l’entrepreneur (Xu, Kellermanns, Jin et Xi, 2020). Face aux difficultés financières, l’entrepreneur court le risque non seulement de voir disparaître son entreprise, mais aussi, dans certains cas, sa principale source de revenus. Au-delà des conséquences financières, il y a également un enjeu psychologique. L’acte d’entreprendre étant perçu comme une réalisation de soi, les entrepreneurs semblent percevoir les problèmes financiers et la mauvaise performance de leur entreprise comme une menace pour leur image et même pour leur identité (Stephan, 2018). Dans une étude internationale impliquant 31 pays européens, Annink, Gorgievski et Den Dulk (2016) ont identifié une forte relation entre les difficultés financières et le bien-être psychologique des travailleurs indépendants, tout comme Kallioniemi et al. (2016) auprès de fermiers finlandais. Dans le même sens, des données collectées durant la pandémie de Covid-19 aux États-Unis montrent que l’insécurité financière (le risque de manquer d’argent) crée une plus grande détresse psychologique chez les travailleurs indépendants par rapport aux salariés (Patel et Rietveld, 2020). Le contexte socioéconomique actuel semble très délétère pour les entrepreneurs, surtout sur le plan financier.

La surcharge de travail ressort dans l’étude de Lechat et Torrès (2016) comme un stresseur négatif, tout comme dans l’étude de Kallioniemi et al. (2016). Et pourtant, ce facteur est généralement considéré comme un défi ou challenge stressor, au même titre que la complexité du travail, les responsabilités élevées, les exigences du travail (LePine, Podsakoff et LePine, 2005 ; Wach et al., à paraître), les heures de travail flexibles (Mihic, Arsic et Arsic, 2015). Ces derniers résultats peuvent se comprendre dans la mesure où les entrepreneurs jouissent d’une autonomie décisionnelle et organisationnelle dans leurs rapports au travail (Robb, Gandhi, Lortie et Bell, 2019 ; Shepherd et Patzelt, 2011) et leurs actions sont motivées par un grand désir d’autoréalisation et de lieu de maîtrise (locus of control) qui guident leur prise de risque (Asante et Affum-Osei, 2019 ; Shane, Locke et Collins, 2003). Ils percevraient donc certains facteurs de stress liés au travail comme des opportunités de croissance et d’accomplissement (Stephan, 2018). Ainsi, la surcharge de travail pour certains entrepreneurs est plutôt une opportunité de dépassement de soi, pour atteindre un niveau de performance individuelle plus élevé.

Ces résultats contradictoires sont révélateurs du fait que les effets des stresseurs peuvent varier d’un individu à un autre. En effet, les réactions des êtres humains face aux défis de leur environnement peuvent être considérées comme une fonction de leur personnalité, de leur constitution, de leurs perceptions et du contexte dans lequel le facteur de stress se produit (Hobfoll, 1989). De plus, la manière avec laquelle un individu évalue et gère le stress est susceptible de changer avec l’âge et l’expérience accumulée (Surachman et Almeida, 2018). Par ailleurs, l’influence des stresseurs sur le bien-être psychologique est fonction de sa tolérance au stress, de ses stratégies d’adaptation, de ses pratiques de récupération/rétablissement (White Joshua et Gupta Vishal, 2020). En somme, la perception et l’appréciation des stresseurs ne sauraient être uniformes entre tous les individus.

Newlin (2020), à la suite d’une revue de la littérature, a regroupé en cinq catégories les facteurs de stress associés aux propriétaires de petite entreprise. Ces cinq « facteurs d’hétérogénéité », classés au niveau macro sont : la centralité du propriétaire, les différences individuelles, les différences liées au sexe, le type d’entreprise/de propriété et le temps.

Le premier facteur, centralité du propriétaire, est corolaire à l’omniprésence du propriétaire dans la PME. La centralité du rôle des entrepreneurs dans l’entreprise augmente la probabilité de leur exposition aux symptômes de détresse physique et psychique (Lechat et Torrès, 2016). L’entrepreneur est généralement le créateur de sa propre entreprise et a, de ce fait, pris l’habitude de tout faire et de tout contrôler, il se caractérise par une forte polyvalence (Torrès, 1999). Cette polyvalence émane des contacts qu’il multiplie à cause des problèmes de nature diverse qui se posent à son organisation, l’amenant à s’investir énormément dans son travail (Hessels, Rietveld et van der Zwan, 2017). En fait, le statut d’entrepreneur est associé à une augmentation du niveau et de l’importance de la surcharge de rôle (Newlin, 2020). L’augmentation de ces deux éléments peut affecter négativement la qualité du travail d’un individu, surtout lorsque les exigences du travail sont plus élevées que les ressources personnelles et professionnelles de l’individu ou à sa capacité à satisfaire ses exigences (Saoussany et Asbayou, 2019). Par exemple, le conflit entre le travail et la famille nécessite que l’entrepreneur s’éloigne de l’entreprise, réduisant les ressources à sa disposition pour faire face aux contingences liées à l’entreprise (Lerman, Munyon et Williams, 2020). De manière générale, en matière de santé au travail, quel que soit le contexte (emploi salarié ou indépendant), un investissement psychologique soutenu sans possibilité de récupération tend à détériorer l’état de santé (Hessels, Rietvled et van der Zwan, 2017). Cet impact négatif est validé par différentes études empiriques. Dans ce sens, des liens ont été établis entre la surcharge de travail, le stress associé des entrepreneurs et des problèmes de santé (des indigestions, des insomnies et des maux de tête) dont ceux-ci faisaient l’expérience de manière régulière (Boyd et Gumpert, 1983 ; Torrès, 2012). Par ailleurs, Wach et al. (à paraître) établissent que le bien-être psychologique de l’entrepreneur a une relation positive avec des attentes cognitives élevées, mais cette relation est négative avec des demandes émotionnelles élevées. En somme, plus l’entrepreneur est sollicité, plus sa santé mentale sera détériorée ; surtout s’il manque de ressources pour répondre au surplus de sollicitation (Hobfoll, 1989).

Le deuxième facteur, les différences individuelles, regroupe les éléments relatifs à la personnalité ou les traits de personnalité et le capital humain ou psychologique. Le capital psychologique, un concept d’ordre supérieur composé d’espoir, d’optimisme, de résilience et d’efficacité personnelle lié à son travail, est positivement lié au bien-être et à la satisfaction au travail (Luthans, Avey, Avolio et Peterson, 2010 ; Martin et al., 2020). Effectivement, un niveau élevé d’autonomie décisionnelle, une perception élevée du sentiment d’auto-efficacité (une facette du capital psychologique) et le lieu de maîtrise interne sont des éléments qui permettent aux entrepreneurs de ne pas sombrer (ou de triompher) dans des situations très exigeantes (Cocker et al., 2013). La probabilité de survie des entrepreneurs en démarrage ayant une forte résilience psychologique s’est avérée plus élevée que celle de ceux ayant une faible résilience (Chadwick et Raver, 2020). Par ailleurs, il a été observé que les entrepreneurs disposant d’un niveau d’éducation élevé (universitaire par exemple) apparaissent plus sensibles, alertes face aux problèmes de santé mentale ; ils sont plus prompts à réagir, à s’impliquer dans des activités concernant la santé mentale (Dawkins, Martin, Kilpatrick et Scott, 2018). Divers facteurs liés à la personnalité et au travail améliorent la capacité d’adaptation d’un individu et peuvent agir comme des tampons/modérateurs contre les effets délétères du stress et par extension, l’épuisement professionnel et la dépression (Cocker et al., 2013 ; Rahim, 1996 ; Rauch et Frese, 2007). Au final, les ressources psychologiques de l’entrepreneur jouent un rôle important dans sa capacité à surmonter les obstacles ou difficultés (Chadwick et Raver, 2020) et celles-ci varient d’un individu à l’autre.

Les différences liées au sexe constituent le troisième facteur. Plusieurs études menées dans la population ont établi des différences entre les hommes et les femmes en matière de détresse psychologique (Caron et Liu, 2011 ; Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011 ; Ryff, 1989). Mais, cette différence n’est pas universelle ou avérée pour toutes les populations (Drapeau, Marchand et Beaulieu-Prévost, 2011 ; Ensminger et Celentano, 1990). Pour Ensminger et Celentano (1990), les différences entre les sexes en ce qui concerne la détresse psychologique peuvent être dues à des différences dans la configuration des rôles des hommes et des femmes plutôt qu’à des différences intrinsèques entre les sexes.

Le quatrième facteur d’hétérogénéité c’est le type d’entreprise ou de propriété. Ici, les facteurs de stress sont étudiés en prenant en considération des critères tels que la taille de l’entreprise, son statut juridique (entreprise individuelle ou société), le type d’entreprise (entreprise familiale ou non). Halbesleben et Wheeler (2007) nous apprennent que travailler avec un membre de la famille augmente le soutien social et réduit la pression sur les ressources (et donc le stress) dans la mesure où celles-ci sont moins utilisées de manière exclusive par la famille ou l’entreprise. En revanche, un nombre important de membres de la famille parmi les employés, associé à une absence de hiérarchie claire entre eux, peut remettre en cause la performance de l’entreprise (revenus annuels) et générer du stress chez l’entrepreneur (Mihic, Arsic et Arsic, 2015).

Sur un autre plan, la santé mentale de l’entrepreneur peut être négativement affectée par la taille de l’entreprise. Les résultats obtenus par Encrenaz et al. (2019) montrent que les conditions de travail et la demande psychologique ont un effet médiateur sur cette relation. Dans le même sens, des entrepreneurs indépendants ayant des salariés ont rapporté des exigences professionnelles plus élevées que ceux qui n’en ont pas (Hessels, Rietveld et van der Zwan, 2017). Par ailleurs, il convient de noter aussi que la probabilité de vivre des épisodes de dépression et d’anxiété est apparue moins élevée dans les petites entreprises (deux à neuf salariés) (Encrenaz et al., 2019).

Enfin, on a le facteur temps. Ici, l’expérience est utilisée pour différencier les entrepreneurs. On distingue ainsi les entrepreneurs en démarrage ou novices de ceux plus expérimentés. Les résultats de l’étude d’Uy, Foo et Song (2013) montrent que l’utilisation combinée des stratégies d’adaptation et d’évitement permet d’améliorer le bien-être psychologique de l’entrepreneur à long terme, mais la stratégie d’évitement améliore le bien-être psychologique immédiat seulement chez les entrepreneurs expérimentés. D’autre part, Kollmann, Stöckmann et Kensbock (2019) ont observé que ces deux catégories d’entrepreneurs souffraient d’insomnie en présence de stresseurs ; toutefois, les mécanismes sous-jacents se sont avérés différents pour les deux sous-groupes. Parmi les entrepreneurs expérimentés, les facteurs de stress avaient principalement un effet direct sur le sommeil alors que chez les entrepreneurs novices, les mêmes facteurs de stress ont principalement déclenché un effet indirect en entraînant une augmentation des interférences entre le travail et la maison et, par conséquent, également une insomnie accrue (Kollmann, Stöckmann et Kensbock, 2019). Pour Uy, Foo et Song (2013), l’intérêt de s’éloigner temporairement de la situation stressante pour réduire les niveaux de détresse pourrait être moins évident, surtout pour les entrepreneurs novices, par crainte de voir les problèmes augmenter s’ils se détachent de l’entreprise.

Au regard de ce contexte théorique, quelles seraient donc les conséquences de la Covid-19 sur la santé mentale des entrepreneurs en Afrique ? La prochaine section présente la démarche méthodologique mise en place pour y répondre.

2. Méthodologie

Cette section est articulée autour de trois points : la présentation de l’échantillon et le processus de collecte de données, la présentation des mesures et des variables utilisées et enfin, les outils d’analyses mobilisés.

2.1. Collecte des données et échantillon

Cette étude utilise des données primaires collectées auprès d’entrepreneurs en Afrique. La collecte s’est déroulée du 21 avril au 25 mai 2020, soit quelques semaines après que les premiers cas de Covid-19 aient été officiellement reconnus sur ce continent. Elle s’est faite au moyen d’un questionnaire autoadministré et diffusé en ligne sur la plateforme Qualtrics en deux versions, française et anglaise. Les participants ont accédé au questionnaire via les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, LinkedIn, Whatsapp) et par effet boule de neige (les participants étaient encouragés à diffuser dans leurs réseaux respectifs).

Au terme de la période de collecte, 164 entrepreneurs ont participé à l’enquête. Vu l’absence de certaines informations, 6 questionnaires ont été exclus de l’analyse de cet échantillon de convenance (Etikan, Musa et Alkassim, 2016). Notre échantillon final est donc composé de 158 entrepreneurs, dont 106 de sexe masculin (soit 67 %) et 52 de sexe féminin (soit 33 %). Une large majorité de nos répondants (93,7 %) ont un niveau d’études universitaire. Cette forte représentation des universitaires pourrait s’expliquer par le mode de diffusion de notre questionnaire (en ligne). La moitié (52,5 %) de nos répondants ont au moins 45 ans. En termes d’expérience, 44,9 % des répondants ont moins de 5 ans d’expérience à la tête de leur entreprise. Aussi, 44 participants, soit 27,8 %, ont rapporté avoir une expérience de direction antérieure, tandis que 114 (72,2 %) sont à leur première expérience entrepreneuriale. Les participants proviennent de diverses régions d’Afrique : Afrique centrale (67,4 %), Afrique de l’Ouest (24,2 %), Afrique de l’Est (3,2 %), îles de l’océan Indien (3,2 %), Afrique du Nord (1,1 %) et Afrique australe (1,1 %).

En ce qui concerne le statut entrepreneurial, les répondants se répartissent en deux groupes : entrepreneurs formels, dont les entreprises sont enregistrées (63,9 %), et entrepreneurs informels (ayant des entreprises non enregistrées, 36,1 %). En termes de taille (nombre d’employés), leurs entreprises sont réparties en trois groupes : microentreprises (effectif inférieur à six employés : 26,6 %, n = 42), petites entreprises (six à dix-neuf employés : 65,2 %, n = 103) et moyennes entreprises (au moins vingt employés : 8,2 %, n = 13). Parmi les entreprises interrogées, 82 % d’entre elles ont moins de vingt employés.

2.2. Mesures des stresseurs et des variables de symptôme de détresse psychologique

La littérature identifie plusieurs types de stresseurs comme présentés dans le cadre théorique. Dans le contexte de la crise induite par la Covid-19 caractérisée par une baisse inattendue du niveau de l’activité économique, nous avons mis l’accent sur des stresseurs de type financier et commercial, notamment ceux reflétant l’enfer du devoir entrepreneurial (Lechat et Torrès, 2016) : la baisse du niveau de vente, l’incapacité à verser des salaires, l’incapacité à rembourser des dettes, la limitation d’accès aux nouvelles commandes et l’arrêt total des activités. Chaque répondant était invité à choisir parmi les éléments proposés ceux qui s’appliquaient à sa situation. Les stresseurs identifiés ont été ensuite transformés en variables binaires (avec 1 pour la présence et 0 pour l’absence).

De la même manière pour les symptômes de détresse psychologique, en nous appuyant sur la littérature, plusieurs affirmations ont été proposées aux répondants : je n’arrive pas à dormir ; je n’arrive plus à me concentrer ; je suis de plus en plus nerveux ; je me sens impuissant face à la situation (je ne sais pas quoi faire) ; j’ai perdu confiance en moi ; j’ai de plus en plus envie de passer du temps seul ou envie d’être seul ; je vis le stress en permanence. Ils devaient alors indiquer si ces affirmations s’appliquaient ou non à eux (avec 1 pour la présence et 0 pour l’absence) depuis le début de la crise liée à la Covid-19. Comme les stresseurs, ces variables sont dichotomiques. Cette manière de saisir la présence des symptômes de détresse est comparable à celle utilisée par Mazzola, Walker, Shockley et Spector (2011). De plus, les questions fermées (oui/non) sont appropriées pour identifier les symptômes en matière de santé mentale de l’entrepreneur, surtout lorsqu’on ne dispose pas suffisamment d’informations sur son état de santé « clinique » (Wiklund et al., 2020).

2.3. Outils d’analyse

Nous avons mobilisé différents outils pour analyser nos données : les tests t de Student, l’ANOVA et la méthode des regroupements (clusters). Les deux premiers cités ont permis de mieux comprendre les similitudes et les différences entre les entrepreneurs ayant participé à notre étude (selon la prévalence des stresseurs et des symptômes).

La méthode des regroupements a ensuite été utilisée pour réaliser une analyse typologique. Cette méthode est très répandue en sciences de gestion pour la classification d’objets qui peuvent être des entreprises, des individus ou des secteurs d’activité, dans le but d’obtenir des sous-groupes représentatifs de typologies homogènes (Brusco, Singh, Cradit et Steinley, 2017 ; King, 2015). Dans notre étude, il s’est agi de classer les entrepreneurs en fonction des symptômes (ou signes) de détresse psychologique qu’ils ressentent. Plusieurs méthodes et mesures de similitude entre les variables peuvent être utilisées pour l’analyse des regroupements (Bouguettaya, Yu, Liu, Zhou et Song, 2015 ; Brusco et al., 2017). L’utilisation successive de l’algorithme de Ward Jr (1963) et le K-mean est recommandée, car elle offre de meilleurs résultats de classification (Brusco et al., 2017). En effet, la méthode de Ward procède à un regroupement hiérarchique à partir d’une seule liaison, en fonction de la distance entre les deux observations les plus proches dans chaque sous-groupe, présentant les résultats sous forme d’une arborescence (Jiang, Tseng et Su, 2001). Nos données étant dichotomiques, aucune standardisation n’a été nécessaire pour l’application de l’algorithme de Ward. Aussi, les valeurs des facteurs de l’inflation de la variance (VIF) pour les variables des symptômes de détresse psychologique attestent l’absence de multicolinéarité, bien que certaines corrélations soient significatives (Annexe 5).

La détermination du nombre de regroupements s’est faite sur la base des critères de l’information bayésienne de Schwartz (BIC) et d’Akaike (AIC) et de la valeur de la silhouette de clusters calculée en utilisant la mesure de Gower avec les solutions obtenues par l’algorithme de K-mean (Podani et Schmera, 2006). Les critères de BIC et d’AIC sont fondés sur le changement des valeurs de la somme des carrés des erreurs (SCE) d’une solution des clusters à une autre (Steinley et Brusco, 2011). Ils montrent que les modifications de la SCE sont plus importantes entre les solutions à deux et trois clusters (Tableau 2).

Tableau 2

Critères de détermination des regroupements

Critères de détermination des regroupements

a Déterminé en fonction de la solution à deux clusters.

b Basé sur le nombre correspondant des clusters en comparaison au précédent.

c La silhouette est une mesure de la cohésion et la séparation des regroupements (Rendón, Abundez, Arizmendi et Quiroz, 2011).

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Les résultats de l’analyse des regroupements sont validés par le test t, au seuil de 5 % et avec une taille de l’effet supérieur au seuil minimal de 0,2 (Sawilowsky, 2009). Nous avons aussi procédé à l’analyse discriminante afin d’examiner la qualité du classement effectué avec les variables de symptômes de détresse psychologique. Ainsi, l’échantillon est divisé en un échantillon d’estimation et un autre de validation. Le premier sert à l’obtention de la fonction discriminante alors que le second est utilisé pour déterminer le nombre d’entrepreneurs correctement classés à partir de la matrice de classification. Cette procédure permet de valider les résultats obtenus par la méthode des regroupements (Kovács et al., 2014). Notons que toutes ces analyses ont été conduites avec le logiciel SPSS version 27. La section suivante présente les résultats et notre analyse.

3. Résultats

Nos résultats révèlent que les répondants ne font pas tous face aux stresseurs que nous leur avons proposés, de même qu’ils ne sont pas tous affectés par des symptômes de détresse psychologique.

3.1. Les stresseurs

La majorité des entrepreneurs de notre échantillon (soit 59,5 %) ont rapporté avoir subi les conséquences négatives (stresseurs) de la crise liée à la Covid-19. La limitation d’accès aux nouveaux contrats ou commandes et la baisse des ventes sont les stresseurs les plus rapportés alors que l’arrêt total des activités concerne seulement 15 % des individus de notre échantillon (Tableau 3).

Tableau 3

Prévalence des stresseurs (N = 158)

Prévalence des stresseurs (N = 158)

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Les analyses conduites (Annexe 1) permettent de réaliser que les entrepreneurs jeunes (44 ans et moins) sont plus nombreux à rapporter des stresseurs, comparativement aux plus âgés (45 ans et plus). Les différences observées (Annexe 4) sont significatives au seuil de 1 %, excepté pour l’incapacité de remboursement des dettes pour laquelle elles sont négligeables.

L’effet du facteur temps sur la sensibilité face aux stresseurs se vérifie avec l’expérience. En effet, celle-ci étant significativement corrélée à l’âge, ce sont les entrepreneurs avec moins de cinq ans d’expérience à la tête de leur entreprise qui rapportent plus de stresseurs. Le tableau en annexe 4 montre que les différences induites par l’expérience de direction d’entreprise sont significatives pour toutes les variables au seuil de 1 %.

3.2. Les symptômes de détresse psychologique

Notre échantillon est composé de 56 entrepreneurs ne présentant aucun symptôme de détresse psychologique (35,4 %) et de 102 entrepreneurs, soit 65 % de l’échantillon, présentant au moins un symptôme de détresse psychologique, avec une moyenne de deux par entrepreneur (écart-type = 1,5) (Tableau 4). Le sentiment d’impuissance (36,1 %) et la permanence du stress (29,1 %) sont les symptômes les plus rapportés par les entrepreneurs, alors que c’est l’inverse pour la perte de confiance en soi (5,1 %) (Tableau 5).

Le statut de l’entrepreneur (être un entrepreneur formel ou informel) ne semble avoir aucune influence sur la sensibilité par rapport aux symptômes de détresse psychologique. En revanche, la sensibilité des entrepreneurs fait ressortir des différences lorsqu’on prend en compte d’autres variables telles que l’âge, les expériences entrepreneuriale et managériale et le niveau d’études.

En ce qui concerne l’âge, c’est parmi les entrepreneurs les plus âgés (45 ans et plus) que l’on retrouve un faible niveau de prévalence aux symptômes de détresse psychologique (61 % contre 7 % pour les moins de 45 ans). Les résultats vont dans le même sens lorsqu’on prend en compte l’expérience entrepreneuriale antérieure : 46 % des personnes ayant déjà eu une expérience entrepreneuriale ne présentent aucun symptôme contre seulement 9 % pour les autres. L’âge et l’expérience doteraient les entrepreneurs de ressources utiles pour mieux faire face aux stresseurs ou mieux gérer des situations complexes.

Au niveau de l’expérience managériale, nous constatons que les entrepreneurs moins expérimentés (expérience de cinq ans au plus) présentent des niveaux de prévalence plus élevés que ceux ayant au moins six ans à la tête de leurs entreprises, 57 % de ces derniers n’éprouvant aucun des symptômes identifiés. Il est possible que leur entreprise soit dans une période de stabilité où il est plus facile de gérer certains risques et menaces ou encore certains défis entrepreneuriaux. Ce résultat peut être aussi influencé par les stratégies d’adaptation utilisées par l’entrepreneur (Uy, Foo et Song, 2013). Des études complémentaires seront nécessaires pour mieux comprendre ce résultat. La comparaison au niveau de chaque symptôme (Tableau 5) montre que les différences sont significatives pour la perte de la concentration, l’augmentation de la nervosité, le sentiment d’impuissance et le besoin de solitude.

Tableau 4

Répartition de l’échantillon selon les caractéristiques des entrepreneurs et le nombre de symptômes (pourcentage)

Répartition de l’échantillon selon les caractéristiques des entrepreneurs et le nombre de symptômes (pourcentage)

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Tableau 5

Comparaison de la prévalence des symptômes de la détresse psychologique selon certaines caractéristiques de l’entrepreneur

Comparaison de la prévalence des symptômes de la détresse psychologique selon certaines caractéristiques de l’entrepreneur

* p < 5% ; ** p < 1 % ; *** p < 0,1 %.

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En ce qui concerne les caractéristiques des entreprises, les entrepreneurs de celles en croissance rapportent un niveau plus élevé de symptômes de détresse psychologique par rapport à ceux dont les entreprises sont au stade de démarrage. Cette différence est attestée pour tous les symptômes, excepté la perte de confiance en soi et la perte de concentration (Tableau 6). Par ailleurs, la corrélation entre le stade de développement et les variables d’expérience est négative (Annexe 5). Il en est de même avec l’âge de l’entrepreneur. Ainsi, on retrouvera parmi les dirigeants d’entreprise en croissance, de jeunes entrepreneurs avec relativement moins d’expérience. Ce faible niveau d’expérience expliquerait cet effet plus prononcé des conséquences de la Covid-19 sur leur santé mentale.

Tableau 6

Symptômes de détresse psychologique selon le stade de développement et la taille de l’entreprise

Symptômes de détresse psychologique selon le stade de développement et la taille de l’entreprise

* p < 5 % ; ** p < 1 % ; *** p < 0,1 %.

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S’agissant de la taille de l’entreprise, nous observons que les dirigeants des microentreprises affichent des niveaux de prévalence supérieurs pour tous les symptômes, à l’exception de la permanence de stress qui est plus rapportée par les entrepreneurs des moyennes entreprises. Le test ANOVA ne conclut aucune différence significative pour la perte de sommeil, de concentration et de confiance en soi. Le test post hoc de Tamhane confirme les différences de prévalence entre les micros et les petites entreprises pour le sentiment d’impuissance à 0,1 %, la permanence de stress et l’augmentation de la nervosité à 1 %. En dehors du rôle joué par d’autres variables telles que le capital psychologique de l’entrepreneur ou sa stratégie d’adaptation, on peut supposer que plus la taille de l’entreprise est grande, plus elle disposerait de ressources pour faire face aux défis externes ; ce qui ne serait pas le cas des entreprises de moindre taille qui vont se retrouver désemparées ou démunies face à des défis externes importants comme la crise générée par la Covid-19.

Ces différents niveaux de prévalence montrent que les entrepreneurs africains ne sont pas uniformément affectés par les stresseurs et réagissent différemment face à l’expérience de ces stimulus. Ces différences sont analysées par la méthode des regroupements, dont les résultats sont présentés dans la prochaine section.

3.3. Regroupement des entrepreneurs

L’approche par les regroupements consiste à construire des groupes relativement homogènes d’entrepreneurs afin de voir quelles sont les variables qui les rapprochent et celles qui les distinguent.

3.3.1. Identification des regroupements

Deux regroupements sont retenus pour notre étude sur la base des critères présentés au tableau 2. Les résultats de l’analyse discriminante révèlent une fonction discriminante avec une valeur propre de 2,464 qui explique la totalité de la variance et une corrélation canonique de 0,843. La statistique lambda de Wilks est de 0,289 (p = 0,000). L’échantillon de validation permet de classer 93,7 % des observations, qui diffèrent légèrement des 95,6 % des observations utilisées pour l’obtention de la fonction de discrimination. Aussi, la probabilité moyenne d’être dans le premier groupe est de 0,384 (écart-type 0,451) et celle d’appartenir au second groupe est de 0,616 (écart-type 0,451).

3.3.2. Prévalence des stresseurs et des symptômes de détresse psychologique selon les regroupements d’entrepreneurs

La répartition des entrepreneurs en deux groupes conduit à différentes observations (Tableau 7). Le premier groupe est constitué des entrepreneurs qui sont les plus affectés par la crise ; la prévalence des stresseurs y est plus élevée par rapport au second groupe. Conséquemment, c’est aussi dans ce groupe que la prévalence des symptômes de détresse psychologique est élevée. Dans le second groupe, le sentiment d’impuissance, la perte de confiance en soi et le besoin de solitude constituent les seuls symptômes observés et chez un faible nombre de répondants.

Tableau 7

Prévalence des stresseurs et des symptômes de détresse psychologique selon chaque groupe

Prévalence des stresseurs et des symptômes de détresse psychologique selon chaque groupe

* p < 5 % ; ** p < 1 % ; *** p < 0,1 %.

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À la lecture du tableau 8, nous constatons que le premier groupe est constitué des jeunes entrepreneurs dotés d’un niveau d’expérience plus faible. Ils dirigent des entreprises relativement plus petites et en croissance. En revanche, le second groupe est formé des entrepreneurs plus âgés et plus expérimentés, dirigeant des entreprises relativement plus grandes et en démarrage. L’examen des caractéristiques des entrepreneurs révèle que l’âge et l’expérience (managériale et entrepreneuriale) réduisent la sensibilité aux stresseurs.

Nos résultats attestent également les effets du stade de développement et de la taille organisationnelle sur les typologies des entrepreneurs. En effet, la croissance rendrait les entrepreneurs plus vulnérables aux conséquences de la crise occasionnée par la Covid-19, celle-ci entraînant peut-être une raréfaction des ressources dont elles ont besoin pour assurer leur croissance (financement, main-d’oeuvre, marché, etc.). La baisse des ventes constitue d’ailleurs l’un des stresseurs importants dans le premier groupe. En revanche, les effets du démarrage sur la santé psychologique semblent être estompés par l’expérience et l’âge des entrepreneurs. La valeur de la corrélation entre le stade de développement de l’entreprise et l’expérience entrepreneuriale (Annexe 5) permet de supposer que les entrepreneurs ayant des entreprises en démarrage ne seraient pas à leur première initiative. Leur expérience entrepreneuriale les doterait des ressources pour démarrer de nouvelles entreprises avec relativement plus de moyens, susceptibles de renforcer leur résilience.

Tableau 8

Comparaison des caractéristiques des entrepreneurs et des entreprises de deux groupes

Comparaison des caractéristiques des entrepreneurs et des entreprises de deux groupes

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4. Discussion

Notre étude avait pour objectif d’évaluer les conséquences de la Covid-19 sur la santé mentale des entrepreneurs en Afrique. De manière spécifique, il s’agissait de répondre aux questions suivantes : les difficultés financières et commerciales, consécutives à l’arrivée de la Covid-19, affectent-elles la santé mentale des entrepreneurs en Afrique ? Ces derniers réagissent-ils de façon uniforme face aux stresseurs ? Quels sont les éléments qui permettent de différencier la réaction de ces entrepreneurs africains en situation de détresse psychologique ?

Nos résultats montrent que la majorité (environ 60 %) des entrepreneurs qui ont participé à notre étude ont fait l’expérience de stresseurs qui sont reconnus comme pouvant nuire à leur santé mentale (Lechat et Torrès, 2016 ; Stephan, 2018). Ces entrepreneurs sont particulièrement affectés par la Covid-19 (et les incertitudes économiques associées) et cela se traduit par une détérioration de leur bien-être psychologique. Les défis engendrés par la Covid-19 ont contribué à développer chez ces chefs d’entreprise divers symptômes de détresse psychologique (insomnie, perte de concentration, stress, etc.). Le sentiment d’impuissance et la permanence du stress sont les symptômes les plus rapportés (respectivement 36 % et 29 %). Cela se comprend dans la mesure où la pandémie actuelle crée une forte situation d’incertitude (Brown et Rocha, 2020) et aucune visibilité n’est possible pour les entrepreneurs dont les entreprises subissent les effets négatifs de la crise actuelle. Nos résultats sont ainsi conformes à ceux obtenus dans une étude récente menée aux États-Unis qui permettent de constater que les incertitudes économiques induites par la Covid-19 ont fortement contribué à la détérioration de la santé psychologique des entrepreneurs (Patel et Rietveld, 2020).

Les problèmes de santé mentale, de même que leur impact sur la force de travail, sont croissants et considérables en Afrique (Sankoh, Sevalie et Weston, 2018) ; malheureusement, les études traitant de la santé mentale des entrepreneurs sont rares sur ce continent (Kar et al., 2020). Notre étude vient donc lever le voile sur des aspects psychologiques et comportementaux d’entrepreneurs exerçant en Afrique ; en effet, les résultats montrent qu’il s’agit d’une réalité bien présente parmi les entrepreneurs dans cette région du monde. En Afrique, la santé mentale mériterait donc plus d’attention tant de la part des chercheurs, des gouvernements que des entrepreneurs.

Par ailleurs, nos résultats enrichissent les travaux précédents en montrant la pertinence de s’intéresser aux facteurs d’hétérogénéité dans l’étude de la santé mentale des entrepreneurs (Newlin, 2020 ; Stephan, 2018). Les analyses bivariées et typologiques permettent de valider certaines variables comme des facteurs de différenciation entre les entrepreneurs : la taille, le stade de développement de l’entreprise et l’expérience entrepreneuriale.

Ainsi, nous observons que ce sont les entrepreneurs à la tête de microentreprises (un à cinq employés) qui sont les plus affectés par les symptômes de détresse psychologique. Un résultat qui tranche (en partie) avec des travaux précédents selon lesquels la probabilité de vivre des symptômes de détresse psychologique est plus importante dans les entreprises de plus de dix salariés (Encrenaz et al., 2019). Dans notre échantillon, les microentreprises sont en pleine croissance et leurs dirigeants ne bénéficient pas d’une longue expérience. Il s’agirait donc de dirigeants à la tête d’entreprises dont l’évolution a été freinée par la pandémie. De plus, ils ne disposent pas de beaucoup de ressources (mentales et expérience) pour faire face à ce type de situation. Il convient de noter que c’est dans ce groupe que le symptôme « sentiment d’impuissance » est le plus élevé.

En outre, sur un plan global, les entrepreneurs à la tête d’entreprises en démarrage paraissent moins vulnérables que ceux des entreprises en croissance. Ils sont plus largement représentés (73 %) parmi ceux ne rapportant pas de symptômes de détresse psychologique (Groupe 2) alors qu’ils sont dans une période plus critique de leur projet. Cette faible vulnérabilité pourrait être expliquée par une forte résilience psychologique. Chadwick et Raver (2020) ont établi que les entrepreneurs en phase de démarrage dotés d’une forte résilience psychologique lors du lancement d’une entreprise sont plus aptes à évaluer leurs contraintes en tant que défis à relever qui sont à la fois souhaitables et réalisables. Une telle posture mentale entraîne une amélioration de la proactivité des entrepreneurs dans la création continue de situations avantageuses qui se traduirait par une forte probabilité de survie de leurs entreprises (Chadwick et Raver, 2020). Effectivement, il a été observé que les entreprises en démarrage exploitent avec succès leurs ressources disponibles en tant que première réaction à la crise actuelle liée à la Covid-19 (Kuckertz et al., 2020). Nos résultats s’inscrivent dans cette logique.

En ce qui concerne l’effet du temps, l’âge et l’expérience apparaissent aussi comme des variables qui différencient les entrepreneurs étudiés. Les entrepreneurs plus jeunes (moins de 45 ans) et moins expérimentés sont plus nombreux à vivre les problèmes de détresse psychologique. Un résultat contraire à d’autres études, comme celles de Wincent et Örtqvist (2006), qui se sont intéressés à la nature du stress de rôle (aucune différence entre les deux groupes sus évoqués), ou encore, Kollmann, Stöckmann et Kensbock (2019) qui n’ont pas trouvé de différences entre les entrepreneurs expérimentés et les novices excepté au niveau de mécanismes sous-jacents. Ces contrastes entre nos résultats et les études précédentes, au-delà des questions méthodologiques, peuvent être attribués à la nature complexe du phénomène étudié, la santé mentale. En effet, les individus sont dotés différemment de capacités et de stratégies d’adaptation qui leur permettent de réduire leur vulnérabilité dans les situations complexes ou problématiques (Auerbach et al., 2018 ; Chadwick et Raver, 2019 ; Cocker et al., 2013).

Conclusion et limites

Notre étude contribue à enrichir la littérature sur la santé mentale des entrepreneurs en général. C’est l’une des rares études qui s’intéresse au bien-être psychologique des entrepreneurs en Afrique et particulièrement dans le contexte de la Covid-19. Un continent où la santé mentale n’apparaît pas encore comme un enjeu prioritaire tant pour les gouvernements que pour les populations. Et pourtant, plusieurs pays d’Afrique misent sur l’entrepreneuriat et les PME pour réussir leur développement économique.

La présente recherche met en exergue, entre autres, le rôle joué par diverses variables en matière de détresse psychologique des entrepreneurs. Par exemple, nous observons que les entrepreneurs les plus âgés et les plus expérimentés rapportent moins de symptômes de détresse psychologique que les autres. Avec le temps et l’expérience, ils ont certainement accumulé des savoirs et des ressources qui leur permettent de mieux gérer les périodes d’incertitudes et les situations complexes. Notre étude contribue donc à confirmer la pertinence de divers facteurs d’hétérogénéité concernant la santé mentale de cette population. Faisant suite à cela et afin d’améliorer la résilience des entrepreneurs et la probabilité de survie de leurs entreprises, nous pensons que les gouvernements et les programmes d’appui aux entrepreneurs devraient mettre en place des actions qui visent à augmenter le capital psychologique des entrepreneurs. Il peut s’agir de programmes d’accompagnement professionnel ou de la création de groupes de discussion dédiés. Il nous semble aussi judicieux que les capacités des différents systèmes de santé mentale soient renforcées tant en qualité (connaissances) qu’en quantité (nombre d’intervenants et d’unités d’intervention) dans les différents pays où des déficiences seront observées.

Il convient de relever certaines limites de notre étude. Premièrement, les données ont été collectées au début de la pandémie, un moment où l’incertitude était encore à son plus haut niveau. Il est possible que ce contexte particulier ait influencé la sensibilité des répondants. Deuxièmement, le fait que les participants proviennent quasiment de toutes les régions du continent africain et considérant la diversité des systèmes culturels et des politiques économiques associés aux répondants, ces résultats ne peuvent être généralisés sans réserve à l’ensemble des entrepreneurs actifs en Afrique. Des études complémentaires nous paraissent nécessaires pour enrichir ou remettre en cause les résultats obtenus avec celle-ci.

Parmi les avenues à explorer, il nous paraît important de s’intéresser au rôle joué par les différences individuelles en termes de réaction par rapport aux stresseurs. En effet, selon la théorie sociologique du stress, dans des situations problématiques, certains individus préfèrent se focaliser sur ce qu’ils pourraient gagner plutôt que sur ce qu’ils risquent de perdre (Srivastava et Bajpai, 2020). Ainsi, plutôt que de lutter contre le facteur de stress ou de supporter le stress, ils adoptent une interprétation différente des événements et de leurs conséquences (Holmgreen, Tirone, Gerhart et Hobfoll, 2017). Il nous paraît pertinent de voir dans quelle mesure une telle réaction face aux stresseurs s’opère chez les entrepreneurs et quels sont les éléments ou ressources qui servent à établir les différences.

Sur un autre plan, il serait pertinent de s’intéresser au rôle joué par les ressources communautaires. L’Afrique est un continent reconnu comme un milieu où les relations sociales sont très développées. Est-ce que cela peut contribuer à renforcer la santé mentale des entrepreneurs et leurs capacités à faire face à des facteurs de stress sur lesquels ils n’ont aucun contrôle ? Aussi, quelle serait l’influence des différentes communautés culturelles présentes en Afrique ?