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Introduction

Les salariés des PME ont sensiblement moins de chance d’accéder à la formation professionnelle que les salariés des grandes entreprises. Selon l’enquête européenne CVTS 5 (Continual Vocational Training Survey), le taux d’accès à la formation décroît à mesure que la taille de l’entreprise se réduit : seulement 25 % pour les entreprises de 10 à 19 salariés, 29 % de 20 à 49, 41 % de 50 à 249, 58 % de 250 à 499, 63 % au-delà (Wiseman et Parry, 2017). D’après le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (CEDEFOP), même si l’écart entre PME et grandes entreprises a tendance à se réduire, les inégalités d’accès à la formation externalisée restent prégnantes : en Europe la quasi-totalité des grandes entreprises forment leurs salariés (95,3 %), contre seulement 69,3 % des PME (CEDEFOP, 2019, p. 14). Ainsi les entreprises qui ont le plus besoin de la formation – en particulier parce qu’elles sont confrontées à des difficultés importantes en matière de gestion des compétences – sont aussi celles qui forment le moins leurs salariés, en dépit du volontarisme des politiques publiques (OCDE, 2019).

Les raisons de ce manque d’appétence ont fait l’objet de nombreux travaux académiques qui, pour la plupart, mettent en évidence des freins qui seraient propres, voire consubstantiels, aux PME. Parmi ces freins, les difficultés que rencontreraient les PME pour appréhender (Storey, 2004) et mesurer (Jameson, 2000) les effets positifs de la formation externalisée, en relation avec le projet de l’entreprise (Coetzer, Redmond et Sharafizad, 2012), ont fait l’objet de peu de travaux dédiés. Pourtant, la capacité des PME à évaluer les bénéfices de la formation pourrait représenter un levier de premier ordre pour les encourager à renforcer leurs efforts dans ce domaine comme le soulignent avec force les récentes recommandations du CEDEFOP : « sensibiliser les entreprises à l’importance de la mise à jour et de l’élargissement de leurs compétences (en particulier en expliquant et en démontrant les avantages de la formation pour les employés et les employeurs) » (CEDEFOP, 2019, p. 18).

Ces préconisations soulèvent la question de l’évaluation de l’impact de la formation et font écho à un phénomène identifié dans le cadre des enquêtes CVTS : la très grande vigilance des PME à l’égard des effets de la formation externalisée. Les PME ne sont en effet pas moins attentives aux effets de la formation que les grandes entreprises, bien au contraire. Ainsi, la comparaison des données recueillies en 2005 (CVTS 3) et 2010 (CVTS 4) mettait en lumière un phénomène a priori surprenant : c’est au sein des PME que l’on observait la progression la plus rapide de l’évaluation de l’impact économique de la formation, particulièrement dans les entreprises de 10 à 49 salariés (Beraud, 2015a, 2015b). Les résultats de l’enquête CVTS 5 (2015) confortent cette observation. Les entreprises de 50 à 249 salariés se montrent les plus attentives aux effets de la formation : 46 % d’entre elles déclarent les évaluer pour l’ensemble des activités, contre 38 % pour les entreprises de plus de 500 salariés. Ce constat soulève une contradiction : les entreprises les moins disposées à s’engager dans des démarches RH formalisées sont également celles qui déclarent le plus mesurer l’efficacité des actions de formation. La mise à jour de ce paradoxe n’est certes pas récente, l’enquête européenne CVTS 5 (2015) ne faisant que conforter, à cet égard, les résultats de l’enquête CVTS 4 (2010), mais elle laisse un certain nombre d’interrogations en suspens. En effet, si les pratiques d’évaluation des grandes entreprises sont bien connues, car souvent dérivées de l’approche de Kirkpatrick (Kirkpatrick, 1959a, 1959b, 1960a, 1960b), la façon dont les PME appréhendent concrètement l’impact de la formation demeure une question largement ouverte, faute d’éléments empiriques suffisants sur ce sujet (Monnot, 2014).

La présente étude vise à éclairer cette zone d’ombre particulièrement intrigante au regard des résultats des enquêtes CVTS : comment les PME évaluent-elles l’impact des actions de formation externalisées ? Le font-elles selon des modalités similaires à celles des grandes entreprises ou, au contraire, selon des modalités qui leur sont propres ? Ce questionnement articule deux niveaux d’analyse complémentaires : le premier concerne l’identification des résultats escomptés des actions de formation ; le second, les modalités permettant aux dirigeants de PME d’appréhender leur efficacité. Sur le plan pratique, nos résultats ont vocation à alimenter la réflexion des praticiens qui accompagnent les PME autour de deux enjeux principaux : d’une part, suivant les recommandations du CEDEFOP (2019), favoriser le développement de la formation externalisée dans les PME en démontrant son intérêt économique et, d’autre part, conseiller des dirigeants souhaitant, comme le soulignent les enquêtes CVTS, se doter d’outils dédiés au pilotage de leur politique de formation. De manière sous-jacente, il s’agit d’interroger la pertinence des modèles évaluatifs, dont l’approche à quatre niveaux de Kirkpatrick, dans le contexte spécifique des PME.

Pour ce faire, nous avons d’abord cherché, dans le cadre de la revue de littérature, à mieux comprendre pourquoi, en dépit des freins réputés inhérents aux PME, celles-ci se montraient très vigilantes à l’égard des effets de la formation tout en étant peu enclines à mobiliser les modèles d’évaluation généralement déployés dans les grandes entreprises. Puis, à partir de données recueillies auprès de dirigeants de PME du BTP, nous avons identifié trois modalités d’évaluation distinctes : l’évaluation des actions de remédiation, d’adaptation et de projection. Nos résultats soulignent que les pratiques d’évaluation des PME diffèrent de celles des grandes entreprises et dépendent, d’une part, de la nature des objectifs poursuivis, d’autre part, des caractéristiques de l’entreprise. Ils invitent à repenser la façon d’évaluer la formation dans les PME, en prenant de la distance vis-à-vis des approches existantes, dont le célèbre modèle à quatre niveaux de Kirkpatrick. Sur la base de nos résultats, nous proposons un modèle alternatif, baptisé COLDEI, plus approprié au contexte des PME. Ce modèle pourrait en partie répondre aux enjeux soulignés par le CEDEFOP, à savoir mettre en évidence les effets bénéfiques de la formation au sein des PME afin de favoriser son développement.

1. Revue de littérature

La capacité des PME à évaluer les effets de la formation pose question, notamment parce qu’une telle démarche implique à la fois de planifier les actions et de formaliser les pratiques RH (1.1.). En dépit de ces difficultés, elles se montrent très attentives aux effets de la formation externalisée, perçue comme plus risquée et plus coûteuse que dans les grandes entreprises (1.2.). Leurs pratiques d’évaluation sont, à ce jour, peu documentées et les modèles existants, dont l’approche de Kirkpatrick, paraissent peu ajustés à leur mode de fonctionnement (1.3.).

1.1. Les pratiques de formation des PME sont-elles spécifiques ?

Les PME, sous l’angle de la spécificité (Torrès, 1997), ne sauraient être considérées comme de « grandes entreprises en miniature » dans la mesure où leurs caractéristiques, en premier lieu leur taille réduite et la place qu’y occupe le propriétaire-dirigeant, induiraient des modes de gestion particuliers, notamment en matière de ressources humaines. Selon cette représentation de la PME, la vision court-termiste des dirigeants associée à leur préférence pour les pratiques RH informelles représenteraient deux obstacles majeurs à la formation externalisée. Premier écueil, par effet d’égotrophie (Torrès, 2003), la stratégie de la PME dépendrait étroitement de la « vision » de son dirigeant, celui-ci étant peu disposé à se projeter à long terme. Les dirigeants de PME privilégieraient le présent sur le futur par effet de microcosme (Mahé de Boislandelle, 2015). Une telle posture semble en inadéquation avec le temps long de la formation externalisée qui suppose de se projeter à deux ou trois ans en moyenne (Paradas, 2007). Cette difficulté à anticiper expliquerait la prédilection des PME pour les formations obligatoires relevant de besoins plus immédiats (Beraud, 2016). Second écueil, les dirigeants de PME seraient réticents à s’engager dans des démarches de formalisation des pratiques, en particulier RH, par effet de proximité (Torrès, 2004). En effet, la taille des PME implique la possibilité de communiquer de manière spontanée et directe selon le mode de l’ajustement mutuel ou de la supervision directe (Torrès, 2004) et, sur le plan RH, de négocier de façon interindividuelle (Pichault et Nizet, 2013). Dans un tel contexte, la proximité spatiale et interpersonnelle du dirigeant et de ses salariés supplanterait la formalisation des outils et pratiques, notamment en matière de gestion des compétences (Paradas, 2007). Ainsi conçue, la PME se réduit à un modèle unique, organisation simple (Mintzberg, 1999) et convention discrétionnaire de GRH (Pichault et Nizet, 2013), où prédominent le court-termisme et l’informel, deux caractéristiques a priori peu compatibles avec la formation et son évaluation qui exigent à la fois planification et formalisation.

Cette vision de la PME ne peut cependant pas être généralisée. Dès les années quatre-vingt, de nombreux travaux empiriques ont en effet mis en évidence la capacité des PME à s’engager dans des démarches de planification (d’Amboise et Bakanibona, 1990) comme l’attestent les études portant sur leur processus stratégique (Boissin, Castagnos et Guieu, 2000). D’autre part, les pratiques de GRH des PME ne sont pas homogènes (Louart et Villette, 2010), pouvant être aussi bien informelles que formelles (Nkakleu, 2016). De façon plus générale, l’approche de la PME comme objet spécifique, soumis à des contraintes et adoptant des pratiques qui lui sont propres, est largement contestée (Janssen, 2011), les modèles d’affaires des PME s’avérant diversifiées (Reboud, Serboff, Goy, Mazzarol et Clark, 2018) et évolutifs (Reboud et Séville, 2016). L’horizon stratégique des PME et leur approche de la GRH ne peuvent donc être réduits à un idéal-type : alors que certaines PME sont concentrées sur des objectifs à court terme (les PME « façonnières ») ou éprouvent des difficultés à formaliser leurs orientations stratégiques (les PME « agitées »), d’autres se montrent parfaitement capables d’identifier leurs objectifs (les PME « entrepreneuriales »), voire de mobiliser des outils pour formaliser et planifier leur stratégie à long terme (les PME « dénaturées ») (Reboud et al., 2018). Ainsi, le rapport des PME à la GRH, et à la formation en particulier, n’est pas homogène. Si la PME « classique » est réticente à s’engager dans des activités de planification à long terme, dont la formation, et peu encline à formaliser ses pratiques, la PME « managériale » ou « dénaturée » tend à s’approprier les modes de fonctionnement des grandes entreprises substituant « la planification à l’intuition » et « le formel à l’informel » (Torrès, 1998). Le comportement de formation des PME ne serait ainsi pas uniquement déterminé par leur taille, mais par un ensemble de facteurs de contingence : secteur, environnement institutionnel, propriété de l’entreprise ou structure (Bernier, 2005), parmi d’autres facteurs relevés par les approches contingentielles (Fabi, Garand et Pettersen, 1993), dont le profil du dirigeant (Thévenard-Puthod et Picard, 2015) et l’intérêt qu’il porte à la formation (Mahé de Boislandelle, 2015). La diversité des PME invite donc à considérer avec prudence les contraintes qui pourraient limiter leur capacité à mesurer les effets de la formation. Il n’en reste pas moins que ces entreprises sont particulièrement vigilantes à l’égard de l’efficacité de la formation (Asadullah, Peretti, Ali et Bourgain, 2015). Sur ce point, la littérature apporte un éclairage permettant en partie de résoudre le paradoxe soulevé par les enquêtes CVTS.

1.2. Risques perçus et coûts « cachés » de la formation externalisée dans les PME

La formation peut être perçue comme un risque par les dirigeants les moins diplômés, ceux-ci assimilant la formation codifiée à des savoirs et modalités scolaires dont ils sont distants (Bentabet, 2008). Cette hypothèse est fragilisée par l’évolution du profil des dirigeants de PME ces 30 dernières années. Leur niveau de formation initiale a en effet fortement progressé. Néanmoins, des disparités importantes subsistent en fonction, notamment, de la taille de l’entreprise (Degeorge et Chabaud, 2013). Il convient également de souligner que les dirigeants les moins diplômés sont ceux qui recourent le moins à la formation externalisée (Beraud et Noack, 2018).

Par ailleurs, la formation externalisée génère des coûts indirects plus élevés dans les PME que dans les grandes entreprises. La taille réduite des PME démultiplie en effet l’impact de l’absence d’un salarié par effet de proportion (le départ en formation d’un salarié implique d’être en capacité d’assurer l’activité avec un effectif réduit) et par effet de nombre (l’absence d’un salarié peut priver l’entreprise de compétences indispensables à son bon fonctionnement) (Mahé de Boislandelle, 2015). De plus, les PME sont confrontées à un déficit de moyens en matière d’ingénierie pédagogique et financière auquel l’intermédiation des organismes responsable de les accompagner ne répond que partiellement et de manière inégale selon les territoires et le secteur d’activité des entreprises (Bentabet et Michun, 2003 ; Alphonse-Tilloy, Masingue et Pottier, 2012). Ainsi l’envoi d’un salarié en formation génère des coûts « cachés » d’autant plus élevés que la taille de l’entreprise se réduit, par effet de grossissement (Mahé de Boislandelle, 2015) : coût de production lié à l’absence d’un salarié ou temps de traitement d’un dossier de financement sans appui d’une fonction dédiée.

Ces éléments expliqueraient pourquoi de nombreuses PME se détournent de la formation externalisée au profit de modalités de développement des compétences informelles et internes : autoformation, apprentissage collectif et formation « sur le tas » (Bentabet, 2010). Ils permettent également de lever la contradiction apparente entre le faible recours à la formation et la forte vigilance des PME à l’égard de son efficacité. En effet, la formation étant plus coûteuse dans les PME que dans les grandes entreprises, il est logique que les PME soient plus attentives à son impact (Asadullah et al., 2015). Il est néanmoins préférable d’être prudent quant à la généralisation d’un tel déterminisme, la causalité simple entre taille et effort de formation ne résistant pas à l’hétérogénéité des situations observées sur le terrain. Le recours à la formation varie en effet d’une PME à une autre (St-Pierre, Audet et Mathieu, 2003), certaines formant autant que les grandes entreprises (Beraud et Noack, 2018). Il convient donc de relativiser l’effet de taille en considérant d’autres facteurs, dont l’environnement institutionnel, l’insertion dans un réseau ou le type de propriété (Bernier, 2005).

1.3. Comment mesurer l’impact de la formation dans les PME ?

Si l’on sait que les PME sont très attentives aux effets de la formation, les modalités qu’elles mettent en oeuvre pour les évaluer restent largement méconnues. Un certain nombre d’éléments laissent supposer que les pratiques des PME en la matière pourraient différer de celles des grandes entreprises où le modèle de Kirkpatrick est très répandu. Depuis près de 60 ans, la question de l’évaluation de la formation est en effet dominée par l’approche de Kirkpatrick (Kirkpatrick, 1959a, 1959b, 1960a, 1960b) dont le modèle articule quatre niveaux : la réaction (degré de satisfaction des formés immédiatement après la formation), les apprentissages (connaissances, habilités ou attitudes acquises à l’issue de la formation), les comportements (transfert des apprentissages en situation de travail) et les résultats (impact de la formation sur l’activité de l’entreprise). De nombreux modèles ont été développés dans le sillage des travaux de Kirkpatrick (Dunberry et Péchard, 2007), sans parvenir à dissiper les critiques dont il fait l’objet ni démentir sa popularité dans le monde de la formation professionnelle (Steele et al., 2016). En particulier, les hypothèses concernant les liens entre les quatre niveaux d’évaluation ont largement été infirmées (Dunberry et Péchard, 2007).

De manière générale, les outils de GRH, souvent développés et testés dans les grandes entreprises, pourraient être inappropriés dans le contexte des PME (Marlow, 2006). Alors que les quatre niveaux de Kirkpatrick sont mobilisables comme une grille d’analyse des pratiques des grandes entreprises (Monnot, 2014 ; Beraud, 2015a, 2015b), leur pertinence pour appréhender les modalités d’évaluation des PME est questionnable, pour trois raisons principales. Première raison, la mise en oeuvre d’une démarche d’évaluation structurée semble peu vraisemblable dans les PME où les pratiques sont souvent « intuitives et informelles » (Marchesnay et Carrier, 2005) ou « ad hoc » (Marlow, 2006). La plupart des études internationales soulignent la faible formalisation des outils d’évaluation au sein des PME (Monnot, 2014), confirmant cette hypothèse. Deuxième raison, le modèle de Kirkpatrick peut sembler difficile à mettre en oeuvre au sein des PME en raison du manque de ressources dont elles disposent. Par exemple, les indicateurs nécessaires pour mesurer les résultats supposent un système d’information qui, même sous une forme rudimentaire, est souvent inexistant au sein des PME (Paradas, 2007) encore qu’il convient sur ce point d’être prudent, certaines PME se montrant tout à fait en capacité de définir et suivre des indicateurs de performance (Oriot et Bergeron, 2012). Enfin, troisième raison, l’évaluation des résultats postule une connaissance claire, de la part des décisionnaires RH, des objectifs, « résultats escomptés » ou « finalités » de la formation (Dunberry et Péchard, 2007). Or, on sait que les PME fonctionnent souvent dans un cadre temporel court-termiste. Les buts assignés à la formation y sont souvent insuffisamment identifiés a priori, limitant la possibilité d’appréhender l’impact de la formation en confrontant les objectifs initiaux et les résultats obtenus.

Ce dernier point soulève une question importante concernant l’évaluation de la formation dans les PME, celle de la formulation des objectifs de départ et des résultats escomptés. Parmi les modèles développés dans le sillage de Kirkpatrick, certains complètent son approche « en amont » en mettant l’accent sur la définition des objectifs de départ. C’est le cas du modèle CIPP (contexte, intrants, processus, produits) de Stufflebeam (2001) et du modèle CIRO (contents/contexts, inputs, reactions, outcomes) de Warr, Bird et Rackham (1970). Ces approches ont l’avantage de se focaliser explicitement sur une question écartée par Kirkpatrick, du moins en termes de critère d’évaluation, à savoir l’identification des évolutions recherchées (Gérard, 2003). Par exemple, le modèle CIRO propose, en amont de la mise en oeuvre de la formation de déterminer trois types d’objectifs : « l’objectif ultime », c’est-à-dire le problème que la formation a vocation à résoudre, les « objectifs intermédiaires » qui ciblent les changements de comportements nécessaires pour atteindre « l’objectif ultime » et les « objectifs immédiats » focalisés sur les nouveaux savoirs, compétences ou attitudes exigés pour que les personnes formées puissent atteindre les « objectifs intermédiaires ». La prise en compte du contexte permet ainsi de déterminer les effets escomptés de la formation, ce qui facilite en retour l’identification des indicateurs d’impact (Redshaw, 2000). Cette dimension semble importante à prendre en compte étant donné les difficultés que pourraient rencontrer certaines PME pour formuler les objectifs associés à la formation (Coetzer, Redmont et Sharafizad, 2012).

Au terme de la revue de littérature, il convient de revenir sur notre questionnement de départ, pour partie motivé par les résultats a priori surprenants des enquêtes CVTS. L’attention portée par les dirigeants des PME à l’efficacité de la formation n’est pas si paradoxale qu’il n’y paraît de prime abord, une fois considéré notamment le lien entre taille et coûts indirects de la formation. Cependant, on sait à ce jour peu de choses sur la façon dont les PME évaluent concrètement la formation. Trois points méritent donc, au regard des éléments qui viennent d’être présentés, d’être explorés empiriquement : quels sont les résultats escomptés de la formation ? Quel est l’horizon temporel de la démarche de formation ? Selon quelles modalités les dirigeants de PME s’assurent-ils de l’efficacité de la formation ? Ces trois questionnements font écho aux conditions nécessaires à la mise en oeuvre d’une démarche d’évaluation (détermination des finalités, planification des actions, mesure des résultats) ainsi qu’aux freins auxquels les PME sont susceptibles d’être confrontées dans le cadre d’une telle démarche. Le premier questionnement renvoie ainsi à la capacité des dirigeants à formuler des objectifs en matière de formation ; le deuxième à la capacité des PME à anticiper à plus ou moins long terme les effets des actions ; le troisième à la capacité des PME à définir des indicateurs d’impact permettant de mesurer les effets de ces actions. La présente étude entend apporter un éclairage sur ces trois questionnements.

2. Étude empirique

L’étude empirique s’appuie principalement sur les témoignages de douze dirigeants de PME du BTP (2.1.). L’analyse des données a permis de faire émerger deux séries de résultats complémentaires : les résultats escomptés de la formation (2.2.) ainsi que les modalités d’évaluation qui leur sont associées (2.3.).

2.1. Contexte de l’étude, panel d’entreprises et méthodologie

La présente étude a été initiée en 2015 pour répondre à la demande de l’organisme paritaire collecteur agréé (OPCA) Constructys, responsable du financement de la formation dans le BTP en France. Elle a pris la forme d’un contrat de recherche liant l’Université et l’OPCA. L’enjeu de l’étude pour l’OPCA était de mieux discerner les bénéfices des formations éligibles à ses financements dans un contexte d’évolution des obligations des entreprises. La réforme du 5 mars 2014 a en effet renforcé les exigences en matière d’évaluation des politiques de formation principalement pour deux raisons : le contrôle accru de la qualité des formations et la suppression de l’obligation de dépense au titre du plan de formation (Beraud, 2015a, 2015b). Les résultats de l’étude sont destinés à appuyer les campagnes de sensibilisation à destination des entreprises du BTP et à contribuer à l’évolution des pratiques d’accompagnement des conseillers qui assurent le service de proximité auprès de ces entreprises.

Développer la formation dans les PME du BTP représente un défi majeur, le secteur comptant en France plus de 200 000 entreprises (sans compter les entreprises sans salariés) employant 1 146 000 salariés. Ces entreprises sont principalement des PME : environ 150 000 entreprises de 0 à 9 salariés, 15 000 de 10 à 19 salariés, 7 250 de 20 à 49 salariés, 1 300 de 50 à 99, 586 de 100 à 499 (chiffres CAPEB, 2017). Le panel final de l’étude est composé de douze PME reconnues, au regard de leur plan de formation, volontaristes en matière de développement des compétences. Ce parti-pris de départ présente un avantage, celui de pouvoir observer la façon dont les dirigeants de PME appréhendent les bénéfices de la formation, mais, dans le même temps, il limite la portée des résultats obtenus en concentrant l’attention sur des PME formatrices. Bien que le panel puisse paraître réduit, il convient de souligner que les rencontres ont été précédées d’un travail approfondi visant à repérer des entreprises pertinentes au regard de l’objet de l’étude et représentatives des différents axes de formation de la branche du BTP. La construction du panel a ainsi fait l’objet de plusieurs réunions à visée exploratoire, au niveau national, avec les administrateurs et le service Études & Recherches de l’OPCA, au niveau local, avec des conseillers de l’OPCA. De plus, les résultats de l’étude ont été largement diffusés en interne, notamment auprès des conseillers, ce qui a permis de s’assurer que les pratiques observées n’étaient pas atypiques. Nous avons été attentifs à composer un panel diversifié en retenant quatre critères pertinents au regard de notre objet de recherche : le profil du dirigeant (formation initiale et parcours antérieur), la gouvernance (entreprise familiale, entreprise intégrée à un groupe[1]…), la taille (de 26 à 243 salariés) et l’activité de l’entreprise (auprès de particuliers, en sous-traitance…) (Tableau 1). Ce mode de sélection nous a ainsi permis de prendre en compte les caractéristiques susceptibles d’affecter le rapport de la PME à la formation (Thévenard-Puthod et Picard, 2015 ; Bernier, 2005).

Tableau 1

Le panel de l’étude

Le panel de l’étude

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Douze entretiens semi-directifs centrés (Romelaer, 2005) – d’une durée moyenne de deux heures – ont été conduits à Marseille, Lille, Poitiers et Paris de novembre 2015 à février 2016. Dans ce cadre ont été rencontrés le plus souvent le ou la dirigeant(e) de la structure et son assistant(e) responsable des questions RH. La grille d’entretien comprenait six entrées thématiques : a. l’environnement de l’entreprise, b. son histoire, son activité et sa structure, c. les difficultés rencontrées et les problèmes à résoudre, d. les objectifs associés aux formations, e. les modalités de formation et f. les moyens mis en oeuvre pour mesurer l’efficacité de la formation. Les informations ainsi recueillies ont été enrichies par des échanges avec les conseillers responsables de l’accompagnement de ces entreprises, principalement sur le choix des dispositifs et les modes de financement des actions. L’analyse des données a été conduite selon une approche principalement inductive. Les douze entreprises ont été, dans un premier temps, comparées méthodiquement au moyen d’une matrice (Miles, Huberman et Saldana, 2014) à trois entrées : objectifs de la démarche de formation, contenus et cibles des formations, modalités d’évaluation des effets de la formation. Dans un second temps, suivant les préconisations de Kluge (2000), nous avons identifié les dimensions pertinentes de l’analyse : effets escomptés, indicateurs, temporalité… Puis nous avons comparé les pratiques des entreprises selon ces dimensions afin d’identifier des similarités.

2.2. Objectifs de la formation, résultats escomptés et logiques de formation

L’analyse des données s’est d’abord concentrée sur les objectifs assignés à la formation en considérant le contexte de la formation (Warr, Bird et Rackham, 1970), c’est-à-dire les problèmes à résoudre, les évolutions recherchées, les résultats escomptés et les actions de formation retenues. Cette première phase de l’analyse a permis de recenser huit familles d’objectifs (Tableau 2).

Tableau 2

Des objectifs aux résultats escomptés

Des objectifs aux résultats escomptés

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Le projet de formation d’une entreprise peut être envisagé comme une combinaison d’objectifs, souvent priorisés. Par exemple l’entreprise 9 mobilise la formation de façon prioritaire pour accroître sa productivité (objectif 5), secondairement pour réduire les coûts de l’accidentalité (objectif 1). La hiérarchisation des objectifs de formation peut conduire le dirigeant à réduire le recours à la formation externalisée dans certains domaines, voire à suspendre certaines formations, y compris « obligatoires ». C’est le cas de l’entreprise 10 engagée, suite à un récent rachat, dans une démarche de refonte radicale de ses activités (objectif 2). Son dirigeant a choisi de suspendre momentanément les formations dans le domaine de la sécurité, bien qu’il soit très attentif à l’accidentalité (objectif 1) : « si j’ai un choix à faire par rapport à un développement de compétences ou un règlementaire, je privilégie le développement de compétences [dans ce cas, acquisition de compétences liées à la fibre optique] ». Ainsi considérée, la finalité de la formation dépend moins du contenu de l’action et du public cible que du contexte, un même type de formation pouvant renvoyer à des problèmes différents. C’est le cas, par exemple, des formations techniques-métier qui peuvent être associées à différentes finalités selon le contexte de l’entreprise : améliorer la qualité (objectif 8), développer une nouvelle stratégie (objectif 2) ou développer la polyvalence (objectif 5). Logiquement, l’efficacité de la formation sera appréhendée différemment selon la finalité recherchée : réduction du coût des erreurs dans le premier cas, positionnement sur de nouveaux marchés dans le deuxième cas, développement de la productivité dans le troisième cas.

Les objectifs associés à la formation sont très variés, car dépendants du projet de l’entreprise ; ils partagent néanmoins des points communs. Par exemple, les actions dédiées à la réduction des coûts des erreurs ou des accidents s’inscrivent dans des démarches d’amélioration continue, visant à obtenir des résultats immédiats. La recherche de polyvalence, l’accompagnement de la transition digitale ou la professionnalisation des commerciaux ont vocation à améliorer la productivité en travaillant sur les compétences des ouvriers ou des commerciaux. De tels résultats ne peuvent être obtenus immédiatement, mais à moyen terme. La professionnalisation du management, la fidélisation ou l’acquisition de nouvelles compétences accompagnent la transformation de l’activité de l’entreprise, les effets de telles actions renvoient à une temporalité plus longue. Trois logiques de formation peuvent ainsi être identifiées et caractérisées : la remédiation, l’adaptation et la projection. Une logique de formation réunit des familles d’objectifs qui présentent des points communs en termes d’horizon temporel (quand les résultats sont-ils susceptibles d’être atteints ?), de point focal (quelle est la nature du problème auquel la formation est susceptible d’apporter une réponse ?) et d’effets escomptés (de quelle manière la formation est-elle susceptible de contribuer à la performance de l’entreprise ?).

La logique de remédiation vise à répondre rapidement à des problèmes de qualité ou de sécurité, sans modifier l’organisation du travail (a contrario de la logique d’adaptation) ou l’activité de l’entreprise (a contrario de la logique de projection). Le point de départ d’une telle démarche est le constat de dysfonctionnements coûteux pour l’entreprise soit directement (coût de la non-qualité ou coûts de reprise) soit indirectement (coût de l’absence et/ou du remplacement d’un salarié suite à un accident). La volonté de réduire ces coûts est, le plus souvent, liée à des facteurs conjoncturels (baisse de l’activité de l’entreprise) ou structurels (l’absence d’un salarié suite à un accident freine l’activité de l’entreprise). Les entreprises engagées dans une logique de remédiation cherchent à identifier, qualifier et résoudre des problèmes dans leur mode de fonctionnement. Il peut s’agir de réduire l’occurrence d’erreurs (entreprises 12, 11 et 4) ou le taux d’accidentalité (entreprises 1 et 9) par exemple. Une telle approche vise un impact mesurable à court terme comme l’atteste le suivi trimestriel ou semestriel de l’accidentalité ou des erreurs.

La logique d’adaptation correspond à des entreprises qui mobilisent la formation pour accroître la productivité de leurs collaborateurs par le développement de la polycompétence technique (entreprises 1 et 9), par la mise en place d’outils digitaux permettant de mieux attribuer les interventions (entreprise 12) ou par le renforcement des compétences des commerciaux (entreprise 11). Elle vise des résultats à moyen terme (dans l’année).

La logique de projection correspond à des entreprises qui cherchent à développer de nouvelles activités ou à structurer leur organisation dans un contexte de croissance. La formation accompagne, dans ce cas, un projet de refonte de l’activité de l’entreprise que cette refonte soit radicale (remplacement complet de l’activité et des clients, entreprise 10) ou plus progressive (diversification prudente, entreprise 7). Elle peut également répondre à un besoin de professionnalisation du management intermédiaire qu’il s’agisse de faire monter en compétences l’encadrement (entreprises 2 et 5) ou d’ajouter un niveau hiérarchique supplémentaire (entreprise 7). Les effets de la formation, dans ce cas, correspondent à un horizon temporel plus lointain que dans les deux autres logiques (deux à trois ans).

Comme cela a été souligné précédemment concernant les effets escomptés, un même type de formation peut être associé à plusieurs logiques selon la finalité recherchée. Par exemple, les formations règlementaires obligatoires peuvent être mobilisées dans le cadre d’une démarche d’amélioration continue (réduire l’accidentalité, remédiation) ou d’optimisation de l’organisation du travail (développer la productivité, adaptation). Notons également qu’une même entreprise peut être engagée simultanément dans plusieurs logiques de formation, c’est-à-dire poursuivre des objectifs dont le point focal et la temporalité diffèrent. C’est le cas, par exemple, de l’entreprise 11 qui cherche à réduire les coûts de la non-qualité dans une logique d’amélioration continue (remédiation, court terme) tout en développant son efficacité commerciale (adaptation, moyen terme).

2.3. Les modalités d’évaluation de l’impact des formations externalisées

L’analyse des modalités d’évaluation mises en oeuvre par les PME consultées dans le cadre de cette étude nous a conduit à quatre observations. Premier constat, seules les actions de formation externalisées font l’objet d’une évaluation d’impact formalisée. Aucun de nos interlocuteurs n’a fait état d’une telle démarche pour les formations internes, y compris les entreprises qui évaluent de façon systématique les effets des actions externalisées (entreprise 11). Deuxième observation, toutes les formations externalisées ne sont pas associées à une démarche d’évaluation formalisée. Par exemple, si la recherche de fidélisation est mentionnée par plusieurs de nos interlocuteurs (entreprises 1, 4, 6, 7 et 9), aucune entreprise du panel n’envisage de mesurer l’impact des actions en la matière, y compris celles qui sont confrontées à des problèmes majeurs de fidélisation (entreprise 1)[2]. Ce constat est également valable pour les actions dédiées à la mise en oeuvre d’une nouvelle stratégie (entreprises 7 et 10). Troisième observation, les entreprises rencontrées dans le cadre de cette étude ont un rapport différencié à l’évaluation, y compris quand elles poursuivent des objectifs similaires. Par exemple, les entreprises 11 et 4 sont toutes deux engagées dans une démarche de qualité totale ; seule la première mesure formellement l’impact des formations dédiées à cet objectif. Autre exemple, le développement de la polyvalence (entreprises 1, 3, 6, 8 et 9) n’est pas nécessairement associé à une évaluation formalisée (entreprise 6). Ces deux dernières observations mettent l’accent sur l’hétérogénéité des pratiques d’évaluation des PME rencontrées dans le cadre de cette étude, hétérogénéité relevant de deux facteurs : la logique dans laquelle s’inscrivent les formations d’une part et les moyens dont disposent les entreprises pour évaluer l’impact des actions externalisées d’autre part (Tableau 3).

Tableau 3

Logiques de formation et évaluation de l’impact de la formation

Logiques de formation et évaluation de l’impact de la formation

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L’évaluation de l’impact des actions de remédiation s’appuie sur des outils de diagnostic préexistants permettant de qualifier précisément les problèmes à résoudre : fréquence et origine des erreurs, coût des erreurs, salariés à l’origine des erreurs (Encadré 1, entreprise 11), fréquence et origine des accidents, absentéisme (entreprise 9). Elle suppose d’être en capacité de contrôler régulièrement (trimestre ou semestre) les retombées des actions de formation via des indicateurs tels que le taux d’accidentalité (entreprise 9) ou le coût des erreurs (entreprise 11). La remédiation est associée à des modalités d’évaluation formalisées et focalisées sur l’impact économique, impact appréhendé via l’examen de l’évolution d’indicateurs contextualisés sans que les niveaux précédents (satisfaction, apprentissages, comportements) fassent l’objet d’une évaluation formelle. La mise en oeuvre de ce type d’évaluation est facilitée par l’existence d’une démarche qualité (ISO 9001 pour l’entreprise 11), d’outils de diagnostic de l’accidentalité et/ou d’une fonction RH structurée (entreprise 9).

L’évaluation de l’impact des actions d’adaptation repose sur le suivi d’indicateurs de gestion sociale tels que le taux d’efficience (entreprises 1 et 9), d’indicateurs de productivité tels que le nombre d’interventions par opérateur et par jour (Encadré 2, entreprise 12) ou d’indicateurs de performance commerciale (entreprise 11). Dans ce cas, la mesure de l’impact est assez complexe, car, d’une part, elle s’appuie sur des indicateurs de productivité difficiles à élaborer au sein des PME (le taux d’efficience par exemple) sauf si l’entreprise s’appuie sur un contrôle de gestion sociale interne et, d’autre part, les effets de ces actions ne sont pas mesurables immédiatement (a contrario des actions de remédiation). Cette difficulté explique probablement que, parmi les entreprises que nous avons rencontrées, toutes ne mettent pas en oeuvre une évaluation des effets des actions dédiées au développement de la polyvalence. En l’absence d’évaluation, elles s’appuient sur le retour du management intermédiaire, particulièrement les conducteurs de travaux responsables de la planification et du suivi des chantiers (entreprise 6). La mise en oeuvre d’une telle approche dépend de la formalisation de pratiques RH, dont l’évaluation de la performance (entreprise 11), l’existence d’un contrôle de gestion (entreprises 1 et 9) ou d’un système d’information structuré (entreprise 12).

Enfin, la logique de projection correspond aux entreprises qui s’engagent dans des démarches à plus long terme de refonte de leur activité, de diversification, de croissance ou de fidélisation. Cette troisième logique n’est associée à aucune évaluation d’impact, du moins chiffrée. Cela est probablement lié d’une part à l’horizon temporel d’atteinte des objectifs (long terme) et à la complexité des plans de formation associés (Encadré 3). Dans ce cas, les dirigeants semblent plus attentifs à la satisfaction des salariés formés (entreprise 7) et au transfert des savoirs en situation de travail (entreprise 10).

3. Discussion

Notre étude aboutit à des résultats ambivalents, certains éléments confortant l’hypothèse de la spécificité des PME en matière d’évaluation, d’autres éclairant une certaine proximité avec les pratiques des grandes entreprises (3.1.). Ces résultats plaident pour un accompagnement à la fois spécifique et différencié de ces entreprises (3.2.).

3.1. Apports théoriques : des pratiques d’évaluation spécifiques et différenciées

Premier constat, les PME ne mobilisent pas des approches génériques d’évaluation, très communes dans les grandes entreprises, telles que le modèle de Kirkpatrick. Si l’impact des formations externalisées peut y être suivi formellement au moyen d’indicateurs dédiés, ni la satisfaction, ni l’acquisition, ni le transfert ne font l’objet d’une évaluation formalisée, ce qui ne signifie pas pour autant que les dirigeants y soient insensibles. La proximité entre le chef d’entreprise et ses collaborateurs, au sein des PME, limite probablement le besoin de formaliser l’évaluation de ces trois premiers niveaux.

Deuxième constat, les dirigeants de PME, contrairement à une vision communément admise, se montrent parfaitement capables de planifier la formation et d’en formuler les effets escomptés. Cela se traduit par une réflexion approfondie sur la pertinence et la priorisation des actions de formation au regard du projet de l’entreprise. À ce titre, il convient de mentionner le rôle que jouent les acteurs responsables de l’accompagnement de ces entreprises, en premier lieu l’OPCA.

Troisième constat, si, de manière générale, l’impact de la formation fait l’objet d’une très grande attention de la part des dirigeants de PME, cette vigilance est particulièrement accentuée pour les formations externalisées qui sont les seules à faire l’objet d’une évaluation formalisée. Ce constat confirme l’hypothèse selon laquelle les actions externalisées seraient perçues comme plus coûteuses, par effet de grossissement, dans les PME et feraient ainsi l’objet d’une plus grande attention.

Enfin, quatrième constat, les pratiques d’évaluation de l’impact ne sont pas homogènes. Elles varient à la fois en fonction de la nature des résultats escomptés et des caractéristiques propres à chaque entreprise. Sur le premier point, nos résultats mettent en évidence l’existence de pratiques d’évaluation d’impact formalisées et chiffrées quand les actions sont dédiées à l’amélioration continue (remédiation) ou au développement de la productivité (adaptation). En revanche, les formations destinées à orienter l’entreprise vers de nouvelles activités ne semblent pas faire l’objet d’une telle évaluation. Cela témoigne probablement des difficultés que les dirigeants rencontrent lorsque les effets escomptés sont lointains dans le temps et impliquent de combiner plusieurs formations, dont des formations à dominante managériale. Au-delà de la logique de formation, les modalités d’évaluation dépendent étroitement des caractéristiques des entreprises, en particulier des outils de gestion qu’elles utilisent. Les PME engagées dans des démarches d’évaluation d’impact formalisées utilisent généralement à cette fin des indicateurs préexistants. Par exemple, les erreurs sont recensées dans le cadre d’une démarche qualité, la productivité mesurée par le contrôle de gestion sociale pour déterminer la tarification des réponses aux appels d’offres ou la performance commerciale pour attribuer les primes d’objectifs. Ce dernier résultat accrédite la thèse selon laquelle les pratiques de GRH, le recours à la formation et son évaluation en particulier, sont dépendantes de caractéristiques internes et que, à ce titre, certaines PME seraient plus aptes et enclines que d’autres à s’engager dans des démarches RH structurées.

3.2. Apports managériaux : accompagner le projet des PME par l’approche COLDEI

Pour appréhender les effets des formations externalisées, les PME s’appuient sur des pratiques ad hoc (Marlow, 2006), variant selon les objectifs assignés à la formation et selon les moyens dont elles disposent pour mesurer son impact. Ces résultats plaident non pour l’application d’un modèle évaluatif unique, qui pourrait s’avérer inadapté, mais pour un accompagnement différencié : différencié selon les objectifs poursuivis par l’entreprise (remédiation, adaptation, projection), différencié en fonction des moyens dont elle dispose pour appréhender l’atteinte de ces objectifs (suivi d’indicateurs préexistants), différencié enfin selon la propension du dirigeant à se projeter dans l’avenir.

Nos observations soulignent également la nécessité de centrer l’accompagnement sur la formulation du projet, en amont de la mise en oeuvre des actions. À ce titre, le contexte doit faire l’objet d’une attention accentuée afin notamment de déterminer a priori les résultats escomptés de la formation ainsi que les indicateurs les plus pertinents pour mesurer son impact. Sur ce point, il nous paraît utile que l’accompagnement des PME s’inspire des modèles CIRO (Warr, Bird et Rackham, 1970) et CIPP (Stufflebeam, 2001). Le modèle que nous proposons, baptisé COLDEI, répond à cette double exigence d’adaptation du conseil et de focalisation sur l’amont de la mise en oeuvre des actions. COLDEI n’est pas un modèle évaluatif, il s’agit plutôt d’une trame permettant de déterminer les modalités d’évaluation les plus adaptées pour chaque PME. Il se concentre sur les principales difficultés que les PME rencontrent pour bâtir leur plan de formation et évaluer son efficacité : difficulté à formuler un projet et décliner des objectifs, difficulté à déterminer les effets escomptés et leur temporalité, difficulté à identifier les formations les plus adaptées et difficulté à mesurer l’impact des actions. COLDEI résume nos préconisations autour de six points clés : la compréhension du contexte (C), la détermination des objectifs (O), la mise en évidence de la logique de formation ou d’évolution (L), la déclinaison opérationnelle du projet de formation (D), le suivi de la mise en oeuvre (E)[3] et l’évaluation de l’impact (I). COLDEI a vocation, en éclairant quatre articulations critiques, à faciliter la démarche d’accompagnement des conseillers dont le rôle est déterminant, non seulement auprès des PME les plus formatrices désireuses de s’assurer de la rentabilité de leurs efforts en formation, mais également auprès des PME les plus réticentes qui doutent de la pertinence des actions de formation externalisées.

Figure 1

L’approche COLDEI, un outil d’accompagnement des PME dans leur démarche de formation

L’approche COLDEI, un outil d’accompagnement des PME dans leur démarche de formation

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Formulation du projet (articulation C → O) : cette première phase consiste à faire émerger un ou des problème(s) à résoudre et à définir les évolutions recherchées tout en les hiérarchisant. Elle vise, d’une part, à expliciter la « vision » du dirigeant et, d’autre part, à l’engager dans une réflexion sur la pertinence de la formation dans le cadre d’un projet global. Cette phase initiale s’appuie sur un travail de diagnostic et d’expression des besoins avec pour finalité la formulation du projet de formation. Elle nous paraît déterminante dans la démarche d’accompagnement des PME dans la mesure où la pertinence de la formation (Gérard, 2003) est un enjeu de premier plan pour convaincre des dirigeants les plus sceptiques. Cette étape s’inspire du premier niveau du modèle CIRO (Warr, Bird et Rackham, 1970) où sont successivement formulés les objectifs ultime, intermédiaire et immédiat.

Explicitation des effets recherchés (articulation O → L) : cette deuxième phase de l’accompagnement vise à mettre en évidence, auprès du dirigeant, le point focal (amélioration continue, productivité, stratégie) et la temporalité de la démarche de formation (court, moyen et long terme). Elle a vocation à clarifier les effets escomptés des actions de formation et faciliter la projection du dirigeant à plus ou moins long terme selon son projet. Cette articulation est particulièrement cruciale dans le cadre de la logique de projection, mais les entreprises les moins aptes à planifier leurs actions seront probablement également concernées dans le cadre des logiques de remédiation et d’adaptation.

Définition des actions de formation (articulation O → D) : cette troisième phase consiste à traduire des objectifs en actions de formation et à orienter le dirigeant au sein de l’offre de formation. Elle est particulièrement déterminante dans le cadre de la logique de projection qui exige de combiner différentes formations autour d’un objectif unique. Elle est également utile pour les PME les plus éloignées du champ de la formation professionnelle.

Évaluation des effets de la formation (articulation L → I) : cette dernière phase permet de guider le dirigeant dans la mise en oeuvre de l’évaluation et le suivi de la formation. Elle consiste à identifier les indicateurs préexistants sur lesquels pourrait s’appuyer l’évaluation de l’impact économique et, éventuellement, les moyens de mesurer chemin faisant l’efficacité de la formation en particulier dans le cadre de la logique de projection. Bien que nos résultats ne nous permettent pas d’étayer notre propos, nous pouvons supposer que ce dernier niveau est susceptible d’influencer la vision que les dirigeants de PME ont de l’intérêt économique de la formation (I → O).

Conclusion

Les pratiques d’évaluation de la formation des PME sont à la fois singulières et différenciées : singulières parce qu’elles ne sont pas similaires à celles des grandes entreprises ; différenciées parce qu’elles varient selon les objectifs de la formation et les caractéristiques de l’entreprise. Aussi, convient-il d’être prudent quant à la possibilité d’appliquer des modèles d’évaluation génériques dans le contexte spécifique des PME. Pour autant, la question de l’impact de la formation apparaît comme un enjeu prioritaire pour ces entreprises, enjeu auquel les praticiens responsables de leur accompagnent devraient être très attentifs.

Nos résultats invitent, à ce titre, à explorer deux pistes. Première piste, dans la lignée des récentes recommandations du CEDEFOP, favoriser le développement d’une culture de l’évaluation au sein des PME pourrait représenter un levier pour sensibiliser leurs dirigeants, en particulier les plus réticents, à l’intérêt économique des actions externalisées. Deuxième piste, dans la mesure où la formation s’inscrit dans des logiques variées et que son évaluation s’appuie sur des indicateurs préexistants, l’accompagnement – en particulier par les conseillers des nouveaux opérateurs de compétences (OPCO) – s’avère primordial, un travail de diagnostic sur-mesure étant préférable à l’injonction d’adopter des approches génériques telles que le modèle de Kirkpatrick.

COLDEI pourrait ainsi guider les pratiques des conseillers auprès de dirigeants certes préoccupés par l’efficacité de la formation (CVTS 5), mais pas toujours en capacité de mettre en oeuvre une démarche d’évaluation formalisée. Notre travail présente néanmoins des limites, inhérentes au terrain exploré et à la méthode mobilisée. Dans le cadre de cette étude, seules des PME formatrices ont été consultées. Dans une certaine mesure, ces entreprises correspondent au modèle de la PME dite « managériale » notamment en raison du profil de leur dirigeant, de leur capacité à planifier leurs actions et de la formalisation de leurs pratiques (Beraud et Noack, 2018 ; Torrès, 1998). Ainsi, nos résultats apportent un éclairage partiel sur les pratiques d’évaluation de la formation dans les PME ; de futures études devront compléter nos observations notamment en se focalisant sur des PME plus « classiques » et moins formatrices. Seconde limite, notre recherche ne permet pas de révéler comment l’évaluation de l’impact influence la politique de formation des PME. Des études longitudinales pourraient compléter nos résultats sur ce point. En dépit de ces limitations, notre approche présente des avantages sur le plan pratique. En particulier, les modalités d’évaluation mises en oeuvre par ces PME « managériales » peuvent avoir valeur d’exemples pour leurs homologues les moins disposés à former leurs salariés et, à ce titre, sont riches d’enseignements pour les conseillers responsables de l’accompagnement de ces entreprises.