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Quelle est la raison d’être de la recherche en gestion ? En quoi ses apparences de plus en plus rationnelles et rigoureuses sont-elles fondées ? Si cette chronique est consacrée à ces questions très larges et interdépendantes, c’est parce qu’elles sont sous-jacentes à de nombreux débats sur le rôle de la recherche en gestion, son utilité, ses exigences théoriques, la valeur des publications qui en découlent ou encore son ancrage dans la réalité des organisations.
De façon paradoxale, la légitimité et la reconnaissance des activités de recherche en gestion ne vont pas nécessairement de soi. En effet, si la recherche représente, dans un nombre croissant de régions du monde, une des principales composantes du métier de professeur d’Université, elle exige aussi un temps de plus en plus considérable, dont les publications, lorsqu’elles existent, ne constituent que la partie visible et qui passe parfois inaperçue. L’essentiel du temps de recherche est en réalité employé à des tâches relativement dispersées, éclectiques et souvent peu reconnues qui n’aboutissent pas toujours ou ne sont pas nécessairement liées à des publications : développer de nouvelles idées, élaborer des projets avec des collègues, faire des revues de littérature, encadrer des étudiants, répondre à des questions, évaluer des articles ou des projets, participer à des jurys, préparer des conférences, rédiger des demandes de subventions, obtenir une autorisation d’un comité d’éthique, répondre à des questions et à des sollicitations diverses, collecter des données, les analyser, rédiger des articles, les réviser, les formater, etc. Si certaines de ces tâches exigent un long apprentissage et paraissent parfois ingrates, elles peuvent aussi se révéler fort riches en termes de relations humaines tout autant que d’acquisition de nouvelles connaissances. Pourtant, malgré la légitimité apparente de ces activités, il n’est pas rare d’observer dans le contexte universitaire des clivages profonds entre ceux qui sont particulièrement actifs en recherche et ceux qui le sont moins et qui perçoivent ces activités avec scepticisme, méfiance, voire comme une véritable menace.
Les premiers défendent généralement la raison d’être de la recherche, son rôle central dans le métier de professeur, ses retombées tant théoriques que pratiques, son importance pour la formation des étudiants aux cycles supérieurs et pour l’obtention de subventions, sa contribution au rayonnement de l’Université, les difficultés croissantes à publier et donc l’importance de reconnaître cette activité, etc. Les seconds, qui ne sont pas nécessairement moins nombreux ni moins actifs dans les débats sur la question, critiquent généralement l’insistance croissante des universités sur la recherche, son utilité discutable, la valorisation excessive des publications ou des subventions, son rôle souvent prépondérant dans les critères de promotion, l’existence de systèmes de classement des revues inadaptés, les ressources obtenues par les chercheurs actifs, etc. Ces clivages sont d’autant plus marqués qu’ils touchent l’identité même du métier de professeur d’Université, la répartition parfois très inégale des charges de travail et la place d’activités qui peuvent occuper l’essentiel de l’emploi du temps des enseignants-chercheurs, notamment en dehors des deux principales sessions de cours soit une période qui représente cinq à six mois par an. Il y a une vingtaine d’années, le philosophe Georges Gusdorf, qui est l’auteur de près d’une cinquantaine d’ouvrages remarquables sur les sciences humaines, a dit à l’un des auteurs de cette chronique, que les publications attisaient les jalousies et qu’il n’y avait rien de pire, dans une université, que de faire de l’ombre à son voisin. La justesse de cette remarque s’est, hélas, bien souvent vérifiée.
Pourtant, être actif en recherche ne signifie pas perdre tout esprit critique et laisser le champ libre à des détracteurs qui n’en parlent pas toujours en connaissance de cause ni de bonne foi. Il ne s’agit donc pas ici de remettre en cause l’importance ou la légitimité d’une activité au coeur de la mission de l’Université, mais plutôt la façon dont elle est parfois menée dans le domaine de la gestion. Certaines dérives ont d’ailleurs été critiquées en des termes assez sévères dans des revues prestigieuses et par des chercheurs reconnus : impact incertain de la recherche en gestion sur les pratiques des entreprises (Rynes, Bartunek et Daft, 2001 ; Pfeffer, 2007), collaboration insuffisante avec les entreprises et désintérêt des dirigeants pour les publications universitaires (Kieser et Leiner, 2009 ; Miller, Taylor et Bedeian, 2011), manque d’expérience en gestion des étudiants et des chercheurs (Mintzberg, 2004), valorisation excessive d’approches théoriques souvent dissociées de la réalité (Pfeffer, 2007 ; Hambrick, 2007), contributions très marginales, voire symboliques, d’une large proportion des articles publiés (Kieser et Leiner, 2009 ; Alvesson et Sandberg, 2013), effets pervers de certains classements de revues et de la logique « publier ou périr » (Adler et Harzing, 2009 ; Miller, Taylor et Bedeian, 2011), et d’autres encore.
La mise en lumière de ces problèmes appelle un recul critique et un questionnement plus fondamental sur la raison d’être de la recherche en gestion et sur les principes qui devraient la guider. De façon générale, la recherche est associée à une démarche rigoureuse et systématique visant à apporter des contributions scientifiques à une littérature donnée ou favorisant le développement de connaissances nouvelles et utiles à la société. Malheureusement, les apparences légitimes et rassurantes d’une telle démarche reposent trop souvent sur des mythes rationnels, c’est-à-dire sur des pratiques qui peuvent sembler en apparence rigoureuses et répondre aux exigences scientifiques du moment – notamment celles imposées par les revues savantes – mais qui, fondamentalement, manquent de substance et ne reposent pas nécessairement sur une véritable recherche de vérité ni sur un souci réel de contribuer à l’avancement des connaissances. Dans son essai sur la notion de bullshit et son omniprésence dans la culture moderne, le philosophe américain de l’Université de Princeton, Harry Frankfurt (2005), souligne les composantes essentielles de ce concept, notamment l’absence totale de préoccupation pour la vérité et le souci de ménager les apparences par des discours trompeurs servant ses propres intérêts. Les simulacres de la société du spectacle dénoncés par Baudrillard (1994) et Debord (2002) reflètent également ce divorce entre la réalité et ses représentations à travers la manipulation d’images, de signes et d’informations artificielles qui se substituent aux perceptions directes des choses (Boiral, 2013). On ne saurait nier que certains aspects de la recherche s’apparentent à une sorte de spectacle qui repose sur des représentations mettant en scène de façon plus ou moins convaincante des chercheurs et leurs travaux. À défaut d’être divertissantes, créatives ou réalistes, les productions de ces chercheurs (articles, volumes, chapitres de volume, communications, etc.) s’adressent à un certain public, dont il faut gagner la confiance, et leur qualité est généralement jugée à l’aune de leur apparence rationnelle, rigoureuse, scientifique, même si cette apparence dépend de certains simulacres. Les mythes rationnels de la recherche représentent une forme sophistiquée de simulacre visant à « gérer les apparences » dans le but de faciliter le processus de publication plutôt qu’à réaliser des recherches de qualité ancrées dans la réalité des phénomènes observés. Ils peuvent se manifester à toutes les étapes du processus de recherche, notamment :
le choix des méthodes ;
l’analyse des données ;
la rédaction des articles ;
le processus de révision des articles.
Le choix des méthodes
En premier lieu, le choix des méthodes se caractérise par la prédominance d’approches quantitatives et de techniques statistiques de plus en plus sophistiquées qui ne sont pas toujours bien adaptées aux recherches en gestion, lesquelles peuvent difficilement faire l’économie d’aspects humains subjectifs et donc au départ difficilement mesurables. Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de remettre en cause la pertinence de ces approches, mais plutôt la façon, quelquefois abusive, dont elles peuvent être utilisées pour donner une apparence rigoureuse, voire scientifique, à des publications qui ne reposent pas nécessairement sur des données fiables et probantes. Par exemple, de nombreux chercheurs semblent – consciemment ou inconsciemment – ne pas faire la distinction entre la rigueur des outils d’analyses auxquels ils font appel et celle des fondements méthodologiques qui les sous-tendent, en camouflant les faiblesses de ces derniers par les vertus supposées des techniques d’analyse utilisées. Ce type d’écueil a notamment été souligné par Ioannidis (2005) dans un article très souvent cité dans le domaine médical et au titre évocateur : Why most published research findings are false. Étant donné les écarts, en ce qui concerne les moyens, les échantillonnages, la fiabilité des informations et la rigueur entre, d’une part, les recherches dans le domaine médical – qui obéissent généralement à des protocoles de recherche particulièrement exigeants et sur des données beaucoup plus probantes – et, d’autre part, celles dans le domaine de la gestion, on peut raisonnablement s’interroger sur la fiabilité des résultats d’une grande partie des études publiées dans nos revues savantes.
En comparaison avec les approches qualitatives, les méthodes quantitatives apparaissent souvent comme plus rapides et moins contraignantes, notamment au niveau de la collecte des données, de leur analyse et de la rédaction d’articles qui reposent sur une démarche assez standardisée. C’est en partie pourquoi ces méthodes se sont généralisées, y compris auprès des jeunes chercheurs à qui on demande de publier de plus en plus rapidement pour avoir une chance de trouver un poste. Par exemple, aux États-Unis, la plupart des thèses de doctorat dans le domaine de la stratégie et de l’organisation reposent exclusivement sur des méthodes quantitatives (Heugens et Mol, 2005). Dans ce contexte, il est assez rare de trouver des chercheurs réellement capables de faire des recherches qualitatives de qualité ou d’évaluer des articles qualitatifs. Un étudiant de doctorat nous confiait récemment que, s’il avait fait une thèse quantitative, il l’aurait terminée beaucoup plus rapidement, mais qu’il ne regrettait pas d’avoir fait une recherche qualitative plus fouillée en raison de la connaissance du terrain que cela lui avait apporté. Parce qu’elles ne donnent pas, en soi, accès à ce contact direct avec le terrain de recherche, qu’elles sont en apparence plus rigoureuses, qu’elles prédominent dans les revues prestigieuses et qu’elles offrent donc plus de possibilités de publication, les études quantitatives ne sont pas étrangères au développement de mythes rationnels dans les recherches en gestion. Un chercheur prolifique nous a confié un jour, lors d’un colloque, que la recherche en gestion n’exigeait pas de liens particuliers avec les entreprises (visites, entrevues avec les dirigeants, etc.). Son « terrain de recherche » était pour l’essentiel son « casier postal » où il devait se rendre pour récupérer des questionnaires postaux avant d’en tirer des analyses et des traitements statistiques sophistiqués dans le cadre d’articles se voulant empiriques. Avec le développement de questionnaires administrés en ligne qui n’exigent plus de documents papier, on peut supposer que le terrain de recherche de ce collègue est devenu plus virtuel et tend désormais à se réduire à l’espace confiné de son poste de travail…
L’analyse des données
En deuxième lieu, l’analyse des données est trop souvent conditionnée par un souci excessif de conformité avec des théories ou des modèles établis plutôt que celui de rendre clairement compte des réalités souvent complexes, hétéroclites et contradictoires des observations de terrain. Ces réalités sont d’ailleurs généralement peu en phase avec les attentes et les orientations des publications universitaires qui tendent à favoriser l’adaptation des faits à la théorie plutôt que l’inverse. Par exemple, si les données quantitatives sont indispensables à de nombreuses recherches, elles peuvent parfois donner lieu à une sorte de « bricolage statistique » dans lequel divers modèles ou approches sont testés par un processus d’essais-erreurs jusqu’à ce que, finalement, après avoir parfois épuisé la plupart des relations qui semblaient au départ les plus logiques et les plus évidentes, quelque chose semble « fonctionner ». Et, une fois que le modèle identifié « fonctionne », l’essentiel du travail du chercheur qui suit la tendance dominante des publications en gestion se centrera sur la mise en forme la plus sophistiquée possible de l’analyse et de la discussion des relations supposément démontrées. Les publications en gestion rendent rarement compte de ces errements statistiques et conceptuels qui ont précédé la publication de résultats en apparence cohérents et rationnels. Bien évidemment, on ne peut généraliser ce type de pratiques ni passer sous silence la qualité et le sérieux de nombreuses recherches quantitatives.
Les méthodes qualitatives peuvent d’ailleurs elles aussi donner lieu à une interprétation tendancieuse des données pour confirmer les prémisses des modèles théoriques à la mode. Par leur nature plus inductive et par la richesse des informations collectées, les méthodes conduisent, certes, à une analyse des résultats qui est en principe plus directement ancrée dans le terrain de recherche et qui facilite le développement de nouveaux concepts si ceux envisagés au départ s’avèrent inadaptés. Cependant, pour être menée de façon sérieuse, une telle démarche de recherche s’avère généralement très longue, laborieuse et complexe, en plus d’être, en fin de compte, difficile à publier en raison notamment de la standardisation croissante des publications – y compris en ce qui concerne la longueur maximale des textes –, qui favorise peu les articles innovants et les réflexions approfondies. De façon plus générale, quelles que soient les méthodes utilisées, la tendance des recherches en gestion à homogénéiser les résultats, à réduire les contradictions ou les incohérences, à passer outre les « silences organisationnels » liés à des enjeux plus fondamentaux qui sortent du « politiquement correct », ou encore à se limiter à des questions convenues qui permettent de corroborer les modèles rationnels dominants ont été abondamment commentés (Morrison et Milliken, 2000 ; Glynn et Dacin, 2000 ; Boiral, 2003).
La rédaction des articles
En troisième lieu, le processus d’écriture est le véhicule privilégié des mythes rationnels en recherche. D’une part, les exigences des revues savantes et le souci de légitimité scientifique du milieu de la recherche en général ont rendu plus technique et plus opaque la présentation des articles : insistance croissante sur des aspects méthodologiques complexes, introduction de tests et de formules mathématiques qui n’existaient pas avant, exigences de double codification dans les articles qualitatifs, etc. Cette technicité accrue donne clairement une apparence plus rationnelle aux articles sans nécessairement en améliorer fondamentalement la pertinence, la rigueur ou la justesse des interprétations. À la limite, la profusion de techniques et de formules complexes sur des données au départ incomplètes, peu fiables ou mal traitées tend à véhiculer une sorte de « science-fiction » avec ses propres effets spéciaux et ses simulacres qui projettent le lecteur dans un univers débarrassé de toute subjectivité, où toutes les variables semblent contrôlées et dont les représentations imitent les contours rassurants des sciences dures. Ce processus d’imitation servile de méthodes et de modèles épistémologiques qui, parce qu’ils ont fait leur preuve dans les sciences dures, sont considérés dans les sciences humaines et sociales comme plus sérieux et plus rigoureux a été dénoncé par de nombreux auteurs (Gusdorf, 1966, 1974 ; Krugman, 1998).
D’autre part, la valorisation excessive de la plupart des revues savantes en gestion des contributions théoriques plutôt que de la recherche de vérité conduit à une écriture plutôt aseptisée, qui se conforme aux lignes directrices du paradigme dominant et au carcan de la littérature de plus en plus lourde qui lui est associée. Ce contexte ne favorise pas la publication d’articles critiques, qui sortent des sentiers battus ou qui tentent de rendre compte de façon claire des réalités du terrain de recherche. Il encourage plutôt une sorte de fuite dans l’abstraction dans laquelle les mêmes modèles, les mêmes références bibliographiques et les mêmes théories censés rendre compte de la réalité semblent indéfiniment recyclés, fonctionner en circuit fermé et quelquefois flotter dans le vide, comme en apesanteur des réalités qui échappent au paradigme dominant et qui n’apparaissent donc pas comme « scientifiques ». Les sciences de la gestion, comme d’autres disciplines, semblent ainsi se développer de façon circulaire, autoréférencée, à l’image d’une sorte d’autopoïèse qui régénère continuellement ses propres composantes, en l’occurrence son réseau de théories phares, d’auteurs fétiches, de revues cultes, de spectacles rationnels et de mystifications.
La révision des articles
En dernier lieu, le processus de révision des articles tend généralement à renforcer les problèmes précédemment mentionnés en favorisant un discours rationnel et en phase avec les modèles dominants auxquels se rallient spontanément la plupart des évaluateurs pour asseoir leur propre crédibilité. Faire de façon sérieuse une évaluation d’article demande du temps, du dévouement et une bonne connaissance du sujet. Ces qualités sont d’autant plus rares que l’inflation du nombre d’articles soumis, de revues et, donc, de procédures de révision d’articles rend l’identification d’évaluateurs compétents et disponibles de plus en plus difficile, comme en témoignent d’ailleurs les commentaires souvent inappropriés reçus par les auteurs. Par exemple, il nous arrive fréquemment, dans des articles qualitatifs soumis à des revues pourtant reconnues et qui ne publient pas seulement des articles quantitatifs, de recevoir des commentaires dans lesquels les évaluateurs critiquent sévèrement l’absence d’hypothèses de départ, l’existence d’un échantillon de cas qui n’a pas été sélectionné de façon aléatoire ou encore le manque de données quantitatives détaillées. Et si certains rédacteurs en chef sont compréhensifs par rapport à ce type de dérives, la majorité semble les avoir épousées sans discernement.
De façon générale, si le processus de révision d’articles est nécessaire et tend certainement à renforcer la rigueur de présentation de la majorité des publications, il se traduit souvent par un plus grand conformisme et une surabondance de justifications techniques, théoriques ou méthodologiques qui contribuent davantage à gonfler artificiellement l’apparence rationnelle des publications qu’à en améliorer la substance, la pertinence et l’originalité. L’adage « publier ou périr » et la concurrence accrue entre les chercheurs provenant d’horizons de plus en plus larges conduisent bien des chercheurs à intégrer des commentaires non pertinents et à se plier docilement à des exigences pseudo-scientifiques qui renforcent l’homogénéisation croissante des publications. Dans ce contexte, l’augmentation exponentielle du nombre de publications et la valorisation excessive de quelques revues de plus en plus difficiles d’accès ne produisent pas nécessairement davantage d’innovations théoriques, de compréhension des phénomènes étudiés et, moins encore, d’efficacité pour les organisations. Elles se traduisent plutôt par une accumulation indéfinie d’articles similaires apportant, dans un langage de plus en plus abscons, des contributions mineures ou incrémentales à des modèles dominants largement ignorés en dehors des cercles universitaires relativement restreints qui en font l’apologie (Kieser et Leiner, 2009 ; Alvesson et Sandberg, 2013). Le plus étrange est que les revues les plus conservatrices soulignent constamment l’importance de recherches qui sortent des sentiers battus alors que les processus de sélection qu’elles ont mis en place tendent à éliminer d’emblée ce type de travaux et à produire des publications toujours plus opaques, inaccessibles et artificiellement sophistiquées.
En guise de conclusion
Les mythes rationnels précédemment énoncés ne sauraient évidemment être généralisés ni discréditer en bloc les recherches en gestion. Ces dernières sont le plus souvent faites de bonne foi, dans des conditions difficiles et par des chercheurs très respectables qui doivent parfois légitimer l’importance de cette activité très exigeante auprès de collègues beaucoup moins actifs ou qui occupent des postes administratifs et décisionnels. Contrairement à l’image de la recherche en gestion véhiculée par certains de ses détracteurs, on ne peut juger de façon monolithique les activités dans ce domaine ni la qualité et la pertinence très inégales des publications. Cependant, nier l’importance et les effets pervers des mythes rationnels de la recherche renforce d’autant leur emprise, qui est rarement explicitée. S’il était trop long de débattre de la façon de limiter cette emprise, qui est aujourd’hui largement institutionnalisée dans un ensemble de pratiques, de normes et de croyances, il peut être utile de partager quelques convictions optimistes sur la question.
D’une part, de nombreux domaines de recherches intéressants, porteurs et potentiellement utiles à la société demeurent encore peu ou pas explorés. Sortir des sentiers battus en évitant les ornières des thématiques sursaturées par l’accumulation de nombreux travaux peut donner plus de marge de manoeuvre aux chercheurs qui sont alors moins dépendants du dictat des paradigmes dominants et de leurs zélotes. D’autre part, certaines approches méthodologiques, comme la théorie ancrée (Strauss et Corbin, 2015), peuvent contribuer à éviter ou à limiter les rationalisations à outrance et à renforcer les liens entre la théorie et le terrain de recherche. En outre, les revues en gestion ou dans des disciplines connexes se sont multipliées au cours des dernières années, ce qui augmente d’autant les possibilités de publier des articles qui sortent des sentiers battus ou qui ne sont pas formatés selon les mythes rationnels dominants. En effet, ces revues ne se ressemblent pas nécessairement en ce qui concerne le contenu, le format ou encore les exigences méthodologiques. Un trop grand nombre de chercheurs – souvent en raison de l’existence d’un système de classement de revues trop étroit – veut publier dans des revues identiques, opaques, voire hermétiques aux articles qui sortent du carcan de l’orthodoxie des sciences de la gestion. Ils négligent alors d’autres options, peut-être moins prestigieuses, mais plus ouvertes et qui ont parfois un facteur d’impact équivalent sinon supérieur. C’est le cas, par exemple, de nombreuses revues plus ou moins spécialisées dans le domaine du développement durable qui se sont créées au cours des dernières années.
Une autre façon de limiter l’emprise des mythes rationnels de la recherche en gestion est de renforcer les liens avec les organisations, les gestionnaires, les décideurs publics et les autres parties prenantes qui peuvent être intéressées par les résultats de certains travaux. Présenter des travaux empiriques à des dirigeants, enseigner dans des programmes de formation continue ou encore intervenir dans des organisations comptent parmi les expériences les plus enrichissantes du métier de professeur. Ces expériences nous ont souvent permis de corroborer les résultats de certains travaux et, de façon surprenante, d’avoir des points de vue beaucoup plus critiques et intéressants que ceux qui prédominent dans la littérature en gestion. Elles permettent également de soulever des questions essentielles qui sont trop souvent négligées : est-ce que les résultats de recherche ont du sens ? Est-ce qu’ils répondent à des problématiques réelles ou importantes ? Quelles sont leurs implications pour les praticiens ? Croire que seuls les chercheurs en gestion sont capables de juger de la pertinence de leurs travaux et qu’ils n’ont aucun compte à rendre aux autres acteurs de la société favorise peu l’ouverture de la recherche en gestion à des problématiques concrètes où leur expertise pourrait être réellement utile.
Pour terminer, quelle que soit sa position sur la légitimité de la recherche en gestion et sur les mythes rationnels qui la sous-tendent, la quête de vérité scientifique dépend davantage de l’éthique, du professionnalisme et du souci de vérité des chercheurs que des apparences rassurantes de conformité par rapport aux normes imposées par les revues savantes du moment.
Appendices
Références
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