Article body

Il y a un certain temps déjà, Cronin (1981) présentait les résultats d’une petite expérience extrêmement intéressante sur la citation. Après avoir amputé un texte de toutes ses références, il demanda à des experts du domaine d’indiquer par un astérisque les endroits où, selon eux, il devrait y avoir une ou des références. Alors que l’auteur de ce texte (dont le nom avait également été retiré) avait inclus dans son travail un total de 49 références figurant dans 34 phrases (que Cronin désigne par l’expression citational foci), les 19 participants n’ont suggéré que 27 endroits à l’intérieur de 21 phrases où, à leur avis, il fallait mettre des références (qu’ils n’avaient pas à nommer). Les phrases en question n’étaient pas toujours les mêmes – en fait, il y eut 25 nouvelles phrases dans lesquelles les répondants croyaient que l’auteur aurait dû ajouter des références –, tout comme le nombre de références qu’elles contenaient. En somme, il n’y avait vraiment pas de consensus entre l’auteur et les 19 répondants quant aux phrases qui devaient faire l’objet d’une citation et au nombre de références à inclure dans le texte. Plus encore, comme le note Cronin, on peut penser que même lorsque l’auteur et les répondants s’entendaient sur l’endroit où il devait y avoir une référence, le travail qui aurait été cité n’aurait vraisemblablement pas toujours été le même. Et rien ne permet de supposer que les résultats d’une telle recherche seraient très différents aujourd’hui. Bref, le caractère éminemment subjectif du processus de citation ne semble faire aucun doute.

Bien sûr, la pratique de la citation ne relève pas d’une science exacte et, malgré quelques principes dominants (à ce propos, voir en particulier Belcher [2009], Campion [1997], Colquitt [2013] et Harzing [2002]), chacun semble posséder sa petite théorie de la citation, bien qu’elle soit généralement très implicite. De toute évidence, la décision de citer ou non une idée ou un travail ne repose pas toujours ou uniquement sur sa valeur intrinsèque et sur sa pertinence ; consciemment ou non, l’auteur se laisse souvent guider par d’autres motifs, dont certains ne seraient peut-être pas très avouables… Cela dit, l’absence d’une vision normative de la citation qui serait plus largement partagée chez les producteurs de connaissances n’est pas sans conséquences, dont celle de rendre difficile la reconnaissance à la fois de la valeur des idées ou travaux cités et de ceux qui en sont à l’origine. Pourtant, si on faisait davantage consensus entre nous sur ce qui devrait être cité et sur ce qui ne devrait pas l’être, il y aurait probablement moins de critiques à propos des effets auxquels cette reconnaissance peut contribuer à donner lieu, notamment sur le plan personnel (statut professionnel, rémunération, notoriété, etc.) et sur celui de la réputation des revues qui publient les articles dans lesquels figurent ces idées (on pense en particulier au fameux facteur d’impact des revues).

L’objectif de cette chronique n’est pas de proposer une théorie générale de la citation, mais de présenter une vision globale de certains principes dans l’espoir de faire réfléchir et, éventuellement, de susciter un peu plus de consensus dans notre pratique de la citation. Ainsi, tout en m’appuyant fréquemment sur des propos tenus par d’autres, j’insisterai d’abord sur ce qui, à mes yeux, devrait être une règle fondamentale : il faut citer des idées, pas des personnes. Puis, il sera question des conditions préalables à une citation, c’est-à-dire des caractéristiques que devrait avoir une idée avant d’être susceptible de faire l’objet d’une citation. La troisième section décrira les buts de la citation, c’est-à-dire les raisons ou motifs de type « afin de » justifiant cette citation. Finalement, d’un point de vue plus technique ou opératoire, je m’attarderai à quelques éléments essentiels du « comment » citer.

Quoi (mais pas qui) citer ?

On cite des idées, pas des personnes, du moins dans un texte empirique ou conceptuel destiné à une revue savante. Pour être plus précis, on cite normalement des idées provenant de travaux ayant apporté une contribution d’ordre théorique[1] sur lesquels s’appuie son propre travail. Ces connaissances théoriques nouvelles renvoient généralement aux résultats de la mise à l’épreuve d’une ou plusieurs hypothèses rendant compte d’une théorie, d’un modèle, d’un cadre conceptuel ou d’une perspective, ou encore aux résultats de la mise à l’épreuve d’une méthode, d’une technique ou d’une procédure de collecte ou d’analyse de données. La proposition elle-même de nouvelles hypothèses ou d’une nouvelle théorie, perspective, méthode, etc., souvent à la suite d’une recherche inductive ou d’un travail conceptuel, de même que la proposition d’un nouveau construit ou la définition nouvelle d’un construit existant peuvent également constituer des connaissances théoriques susceptibles de faire l’objet d’une citation. À strictement parler et à de rares exceptions près, ce sont ces idées ou connaissances théoriques qui doivent d’abord être mises en valeur, pas ceux qui en sont à l’origine. Mais ce grand principe ne semble malheureusement pas toujours guider le chercheur.

Ainsi, dans une recherche dont les résultats peuvent paraître un peu déprimants, Judge et al. (2007) ont montré que la revue dans laquelle un article était publié (son taux de citation et son prestige perçu) avait plus d’impact sur le niveau de citation d’un article que son contenu, et que les caractéristiques de l’auteur (par exemple, sa productivité antérieure et son établissement d’affiliation) de même que l’endroit où l’article figurait dans la revue (au tout début ou à la toute fin) avaient également une influence sur le niveau de citation d’un article. N’est-il pas troublant que la substance des idées véhiculées dans un texte ne soit pas toujours, de façon consciente ou non, au coeur de la décision de citer ou non ces idées ? D’autant plus que, d’une part, bien que les revues les plus prestigieuses publient peut-être davantage d’articles de grande valeur, elles en publient aussi un certain nombre dont la valeur est loin d’être évidente et, d’autre part, les revues moins prestigieuses publient à l’occasion d’excellents articles (Starbuck, 2005).

Cela dit, une idée doit évidemment être attribuée sans équivoque à celui qui le mérite, y compris à soi-même. Trop souvent, un auteur accorde le crédit d’une connaissance théorique à quelqu’un qui n’en est pas à l’origine, et qui n’en revendiquerait d’ailleurs à peu près jamais la paternité. L’auteur peut aussi laisser croire, intentionnellement ou non, qu’il est lui-même à l’origine de cette idée (en ne lui associant aucune référence), alors que ce n’est pas exact. Au mieux, dans un cas comme dans l’autre, l’erreur témoigne d’une méconnaissance de la littérature savante sur un objet donné, en particulier des travaux moins récents, l’auteur ne sachant manifestement pas qui est à l’origine de cette contribution. Au pire, elle devient une tentative délibérée pour tromper le lecteur ; l’attribution erronée de la paternité d’une idée à un directeur de thèse, à un collègue ou à un ami le rendra généralement plus mal à l’aise que fier et l’appropriation d’une idée à la manière du plagiaire suscitera immanquablement plus de réprobation que d’admiration.

Il se peut également que l’idée attribuée à un auteur ne reflète pas fidèlement la contribution apportée par cet auteur dans un texte donné ou qu’elle témoigne d’une mauvaise compréhension de son apport. Selon Harzing (2002), cette représentation inadéquate du contenu d’un travail cité serait fréquente et constituerait potentiellement l’une des violations les plus graves des principes devant guider la pratique de la citation. Je suis persuadé que si on demandait à tous les auteurs si l’apport théorique qu’on leur attribue parfois dans une citation reflétait correctement la contribution qu’ils ont effectivement apportée, la réponse serait fréquemment négative. On peut comprendre « différemment » un texte, mais on peut aussi mal le comprendre, en négligeant les nuances importantes, en dénaturant les propos de l’auteur pour ses propres besoins ou de toute autre façon révélant, entre autres choses, une lecture trop rapide, biaisée ou superficielle d’un texte. On ne peut tout de même pas faire dire à un auteur ce qu’il n’a pas dit ou faire des contorsions intellectuelles exagérées ou carrément illégitimes pour les besoins de sa propre recherche.

Non sans lien avec le point précédent, lorsqu’une idée citée est attribuée à une multitude d’auteurs figurant dans une interminable liste de références placée entre parenthèses, on peut certainement penser que cette affirmation ne résisterait pas à un test de paternité sauf, peut-être, dans le cas de méta-analyses, de textes visant à faire le bilan d’une littérature ou de l’énumération d’une liste de travaux faisant uniquement ressortir l’intérêt pour un objet de recherche ou l’existence d’un fort consensus pour une position théorique particulière. À de très rares exceptions près, le crédit d’une idée ne peut tout simplement pas être accordé à un grand nombre d’auteurs dont la contribution essentielle consignée dans des travaux empiriques ou conceptuels distincts devrait être alors exactement la même ; si tel était le cas, cela signifierait que les évaluateurs auraient mal fait leur travail et que de nombreux rédacteurs en chef auraient erré en autorisant la publication d’articles n’apportant aucune contribution théorique nouvelle… À moins qu’il ne s’agisse d’une idée très générale et souvent sans grand intérêt, il est à peu près impossible que plusieurs chercheurs puissent en réclamer la paternité, tout simplement parce que tous ces chercheurs n’ont pas fait la même recherche. Conséquemment, ne serait-ce pas rendre justice à chacun de ces auteurs que de bien distinguer sa contribution de celle des autres, quitte à devoir ajouter quelques mots ou même quelques phrases pour bien préciser l’apport théorique de chacun ? De telles nuances montrant comment la contribution spécifique de chacun a fait avancer ce que Huff (1999) appelle la « conversation » entre producteurs de connaissances ne permettraient-elles pas d’enrichir son propre texte ?

On oublie trop souvent que nos idées s’appuient inévitablement sur celles d’autres producteurs de connaissances. Le plus souvent, citer, c’est tracer de manière subjective et imparfaite le chemin des idées qui ont fait émerger celles que l’on propose, que ce soit en lien avec le cadre théorique, épistémologique ou méthodologique de notre recherche. En ce sens, la citation constitue une geste d’humilité (Merton, 1957) et d’honnêteté envers ceux qui nous ont précédés, comme si on avait une dette envers eux. Reconnaître ainsi leur contribution à l’évolution des idées, c’est en quelque sorte leur rendre hommage, mais il devrait alors s’agir plus d’une conséquence s’apparentant à un effet secondaire plus que du résultat d’un objectif poursuivi.

Conditions préalables à une citation

Avant qu’une idée puisse faire l’objet d’une citation, elle doit satisfaire certaines conditions. Il faut en quelque sorte que cette idée possède des caractéristiques qui la rendent « apte » à être citée. En voici quelques-unes.

  • L’idée doit être originale. Elle doit rendre compte d’une contribution théorique apportée dans un travail empirique ou conceptuel, c’est-à-dire de ce que le travail nous a appris de nouveau. Elle doit avoir contribué à l’évolution ou au renouvellement des connaissances, même si cette valeur ajoutée n’a pas à être majeure. Les idées banales, évidentes, sans « poids » intellectuel ou qui sont déjà bien connues, établies ou documentées ne peuvent qu’indisposer ou faire sourciller le chercheur à qui on les attribue. Pas besoin d’une référence pour appuyer l’affirmation que le leadership et la motivation sont importants dans une entreprise…

  • L’idée doit avoir fait l’objet d’un traitement approfondi. On ne cite pas une idée qu’un auteur n’a fait qu’évoquer brièvement dans un texte, sans l’avoir mis au coeur de son travail ou sans l’avoir discutée de manière détaillée. On peut admirer la concision dont un auteur fait preuve, mais pas au détriment de l’approfondissement des idées qu’il propose, en présumant évidemment qu’elles sont étroitement associées à l’apport théorique de sa recherche.

  • L’idée doit avoir été présentée dans un document considéré comme crédible. Le plus souvent, il s’agit d’une revue avec comité de lecture, c’est-à-dire une revue dont les textes ne sont acceptés qu’après une évaluation faite par des pairs lors d’un processus en double aveugle (les évaluateurs ne savent pas qui est l’auteur et l’auteur ne sait pas qui sont les évaluateurs). La citation d’un ouvrage savant, c’est-à-dire un ouvrage apportant une contribution d’ordre théorique, ou encore d’un chapitre d’un tel ouvrage, est également très appropriée. Cependant, les communications présentées dans un congrès (qu’elles figurent ou non dans les actes de ce congrès), les thèses ou mémoires, les ouvrages pédagogiques ou populaires, les cahiers de recherche et autres documents de travail dont la qualité ou validité n’a pas été déterminée à la suite d’un processus d’évaluation aussi rigoureux et reconnu que celui existant dans les revues savantes ne devraient devenir des références qu’exceptionnellement ; au mieux, tous ces écrits devraient être traités comme des prépublications.

  • L’idée doit avoir été examinée dans le texte où elle figure originellement. On ne cite pas une idée en s’appuyant sur la citation qu’en fait quelqu’un d’autre, c’est-à-dire sans avoir consulté soi-même le texte d’où elle provient. D’abord, sur le plan éthique, emprunter un tel raccourci constitue du plagiat de citation. Ensuite, il se peut très bien que la citation comporte des erreurs, ce qui serait assez fréquent comme l’a bien montré Harzing (2002), un risque qu’un chercheur ne peut pas se permettre de courir. Finalement, il y a le contexte : lorsqu’on cite une idée, on la met en quelque sorte au service de son propre travail en l’inscrivant ainsi dans un réseau sémantique particulier ; pour bien comprendre cette idée, il faut nécessairement retourner au texte originel (même s’il n’est pas récent) plutôt que de s’en tenir à l’utilisation que d’autres chercheurs en ont fait. Bref, on ne copie pas de citation, intégrale ou non. L’emploi de la formule « cité dans » pour faire état d’une idée citée par quelqu’un d’autre et qu’on désire citer à notre tour n’est pas totalement inacceptable, mais on ne devrait y avoir recours que si le document d’origine est à peu près introuvable ou très difficilement accessible.

Buts d’une citation

On cite des idées parce qu’on a besoin d’elles pour persuader le lecteur de la qualité de son propre travail ou, plus exactement, pour appuyer son argumentation. Très clairement, pour être pertinentes – c’est le mot clé à retenir ici –, les idées qu’on cite doivent aider à bien problématiser l’objectif ou la question fondamentale de sa recherche, à justifier de manière convaincante les hypothèses qu’on veut mettre à l’épreuve (dans une recherche déductive) ou les questions spécifiques auxquelles on veut répondre (dans une recherche inductive), à positionner son travail à l’intérieur d’un courant théorique ou épistémologique donné, à étoffer solidement son cadre méthodologique (par exemple, à légitimer l’adoption de telle méthode de collecte ou d’analyse de données ou encore de tel instrument de mesure) ou à commenter de façon approfondie l’apport théorique des résultats obtenus (par exemple, en quoi sont-ils étonnants ou non lorsqu’on les compare aux résultats d’autres recherches ?).

Pour être encore plus précis, en se fondant sur le travail impressionnant de Partington et Jenkins (2007), on cite pour l’une ou l’autre les cinq grandes raisons suivantes :

  • reconnaître l’origine d’une idée, d’un concept, d’une approche, d’un instrument de mesure ;

  • montrer les limites des travaux actuels ou des méthodes employées pour les réaliser, ou encore pour définir un concept ;

  • préconiser ou justifier l’utilisation d’une théorie, d’un concept, d’une approche, d’une perspective, d’un instrument de mesure, d’un contexte, d’une procédure ;

  • fournir de nouvelles sources d’information, notamment d’autres références sur un phénomène, un concept, une théorie, une méthode, une approche ;

  • affirmer que les résultats obtenus vont ou non dans le même sens que ceux des travaux précédents, qu’ils contribuent au développement des connaissances, qu’ils ont telle ou telle implication sur le plan théorique ou managérial.

Mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi plusieurs raisons qui peuvent conduire quelqu’un à citer une idée, un article, un volume ou tout autre document n’ayant qu’une très faible pertinence (ou n’en ayant aucune) pour la réalisation de son propre travail empirique ou conceptuel. Ainsi, il se peut que le but plus ou moins explicite d’une citation soit essentiellement de faire plaisir à quelqu’un d’autre, pour services rendus (par exemple, citer une idée ou un travail non pertinent de son directeur de thèse) ou en vue d’un éventuel retour d’ascenseur (« si je cite ses travaux, il aura tendance à citer les miens »). Les idées n’ont pas d’ego, mais les personnes en ont un et, qu’il soit démesuré ou non, certains ressentent parfois le besoin de flatter celui des autres, pour le meilleur mais surtout pour le pire. De plus, on peut vouloir se faire plaisir à soi-même, c’est-à-dire flatter son ego en citant abondamment mais sans justification valable ses idées ou travaux personnels, surtout lorsque tous ces chercheurs ignares ou ingrats refusent de le faire… On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, n’est-ce pas ?

On peut également vouloir faire plaisir au rédacteur en chef de la revue où l’on souhaite soumettre un texte. En citant des articles tirés de la revue en question, y compris ceux qui ne seraient pas pertinents pour son propre travail, le facteur d’impact sur cette revue augmente… Certains rédacteurs en chef poussent l’audace jusqu’à insister plus ou moins subtilement pour que des articles de leur revue soient cités, particulièrement lorsque l’auteur est invité à soumettre une version améliorée de son texte. Mais cette incitation, pour ne pas dire cette sollicitation souvent faite dans un moment d’excitation – pardonnez le jeu de mots –, peut prendre d’autres formes. Par exemple, à titre anecdotique, les courriels du rédacteur en chef d’une revue bien connue se terminaient jusqu’à tout récemment encore par les mots suivants : « Et n’oubliez pas de citer [nom de la revue] dans vos publications ». Présumons tout de même que cette invitation ne concernait que les textes jugés pertinents par les éventuels auteurs… Par prudence et par souci d’intégrité, il aurait probablement été préférable d’ajouter « […] mais uniquement lorsque la contribution des articles de cette revue vient clairement soutenir votre argumentation ».

Finalement, il arrive qu’un chercheur cite à tout vent, en particulier en lien avec des idées très périphériques de son texte, dans le seul but d’épater la galerie. Il peut croire qu’il augmente ses chances de publication en citant abondamment les travaux non pertinents d’un chercheur d’une grande notoriété ou, plus fréquemment encore, les articles non pertinents de la revue où il souhaite soumettre le sien, mais il se trompe... la plupart du temps. Faire ainsi l’étalage de son apparente érudition a généralement l’effet contraire : le lecteur est indisposé à la fois parce qu’il a l’impression qu’on lui jette de la poudre aux yeux et parce qu’il a de la difficulté à bien suivre le fil conducteur des idées principales du travail présenté.

Dans cette section, j’ai insisté sur les raisons de citer des idées ou des textes pertinents et sur celles se cachant un peu honteusement derrière la décision de citer des idées ou des textes non pertinents. Mais il ne faudrait pas ignorer que certains refusent de citer des idées ou travaux pertinents à cause de la mauvaise relation personnelle ou professionnelle qu’ils ont avec l’auteur. D’autres aussi vont hésiter à citer leurs propres idées ou travaux antérieurs par fausse modestie ou pour laisser croire à l’originalité de leurs propos actuels ce qui, dans les deux cas, confère à ce geste un parfum d’autoplagiat. Finalement, que penser de ceux qui, tout en se prétendant « chercheurs », décident de ne pas citer les résultats d’une recherche parce qu’ils n’iraient pas dans le sens des idées qu’ils soutiennent ?

Comment citer ?

Rappelons une règle fondamentale évidente, mais que plusieurs transgressent allègrement : il faut citer « correctement », c’est-à-dire sans erreurs. Tout en suivant, bien sûr, les règles habituelles en vigueur ainsi que les directives de la revue ou maison d’édition où l’on souhaite que son texte soit publié. Jusqu’ici dans cette chronique, il a surtout été question de fond plutôt que de forme, et la plupart des chercheurs conviendront qu’il est répréhensible d’attribuer une idée à quelqu’un qui ne le mérite pas ou de ne pas en attribuer une à quelqu’un qui le mérite. Mais il existe aussi, sur le plan technique cette fois-ci, de nombreuses erreurs commises par des chercheurs souvent peu soucieux des conséquences de leurs fautes, comme les auteurs des travaux cités et ceux qui veulent les consulter peuvent en témoigner. En voici quelques-unes.

Mentionnons d’abord qu’il y a deux types de citation : il y a celle que l’on formule en ses propres mots et reflétant la compréhension que l’on a des propos de quelqu’un d’autre, mais il y a aussi la citation intégrale dans laquelle on rapporte les mots mêmes employés par un auteur. Dans le premier cas, de loin le plus fréquent, citer en ses propres mots constitue souvent une tâche difficile parce que cela exige d’avoir très bien compris ce qu’un auteur voulait dire, ce qui explique peut-être que certains préfèrent citer des idées très générales ou encore se contenter de changer seulement un ou deux mots d’une phrase, comme pour pouvoir affirmer qu’il ne s’agit pas d’une citation intégrale.

En ce qui concerne la citation intégrale, on la réserve autant que possible pour rendre compte d’une formulation percutante ou particulièrement originale. Par exemple, pensons au célèbre aphorisme attribué à Karl Weick (1979, p. 133) : « Comment puis-je savoir ce que je pense avant d’avoir vu ce que je dis ? »… Comme le rappelle judicieusement Belcher (2009), il ne faut surtout pas abuser de la citation intégrale, y compris selon moi dans les recherches qualitatives pour rapporter les propos de certains participants. Toujours selon Belcher, une citation intégrale devrait normalement être courte sauf peut-être, à mon avis, dans le cas d’une citation importante d’un participant à une recherche qualitative. Signalons également qu’il faut s’assurer de transcrire correctement une citation intégrale (y compris lorsqu’elle provient d’une entrevue), de la mettre entre guillemets et d’indiquer la page où elle figure dans le document d’où elle est tirée.

À l’intérieur du texte, les erreurs dans la façon d’écrire le nom de l’auteur des documents cités ne sont pas aussi rares qu’on pourrait le croire. En plus des fautes d’orthographe (en passant, mon nom est Cossette, pas Cosette…), il arrive qu’un coauteur ne soit pas nommé ou que la formule et al. suivant généralement le nom de l’auteur principal lorsqu’il y a plus d’un coauteur ait été « oubliée » (il se peut même que le nom d’un coauteur inexistant soit ajouté !)… L’ordre de l’auteur principal et du coauteur est parfois inversé… L’année de parution du document cité n’est pas toujours exacte…

Mais c’est en bibliographie que les erreurs, y compris les omissions, sont le plus fréquentes. À cet égard, l’étude de Faunce et Job (2001) arrive à des constats inquiétants. À partir des 14 291 références citées dans cinq revues savantes de psychologie expérimentale de très haut niveau au cours de l’année 1999, ces chercheurs ont examiné attentivement 355 d’entre elles à la suite d’une sélection rigoureuse au hasard. Ils ont constaté des erreurs dans 112 de ces références – près du tiers –, 18 en contenant deux ou plus, sans qu’il n’y ait de différence statistiquement significative entre les cinq revues. Ces erreurs étaient dans le titre de l’article (15 %), les auteurs (initiales du prénom, orthographe du nom, nombre et ordre des auteurs, 12 %), les numéros de pages (6 %), le numéro du volume (3 %) et le nom de la revue (2 %). On pourrait insister également sur l’importance que toutes les références citées dans le texte – et uniquement celles-là – figurent en bibliographie, notamment au moment de la soumission d’un texte en vue d’une publication ou d’une communication ; si je me fie à mon expérience d’évaluateur, cette correspondance n’est à peu près jamais absolue.

Conclusion

Personne ne suit parfaitement les principes proposés ici, que ce soit par ignorance, par inadvertance, par paresse, par manque d’intégrité, par adhésion à des principes différents ou pour toute autre raison plus ou moins légitime. Même si tous les chercheurs partageaient entièrement ces principes et même en imaginant qu’ils poursuivraient tous un objectif de recherche identique, il est certain que les idées et les travaux cités seraient souvent différents. Un article de recherche constitue en quelque sorte le récit d’une histoire construite par le chercheur à sa manière et racontée de façon plus ou moins convaincante en s’appuyant sur sa connaissance et sa compréhension de ce qui a déjà été écrit, ce qui donne à l’article un caractère unique.

Cependant, de mon point de vue, les principes présentés dans cette chronique sont susceptibles de faire consensus et de bien servir notre communauté de chercheurs. Bien entendu, citer des idées plutôt que des personnes, citer des idées originales, traitées de façon approfondie, figurant dans des documents crédibles et consultés par le chercheur lui-même, citer uniquement des idées pertinentes à sa propre recherche et, finalement, citer sans commettre d’erreurs, peut demander beaucoup d’efforts, mais l’adoption de ces principes ne doit pas être associée à des exigences déraisonnables. Ces principes me semblent plutôt relever de l’accomplissement d’un travail rigoureux et irréprochable sur le plan éthique.

La citation d’une idée peut être lourde de conséquences, en particulier parce qu’elle contribue à faire vivre cette idée. Mais elle peut également avoir un impact notable sur le chercheur à qui elle est attribuée, sur son groupe ou son établissement d’affiliation ainsi que sur la revue dans laquelle est publié l’article qui en rend compte. La citation constitue donc une manière de reconnaître la valeur d’une idée et, en ce sens, le chercheur assume alors une responsabilité importante dans le processus de constitution des connaissances.