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Cet ouvrage est le fruit d’un colloque tenu à l’Université du Littoral (Dunkerque), à l’initiative du Laboratoire de recherche sur l’industrie et l’innovation, avec le soutien de l’Institut supérieur des métiers (ISM), institution dont les missions sont décrites en fin d’ouvrage par Eric de Lannoy. Pour de multiples raisons, largement évoquées dans ce document comme ailleurs, les TPE et autres microentreprises connaissent une montée, non seulement en légitimité, mais aussi en compétitivité. Celle-ci s’avère bien souvent la conséquence d’une démarche en réseau(x), dans laquelle l’artisan, longtemps stéréotypé comme viscéralement individualiste, se joint non seulement à des « collègues », soit de la même activité, soit de métiers différents, mais aussi à d’autres personnes ou institutions. Au demeurant, l’institution corporatiste dont il est le prolongement a toujours usé de telles pratiques communautaires, ne serait-ce qu’à titre défensif.
C’est tout l’intérêt de cet ouvrage d’en décortiquer les tenants et aboutissants. Il est divisé, assez arbitrairement à notre sens, en deux parties. La première offre principalement une présentation de la « problématique », en s’appuyant sur les recherches et les théories concernant autant les réseaux que les TPE. La seconde, axée sur les « cas », est sans conteste plus originale, car elle comprend des résultats d’enquêtes menées par plusieurs équipes universitaires sur les questions de réseaux et d’innovation. Ce « réseau » d’équipes s’organise le plus souvent autour d’un club des dirigeants. L’ISM assure le soutien logistique et financier de cette recherche collective, dont la moindre originalité n’est pas d’assurer, et d’assumer, avec l’appui de chambres régionales de métiers et des instances universitaires, une interaction, parfois très forte et entretenue de longue date, entre les artisans, les institutionnels du secteur (notamment les Chambres de métiers) et les universitaires. Est-il besoin d’ajouter que ce type de collaboration, dans la pure tradition pragmatiste, reste exceptionnel dans la société (et l’université) française, laquelle a (trop) longtemps accordé un intérêt plus que limité aux PME et à l’entrepreneuriat ? Trop de chercheurs, de tous âges et conditions, hésitent encore à se frotter au terrain, et se contentent de traitements statistiques sur des données de seconde main. Ajoutons que, de leur côté, les entrepreneurs hésitent encore à entrer dans les locaux de l’université, l’alma mater les ayant trop longtemps dédaignés.
Un premier thème abordé est celui de la place de la petite entreprise dans la théorie économique, et plus particulièrement dans la théorie de la firme. Cette question est abordée de plain-pied par Maria Vitelli-Vollant, qui voit dans l’historique de la gestation de celui que nous appellerons l’entrepreneur en industrie « un nouveau syntagme pour une nouvelle science » (à savoir l’économie politique). Sophie Boutillier traite plus particulièrement de la question de la place de l’artisanat, tant dans l’histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, que dans la science économique, le constat étant d’ailleurs un avis de carence de cette « science ».
Un deuxième thème nous permet de sortir de l’Hexagone (sinon de la France non continentale). Cette dimension spatiale est abordée dans deux contributions, l’une relative au Mexique (S. Boutillier et B. Castilla Ramos) et l’autre, au contexte antillais (E. Djuatio). Cette dernière approche soulève la question du réseau d’échanges constitué par le marché des Caraïbes, où cohabitent des cultures différentes, liées à l’histoire coloniale – anglaise, espagnole, française. Malheureusement, l’auteur nous laisse un peu sur notre faim en ce qui concerne cette diversité communautaire, et les modes d’insertion ou d’adaptation des TPE guadeloupéennes.
En revanche le travail de G.F. Manche sur l’orfèvrerie à Vicence (Italie du Nord) a le mérite de rappeler que l’organisation artisanale « moderne » trouve ses origines dans les villes italiennes du Quattrocento, héritières de la corpus ratio romaine, et que ces réseaux de TPE ont largement subsisté, comme en témoignent les travaux autour des districts marshalliens et la « spécialisation flexible » initiés par Piore et Sabel. L’auteur montre comment – malheureusement – le désordre quasi institutionnalisé, propre à l’Italie, avec en particulier une économie parallèle pratiquement dominante, a d’abord entraîné une prospérité de la TPE artisanale, prospérité toutefois dépendante des stratégies des donneurs d’ordre, à savoir les groupes de l’industrie du luxe. Leur désaffection a entraîné un effondrement de l’activité artisanale d’orfèvrerie et de joaillerie italienne, relayée, comme pour bien d’autres industries, tel le textile du Prato, par les pays émergents. L’intérêt majeur de ce cas est de mettre en valeur l’hétérogénéité des stratégies de réseau adoptées, allant du chacun-pour-soi à l’allégeance aux injonctions des grandes entreprises. S’en tirent notamment les artisans qui ont à la fois développé des compétences singulières et reconstitué leur propre réseau.
Le troisième thème, consacré à la restitution d’enquêtes menées par les équipes suivies par l’ISM, est sans conteste le plus novateur. Il intéressera, au-delà des chercheurs, aussi bien les institutionnels que les artisans eux-mêmes. Ont participé au colloque, et, partant, à cette publication, les équipes suivantes (et en ne mentionnant que le nom des chefs de file), dont on évoquera le thème dominant :
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L’équipe d’Annecy (Picard, Puthod) s’interroge sur le mode de formation des réseaux interpersonnels. Les cas développés mettent en valeur le rôle de la subjectivité (on dirait : du « fit » et de la confiance), tant pour les réseaux informels que formels.
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L’équipe de Richomme, Paturel et de Freyman s’interroge sur la question du choix entre « réseau formel » et « réseau informel ». Au travers de cas, on retrouve cette préférence pour les réseaux dits « informels », fondés sur des affinités : famille, proches, amis et partenaires, pour autant que ces derniers aient été choisis – ce que nous avions appelé dans les années 1960 l’« environnement spécifié ».
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L’équipe de Montpellier (Fourcade, Polge) s’interroge sur la genèse de la « mise en réseau », en se demandant si celle-ci résulte du « hasard » (saisie d’opportunité, émergence, etc.) ou de la « nécessité » (contrainte technique ou managériale par exemple). Selon la réponse, on débouche sur des types de réseaux impliquant des actions appropriées.
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L’équipe de Nantes (dirigée par Brechet et Schieb-Bienfait) s’est plus particulièrement intéressée aux formes et conditions de l’innovation, à partir de l’observation de cas dans divers secteurs des métiers, tout en s’interrogeant sur le rôle respectif des différents acteurs, proches ou moins proches.
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Enfin, l’équipe de Toulouse (Allard, Amans, Descargues, Loup) s’est intéressée au développement de liens faibles entre les artisans membres du Club des dirigeants. Il apparaît que ceux-ci apprécient, à mesure que l’apprentissage organisationnel s’étoffe, la possibilité de présenter leurs problèmes en dehors du réseau de gens de même métier, constitué par les « collègues » et les autres parties prenantes.
L’intérêt majeur, à notre sens, est que ces cinq équipes ont largement adopté une démarche axée sur la relation personnalisée avec des artisans, bien individualisés. De surcroît, cette recherche d’interaction allait au-delà de simples réponses convenues, par conséquent, elle a pu déboucher, par une série de contre-vérifications, sur des allégations beaucoup plus « authentiques » (on évitera le terme de « vraies »). L’interaction a pu se faire au travers d’entretiens individuels, de réunions programmées, notamment au sein du Club des dirigeants, et de témoignages (notamment auprès de publics d’artisans et d’institutionnels, à l’occasion de la présentation des travaux). En outre, les recherches ont pu être menées, dans la plupart des équipes, sur la durée, ce faisant, les évolutions, voire les ruptures dans les pratiques et les représentations ont pu être observées, révélant un processus d’apprentissage du réseau que constitue le Club des dirigeants.
Faire un condensé du contenu des textes serait en appauvrir singulièrement la richesse. Il est remarquable de constater que chaque équipe a adopté une approche différente de la notion de réseau, et que, pourtant, les développements et les résultats se recoupent et se confortent. Il est vrai que l’approche théorique, dite « de la littérature », est facilitée par l’intérêt plutôt récent à l’égard de la recherche académique sur les TPE et a fortiori les microentreprises. Mais en plus, sur la logique « économique » ou « entrepreneuriale », vient se superposer la logique « sociale » et « institutionnelle », qui constitue la spécificité française de l’artisanat, réduisant d’autant le champ de recherche. Sophie Boutillier rappelle à juste titre que l’emploi du mot artisan n’apparaît qu’après la Première Guerre mondiale, ainsi que le secteur et les chambres de métiers.
Cependant, la plupart des tableaux de synthèse, tous d’un intérêt remarquable pour l’aide à la prise de décision des artisans, peuvent être largement adaptés pour l’ensemble du secteur des TPE, tant il est vrai que l’artisanat, comme l’ensemble du système industriel, est contraint de s’adapter aux nouvelles conditions de la société, disons, « post-industrielle », à savoir nouvelles sources de création de valeur, individualisation de la compétitivité (passage des compétences clés aux compétences singulières), nouvelles formes de relation coopération-concurrence (coopétition), au travers tout particulièrement des réseaux, qu’ils viennent de l’extérieur (institutions) ou de l’intérieur (individualisation, voire individuation).
Les entrepreneurs participant au Club des dirigeants ont certes été bien souvent suggérés, voire « apportés » par les Chambres de métiers, et sont donc « remarquables ». Mais force est de constater que, avec les avancées du système éducatif et de la formation professionnelle, un nombre croissant d’artisans révèlent des compétences autres que purement techniques : leur « craft process », pour paraphraser Richard Sennett, se concrétise par des pratiques d’innovation et d’insertion en réseau(x) qui dépassent le pur domaine technique. Elles appréhendent tous les aspects du système de gestion, passant de la résolution de problèmes techniques plus ou moins compliqués à la détection d’opportunités stratégiques parfois très complexes. C’est pourquoi les contributions des Clubs offrent autant des outils pédagogiques que des perspectives universitaires de recherches futures, mais sans doute avant tout des prolongements consulaires vers le soutien et le diagnostic spécifiques aux entreprises relevant du secteur des métiers. Pour reprendre un adage bien connu, les meilleures théories ne sont-elles pas les plus pratiques – surtout en ce domaine ?