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01. Introduction
Hébergeant près des trois quarts de la population mondiale, la zone Indo-Pacifique est aujourd’hui au cœur, d’une part, des enjeux de rivalité géopolitique entre grandes puissances, et d’autre part, de l’économie mondiale et des échanges commerciaux. En effet, c’est dans cette zone que l’on trouve le plus grand nombre d’accords commerciaux au monde — avec pas loin de 300 accords — ainsi que plusieurs grands accords multilatéraux (l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste [PTPGP] ou le Partenariat économique régional global [PERG]) et l’Indo-Pacific Economic Framework (IPEF) porté par l’administration Biden, mais qui n’est pas un accord multilatéral à proprement parler. L’Indo-Pacifique est une locomotive économique à laquelle plusieurs pays européens veulent désormais se rattacher pour soutenir leur développement, ce qui complexifie les dynamiques actuelles en présence, d’autant que le multilatéralisme « inclusif » de l’après-guerre froide s’affaiblit au profit d’un minilatéralisme « exclusif ». Quelles sont donc les rivalités de puissance en Indo-Pacifique ? Que représente concrètement cette région dans l’économie mondiale et dans l’ordre international ?
02. De l’Asie-Pacifique à l’Indo-Pacifique
Après la fin de la guerre froide, plusieurs annonçaient pour l’Asie-Pacifique[1] une période d’instabilité en l’absence d’institutions régionales fortes, notamment si les États-Unis se retiraient de la région (Ruggie 1992 : 561-563). Sans ce stabilisateur hégémonique, cette région pouvait bien manquer son rendez-vous avec la mondialisation. Ces craintes se sont avérées fausses ! L’Asie-Pacifique est devenue à la fois une vaste zone commerciale et industrielle étroitement intégrée à la mondialisation et, comme les pays fondateurs du forum de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation [2]) l’entendaient, une région de paix relative marquée par des efforts d’institutionnalisation – somme toute assez prudents en comparaison aux expériences européenne et nord-américaine – des rapports interétatiques comme en fait foi l’épanouissement des partenariats de l’ASEAN[3] au-delà de ses frontières régionales et la multiplication des accords commerciaux et des schèmes de coopération dans de nombreux domaines, allant de la sécurité à la culture. Tirée par la croissance économique fulgurante de la Chine, la région devenait le nouveau centre de l’économie mondiale, l’Asie détenant le titre d’usine de la planète.
En outre, le rapport Nye[4] de 1995 (Nye 2001) met fin à la possibilité que les États-Unis retirent leur force de la région. Malgré l’absence d’ennemi, ce rapport affirme en définitive « que rien n’a changé » (Johnson et Keehn 1995 : 103). Ils sont les seuls en mesure de pourvoir à la sécurité de la région en s’engageant à garder 100 000 soldats en Asie-Pacifique. Ils redéfinissent leurs engagements dans la région en adoptant une posture de sécurité globale (comprehensive security) et défensive dans laquelle celle-ci est envisagée comme un vaste ensemble de mesures transnationales visant à lutter contre des menaces polymorphes et non traditionnelles. Cette conceptualisation de la sécurité sera aisément adoptée par les alliés des Américains, notamment le Japon, l’Australie et la Corée du Sud, en raison de ses aspects non militaires, mais également parce qu’elle envisage la coopération en matière de sécurité dans le but de « faire quelque chose », de la stabilité interétatique régionale à l’aide aux pays touchés par des catastrophes environnementales, sans cibler un adversaire, voire un ennemi[5]. De plus, la sécurité globale pouvait aisément s’insérer dans la stratégie d’engagement de la Chine de l’administration Clinton. En l’absence d’une organisation régionale en matière de sécurité militaire, les Américains vont continuer à favoriser leurs alliances bilatérales et les exercices militaires auxquels les alliés sont appelés à participer. Les dialogues de sécurité, à l’instar du très inclusif Forum régional de l’ASEAN[6], viendront compléter l’adhésion de la région à la sécurité globale sous la gouverne des Américains (Cha 2014 : 743-752).
De plus, les intérêts américains en matière de sécurité régionale et de croissance économique se « renforcent mutuellement », favorisant par la bande la démocratisation des régimes (en accord avec la thèse de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama, fort populaire à l’époque), en soi une mesure qui à son tour renforcera et étendra la coopération régionale en matière de sécurité. Il apparaissait saugrenu de traiter la République populaire de Chine (RPC) comme si elle était un ennemi en puissance. À cet égard, le président Bill Clinton déclarait à son homologue chinois, Jiang Zemin, qu’une « Chine stable, ouverte et prospère est dans l’intérêt » des États-Unis. « Nous accueillons chaleureusement la Chine à la table des grandes puissances. Mais les grandes puissances ont de grandes responsabilités » (Nye 2001 : 98). La secrétaire d’État Madeleine Albright disait vouloir une Chine qui « travaille avec nous [les États-Unis] à la mise en place d’un ordre international sécuritaire » (cité dans Johnston 2003 : 110). Une « paix asiatique » peut ainsi s’épanouir et s’étendre au-delà de l’ASEAN, c’est-à-dire en direction de la RPC et au reste de l’Asie
Aujourd’hui, l’Asie-Pacifique est l’une des trois régions les plus riches et les plus prospères de la planète, mais les choses ont bien changé. La nature des rapports interétatiques ne sont plus les mêmes, en grande partie en raison de la montée de la puissance multiforme de la Chine, sa remise en question de la domination occidentale et le durcissement de la rivalité techno-commerciale avec les États-Unis et l’Union européenne (UE). Elle est devenue la deuxième économie mondiale et elle possède une influence déterminante sur les politiques publiques des pays de la région, en particulier en ce qui a trait aux politiques commerciales, d’investissement et de compétitivité, lesquelles s’articulent aujourd’hui peut-être moins par l’accès au marché américain que par les impératifs d’une intégration étroite à l’économie chinoise. La RPC n’est plus strictement une base pour l’assemblage de produits pour l’exportation ; elle est désormais un vaste marché de consommation, possède des capacités technologiques non négligeables et ses firmes dominent des marchés mondiaux prometteurs comme l’économie « verte », dont la production d’énergie bas carbone (éolien, photovoltaïque, etc.) ou les batteries pour les automobiles (Wang 2023). Les réseaux de production des firmes globales qu’elles soient d’origine asiatique, européenne ou américaine se sont continuellement étendus et approfondis pour créer des chaînes de valeur fort compétitives (dont la robustesse n’a pas été démentie jusqu’à la crise de la COVID-19), la Chine se situant au cœur de celles-ci. L’Asie-Pacifique a tout de même toujours reflétée cette idée d’une Asie qui allait devenir le centre de l’économie mondiale, dans une perspective d’ouverture commerciale et d’intégration économique profitant à toutes les grandes régions. Le point culminant de cette vision était la signature de la première mouture du Partenariat transpacifique (PTP) dominé par les États-Unis et le Japon : le PTP devait à terme devenir la pierre angulaire d’un futur accord commercial recouvrant l’ensemble de l’Asie-Pacifique.
Le retrait américain du PTP, immédiatement après l’élection de Donald Trump, a été le premier geste fort des États-Unis signifiant à l’Asie-Pacifique que la région dans son ensemble n’était plus au centre des préoccupations de Washington. La conception obamienne de l’Indo-Pacifique comme une « Asie-Pacifique sur-étendue » (overstretched Asia-Pacific) (Doyle et Rumley 2019 : 73) disparait donc avec la nouvelle administration, Trump reprochant à son prédécesseur de n’avoir pas intégré dans sa stratégie du pivot asiatique que la Chine était désormais une puissance globale. Dès lors, la nouvelle stratégie américaine pour l’Indo-Pacifique agit sur deux fronts : économie et sécurité. L’Indo-Pacifique devient sous l’administration Trump le nouvel espace des confrontations interétatiques et des rivalités technologiques et commerciales.
03. L’émergence de l’Indo-Pacifique : une nouvelle conceptualisation des rapports interétatiques
La conceptualisation de l’Asie-Pacifique en tant que zone économique demeure cependant tout à fait pertinente comme l’ont souligné les pays signataires de l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) (Arès et Boulanger 2020). La « conceptualisation » d’une nouvelle zone, l’Indo-Pacifique, vient cependant confirmer que ce ne sont plus seulement les affaires commerciales qui préoccupent les États-Unis, l’UE et les pays asiatiques, mais l’affaiblissement, voire la fragmentation de l’ordre économique international et que ce n’est pas l’économie chinoise per se qui inquiète – elle est depuis longtemps profondément intégrée à l’économie mondiale –, mais le comportement révisionniste de l’État-Parti chinois, sa vision d’un ordre économique alternatif et son capitalisme d’État toujours plus intrusif.
L’Indo-Pacifique représente un « glissement sémantique » (Courmont 2023 : 10) important et reflète une nouvelle réalité stratégique. Le pivot des États-Unis exigeait une nouvelle région, rien de moins, dans la mesure où il devait y avoir un nouveau cycle d’adhésion : quels États seraient désignés comme « faisant partie » ou « hors » de cette région, l’Indo-Pacifique, qui est en fin de compte une nouvelle alliance centrée sur les États-Unis (Doyle et Rumley 2019 : 68)
Pour mieux comprendre l’émergence de l’Indo-Pacifique, on peut faire trois rapprochements avec l’Asie-Pacifique sur la base du discours, des frontières et de l’ordre régional. Trois rapprochements qui en définitive soulignent que les fondements de l’ordre international sont en transformation.
Premièrement, ces deux vastes espaces géographiques sont issus des discours politiques des gouvernements japonais et américains pour être ensuite légitimés par un ensemble de gouvernements – gravitant autour de la sphère hégémonique américaine de façon plus ou moins rapprochée – qui ont adapté leur politique étrangère dans la région en fonction de ces nouveaux discours géostratégiques, dans le cas de l’Indo-Pacifique, et commerciaux concernant l’Asie-Pacifique. À cet égard, le forum de l’APEC réussit un tour de force avec l’adhésion de l’ensemble du Monde chinois (RPC, Hong Kong et Taiwan en 1991) et de la Russie (1998), il jette les fondations de l’après-guerre en Asie et pointe vers le rôle stabilisateur des États-Unis comme l’indique l’adhésion des pays asiatiques au forum, conditionnelle à la présence américaine (Funabashi 1995 : 58-61 ; Ravenhill 2001).
L’histoire de l’Asie-Pacifique est bien connue, et il ne vaut pas la peine d’y revenir sauf pour spécifier que ce projet régional a été mené par les gouvernements japonais, américain et australien et est le résultat d’efforts de coopération avec plusieurs autres pays d’Asie et des Amériques. Il y a consécration de cette « région imaginée », dans un premier temps, lorsque l’administration Bush soutient, bien que timidement, la création du forum de l’APEC et dans un deuxième temps, lorsque l’administration Clinton propose un premier sommet des chefs d’État et de gouvernement de cette organisation en 1993[7].
L’internationalisme libéral, l’intergouvernementalisme et le multilatéralisme sont les fondements de l’Asie-Pacifique sur lesquels se greffent des processus de coopération dont les origines remontent aux travaux d’universitaires japonais, américains et australiens et à la présence d’une diplomatie parallèle mise en place par de grandes entreprises transnationales (Boulanger 2021). L’Asie-Pacifique est en ce sens « un espace néolibéral et mondialisé, avec peu de frontières pour gêner ou forcer la libre circulation des capitaux ». La nature et l’intensité des interactions au sein de l’Asie-Pacifique sont déterminées par les activités des acteurs dans le marché et elles ont été renforcées par « un rééquilibrage de l’Asie-Pacifique à la faveur des projets d’intégration et de coopération de l’ASEAN+6[8] », et la multiplication des accords commerciaux plus généralement. Les économies asiatiques ont en grande majorité souscrit graduellement à partir des années 2000 aux idéaux libre-échangistes poursuivis par Washington, renforçant par le fait même un régionalisme ouvert et une intégration à la mondialisation (Hastiadi 2016 ; Hamanaka 2014), mais cela s’est mis en place en l’absence de liens institutionnels forts entre les pays asiatiques et les États-Unis (Boulanger 2021).
L’Indo-Pacifique, pour sa part, n’a pas émergé d’une volonté de coopération multilatérale et ouverte. Cette appellation, et son espace géographique, sont relativement récents, même si on retrouve des traces de son utilisation au début du 20e siècle dans les travaux du géopoliticien allemand Karl Haushofer[9]. On note plutôt le discours au parlement indien en 2007, de l’ancien premier ministre Shinzô Abe, considéré comme « l’architecte de l’Indo-Pacifique », dans lequel il discute de la « confluence des océans Indien et Pacifique » et d’un « arc de liberté et de prospérité », un terme rapidement abandonné. Il n’utilise pas le concept d’Indo-Pacifique, mais celui d’une « Asie élargie »[10]. Il n’en demeure pas moins que son discours est considéré comme le « prélude à l’architecture de sécurité régionale connue aujourd’hui sous le nom d’Indo-Pacifique », notamment avec la création de la première version éphémère du dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) en 2004[11]. D’autres gouvernements vont utiliser le concept d’Indo-Pacifique, dont l’Indonésie dès 2014 (Courmont et Péron-Doise 2023 : 11-14) ou l’Inde (Khurana 2023), mais ces « appropriations » ne sont pas fondamentales dans le discours normatif qui se met en place au sein de la politique étrangère du Japon ou celle des États-Unis.
Le concept sera repris par l’administration Trump qui présente en 2017 une première stratégie pour l’Indo-Pacifique au sommet de l’APEC à Hanoi. La stratégie prendra forme en 2019 au sein du département de la Défense et dans laquelle on affirme :
« La concurrence stratégique interétatique, définie par la rivalité géopolitique entre les visions d’un ordre mondial libre ou répressif, est la principale préoccupation de la sécurité nationale des États-Unis. En particulier, la République populaire de Chine, sous la direction du Parti communiste chinois, cherche à réorganiser la région à son avantage en tirant parti de sa modernisation militaire, de son influence sur les opérations et de ses pratiques économiques prédatrices pour contraindre les autres nations » (The Department of Defense 2019) (notre traduction).
On assiste alors à l’intégration de l’Inde et du reste de l’Asie du Sud dans le nouveau commandement militaire américain pour l’Indo-Pacifique (USINDOPACOM) créé en 2018 et à la relance du QUAD, un regroupement stratégique informel qui vise en définitive à contrecarrer l’expansion militaire, notamment naval de la RPC dans la région, particulièrement en mer de Chine méridionale et en mer de Chine septentrionale. L’administration Trump adopte ainsi une nouvelle trajectoire géopolitique pour la région : elle a mis fin aux tergiversations de l’administration Obama entre engagement et endiguement de la Chine. C’est son endiguement qui a dorénavant toute l’attention de la présidence (Office of the Secretary of Defense 2020), non plus à l’intérieur de l’Asie-Pacifique, mais au sein de l’Indo-Pacifique (Boulanger 2021). En 2022, l’administration Biden présente une version révisée de la stratégie indopacifique américaine qui atténue considérablement la rhétorique antichinoise, sans pour autant revenir à la position défendue par l’administration Obama. On y présente cinq objectifs (The White House 2022) :
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Favoriser un Indo-Pacifique libre et ouvert ;
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Établir des connexions à l'intérieur et au-delà de la région ;
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Favoriser la prospérité régionale ;
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Renforcer la sécurité de l’Indo-Pacifique ;
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Construire la résilience régionale aux menaces transnationales.
Deuxièmement, les frontières géographiques de l’Asie-Pacifique et de l’Indo-Pacifique demeurent intrinsèquement indéterminées avec une « cartographie fluctuante » (Courmont 2023 : 9) qui apparaît encore plus forte en Indo-Pacifique qu’en Asie-Pacifique, mais dans les deux cas, on peut les prendre dans la perspective de réseaux et non pas de blocs (et comme nous le verrons ci-dessous, cette perspective demeure prédominante au sein du minilatéralisme de l’Indo-Pacifique). Les frontières de l’Asie-Pacifique – déterminées non seulement par l’adhésion des économies nationales à l’APEC, mais plus globalement aux principes du régionalisme ouvert, du multilatéralisme et de la coopération économique et technique – se sont stabilisées en raison de l’atteinte d’un certain degré d’institutionnalisation des rapports commerciaux et de la reconnaissance de l’ASEAN comme instigateur des initiatives de coopération, laissant à l’APEC le soin de réunir les économies des Amériques et de l’Asie. C’est le principe du régionalisme ouvert au sein de l’Asie-Pacifique qui a graduellement permis la création de l’ASEAN+6 et de son expansion vers l’Asie du Sud dans la continuité de l’expansion de l’APEC vers l’Amérique du Sud. L’expansion des frontières de l’Asie-Pacifique par l’adhésion de nouveaux « membres » a été facilitée par la domination du dialogue sur l’intégration commerciale et l’interdépendance économique.
Dans le cas de l’Indo-Pacifique, ses frontières géographiques ne sont que très partiellement définies par l’adhésion de pays aux différents schèmes de coopération minilatéraux, mais plutôt par les réactions nationales aux nouvelles routes de la soie chinoises et au révisionnisme sécuritaire de Pékin, d’où les débats sur ses frontières occidentales qui vont jusqu’à l’est du continent africain. À ce titre, Shinzô Abe, l’ancien premier ministre japonais (2006-2007 puis 2012-2020) accordait une place importante à l’Afrique dans sa vision de l’Indo-Pacifique. Il déclarait en 2016 : « Le Japon souhaite travailler avec […] l’Afrique pour faire des mers qui relient les deux continents des mers pacifiques et régies par l'État de droit », L’Administration Biden n’y fait aucune référence. Pour Washington, les limites occidentales de l’Indo-Pacifique se retrouvent en Asie du Sud. La perspective d’un Indo-Pacifique exclusif et non pas inclusif prédomine, mais selon des variations somme toute assez importantes selon les stratégies nationales pour l’Indo-Pacifique (à ce sujet voir : Goin 2021). En général, l’Afrique et la Chine sont exclues de la région (Doyle et Rumley 2019 : 7), en particulier lorsqu’on évoque le caractère maritime de la région. Une évocation qui n’est pas étrangère aux représentations historiques de l’Asie du Sud-Est ou de l’Asie maritime présentées, avant l’arrivée des Occidentaux, comme un « assemblage » d’entités politiques diverses relativement libre de la violence impériale terrestre [c’est-à-dire la Chine] » (Duara 2013). L’ASEAN en serait la représentation contemporaine, d’où l’importance qu’elle accorde à la présence de la Chine au sein de sa vision pour l’Indo-Pacifique comme l’indique la juxtaposition très étroite de cette dernière (ASEAN Outlook on the Indo-Pacific) avec le Partenariat stratégique global ASEAN-Chine établi en 2021 (ASEAN 2023). Assurément, certains pays de l’ASEAN se sont appropriés l’expression Indo-Pacifique, comme l’Indonésie qui, depuis 2014, le comprend comme un concept inclusif (avec la Chine) facilitant la coopération maritime (Facal 2023). L’ASEAN a élaboré un document détaillant sa vision pour l’Indo-Pacifique, rendu publique à l’issue du 34e sommet de l’organisation en 2019, témoignant de l’intérêt de ses membres pour le concept et la centralité de l’ASEAN, tout en incluant la Chine et les États-Unis dans sa vision (Courmont, Mottet et Péron-Doise 2023).
Au sein de l’ASEAN, et plus largement dans l’ensemble de l’Indo-Pacifique, il y a une volonté à la fois interne et externe d’obliger les pays à faire un choix entre les deux grandes puissances de la région (Chine et États-Unis). Pour la plupart des pays de la région, notamment en Asie du Sud-Est, il n’est pas question de choisir entre les deux, la plupart des pays considérant que c’est se mettre en danger sur les plans sécuritaire et économique. Si le Japon et la Corée du Sud semblent avoir choisi les États-Unis, les autres pays de l’Asie du Sud-Est ne veulent pas choisir, même si, parfois, des sensibilités pro-américaines ou prochinoises existent. L’Inde a par exemple toujours eu une politique en faveur d’un degré assez élevé d’indépendance économique et sécuritaire, ne voulant pas complètement basculer du côté des États-Unis. Cependant, dans le cadre des BRICS, l’Inde et la Chine échangent, malgré les tensions frontalières et historiques. Bien que la Chine soit un voisin encombrant, des canaux de communication quotidiens existent, notamment grâce aux diasporas qui font le relais — la diaspora chinoise étant particulièrement importante en Asie du Sud-Est. La tradition des pays de l’Indo-Pacifique est donc de saisir chaque opportunité permettant le développement économique et l’intégration régionale : c’est pour cette raison que plusieurs pays participent à plusieurs partenariats concurrents sans que cela n’émeuve grand monde en Indo-Pacifique (Mottet 2024).
Troisièmement, l’Asie-Pacifique et l’Indo-Pacifique sont deux « ordres régionaux poreux », pour reprendre les mots de Peter Katzenstein (2005 : 21-22) dans la mesure où ils sont traversés par une multitude de « processus internationaux » qui sont souvent difficiles à contrôler et complexes à interrompre (Laïdi 2004 : 216), mais qui sont tous reliés inévitablement à des États et aux rapports interétatiques qui en déterminent leur importance relative. Les régions ne se réduisent pas à des blocs territoriaux néo-mercantilistes ou à des entités postnationales effritant les souverainetés nationales comme l’indique par ailleurs l’histoire de l’APEC. Un ordre régional est poreux dans la mesure où il « offre des tampons contre les contraintes indésirables et des plateformes pour exploiter de nouvelles opportunités » (Katzenstein 2005 : 22). Les processus de la mondialisation offrent des opportunités et des incitatifs que les États – leur gouvernement, firmes et société – peuvent exploiter pour faire des gains (ou en diminuer les coûts) qui s’avèrent plus élevés par le biais de la coopération qu’unilatéralement. À l’ère de l’Asie-Pacifique, cette coopération est confiée au multilatéralisme, à l’ère de l’Indo-Pacifique, elle revient au minilatéralisme, en l’absence d’une convergence des valeurs ou de la reconnaissance que cette convergence ne viendra pas tant et aussi longtemps que des enjeux de sécurité subsisteront et qu’il y aura des menaces à l’avenir de l’ordre international libéral.
Dans cette perspective, Katzenstein, guidé en cela par la pensée réaliste d’Arnold Wolfers, explique que « les régions sont la création de la puissance et d’objectifs politiques. Les États puissants ont tendance à étendre leurs objectifs au-delà des frontières nationales grâce à une combinaison d’actions stratégiques et de leur poids absolu ». Ils le font dans « la poursuite [...] d’“objectifs du milieu” des contextes qui leur sont familiers et qui conviennent à leurs objectifs » (Katzenstein 2005 : 21) (notre traduction). Wolfers définit ces objectifs du milieu, comme « impliquant l’amélioration générale du contexte international grâce à la fourniture non exclusive d’avantages universels et de biens publics » (cité dans Vogler 2016 : 60) (notre traduction) et qui vont bien au-delà de la défense du territoire national et des « actifs économiques ».
Dans l’après-guerre, avec les institutions de Bretton Woods ou bien encore avec la création de l’APEC, les États-Unis jouent le rôle, c’est bien connu, de puissance hégémonique en mesure de soutenir les coûts liés à la fourniture de ces biens publics. En l’absence d’une telle puissance hégémonique, et avec la perte de vitesse actuelle pour le multilatéralisme et les organisations internationales, le minilatéralisme offre une alternative viable qui apparaît, dans le contexte géostratégique de l’Indo-Pacifique, comme l’outil le plus efficace, par exemple, pour sécuriser les chaînes d’approvisionnement ou pour affronter des menaces militaires dans des zones instables.
Dans le cas de l’Indo-Pacifique, les rivalités stratégiques qu’elles soient militaires, technologiques ou commerciales remettent en cause le multilatéralisme « inclusif » et sa vocation « universelle ». Le minilatéralisme pratiqué en Indo-Pacifique est une forme de « multilatéralisme de protection », réduit à quelques États, « exclusif » et d’entre-soi. En réalité, si à priori, personne n’est exclu – l’initiative américaine, l’IPEF, est un exemple – il n’en demeure pas moins que ce minilatéralisme n’ouvre pas la porte à une forme d’institutionnalisation multilatérale comme dans le cas de l’Asie-Pacifique et de l’ASEAN. Comme le fait remarquer Christian Deblock, « la complexité institutionnelle […] rend les choix difficiles à faire » (2023 : 20), notamment en raison de la Chine qui est le premier partenaire commercial de l’ASEAN et de nombreux pays de l’Indo-Pacifique, des relations politico-économiques que Pékin n’hésite pas à utiliser pour affaiblir l’ordre international. Le minilatéralisme offre une alternative intéressante pour les pays qui ne veulent pas remettre en question ou affaiblir leurs liens économiques avec la Chine.
04. Le minilatéralisme en Indo-Pacifique
L’Indo-Pacifique est une zone de rivalité et de concurrence où la coopération ne se fait plus dans l’optique de gains mutuels pour l’ensemble de la région, mais pour affronter la nouvelle puissance chinoise ou pour capitaliser des gains relatifs qui vont contrer, voire endiguer ses ambitions régionales et mondiales, concrètement matérialisées par le grand projet géoéconomique et géopolitique des nouvelles routes de la soie (Lasserre, Mottet et Courmont 2019 ; 2022). Ce n’est pas un hasard si la Chine s’oppose au concept d’Indo-Pacifique, alors que l’Asie-Pacifique convenait parfaitement à Pékin dans la mesure où elle offrait une coopération multilatérale peu contraignante. À cet égard, le quotidien Global Times, proche du Parti communiste chinois, écrivait : « The “ Asia-Pacific ” involves economic and cooperative connotations, while the term “ Indo-Pacific ” is directly associated with geopolitical competition and alliance confrontation” (cité dans Ashbee et Hurst 2021 : 7).
Le multilatéralisme de l’Asie-Pacifique n’est plus – le gouvernement chinois ne voit d’ailleurs dans le multilatéralisme qu’un outil de domination hégémonique porté par les États-Unis – et concomitant à cela, l’interdépendance complexe apparaît plus comme facteur de dépendance que de coopération alors qu’on fait face à la fragmentation de l’ordre mondial et dans lequel les grandes organisations internationales sont en crise. Cette crise n’est pas passagère, elle est structurelle. Cette nouvelle conceptualisation de l’Indo-Pacifique, dont sont exclus plusieurs pays de l’Asie-Pacifique, notamment la Russie, porte en elle une préférence en matière de coopération : le minilatéralisme. En effet, ce dernier permet de contourner les limites du multilatéralisme et favorise la gestion d’enjeux qui apparaissent plus faciles à aborder entre un nombre limité de partenaires.
Le minilatéralisme est-il un instrument de progrès ? Et dans cette optique, peut-il offrir des biens publics qui répondent à des intérêts non stratégiques ? On peut être tenté de croire, comme l’explique Bertrand Badie (2019) que l’exclusion est une forme de puissance pour atteindre des objectifs sans transformer la coopération en une « halle de gare », en particulier dans le contexte de l’affaiblissement de la puissance américaine.
Le minilatéralisme a souvent été pratiqué dans l’histoire contemporaine, on peut citer, par exemple, le G7, le QUAD, voire la construction progressive de l’UE depuis les années 1950. Mais parmi les spécialistes des relations internationales, le minilatéralisme est souvent remis en question en particulier lorsqu’on l’oppose au multilatéralisme ou dans le cas de figure du rejet de la pertinence de la participation des petites nations aux affaires internationales : « l’espoir d’une coopération déterminante pour la politique mondiale dépend principalement des actions des grandes puissances » (Walt 2009) (notre traduction) et de leur volonté d’atteindre leurs objectifs. Le minilatéralisme préfère, selon Moises Naim, « réunir à la table le plus petit nombre possible de pays, ce qui est nécessaire pour avoir le plus grand impact possible sur la résolution d'un problème particulier » (cité dans Badie 2019). Bertrand Badie est résolument critique de cette vision qu’il apparente à une forme « d’oligarchie ». Mais on peut expliquer le recours croissant au minilatéralisme un peu partout dans le monde pour compenser l’inefficacité des institutions internationales actuelles. D’autres, comme Katzenstein, voient dans le minilatéralisme un complément au multilatéralisme, notamment dans le domaine commercial, voire comme un « tremplin » vers un renforcement de l’OMC (2005 : 25). Pour Walt (2009), le minilatéralisme est un outil pour contourner les impasses du multilatéralisme, en particulier à notre époque alors que les grandes puissances peinent à s’entendre, comme c’est le cas dans plusieurs domaines des relations internationales (environnement, commerce, etc.). Le minilatéralisme met « l’accent […] sur les intérêts partagés plutôt que sur les valeurs partagées ou l’alignement idéologique. En conséquence, les nations peuvent collaborer sur des questions cruciales sans avoir à s’entendre sur tout ou à avoir la même vision du monde » (Mladenov 2023) permettant ainsi à des gouvernements de poursuivre leurs objectifs malgré leur participation au minilatéralisme, voire pour rééquilibrer leurs rapports de force. Ce pragmatisme derrière la coopération se reflète par exemple dans le QUAD qui permet, selon C. Rajan Moran (2023 : 49), « à l’Inde de dialoguer avec les États-Unis et ses alliés asiatiques en matière de sécurité sans renoncer à son indépendance en matière de politique étrangère. En effet, le QUAD est devenu le principal instrument des efforts non dissimulés de l’Inde pour équilibrer la Chine ». Cette notion se reflète également dans les stratégies de plusieurs pays pour l’Indo-Pacifique qui n’ont pas toujours les mêmes objectifs notamment en ce qui a trait à l’endiguement de la Chine ou à la défense de l’ordre libéral.
Il n’en demeure pas moins que le minilatéralisme en Indo-Pacifique, globalement dominé par les États-Unis, concourt à une convergence autour de la défense des valeurs libérales, d’une sécurité accrue dans le domaine de la haute technologie et des chaînes d’approvisionnement, comme en fait foi la position de plusieurs pays dont le Japon, la Corée du Sud, l’Australie ou les Philippines (voir également les différentes contributions à ce numéro). Néanmoins, les pays précités, proches des États-Unis, ne s’interdisent pas de participer à des formes de coopération minilatérale pour étendre leur influence, notamment en l’absence de Washington.
Le minilatéralisme de l’Indo-Pacifique est une réponse, à la fois, aux limites rencontrées par le multilatéralisme en Asie-Pacifique en matière de sécurité, mais qui demeure toujours pertinent en matière commerciale – d’où le fort intérêt pour les accords commerciaux (Mottet 2023) – et à la critique par la Chine de la forme actuelle du multilatéralisme dont les organisations internationales ont été créées dans l’orbite occidentale. Dans ce nouvel ordre international alternatif ou « parallèle » (Stuenkel 2016) que souhaite Xi Jinping et l’État-Parti chinois, le concept de multilatéralisme est vidé de son « langage normatif » (The Economist 2023), notamment en ce qui a trait par exemple à l’égalité et aux valeurs libérales : ce multilatéralisme qui domine les relations internationales depuis l’après-guerre ne signifie plus rien pour la Chine si ce n’est que pour révéler qu’il est tout au plus « une forme déguisée d’unilatéralisme » (CGTN 2022) ou comme une promesse trompeuse d’universalisme. Le multilatéralisme dont Xi Jingping fait la promotion, en particulier depuis les premières années de l’administration Trump, est un « multilatéralisme avec des caractéristiques chinoises ». En d’autres termes, il s’agit d’une stratégie complémentaire qui recourt au bilatéralisme dans un contexte de relations purement « transactionnelles ». Aux yeux de Pékin, la fourniture de biens publics n’a aucune portée universelle et est réduite aux gains relatifs que la Chine peut en retirer.
Toutefois, dans le contexte régional de l’Indo-Pacifique, le minilatéralisme peut être un outil de coopération dans la mesure où il permet à des puissances étrangères comme la Grande-Bretagne, la France, voire le Canada, d’être progressivement impliqués dans la sécurité régionale. À ce titre, le Canada (mars 2023), « a proposé un cadre de coopération quadripartite avec le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis pour contrer les menaces de la Russie et de la Chine », s’inspirant « grosso modo du QUAD » (Fondation Asie-Pacifique du Canada 2024).
Dans son format minilatéral, le QUAD permet d’aller au-delà des limites intrinsèques des alliances militaires traditionnelles par le biais de la coopération sécuritaire qui se tisse avec d’autres pays comme l’Indonésie ou le Vietnam, voire avec la Grande-Bretagne et la France dans le cas du Japon (Ministère des Affaires étrangères 2020 : 179-181) ou du Canada. De plus, le minilatéralisme laisse coite la Chine ! Il devient plus difficile d’accuser les États-Unis ou le Japon de rechercher la création d’une OTAN de l’Asie (dont personne ne veut par ailleurs). Selon Moran (2023 : 49), « la vigueur du minilatéralisme asiatique semble avoir surpris Pékin, qui a initialement qualifié le QUAD d’ “écume de mer” sans substance et sans résistance », en raison notamment de l’impossibilité diplomatique et stratégique de rattacher le QUAD à l’accord de coopération militaire tripartite de l’ANKUS réunissant l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni.
Le Cadre économique pour l’Indo-Pacifique (CEIP) (Indo-Pacific Economic Framework, IPEF), qui réunit 14 pays, mis en place en 2022 par l’administration Biden, s’inscrit dans cette vision où le minilatéralisme vient compléter les nombreux accords commerciaux en Asie-Pacifique. Le CEIP impose un « dialogue » axé sur les impératifs de la sécurité économique. Dans ce contexte, l’alliance sectorielle « Chip4 », dont l’objectif est de coordonner les politiques des quatre puissances dans les semi-conducteurs, s’inscrit dans les objectifs du CEIP, mais seulement quatre pays en sont membres : les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud et Taiwan, alors que ce dernier ne fait pas partie du CEIP (Peterson 2022). De toute évidence, les grands accords commerciaux qui recouvrent l’Indopacifique ne suffisent plus à la tâche, le CEIP vient les compléter en insérant les enjeux de sécurité économique.
05. Les contributions
La région de l’Indo-Pacifique est particulière dans la mesure où les trois vecteurs de la rivalité entre les grandes puissances – rivalités géopolitiques, rivalités commerciales, dont les normes et valeurs véhiculées dans les accords régionaux, et les rivalités technologiques en particulier dans les secteurs stratégiques comme les semi-conducteurs ou l’industrie dite « verte » – sont au cœur des stratégies nationales pour l’Indo-Pacifique, et ce peu importe si le pays est éloigné de la région comme le Canada ou les Pays-Bas. Les contributions dans ce numéro spécial ont toutes comme objectif d’évaluer ces trois vecteurs pour la région de l’Indo-Pacifique en se concentrant sur des problématiques précises : la stratégie canadienne pour l’Indo-Pacifique (SCIP), les enjeux de sécurité, les questions environnementales, les enjeux en lien avec les droits de la personne et, enfin, les corridors commerciaux qui marquent profondément la géographie économique de la région.
Dans leur texte, « Une vague de stratégies indopacifiques et le positionnement du Canada », Pascale Massot et Yves Tiberghien reviennent sur les changements profonds de l’ordre international et l’émergence de nouveaux enjeux économiques et de sécurité au sein de l’Indo-Pacifique. Ils examinent ensuite la SCIP – une politique régionale non traditionnelle dans la mesure où le gouvernement fédéral n’a jamais réellement formulé une telle stratégie pour une région éloignée – dans ce contexte d’effritement et de fragmentation de la mondialisation.
Comme nous l’avons écrit, plusieurs pays ont formulé des stratégies pour l’Indo-Pacifique. Serge Granger et Maxim Chemarin proposent une étude comparative fort intéressante de la SCIP avec celles d’une douzaine de pays, dont l’Inde et les États-Unis. Si à cet égard le Canada ne se démarque pas vraiment des autres pays et s’aligne sur la stratégie américaine pour l’Indo-Pacifique, il n’en demeure pas moins que les stratégies nationales pour l’Indo-Pacifique, dont la SCIP, proposent une diversité d’objectifs nationaux et que leur importance est relative à la nature de leurs relations nationales avec la RPC, soulignant par le fait même la variable déterminante de la montée en puissance de ce pays pour la réussite des objectifs des différentes stratégies nationales pour l’Indo-Pacifique.
Chang Pan et Yongzheng Li analysent les efforts de coopération du Canada en matière environnementale – le quatrième objectif de la SCPI –, notamment dans le cadre de ses relations avec l’ASEAN. La centralité de l’ASEAN au sein de cette nouvelle région qu’est l’Indo-Pacifique exige l’attention des pays et le Canada n’est pas en reste. Malgré des contraintes financières, les auteurs considèrent que le Canada devrait justement approfondir sa coopération avec l’ASEAN pour ainsi renforcer sa stratégie pour l’Indo-Pacifique. Le texte de Thi Anh-Dao Tran poursuit dans la même veine, mais en examinant les efforts de l’ASEAN pour développer des relations Sud-Sud, mais aussi avec les économies avancées en matière de transition dite verte. L’auteure reconnaît que l’ASEAN pourrait devenir un « catalyseur d’effets d’entraînement » dans cette transition et propose une analyse détaillée des efforts de l’ASEAN dans ce domaine.
Les corridors économiques transnationaux sont au cœur de la prospérité de l’Indo-Pacifique, mais ils s’articulent dans des espaces de rivalité géopolitique où certains pays envisagent de tirer profit de ces corridors pour induire des gains relatifs et géopolitiques déterminants. Olga V. Alexeeva et Frédéric Lasserre dans leur texte « Le corridor nord-sud entre Inde et Russie : jeu d’équilibriste russe et défis indiens » abordent le cas de l’INSTC, « un vaste réseau de transport couvrant plusieurs pays et reliant l'Inde, l'Iran, la Russie et les pays d'Asie centrale ». Ils soulignent justement le rôle de ce corridor, entre autres, dans la rivalité sino-indienne. À cet égard, l’INSTC est perçu par le gouvernement indien comme outil important en mesure de renforcer sa position géostratégique non seulement face à l'expansionnisme chinois, mais également pour contrebalancer le Pakistan et son influence sur les chaînes d’approvisionnement et logistiques régionales.
Van Anh Ly dans son texte « Les droits humains dans les nouveaux accords commerciaux régionaux en Indo-Pacifique : confrontation des approches européenne et américaine », remarque judicieusement que « la région de l’Indo-Pacifique est « en passe de devenir le théâtre privilégié de confrontation entre les grandes puissances commerciales mondiales, dont l’Union européenne et les États-Unis, pour élaborer la normativité commerciale du XXIe siècle ». À cet égard, l’inclusion de clauses portant sur les droits de la personne dans les accords commerciaux est une réalité de cette normativité en construction où les pays de la région craignant leur exclusion des marchés occidentaux adoptent des normes en matière de droits de la personne notamment dans leurs relations avec l’UE ou les États-Unis. Si ces normes peuvent être bénéfiques pour les sociétés locales, l’auteure note que des pays de la région pourraient « favoriser », en l’absence d’alternatives, « des partenariats moins contraignants » sur le plan des valeurs et des normes.
Alors que les stratégies nationales pour l’Indo-Pacifique se multiplient, dans le Pacifique, les petites nations font l’objet d’une rivalité sino-américaine qui ne les laisse pas indifférentes. Comme l’explique Paco Milhiet dans « Quelle place pour le Pacifique Océanien dans la construction régionale Indo-Pacifique ? », on craint dans la région que l’« Indo » soit privilégié par rapport au « Pacifique ». Alors que le multilatéralisme a été la base d’une architecture institutionnelle régionale complexe et dont l’auteur fait une présentation exhaustive, les stratégies nationales émergentes pour l’Indo-Pacifique amènent avec elles, d’une part, une prolifération de cadres de négociation et d’accords bilatéraux ou minilatéraux qui remettent en question le multilatéralisme des années précédentes et d’autre part, offrent une « nouvelle nomenclature », l’Indo-Pacifique, qui fait craindre aux gouvernements de la région, une marginalisation géopolitique de leur pays.
Enfin, deux entretiens terminent ce numéro thématique. Le premier a été fait avec l’économiste taiwanais Chien-Yi Chang, Président du Taiwan Institute of Economic Research. Celui-ci aborde l’avenir de l’économie de Taiwan alors que les rivalités sino-américaines imposent une restructuration des chaînes de valeur à forte teneur technologique en vue d’un découplage stratégique qui affecte directement les activités des firmes taiwanaises, notamment celles qui dominent le secteur des semi-conducteurs. Si cette industrie est un « bouclier de silicone » pour Taiwan, la crainte d’une attaque chinoise impose inévitablement la question de l’avenir de cette industrie au sein de la mondialisation. Le second entretien a été réalisé avec l’anthropologue Bernard Bernier de l’Université de Montréal, grand spécialiste et fin observateur du Japon. Le professeur Bernier partage ses réflexions sur le Japon de l’après Shinzô Abe, ses défis politiques, sociaux et démographiques et discute du principal legs de l’ancien premier ministre, les Abenomics.
Appendices
Notes
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[1]
En économie, on parle surtout d’« Asie-Pacifique », le terme « Indo-Pacifique » étant davantage géopolitique, sécuritaire et n’étant pas complètement adapté à l’économie.
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[2]
Établi en 1989, il s’agit d’un forum économique intergouvernemental visant à faciliter la croissance économique, la coopération, les échanges et l'investissement de la région Asie-Pacifique
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[3]
L’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) regroupe 10 États membres. Créée par l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande et les Philippines en 1967, elle a été rejointe par le Brunei (1984), le Vietnam (1995), le Laos et la Birmanie (1997) et enfin le Cambodge (1999).
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[4]
Le nom officiel du rapport est : « La stratégie de sécurité des États-Unis pour la région de l’Asie de l’Est et du Pacifique ».
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[5]
Cette observation s’inspire de l’analyse de G. John Ikenberry (2001) sur le système d’alliances en Europe.
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[6]
Forum multilatéral de la région Indo-Pacifique (ou Asie-Pacifique) pour des consultations officielles sur les questions de sécurité. Initié en 1993 par l’ASEAN, il regroupe désormais 27 membres (10 pays de l’ASEAN, Australie, Bangladesh, Canada, Chine, Corée du Nord, Corée du Sud, États-Unis, Inde, Japon, Mongolie, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Russie, Sri Lanka, Timor oriental et UE).
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[7]
À ce sujet voir Deblock 2023 ; Ravenhill 2001 ; Funabashi 1995.
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[8]
Les dix pays de l’ASEAN plus la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Inde.
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[9]
Il avait alors « politisé » cette région pour en faire une zone anticoloniale pour renforcer le statut de l’Allemagne en Asie, mais avec la Chine et l’Inde au centre de sa conceptualisation de l’Indo-Pacifique (Li 2022 : 823).
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[10]
Ce n’est qu’à partir de 2018 que Shinzô Abe utilise couramment le terme Indo-Pacifique. Plusieurs analystes (voir la page « Free and Open Indo-Pacific » de Wikipédia : https://en.wikipedia.org/wiki/Free_and_Open_Indo-Pacific#cite_note-mcmaster21-4) notent faussement qu’Abe a utilisé le terme pour la première fois, en 2016, à Nairobi dans son discours à la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique, ce qui n’est pas le cas. Shinzo Abe (2016) « Discours du Premier ministre Shinzo Abe à la séance d'ouverture de la sixième Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique », Nairobi, 27 août, ministère des Affaires étrangères, Tokyo. En ligne : https://www.mofa.go.jp/afr/af2/page4e_000496.html. L’erreur vient possiblement d’un document du ministère des Affaires étrangères, datant de 2019, qui affirme que Abe aurait « développé » à Nairobi le concept « d’une région Indo-Pacifique libre et ouverte en tant que bien public international ». Par contre, les principes et valeurs appuyant la stratégie japonaise pour l’Indo-Pacifique émergent graduellement de ces nombreux discours, dont celui de Nairobi. Ministère des Affaires étrangères (2019), « Towards a Free and Open Indo-Pacific », Tokyo, novembre. En ligne : https://www.mofa.go.jp/files/000407643.pdf.
-
[11]
Le QUAD est un groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Né de la nécessité de coopération dans l’océan Indien après le tsunami de 2004, le groupe est ensuite resté en sommeil pendant plus d’une décennie. Il est ravivé en 2017 lors du Sommet de l’ASEAN, dans un contexte d’affirmation de la Chine
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