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01. Introduction

Les changements climatiques et leurs inéluctables conséquences naturelles, sanitaires et sociales suscitent et accélèrent aujourd’hui les débats sur les alternatives possibles au projet de société en cours, fondé sur le productivisme, le technicisme et l’usage intensif des ressources naturelles. La question de la « transition » vers un autre modèle, qu’elle soit qualifiée d’écologique, énergétique, climatique ou juste, incarne ces débats tout en mettant en évidence « la grande élasticité conceptuelle de la notion » de transition (Hourcade et Van Neste, 2019 : 6) et le flou qui l’entoure. Par ailleurs, malgré l’accent souvent mis sur l’innovation technologique, la transition interpelle autrement l’économie, en particulier ses modèles de production et d’organisation du travail – et plus largement ceux du type de croissance qui la soutiennent – menant certains à insister sur l’urgence de se diriger vers une ère de postcroissance (Cassiers et Maréchal, 2017), ou encore de « décroissance » (Sinaï, 2013). En effet, « il est manifeste que les problèmes écologiques sont aussi et très souvent des problèmes socioéconomiques, ou sont aggravés par eux » (Juan, 2011 : 158). Les liens forts entre ces deux domaines rendent ainsi pertinente la réflexion sur le monde du travail en lien avec l’environnement (et vice versa), au point où l’Organisation internationale du Travail (OIT) l’inclut à partir de 2007 dans ses objectifs, en proposant « un travail décent pour un développement durable » et en promouvant « une transition socialement juste vers des emplois verts » (OIT, 2007).

Dans ce cadre, ce que l’on désigne comme des « emplois verts » apparaît comme une voie heuristique porteuse pour approcher scientifiquement les liens entre l’économie et l’environnement. La notion d’emploi vert, polysémique et utilisée pour se référer à des objets divers (secteurs, processus, postes, services, produits, zones protégées, compétences, etc.), constitue pourtant un objet paradigmatique, car elle partage le flou entourant le périmètre qui caractérise la notion même de transition, permettant de mettre en lumière des présupposés plus vastes sur les approches du lien économie-environnement et du rôle de l’État qui l’accompagne. Ainsi, les activités qu’on retrouve sous l’appellation d’emplois verts constituent, par leur hétérogénéité, une entrée empirique ayant le potentiel d’éclairer des inégalités sociales (Pearl-Martinez et Stephens, 2016) par genre, niveau de qualification ou qualité de l’emploi, et notamment des opportunités d’insertion annoncées par l'État pour des catégories spécifiques de travailleurs touchés par des conditions dégradées du marché du travail, comme c’est le cas des jeunes. Cette dernière catégorie est souvent visée par les gouvernements comme étant potentiellement bénéficiaire des emplois verts dans la mesure où ces emplois apparaissent à la fois comme une solution aux problèmes de chômage, de précarité ou de rétention (Aceleanu et al., 2015), et une réponse à un changement générationnel des valeurs en raison de l’intérêt marqué des jeunes pour les questions environnementales (Alves, 2019; Klein, 2020).

Dans le contexte d’un usage hétéroclite de la notion et de son appropriation étatique afin de relier l’économie et l’environnement dans le domaine de l’action publique, cet article traite des politiques d’insertion des jeunes dans les emplois verts à partir des questions suivantes : comment l’emploi vert est-il conçu dans ces politiques? Cette conception est-elle révélatrice des visions variées de l'État sur la transition écologique et sur la place des jeunes dans ce processus? Quelle conception apparaît comme spécifique à l’approche canadienne plus particulièrement? Afin d’y répondre et de contribuer en même temps à un état de l’art peu développé à ce jour sur ce sujet, cet article présente une analyse exploratoire des politiques visant l’insertion de jeunes dans les emplois verts au Canada. Au moyen de la description des mesures, instruments, populations et emplois ciblés, le cas canadien permet d’illustrer empiriquement les approches et conceptions de la transition et de la jeunesse au sein de ces politiques d’inspiration fortement internationale.

Dans la première section, l’article offre tout d’abord un aperçu synthétique de la littérature et des discussions actuelles dans trois domaines : autour du rapport économie-environnement, de la diversité de sens attribués à la notion d’emploi vert, et des besoins d’intervention de l’État en vue de la promotion et de la régulation de ces emplois, particulièrement en ce qui concerne la jeunesse. La deuxième section décrit la méthodologie et la troisième présente l’analyse des principales actions menées par l’État canadien en matière d’insertion professionnelle des jeunes dans les secteurs et emplois verts, ainsi que des conceptions au sein des programmes et dispositifs qui les opérationnalisent. La conclusion vise à synthétiser les principaux constats et à dégager des pistes de réflexion pour des recherches futures.

02. Transition écologique, Économie, État, Jeunesse : des objets empiriques en quête de rapprochement théorique

Par contraste avec la facilité avec laquelle la littérature grise relie la transition écologique et l’économie à travers les politiques d’emplois verts – notamment visant les jeunes –, la recherche académique tarde à s’approprier ces objets ensemble[1]. Cette première section vise à les problématiser de façon conjointe, en signalant les approches à des usages sociaux variés (scientifique, institutionnel, étatique, politique, syndical) qui les abordent, et avec l’objectif de synthétiser les principaux débats et tensions autour de ces phénomènes.

2.1 Les approches de la transition : liens et controverses entre économie et environnement

Les liens plus fondamentaux entretenus entre l’environnement et l’économie ne suscitent pas de consensus, tout en impliquant des approches de la transition écologique[2] dont les termes utilisés témoignent de la diversité des solutions et du degré de transformations sociales envisagées. Si ces liens sont anciens (Martinez-Alier, 1987) la consolidation d’un terme intégrateur et reconnu dans la sphère publique internationale survient seulement dans les années 1980 sous la dénomination d’« économie verte » (Pearce et al., 1989), qui déclenche de manière plus ouverte des débats politiques, sociaux et académiques porteurs. Certes, l’économie verte, tout comme le développement durable, est née en tant que programme d’action top down (Guay, 2021), à des fins étatiques, bien qu’elle soit d’ampleur internationale. Ainsi, lors de la conférence Rio+20 en 2012, le Programme des Nations Unies pour l’environnement amorce une première discussion sur l’économie verte afin de faire ressortir l’importance du bien-être humain et de l’éradication de la pauvreté en lien avec le développement durable (Lascoumes, 2018).

Ce terme, de même que la conception qui l’accompagne, n’est pourtant pas neutre et renvoie à l’idée que l’environnement et l’économie sont complémentaires, le premier n’étant plus alors un facteur de coût ou une contrainte, mais une opportunité et un nouveau moteur de développement économique. Dans ce cadre, l’environnement est conçu comme un sous-système du système économique où le développement de technologies permettrait de surmonter les contraintes environnementales. Même si l’approche de l’économie verte intégrera des indicateurs socioécologiquement soutenables – au-delà du PIB et plus largement associés au bien-être des populations –, comme l’empreinte écologique (Stiglitz et al., 2009), elle applique encore un raisonnement monétariste comme voie de résolution des problèmes climatiques, sans évoquer ni remettre en question le mode de production à la source de ces problèmes (Juan, 2011; Lascoumes, 2018). Les mêmes propos pourraient s’appliquer au terme de développement durable, lequel finit par reproduire pour ces mêmes raisons une conception de la croissance économique au détriment de l’environnement (Escobar, 2007). L’articulation entre les sous-systèmes économique et environnemental dans ces deux visions subordonne donc le second au premier et reproduit une division fondamentale entre nature et société, spécifique au modèle actuel de développement. L'absence d'une remise en question du productivisme comme menace écologique est l’une des principales critiques formulées à l’égard de l'économie verte et du développement durable (Bihr, 2009; Latouche, 2006; Littig, 2017; Sinaï, 2013) dans la discussion sur la transition écologique.

Dans le contexte universitaire, Bihr (2009) réfère à ces approches sous le terme de capitalisme vert, pour le critiquer en le considérant comme une nouvelle adaptation – par le verdissement des secteurs et des technologies – du mode de production capitaliste à un nouveau contexte de crise. Les débats autour de la décroissance abondent dans le même sens (Sinaï, 2013) et dénoncent la vision mercantile et la récupération de la part du productivisme des principes de fonctionnement à combattre. Dans cette dernière approche, d’origine politique, mais avec une grande perméabilité dans le domaine académique et comprenant des implications théoriques (Latouche, 2006), l’écologie et l’économie apparaissent plutôt antinomiques, et un pari important est fait à la fois au sujet de la dématérialisation et de la relocalisation de l’économie. Cependant, si les adeptes du capitalisme vert surestiment le pari sur l’investissement technologique comme solution et individualisent la transition en insistant sur des changements individuels, les adeptes de la décroissance sous-estimeraient la complexité et l’incertitude d’une telle transition, sans insister suffisamment sur la transformation d’institutions et de formes de cohésion sociale y associées (Juan, 2011).

Dans l’arène politique, d’autres perspectives s’opposent également à la vision de l’économie verte, surtout parmi des militants prônant l’urgence climatique et la justice sociale. Des approches critiques mettant de l’avant le besoin d’une transition juste, mobilisée par des travailleurs et travailleuses encore dans les années 1970, réapparaissent en 1990 avec le but de revendiquer à la fois le travail décent et la protection de l’environnement (Rosemberg, 2010). Elles soulèvent le besoin de changement du modèle de développement construit sur la prédation des ressources naturelles et la concurrence des populations, introduisant des enjeux systémiques et sociaux. À partir des années 2000, le terme de la transition juste est aussi repris dans la littérature académique intéressée par le rôle des syndicats dans les politiques environnementales en milieu de travail (Räthzel et al, 2021). Néanmoins, l’usage politique-syndical de cette conception est controversé et dépend de la posture des syndicats à l’égard des changements climatiques et de la transition, expérimentée de manière différente selon les secteurs, les pays, ainsi que selon les rapports entretenus entre ces organisations et l’État (Clarke et Lipsig-Mummé, 2020). En parallèle, l’introduction récente de la transition juste comme référentiel étatique – tel que nous le verrons dans le cas canadien – montre non seulement son expansion grâce à la pression des travailleurs et travailleuses, mais illustre surtout le caractère dynamique des catégories sociales et des approches, dont leur circulation permet de les détacher des usages sociaux d’origine, pour les généraliser (Bouffartigue et Busso, 2011).

À l’inverse des approches hégémoniques comme l’économie verte, le courant de l’économie écologique, dont les racines académiques remontent à la fin du XIXe siècle selon Martinez-Alier (1987), propose de concevoir l’économie plutôt comme un sous-système de l’écologie. L’économie serait alors observée à travers les flux d'énergie et les implications sociales qui y sont liées, en modifiant le langage économique de « ressources » pour aborder les « écosystèmes » (Martinez-Alier, 1987). Selon cette perspective, dans le système économique, l’environnement n’est pas une variable, le niveau de responsabilité des acteurs n’est pas le même qu’il s’agisse d’un citoyen ou de grands capitaux et des industries mondialisées, tout en soulignant les conséquences variables selon les classes sociales et les pays. Selon Juan (2011), même si l’économie verte, l’économie écologique et la décroissance font progresser le débat, elles mobilisent des approches technico-économiques qui « laissent largement de côté les dimensions proprement symboliques, sociales et humaines de cette crise “désormais” structurelle; ce qui leur interdit l’accès aux principaux facteurs de blocage de la transition écologique » (Juan, 2011 : 201). Cet auteur, influencé par les discussions politiques et populaires sur le Buen Vivir (Acosta et Martínez, 2009), mettra en exergue l’approche déjà connue de l’économie solidaire, dans laquelle on trouve des principes de base pour la transition écologique : la proximité spatiale des relations économiques, l’économie des services, la démocratie participative et le double adossement aux régulations publiques et au marché concurrentiel. Enfin, Littig (2017) souligne le manque de considération des défis de genre dans la plupart des perspectives et propose une définition mixte et inclusive du travail dans le cadre de la décroissance, faute de quoi l’économie verte répéterait les mêmes inégalités déjà constatées dans le modèle économique classique.

2.2 Emploi vert : un concept opérationnel pour les liens entre économie et environnement

Malgré les critiques et alternatives citées plus haut dont elle est destinataire, l’approche de l’économie verte continue à imprégner de manière concrète les liens entre l’économie et l’environnement. Ceci s’exprime à travers son corollaire, la notion d’« emploi vert », qui matérialise ces débats dans la sphère spécifique du travail, et qui est utilisée par les États et les organismes multilatéraux surtout à partir des années 2000. En 2005, l’Organisation internationale du Travail admet que les changements climatiques ont des effets directs sur le monde du travail et ne peuvent plus être ignorés. Deux ans plus tard, elle mettra en place un programme pour promouvoir une transition socialement juste vers des emplois verts. Dans les années suivantes, le programme de lutte contre les changements climatiques gagne du terrain à travers les divers mandats de l’OIT, et la transition vers des emplois à la fois décents et durables du point de vue écologique devient l’une des principales priorités de l’organisation (OIT, 2007; Ree, 2020).

Les emplois verts sont souvent définis de manière opérationnelle, comme des emplois décents qui contribuent à la préservation ou à la restauration de l’environnement, soit dans les secteurs traditionnels tels que l’industrie manufacturière et la construction, soit dans de nouveaux secteurs verts et émergents comme les énergies renouvelables (OIT, 2016; Renner et al., 2008; Sulich et Rutkowska, 2020). Ils sont classifiés selon les auteurs par : a) leurs fonctions, b) leur processus de production, c) leur produit final ou leur service, d) les secteurs des emplois verts, ou e) les gains généraux de l’emploi, ce qui dépasse la catégorisation « verte ».

À propos de leurs fonctions, les emplois verts sont définis comme tels dans la mesure où ils permettent d’utiliser de façon efficiente l’énergie et les matières premières en réduisant leur niveau de consommation, de limiter les émissions de gaz à effet de serre (GES), de contribuer à l’adaptation aux effets de changements climatiques et à minimiser ou éviter complètement la génération de toutes les formes de déchets et de pollution (OIT, 2016; Renner et al., 2008[3]). Pour d’autres, ils renvoient aux processus ou méthodes de production qui réduisent le niveau de consommation de ressources naturelles telles que l’eau (OIT, 2016; Ree, 2020; U.S. Bureau of Labor Statistics, 2021) ou qui sont basés sur le recyclage pour s’approvisionner de matières premières, comme dans les économies circulaires (Ree, 2020). D’un autre point de vue, les emplois verts sont des services ou des produits qui bénéficient à l’environnement. Les énergies renouvelables et l’écomobilité en sont deux exemples (Ree, 2020).

Néanmoins, si leurs bénéfices ou la préservation de l’environnement sont particulièrement répandus dans les recherches (Ree, 2020; Sulich et Rutkowska, 2020), les secteurs auxquels ces emplois participent sont plus controversés. Les emplois verts pourraient être distribués dans plusieurs secteurs – de l'agriculture aux activités administratrices et aux services (Renner et al., 2008) – ou simplement se restreindre aux airs protégés et au secteur des biens et des services environnementaux (Sulich et Rutkowska, 2020).

En ce qui concerne les classifications selon les impacts de la transition sur les emplois, Dierdorff et al. (2015) proposent trois catégories d’occupations vertes : 1) les « emplois verts émergents » dans des secteurs traditionnellement verts comme celui des énergies renouvelables, où une nouvelle occupation apparaît dans le contexte de transition; 2) les « emplois verts à compétences améliorées » caractérisent des occupations qui existaient déjà, mais qui subissent des transformations au niveau des tâches et des exigences de l’emploi, comme l’intégration de technologies vertes et l’utilisation de nouveaux matériaux dans le domaine de la construction; 3) les emplois en demande croissante liés au verdissement renvoient à des occupations existantes qui ne changent pas substantiellement leurs exigences ou caractéristiques – c’est le cas des installateurs électriques, liés à la popularisation des techniques d’efficacité énergétique. Pour Murga-Menoyo (2014), quatre types de compétences seraient requises dans une économie et une société centrée sur la durabilité : 1) génériques (comme les compétences interpersonnelles utilisées dans plusieurs sphères de la vie); 2) génériques en durabilité (visant des comportements sociaux requis dans une société verte, comme la responsabilité sociale); 3) compétences vertes spécialisées (spécifiques à chaque secteur d’activité); 4) compétences continues (top up) en matière de développement durable (qui découlent des processus de formation continue des professionnels avec l’intégration des principes du développement durable dans les cursus de toutes les formations spécialisées et non spécialisées dans les universités et les écoles, ou chez les employés déjà sur le marché du travail).

Au-delà de sa définition opérationnelle, soit dans des approches « puristes » (où les emplois verts se trouveraient surtout dans des secteurs traditionnellement verts), soit dans des approches plus larges, le caractère décent de l'emploi vert est interpellé par les enjeux d’équité soulevés dans la conception de la transition juste. En effet, dans la réalité, le caractère décent de ces emplois n’est pas toujours présent. Par exemple, des emplois dans le secteur du recyclage impliquent souvent des pratiques de travail dangereuses, causant des dommages importants à la santé, en plus d’avoir tendance à être précaires et non protégés, où les taux de rémunération des travailleurs y sont souvent faibles (Ree, 2020). Du point de vue des qualifications et des salaires, les « emplois verts émergents » (Dierdorff et al., 2015) exigeraient généralement des niveaux plus élevés de qualification, tandis que les emplois à compétences améliorées et les emplois à demande accrue ont tendance à se situer plus bas dans la hiérarchie professionnelle, avec des compétences et des qualifications de niveau inférieur et des conditions de travail moins avantageuses.

Enfin, l’éclatement des définitions montre le caractère à la fois émergent académiquement et faiblement structuré des discussions dans ce domaine. Toutefois, les conceptions mobilisées sont susceptibles d’agir sur les définitions de ces emplois et sur les politiques pour les mettre en place, jouant un rôle crucial dans l’estimation et le calcul global des emplois verts.

2.3 Politiques publiques et emplois verts : la jeunesse en tant que cible convoitée

Outre les aspects définitionnels des emplois verts, l’environnement et l’économie se relient inéluctablement par les faits; les changements climatiques et les politiques environnementales ont des effets concrets sur l’emploi : a) de nouveaux emplois seront créés (dans des occupations existantes et de nouvelles), b) certains emplois seront éliminés, c) certains emplois seront remplacés, et d) la majorité des emplois connaîtront des transformations (OIT et Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2012). En ce sens, si les effets positifs d’une transition verte en termes de création d’emploi sont démontrés par diverses recherches (Bezdek et al., 2008; Barrett et al., 2002; Atherton et Rutovitz, 2009), plusieurs secteurs auront des pertes massives d’emploi – comme la sidérurgie et l’industrie cimentière –, d’autres parviendront à de larges transformations, tandis que certains augmenteront le nombre d’emplois, ce qui révèle que « la reconversion écologique constituera donc une opération extrêmement délicate » (Méda, 2016 : 206).

Or, des inégalités sociales traversent autant la perte d’emplois que leur création. En ce sens, Littig (2017), Sofroniou et Anderson (2021) montrent, par exemple, que les professions vertes nouvelles et émergentes sont principalement des professions liées à l'ingénierie et à l'informatique, domaines dans lesquels les femmes sont nettement sous-représentées. Ces résultats suggèrent qu’une transition vers une économie plus verte et plus propre ne profite pas aux femmes et aux hommes de la même manière et risque de renforcer des tendances professionnelles moins favorables pour les femmes. C’est pour ces raisons que les effets de la transition écologique sur l’emploi ne peuvent pas se passer de l’intervention des États, qui doivent prendre des mesures sur plusieurs plans (compétences professionnelles, réorientations professionnelles, droits des travailleurs, systèmes d’information sur le marché du travail et dialogue social) (OCDE, 2012).

De plus, comme nous venons de le voir plus haut, les emplois verts sont présentés par divers auteurs comme la solution idéale pour résoudre à la fois les défis environnementaux, la croissance économique et la montée des niveaux d’emploi, ainsi que pour renforcer l’intégration de certaines catégories de travailleurs sur le marché du travail. Cette idée est encore plus populaire lorsqu’il s’agit des jeunes dans l’économie verte, étant donné que ceux-ci figurent parmi les catégories les plus touchées par des niveaux élevés de chômage. Même si la place des jeunes dans l’économie verte n’est pas clairement définie – si l'on se base sur le nombre très limité de recherches qui s’intéressent à cette thématique – quelques travaux explorent cette question (Aceleanu et al. 2015; Baş, 2021; Mudombi, 2017; Soomro et al., 2020).

Un nombre encore moindre d’études se penchent concrètement sur des programmes d’emplois verts pour les jeunes. Dans le contexte des États-Unis, Falxa-Raymond et al. (2013) analysent les expériences des jeunes bénéficiaires d’une initiative publique-privée à New York, qui visait à encourager des jeunes, âgés de 18 à 24 ans à faible revenu et éloignés de l’emploi à s’insérer dans les emplois verts à temps plein. L’article montre qu’en raison de leur adhésion au programme, la plupart des candidats signalent un changement positif tant dans les attitudes envers soi (confiance, amélioration de l'estime de soi, ouverture à l'apprentissage) que dans leur attitude envers l’environnement, notamment une prise de conscience des défis environnementaux et un désir plus grand de contribuer à la préservation des ressources naturelles. Au Canada, Guzman Skotnitsky (2021) examine cinq initiatives canadiennes d’insertion des jeunes dans le secteur vert. À partir d’entretiens avec des employés liés à la gestion des programmes et d’un sondage auprès de 263 jeunes, sa recherche montre que les programmes fédéraux sont largement ancrés dans les domaines des sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), susceptibles alors de reproduire des inégalités sociales déjà existantes en ciblant certains profils de jeunes au détriment d’autres. Si, comme le préconise l’OIT, la transition vers des emplois verts doit être socialement juste, les dimensions d’inclusion et d’équité seraient importantes dans la définition des bénéficiaires et dans la mise en œuvre des programmes ciblant des emplois verts.

03. Méthodologie

Cet article présente une analyse exploratoire des approches de la transition écologique, des types d’emplois et des catégories de la jeunesse qui y sont associés, au sein des principales actions menées par l’État canadien en matière d’insertion professionnelle des jeunes dans les emplois verts.

Les résultats sont issus d’une recherche documentaire des textes officiels des deux programmes fédéraux, Horizons Sciences pour les jeunes et Programme de stages en sciences et en technologie [PSST] – Emplois verts, et ceux des dispositifs qui les opérationnalisent pour un total de 37 documents disponibles en ligne (rapports ministériels ou des organisations tierces, ainsi que des sites Web). Ces deux programmes se déclinent dans des dispositifs variés mis en œuvre par des organisations tierces (institutions partenaires). Comme dans d’autres contextes, ces dispositifs sont compris comme des « service[s] public[s] orienté[s] à améliorer les opportunités d’insertion professionnelle des jeunes » (Jacinto, 2010 : 15). L’analyse documentaire descriptive et sémantique menée ici de ces programmes et dispositifs suit la perspective méthodologique de May (2011), selon laquelle les documents ne reflètent pas simplement une réalité ou un problème public, mais ils les expriment à la fois par les actions qui en découlent et par les significations, définitions et approches adoptées, indispensables à la compréhension de l’action publique selon l’approche cognitive de la sociologie politique (Muller, 2000).

Au total, les deux programmes fédéraux se déclinent dans 16 dispositifs mis en œuvre par 10 organisations tierces. Néanmoins, seulement 11 dispositifs sont analysés ici. En effet, en ce qui concerne la méthode de sélection des cas, les organisations tierces et leurs dispositifs ont été choisis selon la disponibilité de leurs données et l’ancienneté de leur fonctionnement. Par ces critères, certains dispositifs ont dû être exclus : par exemple, « ImaGENation » et « Generation Power » de l’organisation autochtone Indigenous Clean Energy ont été entamés en 2021 et ne disposaient pas encore de données; d’autres, comme le dispositif déployé par le Conseil des ressources humaines de l'industrie minière dont le fonctionnement remonte au moins à 2017, ne disposent pas non plus d’informations.

Au final, l’analyse s’est déroulée au moyen d’une indexation thématique et d’un examen sémantique, sur la base d’une grille visant à cerner, dans chaque dispositif, tant les caractéristiques objectives des programmes que les approches et les définitions d’emplois verts, les secteurs associés à la transition écologique, tout autant que des catégories de la jeunesse ciblées et/ou priorisées aux fins de l’intervention, incluant les considérations d’équité et d’inclusion

04. Les politiques d’emplois verts ciblant les jeunes au Canada : balbutiements de la transition écologique

Le Canada ne fait pas exception à la vague de verdissement de l’emploi des jeunes, opportunité à double tranchant qui contribuerait à la fois à leur insertion et à la transition écologique. Cette section décrit d’abord les cadres généraux définis par les deux ministères fédéraux qui pilotent les principaux programmes pour ensuite s’adresser à leur mise en œuvre par des organisations tierces. Si les normes et les orientations générales établies par ces programmes sont déjà révélatrices des représentations sur la transition écologique, sur les liens économie-environnement ainsi que sur les jeunes ciblés ou leur rôle par rapport aux emplois verts, leur mise en œuvre est diversifiée en raison des dispositifs qui les opérationnalisent et vient compléter ces représentations.

4.1 Deux programmes fédéraux au croisement de l’environnement et de l’emploi jeunesse

Deux programmes principaux au croisement de l’environnement et de l’emploi ciblent explicitement les jeunes en ce qui concerne les initiatives visant à développer des emplois verts : le programme de stages Horizons Sciences pour les jeunes et le programme de stages en sciences et en technologie – Emplois verts (PSST – Emplois verts). Les deux ont comme mesure principale d’offrir des subventions salariales aux employeurs afin de proposer des stages (d’une durée allant jusqu’à 12 mois) aux jeunes et, dans les deux cas, les organisations partenaires restent responsables de la mise en œuvre, du recrutement des jeunes et du contact avec les employeurs (figure 1).

Figure

Figure 1 – Les programmes ministériels et leur mise en œuvre par des institutions partenaires

Figure 1 – Les programmes ministériels et leur mise en œuvre par des institutions partenaires

* Les dispositifs combinent les subventions issues de deux programmes.

Source : Données compilées par les auteures à partir des informations en ligne du ministère de l’Environnement et du Changement climatique Canada (ECCC), du Ministère des Ressources naturelles Canada (RNCan) et des organisations tierces

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Le premier programme, lié au ministère de l’Environnement et du Changement climatique (ECCC), est né en 1997 et est cité dans la Stratégie de développement durable 2019-2022 comme l’un des instruments étatiques pour appuyer la transition verte vers une économie à faibles émissions de carbone, visant « la croissance économique verte ». Avec cette approche techniquement circonscrite et économiquement centrée, les documents insistent sur le terme d’économie verte, à laquelle le programme contribue par le soutien des emplois verts destinés aux jeunes ou plus globalement par la croissance d’une main-d’œuvre dans des emplois verts au sein des entreprises.

Le deuxième programme, lié au ministère des Ressources naturelles Canada (RNCan) et également lancé en 1997, est cité dans le plan ministériel 2020-2021. Il vise à promouvoir des « résultats environnementaux positifs », si on reprend les termes dans lesquels le programme formule sa contribution à la transition. L’approche générale de cette dernière y est définie de manière plus vague comparativement au programme précédent, et en dépit des objectifs écologiques, les objectifs économiques ressortent davantage par des formulations générales sur la contribution du programme à l’économie canadienne tout simplement.

De plus, le programme Horizons Sciences définit l’économie et la croissance verte comme des emplois dans deux secteurs, celui de l’environnement et celui des technologies propres; il est centré sur les domaines des STIM. Selon les informations disponibles en ligne, les étudiants et étudiantes travaillent dans des domaines variés, notamment dans la conservation, la restauration, les énergies de remplacement et le développement durable, et entre 2021 et 2023, plus de 1 900 jeunes sembleraient avoir bénéficié des stages du programme. D’anciennes informations malheureusement plus disponibles sur le site Web permettaient de calculer en avril 2022[4], que plus du tiers des stages se trouvaient dans le secteur de la protection de l’environnement (36,54 %), suivi de la conservation de ressources (9,92 %) et de l’ analyse des changements climatiques (9,74 %). D’autres secteurs, soulevés dans la description du programme, comptaient pour moins de 1 %, dont la conservation/restauration des écosystèmes (0,42 %) et le développement durable (0,12 %). Il existe encore d’autres secteurs qui comportaient une représentativité infime, telle que les technologies propres ou vertes » (0,91 %), l’ agrotechnologie/agriculture (0,42 %) et la gestion du gaspillage  (0,12 %).

Pour sa part, le PSST – Emplois verts cible explicitement les emplois dans le secteur des ressources naturelles, enregistrant 2 454 placements pour la période 2017-2021[5]. Pour la période 2021-2022, le ministère des Ressources naturelles a annoncé 1 500 stages désormais mis en œuvre par 11 institutions partenaires. Par ailleurs, en raison du niveau d’agrégation des données et des différents intervalles recensés pour le PSST – Emplois verts, il n’est pas possible de cerner les proportions de stages dans tous les secteurs d’activité, mais de manière générale, les technologies propres occupent une place importante, dans une proportion de 83% de ces stages, renvoyant à une approche de la transition qui mise notamment sur la technologie en réponse aux changements climatiques avec, cette fois, l’ajout de secteurs tels que la foresterie, les mines et les sciences de la Terre.

Enfin, les deux programmes sont conçus en articulation avec la principale stratégie d’emploi jeunesse du Canada, c’est-à-dire la Stratégie emploi et compétences jeunesse (SECJ), dans laquelle sont impliqués 11 ministères et organismes fédéraux. Dans le programme Horizons Sciences, la jeunesse est représentée hâtivement dans les documents par ses caractéristiques éducatives et par des finalités à plus court terme. Le programme vise ainsi plus ponctuellement à « aider les jeunes diplômés à acquérir une précieuse expérience de travail pour appuyer leur réussite sur le marché du travail »[6], objectif formulé en parallèle avec celui d’aider les entreprises et soutenir l’emploi vert. Le programme est au service d’une population étudiante de niveau postsecondaire (diplômés récents universitaires, collégiaux ou techniques) dont l’âge maximal est de 30 ans. Le programme offre aussi des possibilités propres aux diplômés autochtones, aux diplômés des régions rurales et éloignées et aux femmes dans les domaines des STIM, sans préciser de cible spécifique à atteindre.

Contrairement au programme précédent, le PSST – Emplois verts cible directement des jeunes entre 15 et 30 ans ayant le droit de travailler à temps plein au Canada. En termes de représentations, la jeunesse est définie dans le PSST – Emplois verts par le rôle important qu’elle joue « dans le façonnement de l’avenir de l’économie canadienne »[7] et, plus largement, d’une main-d’œuvre qualifiée. Ce programme vise à sublimer ce rôle en appuyant le développement professionnel des jeunes à plus long terme par l’acquisition des compétences, d’une expérience de travail de qualité, et en l’utilisant comme levier pour « lancer des carrières » dans le secteur. Ce programme insiste davantage sur l’inclusion en emploi, et fixant des cibles précise. À propos de ce critère, près des deux tiers des jeunes font partie de groupes visés par l’équité en matière d’emploi (63 %), selon les données agrégées de 2017-2018. De plus, afin d’atteindre soit l’inclusion des jeunes autochtones, soit de ceux et celles de communautés rurales et/ou éloignées, l’exigence aux bénéficiaires de posséder un niveau d’éducation postsecondaire a récemment été supprimée des critères du programme. Grâce à ce changement, la participation des jeunes autochtones et du Nord a monté « de 5 % à 12 % en 2019-2020 [et à] plus de 50 % [pour ce qui est de] la participation des groupes d’équité en matière d’emploi » (Gouvernement du Canada, 2020 : 53).

4.2. Une mise en œuvre diversifiée des programmes fédéraux et des stages verts : objectifs, secteurs, emplois, compétences et bénéficiaires

La mise en œuvre de ces programmes par des organisations tierces permet de donner un aperçu plus précis des mesures et des publics finalement touchés par l’action publique et de la manière dont l’emploi des jeunes et l’environnement sont abordés concrètement dans la pratique (Lima, 2016). De plus, elle permet de compléter les conceptions programmatiques formulées au niveau de l’État central, grâce aux visions avec lesquelles les acteurs de terrain traduisent ces conceptions et aux significations qu’ils leur donnent.

En premier lieu, concernant les conceptions de la transition avancées dans les dispositifs, il est possible d’observer un continuum de visions qui se circonscrivent autour de la définition générale des ministères (sous l’approche de l’économie verte ou simplement par son caractère vague et peu explicite) ou au contraire, l’élargissent, redéfinissant ainsi les liens économie et environnement. En effet, peu de dispositifs (celui de l’Association canadienne pour les Nations Unies [ACNU] ou de BioTalent en sont des exemples) mobilisent les termes d’économie verte ou de développement durable dans la présentation de leurs dispositifs et, le cas échéant, soulèvent explicitement la priorité de répondre aux besoins de l’industrie à travers cette forme d’économie. Toujours dans le sens d’accorder la priorité au développement économique, d’autres termes qui se rapprochent des précédents sont aussi utilisés (dans les documents de Ressources humaines, industrie électrique Canada [RHIEC] ou des Collèges et instituts Canada [CICan]) : ceux de l’économie propre (clean ou cleaner economy) ou de la croissance économique durable (sustainable economic growth) axée sur des solutions techniques, notamment la réduction de gaz à effet de serre. Cependant, on voit s’élargir sur ce continuum la panoplie de critères inclus dans la vision de la transition, avec l’exemple des dispositifs d’ECO Canada qui réfèrent à la croissance économique responsable et durable, parallèlement à l’objectif prioritaire de protection de l’environnement et de la formation d’une main-d’œuvre environnementale canadienne. Ainsi, d’autres approches émergent progressivement, dans les documents de Clean Fondation, d’une transition juste pour une économie propre (fair transition for a cleaner economy), accompagnée d’une société (et non seulement d’une économie) plus verte (greener society). Dans le dispositif d’apprendre par les arbres Canada [APLA] (2019), on identifie, à l’autre extrême du continuum, une conception plus systémique, à travers des mots-clés qu’on peut rattacher à l’économie sociale et solidaire ou à la transition juste, par une perspective incluant le rééquilibrage « efficace entre les valeurs environnementales, économiques et sociales », l’atteinte de « relations productives axées sur la collaboration qui créent une confiance mutuelle », et le « droit à l’autodétermination des communautés dans lesquelles nous vivons, travaillons et servons », tout en faisant « une différence positive et durable en créant un avenir plus équitable et inclusive » (APLA, 2019 : s/p). Ainsi, lors de la mise en œuvre des programmes fédéraux, les dispositifs transforment la vision de la transition écologique avec laquelle les premiers conçus, pour étendre, à des degrés variables, sa signification ou pour changer de paradigme.

En deuxième lieu, une variété de définitions des emplois verts émergent à travers divers aspects qui opérationnalisent les programmes. Tout d’abord, par les secteurs d’activité ciblés (tableau 1): certaines organisations, en fonction de leur mission plus générale, préciseront et élargiront les types et le nombre des secteurs, tandis que d’autres s’aligneront sur la définition générale établie par les ministères. Par exemple, la classification de BioTalent à l’égard de la bioéconomie renvoie aux définitions de produits et processus (mais encore des droits de propriété intellectuelle) liés à l’économie verte ou au développement durable au sens large, en impliquant des emplois qualifiés, dans quatre sous-secteurs précis : biosanté, bioénergie, biotechnologie agricole, produits bioindustriels. De plus, cette organisation réitère aux programmes fédéraux le besoin de subventions à l’extérieur du domaine des sciences pures (ex. finances, marketing, commercialisation, informatique). Pour sa part, APLA accorde une place importante aux stages dans des parcs provinciaux et territoriaux ainsi que dans la sylviculture et la santé forestière, mais en insistant sur le développement d’une carrière verte. Les secteurs de gestion des ressources, de la conservation et/ou de l’éducation environnementale y sont aussi admis. Les dispositifs de Clean Foundation et RHIEC vont plus loin en intégrant des secteurs atypiques dans les débats de l’économie verte, tel le commerce de détail écologique. Inversement, d'autres dispositifs sont plus restrictifs dans le choix des secteurs (ACNU, CICan, Youth in natural ressources d’ECO Canada), même si dans l’ensemble des dispositifs on peut souligner un élargissement des secteurs priorisés par les programmes fédéraux (STIM et ressources naturelles), en allant de la biotechnologie à l’éducation, entre autres.

Tableau 1

Les dispositifs mettant en œuvre les programmes Horizons Sciences et PSST Emplois verts selon l’organisation, les secteurs d'activité et le nombre de bénéficiaires.

Les dispositifs mettant en œuvre les programmes Horizons Sciences et PSST Emplois verts selon l’organisation, les secteurs d'activité et le nombre de bénéficiaires.

* Les informations concernant le Programme Emplois verts de Clean Foundation n’étaient pas disponibles.

** Ce nombre est approximatif, car l’organisation a présenté des chiffres généraux pour un ensemble de dispositifs.

Source : Sites et documents fournis en ligne par les ministères et par les organisations tierces

-> See the list of figures

L’observation des secteurs propices aux emplois verts reste cruciale tant pour l’avancée de la transition que dans la mesure où ils sont déterminants du caractère décent du travail préconisé par l’OIT. En effet, en termes de hiérarchie des métiers, les secteurs de stages privilégiés par les deux programmes fédéraux (STIM et ressources naturelles) jouissent de la reconnaissance sociale associée à l’emploi[8]. D’autres secteurs également importants et reliés à la transition écologique, comme celui du recyclage, se trouvent absents ou moins présents dans les stages. Ceux-ci se caractérisent généralement par des métiers moins valorisés socialement, et dont les conditions et la qualité de l’emploi sont aussi dégradées (Ree, 2020). On peut souligner que le caractère décent du travail est soulevé dans les documents par certains dispositifs portant une vision plus systémique et sociale de la transition, par leur capacité à assurer des « expériences de travail significatives » au moyen des stages (APLA, ECO Canada), voire en affichant des chiffres sur les stages qui débouchent sur des emplois à long terme (BioTalent, APLA, Clean Fondation).

Peu détaillée dans les documents des programmes fédéraux, la formation des compétences vertes constitue un aspect clé pour développer une définition et intégrer les jeunes aux emplois verts (Aceleanu et al., 2015). Certains des changements structurels en vue de la transition se trouvent dans les compétences, dans la formation et dans les savoir-faire de divers emplois (Bowen et al, 2018), ce qui induit des transformations dans les carrières et aussi dans les programmes d’éducation pour de nouveaux professionnels.

En ce qui concerne les dispositifs analysés, les compétences à développer apparaissent soit spécifiquement pour la mesure, soit de façon générale pour l'ensemble de travailleurs et travailleuses dans un emploi vert visé. Dans l’un des dispositifs d’ECOCanada, sont soulevées à la fois des compétences techniques poussées (comme la connaissance de la politique et de la législation en lien avec l’environnement) et génériques (comme la communication et la collaboration). Dans les cas de BioTalent et RHIEC, les compétences visées sont à la fois génériques et générales, mais appliquées au domaine environnemental. Dans l’un des dispositifs déployés par CICan, les compétences vertes sont surtout liées à certains secteurs spécifiques de l’industrie et donc des savoir-faire spécialisés dans le domaine. En outre, des organisations telles que BioTalent Canada et ECO Canada offrent des cours de courte durée pour le développement des compétences en dehors des programmes fédéraux. BioTalent Canada offre 13 cours ayant une durée de 2 à 10 heures, dont les sujets concernent des compétences fondamentales en lecture, rédaction, communication, collaboration, numératie, utilisation de document et résolutions de problèmes, les bonnes pratiques de laboratoire, l’assurance et le contrôle de qualité, tout autant que les compétences fondamentales en bioéconomie. ECO Canada offre un large éventail de formations, dont un cours visant les compétences essentielles pour les spécialistes en environnement au niveau junior, des cours et des webinaires sur la communication, sur la santé des océans, les compétences essentielles dans les secteurs de l’environnement, la gestion de projet, la rédaction technique, etc. L’organisation développe aussi une formation (« BEAHR »), axée sur l’emploi, offerte dans les communautés autochtones, visant à intégrer les connaissances traditionnelles et scientifiques. Les formations ciblent soit les compétences génériques, soit techniques. Ainsi, les visées en termes de développement des compétences spécialisées, génériques et générales lors de la mise en œuvre viennent élargir à la fois le spectre de celles présupposées dans les programmes fédéraux (qui, à l’inverse, ciblent les domaines techniques et spécialisés) et encore, la définition des tâches et postes potentiels pour déployer les emplois verts.

Enfin, on observe que, dans les faits, les postes concrets proposés par les dispositifs - en tant que indicateur potentiel des définitions d’emploi vert- sont encore largement variables d’une organisation à l’autre. C’est l’une des raisons pour lesquelles ECO Canada développe, par exemple, la notion d'« emploi en environnement » par l'intermédiaire d’une méthode de définition propre à l’organisation compte tenu de l’absence de renseignements identifiables sur les emplois verts dans la classification nationale des professions. Cette organisation souligne également le caractère « intersectoriel » et avance encore un modèle comptant trois grands secteurs pour définir ces emplois : celui de la « protection de l’environnement », de la « gestion des ressources » et de la « durabilité de l’environnement ». L’institution souligne qu’en 2016 le secteur affichant une augmentation importante de l’offre d’emploi en environnement était celui lié à l’agriculture et à l’horticulture – un secteur, il faut le rappeler, peu mentionné dans les programmes d’insertion professionnelle des jeunes des deux ministères. En outre, on note encore d’autres secteurs parmi les dispositifs, comme ceux qui s’adressent à l’éducation, à la préservation et à la restauration de l’environnement (ex. des emplois verts d’APLA), ou ceux incluant des postes dans le secteur du commerce de détail (comme dans le dispositif Discovering Potential, les RHIEC, et le Clean Leadership Professionnal Internship Program, de Clean Foundation). BioTalent Canada, pour sa part, fait référence à plusieurs types de postes, tels que coordonnateur du marketing numérique, illustrateur scientifique, animateur éducatif, technologue des mines, apprenti électricien, ingénieur civil stagiaire ou analyste de données spatiales. Ces postes insistent sur une définition très large des emplois verts, définis concrètement par le processus impliqué plutôt que sur le type de produit ou service résultant, au point où un poste de « technologue des mines », lié à l’industrie minière, secteur largement reconnu comme ayant des pratiques prédatrices sur la nature, pourrait être inclus parmi les stages en emplois verts financés par l’action publique.

En somme, que ce soit par les objectifs généraux affichés par les dispositifs, ou par les secteurs, compétences ou postes décrits lors de la mise en œuvre des stages, on remarque un important élargissement de l’intervention, comparativement à la définition étatique centrale des conceptions tant de la transition que de ce qui peut être considéré comme un emploi vert.

La conception de la jeunesse est pour sa part minimale dans la plupart des dispositifs, au point d'apparaître parfois comme une note de bas de page d’un rapport, la définissant par la tranche d’âge (15 à 30 ans) ou par le niveau scolaire (diplômés), lesquels sont déjà établis par les programmes fédéraux. À travers ces maigres descriptions, on voit quand même émerger transversalement des qualificatifs positifs et valorisants (talentueux, leaders, qualifiés, et acteurs de l’avenir) des jeunes, les positionnant en tant qu’acteurs clés de la transition et de la croissance propre, constat à considérer avec prudence dans la mesure où les organisations ont la mission d’attirer tant des jeunes bénéficiaires que des employeurs pour participer aux dispositifs.

Dans ce contexte, c’est davantage le nombre de bénéficiaires ou l’effort d’intégration des dimensions d’inclusion et d’équité dans la sélection de la population ciblée qui sont mis en valeur par les programmes. Ainsi, on remarque dans le tableau 1 que l’institution APLA serait celle ayant bénéficié au plus grand nombre de jeunes durant les années de référence (2 059 pour les années 2018-2019), suivi des actions d’ECO Canada (1 378 au total pour les années 2021-2022), du CICan (960 entre 2015 et 2019) et de l’ACNU (709 entre 2017 et 2022). Mais ces informations restent peu systématiques s’il s’agit d’en tirer des constats spécifiques ou de comparer les dispositifs.

En outre, tandis que le PSST – Emplois verts soulignait plus précisément le besoin de promouvoir l’équité, la diversité et l’inclusion en ciblant une participation de 50 % des groupes visés par l’équité en matière d’emploi dans le rapport 2020-2021, celles-ci sembleraient une préoccupation explicite courante dans toutes les organisations, à approfondir par de futures données de recherche, car seulement quatre des 11 dispositifs étudiés offrent des données détaillées à ce sujet. En effet, APLA souligne l’atteinte de la parité hommes-femmes ainsi que 12 % de jeunes autochtones et 23 % issus de communautés rurales bénéficiaires des programmes dans les années 2018-2019. Clean Leadership Professional Internship Program de Clean Foundation avait en 2019 une majorité de femmes (49) parmi les 82 participants et 7 jeunes autochtones, tandis que les personnes auto-identifiées avec un handicap ou d’une minorité visible étaient peu nombreuses. Dans les dispositifs déployés par BioTalent Canada entre 2019 et 2021, on observe légèrement plus de femmes dans Horizons Sciences, tandis qu’elles sont moins nombreuses dans le PSST – Emplois verts; ces deux dispositifs comptent une participation moindre de jeunes autochtones, identifiés comme minorité visible ou encore de nouveaux arrivants au Canada. En ce sens, Guzman Skotnitsky (2021) soulignait déjà les disparités concernant les niveaux d’éducation et le statut d’immigration, en suggérant la suppression de ces critères dans les programmes fédéraux canadiens.

05. Conclusion

Dans le contexte des débats caractérisés par une multiplicité des approches et des termes entourant les liens entre l’économie et l’environnement (développement durable, économie verte, transition juste, capitalisme vert, décroissance, économie écologique, économie sociale), différentes dimensions de la transition sont avancées (innovation technologique, productivisme, protection de l’environnement, équité) lors des solutions pour atténuer ou éviter les effets des changements climatiques. Cette multiplicité de perspectives semblerait concerner aussi le lien spécifique entre l’emploi et la transition, avec l’exemple paradigmatique des emplois verts. Opérationnel et polysémique, il manque à ces types d’emploi une définition commune à la recherche, aux organisations productives ou à celles mettant en œuvre des programmes gouvernementaux, ce qui rend aussi difficile le jugement de leur viabilité sociale ou économique et leur portée sociologique. Ce cadre révèle en même temps la place essentielle de l’État dans la régulation et l’élaboration des politiques dans le domaine des emplois verts afin de traiter de cet enjeu « multisectoriel » (Krawchenko et Gordon, 2021) et « délicat » (Méda, 2016) qui est la transition écologique en lien avec l’emploi.

Partant de ces prémisses, les analyses présentées ici sur les politiques visant l’insertion des jeunes dans les emplois verts au Canada contribuent à la description tant des actions que des représentations et conceptions (de la transition, des emplois verts de la jeunesse comme cible prioritaire) au sein de ces politiques.

En plus de démontrer le besoin d’un dialogue scientifique entre des domaines d’étude différents (environnement, économie, emploi, action publique, jeunesse), ces analyses mettent de l’avant, en premier lieu, le positionnement dans ce débat des approches canadiennes d’intervention en la matière. En effet, tel qu’il est observé dans les énoncés des principaux programmes au Canada – et même si leur existence est déjà appréciable –, les deux seules politiques fédérales visant l’insertion de jeunes dans les emplois verts s’inscrivent dans une approche davantage techniciste et économiquement centrée de la transition, avec un accent sur l’offre de stages dans les secteurs classiques des STIM et des ressources naturelles. La prédominance de ces secteurs se répercute sur le type de qualification et le niveau d’éducation associés aux bénéficiaires potentiels des emplois verts : les deux programmes fédéraux ciblent (directement dans le programme Horizons Sciences et indirectement dans le PSST – Emplois verts) la catégorie particulière des jeunes éduqués et avec moins de difficultés d’insertion sociale et professionnelle, en tant que bénéficiaires des emplois de la transition.

Cependant, l’analyse de la mise en œuvre concrète de ces cadres programmatiques, grâce à l’offre de stages par plus d’une dizaine de dispositifs étudiés, permet en deuxième lieu de nuancer et de compléter ces conceptions pour le Canada. En effet, les organisations adoptent à travers leurs dispositifs des perspectives similaires (économie verte, développement durable), plus ou moins proches (économie propre, croissance économique responsable et durable) ou directement différentes (transition juste, économie sociale, société verte, etc.) de la transition et des liens entre l’économie et l’environnement, par rapport à la conception générale des ministères.

De plus, les définitions des secteurs, emplois ou compétences avec lesquelles les acteurs de terrain opérationnalisent les programmes lors des interventions permettent de souligner un important élargissement (comparativement à la définition étatique centrale) des conceptions d’un emploi vert. Ainsi, le « travail environnemental classique » (science, écologie, ingénierie de l’environnement, analyse environnementale, etc.) ne concernerait qu’une petite partie des emplois verts (Bezdek et al., 2008). Les organisations – à des degrés divers et selon leur mission institutionnelle – saisissent bien cet enjeu et le traduisent dans une offre diversifiée de stages.

En même temps, du point de vue de la connaissance, cet élargissement montre également que les emplois verts font référence à une variété d’objets empiriques : des emplois en lien avec l’environnement, des secteurs précis d’activité et de l’industrie qui soutiendraient la transition écologique, des produits et des services finaux dits verts ou des processus de production propres, des labels et certifications vertes; des emplois dans des zones protégées; des compétences générales et spécifiques, mais également des services et emplois connexes aux enjeux environnementaux. Cet ensemble hétérogène d’objets interpelle à son tour la recherche future qui, en l’absence de critères concrets communs pour juger du caractère vert d’un emploi, devrait manifestement les étudier à la fois sur un continuum allant du « plus vert » au « moins vert » et sur le double point de vue des pratiques objectives et des implications subjectives par les acteurs concernés. En effet, la plupart des personnes qui occupent des emplois dans l’économie verte ne sembleraient pas établir des liens entre leur occupation et l’économie verte, pas plus qu’elles ne sembleraient en avoir pris conscience (Bezdek et al., 2008).

Enfin, les investissements dans les emplois verts sont, dans les faits, comme nous l’avons vu dans les données, des investissements touchant également des populations différentes. Cet aspect sous-tend des controverses importantes sous-jacentes aux emplois verts au regard de la répartition de l’emploi global et de la distribution des ressources dans la société, des conditions avantageuses ou désavantageuses qui caractérisent les emplois verts en termes de qualité d’emploi ou des compétences, inégalités et iniquités sociales d’accès à ces emplois. Dans ce débat, nous avons soulevé que la place des jeunes semblerait un enjeu primordial de la transition, bien que sa définition soit minimale, tant au niveau des programmes fédéraux que des dispositifs.

À l’inverse, on peut observer que tandis que les critères d’équité et d’inclusion sont énoncés dans les programmes fédéraux, les analyses montrent qu’ils sont davantage recherchés par les dispositifs de la mise en œuvre. Ces derniers tentent à leur tour d’intégrer une diversité de catégories sociales des jeunes – personnes handicapées, nouveaux arrivants, autochtones, femmes et hommes, minorités visibles. Par ces actions, les organisations et leurs dispositifs permettent de soulever la question spécifique aux perspectives systémiques et sociales en se demandant si la « croissance propre » et la « transition verte », expressions mobilisées par l’État, sont susceptibles de préserver, dans les faits, leur caractère équitable.