Article body

01. Introduction

L’actualité économique africaine gravite depuis 2012 autour de la question de la ZLECAF (Zone de libre-échange continentale africaine). Cette dernière est un modèle par excellence d’un développement axé sur l’expansion du commerce. Cette approche privilégiée s’est amorcée depuis les années 1980 avec les politiques d’ajustement structurel ensachées dans le consensus de Washington prônant l’ouverture au marché. À cette même période est forgée la notion d’émergence par les institutions financières internationales (Christophe Jaffrelot, 2008 ; Sylvie Delannoy, 2012) ; celle-ci est, depuis lors, endossée par les pays africains qui ne conçoivent plus guère leurs politiques publiques de développement que sous le prisme de ce concept[1]. Sa généalogie remonte à la fin des années 1950 dans le contexte de la guerre froide[2].

L’idée d’émergence dans la sphère politique fait suite aux remises en cause d’autres vocables à connotation négative qui ont marqué et jalonné l’histoire de la pensée économique et des relations internationales dans les périodes précédentes : pays sous-développés, pays en voie de développement, pays en développement, tiers-monde, pays les moins avancés, etc. À la notion d’émergence serait, par contraste, associée une « figure positive[3] » des sociétés qu’elle désigne[4]. Il n’en demeure pas moins que ces diverses appellations, y compris aujourd’hui celle de l’émergence, procèdent d’une vision européocentrée du monde consistant à discriminer les nations selon leur degré de développement supposé. Pour Jean-Jacques Gabas et Bruno Losch : « cette notion ‘d’émergence’, mouvante et sans définition standard, est enchâssée dans une représentation implicite du monde : elle exprime la reconnaissance d’un statut, celui de nouvel arrivant dans l’antichambre de la ‘cour des grands’, celle des pays les plus ‘avancés’ qui ont réussi leur ‘développement’[5] ». On perçoit ainsi la connotation idéologique de l’émergence puisque ce concept contribue à accréditer l’idée d’une différenciation des nations, au regard de la subalternisation de certaines par d’autres. Lesquels se sont arrogé le droit de classifier les pays selon leur conception particulière du développement. Vu sous cet angle, l’émergence est une exclusion qui vise à préserver et à pérenniser la perception élitaire que les grandes puissances occidentales ont d’elles-mêmes en matière de performance économique mondiale et de puissance[6]. On ne peut, dès lors, que s’interroger sur la facilité avec laquelle les pays africains rassemblés aujourd’hui dans l’Union africaine (UA), organisation continentale, aient adhéré à cette philosophie de l’émergence sans avoir au préalable testé pour eux-mêmes la validité de ses préconçus. En effet, l’émergence désigne à minima, dans son acception économique, un certain nombre de pays caractérisés par leur dynamisme et leur capacité présumée à s’arrimer à la mondialisation économique, à tirer leur épingle du jeu dans la nouvelle configuration de l’économie de marché qui voit les pays se livrer une concurrence acharnée : « De fait, les pays émergents se définissent d’abord par leur décollage économique comme en témoigne le poids croissant de certains d’entre eux dans l’économie mondiale » (Christophe Jaffrelot, 2008, p. 13), ou encore : « Les termes de pays émergent et de marché émergent ont fait leur apparition dans la littérature, désignant les pays les plus dynamiques parmi les pays en développement et les mieux intégrés dans l’économie désormais mondiale » (Julien Bueb, dans Lucie Delabie et al., 2017, p. 25). La question se pose de savoir si l’émergence est porteuse d’une politique d’indépendance pour l’Afrique, telle que visée par le panafricanisme, ou n’est-elle qu’une mise en avant des politiques néolibérales consolidant l’extraversion de son économie ? À cette interrogation principale découle subsidiairement une série d’autres questions : quelle démarche les pays africains adoptent face à la problématique de l’émergence comme stratégie de développement ? Faut-il considérer, comme beaucoup d’analystes, que le développement et l’émergence sont identiques et interchangeables ? N’y aurait-il pas de particularisme dans les concepts au point de confondre l’émergence avec le développement ?

Cet article propose, dans une approche analytique, une réflexion sur les notions de l’émergence et du développement et de leurs interrelations. Il reprend, en partie, les principaux débats dans la littérature grise et scientifique avec leurs fondements idéologiques dans un contexte de déploiement de politiques publiques. C’est pourquoi, nous nous appesantissons sur l’analyse des trajectoires de la pensée économique et politique africaine et faisons le constat, dans cette publication, que la question de l’émergence oscille : dans la première section entre la volonté de communautarisation des stratégies de développement de l’Union africaine piégée par les identités multiples, les contraintes structurelles internes et externes des États malgré l’affirmation d’une stratégie d’union par étapes par le biais des coopérations régionales (I); et dans une seconde section, nous interrogeons l’individualisation des stratégies (II) mues par le nouvel enjeu géoéconomique, géopolitique et géostratégique qu’induisent les politiques d’émergence mues par des calculs rationnels voulant affirmer la légitimité de l’État.

02. L’émergence, une tentative africaine infructueuse de communautarisation des stratégies de développement

La communautarisation des stratégies de développement n’est pas un fait nouveau en Afrique. Dans les années qui ont suivi les indépendances, prévalait en effet parmi les pays africains l’idée de la nécessité de conjuguer leurs efforts pour relever le défi du développement. Ayant pris conscience, d’une part, que l’indépendance politique nouvellement acquise ne pouvait être viable sans indépendance économique[7] et, d’autre part, de la faiblesse de leurs pays pris isolément, ils prônèrent la mise en place de politiques communes. Cette nécessité de stratégies et de politiques « en vue de rattraper leur retard en termes de niveau de vie et de compétitivité par rapport aux autres régions du monde et d’assurer un développement humain inclusif et durable[8] » s’imposa de fait. Les pays africains ont élaboré des politiques extraverties d’émergence, pour une attractivité des capitaux étrangers et une libéralisation de leurs échanges économiques, avant l’apparition et l’ancrage de cette notion dans le langage politique courant. L’émergence n’est pas alors à considérer ici comme un fait attesté, quantifiable au travers de données statistiques comme le laisse supposer la description qu’en donnent les théories économiques ; elle est à comprendre comme une démarche volontariste de s’inscrire dans une trajectoire de développement avec comme horizon le décollage économique d’inspiration libérale, à l’instar des pays occidentaux développés[9]. Il convient de faire retour sur ces stratégies qui ont précédé l’apparition sur la scène politique africaine de la thématique de l’émergence (A). Il faudra ensuite se poser la question d’un particularisme de l’émergence au regard du discours sur le développement et l’interrelation des deux concepts qui se nourrissent l’un et l’autre dans la littérature (B).

A : Les tentatives antécédentes de communautarisation du développement, l’émergence sans, et avant le mot

Les pays africains ont très tôt adopté des stratégies communes de développement dont l’objectif était de faire « émerger » l’Afrique et de la positionner en tant que puissance économique, au même titre que les nations développées. Ces primo-stratégies d’émergence, de sortie du sous-développement, en d’autres termes, sont à la fois régionales (1) et continentales (2). Elles ont eu pour ambition de remettre en cause les relations de dépendance économique de l’Afrique (3).

2.1 L’émergence par la régionalisation des stratégies de développement

Il faut remonter au début des indépendances lorsque les pays africains décident de s’inscrire dans une dynamique d’intégration économique régionale. Certes, avaient-ils expérimenté des processus d’intégration pendant la période d’occupation coloniale avec, cependant, un inégal investissement public dans les différentes colonies. Par la limitation et l’augmentation du volume des investissements, les métropoles escomptaient tirer ainsi beaucoup d’avantages et favoriser l’accumulation du capital financier dans les zones géographiques à fortes potentialités économiques en créant des pôles régionaux de croissance. C’est pourquoi, en toute logique, les puissances colonisatrices qui avaient pourtant initié ces processus les démantelèrent avant les indépendances et signèrent avec leurs anciennes colonies des protocoles d’accord léonins. Se rendant alors compte de l’obstacle que représentait l’étroitesse de leurs territoires respectifs, les pays africains prônèrent la constitution d’ensembles régionaux seuls à même, à leurs yeux, de favoriser leur développement (André G. Anguilé et David J. E., 1965 ; Marcel Yondo, 1970), alors même qu’ils venaient de faire le choix du souverainisme[10].

Le premier volet de ces politiques communes a consisté en la réalisation d’une union douanière entre les États membres[11]. Cette stratégie inspirée de la pensée libérale a constitué la substance des politiques pratiquées par les regroupements économiques régionaux, autant en Afrique centrale qu’en Afrique de l’Ouest, et ailleurs sur le continent[12].

Le deuxième aspect des politiques voulues communes par les pays africains dans le cadre régional comporte l’établissement d’une union économique. À visée de développement, cette dernière englobe tous les secteurs de la vie économique et sociale. Elle se subdivise en politiques sectorielles (agriculture, industrie, transports, communication, tourisme, science, technologie, énergie, ressources naturelles, ressources humaines, éducation, formation, culture, etc.). Dans l’optique de l’intégration économique régionale, il aurait en effet été inconséquent de laisser les États mener des politiques disparates. Mais l’union économique implique aussi l’adoption d’une stratégie globale de développement régional dont la finalité est la réalisation entre les États membres d’une cohérence économique par les leviers de la planification et de la promotion d’un développement équilibré.

En matière de planification du développement, il convient de souligner que les États, ayant adopté, au niveau national, des plans de développement économique, social et culturel, il devenait indispensable de les harmoniser dans la perspective de leur intégration économique[13]. Les programmes régionaux de développement qui devaient se réaliser à moyen et à long terme avaient prévu à cet effet des organismes de financement des projets multinationaux d’intégration économique[14]. Véritable outil d’aménagement du territoire, la politique de développement équilibré était, quant à elle, motivée par le souci de corriger les déséquilibres communautaires dans l’optique d’une meilleure répartition des activités économiques sur l’ensemble de l’espace régional.

2.2 L’émergence par la continentalisation des stratégies de développement

Dépassant les limites du cadre régional, la problématique du développement fut également posée au niveau continental par les pays africains. Adoptée en 1963, la Charte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) est éclairante à cet égard. Dans son préambule, les Chefs d’État et de gouvernement considèrent que leur « devoir est de mettre les ressources naturelles et humaines de notre continent au service du progrès général de nos peuples dans tous les domaines de l’activité humaine ». Parmi les objectifs de l’Organisation continentale figure celui qui consiste pour les États à « coordonner et intensifier leur coopération et leurs efforts pour offrir de meilleures conditions d’existence aux peuples d’Afrique » (article II/1/b). Est prévue à cette fin l’harmonisation des politiques générales dans des domaines sectoriels pour favoriser la coopération interafricaine (article II/2). Au demeurant, la notion de « progrès » dont il est fait mention dans ce texte fondateur ne fait pas mystère de la volonté des dirigeants africains d’engager leur continent sur la voie du développement.

La prise en charge continentale du développement est par ailleurs perceptible dans la littérature économique et politique africaine, comme en témoigne l’adoption de certains textes qui ont symbolisé cette orientation : « Déclaration africaine sur la coopération, le développement et l’indépendance économique » (1973) ; « Déclaration de Kinshasa » (1976) préconisant la création d’une communauté économique africaine à l’horizon de quinze à vingt ans ; « Déclaration de Monrovia » (1979) soutenant l’idée d’un développement autocentré porté par l’intégration économique ; « Plan d’action de Lagos (PAL, 1980) [15] » et  « Acte final de Lagos (AFL) » qui lui est annexé ; « Traité d’Abuja (1991) » qui a institué une « Communauté économique africaine ».

2.3 Régionalisation et continentalisation du développement, stratégies inabouties de rupture d’avec l’ordre mondial dominant

Qu’elles aient été élaborées au niveau régional ou à celui continental, les politiques africaines de développement ont été portées en partie par l’ambition prométhéenne de « déconnexion » (Samir Amin, 1986) des mécanismes de la dépendance économique internationale. Inspirées des mouvements de la nébuleuse tiers-mondiste, elles avaient pour ambition de contester l’insertion inégalitaire des pays africains dans l’ordre économique mondial. Le sous-développement endémique de l’Afrique est alors appréhendé comme étant le résultat d’une mise en dépendance historique. Le passage du continent du sous-développement au développement, c’est-à-dire son émergence, devait donc s’inscrire dans le mouvement global d’inversion des rapports économiques internationaux inégaux qui a été désigné sous le terme Nouvel ordre économique international[16].

On retiendra que ces stratégies de contestation de l’ordre mondial dominant ont été peu concluantes[17]. Au niveau régional, les obstacles se sont multipliés sur la voie de l’intégration[18]. Le grand marché, matrice théorique et idéologique de l’intégration économique, est resté un vœu pieux par le persistant cloisonnement des marchés nationaux régulés par les principes du protectionnisme économique : « Additionner n’est pas fusionner » (Henri Bourguinat, 1968, p. 15). Au plan continental, les velléités d’indépendance économique se brisèrent dès le début des années 1990 sur le mur du capitalisme sorti victorieux de sa confrontation avec le contre-modèle socialiste, et sur l’épuisement de l’alternative tiers-mondiste. Aussi les pays africains durent-ils, contraints par les crises économiques et les programmes d’ajustement structurel, procéder à la réévaluation de leurs politiques antérieures et accepter leur insertion forcée dans l’économie libérale. Cette nouvelle orientation capitalisant le legs colonial avait été fortement préconisée par le rapport Brandt[19], et plus encore par le rapport Berg[20] : plans d’ajustement structurel (PAS), programmes stratégiques de réduction de la pauvreté (PSRP), pays pauvres très endettés (PPTE), etc. L’échec de ces interventions néolibérales et l’aggravation de la crise économique mondiale ont eu pour effet de faire naître un nouveau cycle où, parallèlement à la persistance du discours classique sur le développement, se superposait celui de l’émergence qui allait envahir, voire structurer le discours et les fondements économiques et politiques des pays africains. Les relations entre ces deux séquences méritent d’être clarifiées. Tout comme il convient de questionner les phénomènes du développement et de l’émergence apparaissant comme identiques et interchangeables.

B : Émergence et développement, deux stratégies identiques et interchangeables ?

L’émergence, en tant que notion appliquée spécifiquement aux enjeux de développement, dérive de la perception d’Antoine Van Agtmaël, économiste néerlandais de la Société financière internationale (SFI). Il constatait, à la veille de la crise de la dette en 1981, l’existence d’un certain nombre de pays en développement dont la croissance soutenue pendant une longue période pouvait permettre d’envisager un fort taux de rentabilité des investissements étrangers. Qualifiant ces pays, il parlait alors de « marchés émergents ». Par glissement lexical successif, sont ensuite apparues d’autres désignations : « pays émergents », « économies émergentes », « émergence ». De ce point de vue, on observe que l’émergence est d’abord financière puis devient un fait empirique avant d’être un concept. D’où sans doute la difficulté, aujourd’hui encore, à assigner à l’émergence un signifiant en tant qu’essence. Il n’existe pas une catégorie « émergence » dans laquelle se reconnaîtrait un ensemble de pays présentant des caractéristiques indiscutables et également communes à tous. L’émergence demeure, quant au fond, un phénomène insaisissable, et c’est donc un abus de langage que de parler « d’émergence africaine ».

Certains courants de la pensée économique s’empareront néanmoins de la notion d’émergence pour établir une synonymie avec celle de développement selon un schéma étapiste[21] la confinant ainsi à une vision partiale :

« L’émergence économique peut être perçue comme le passage d’une situation de pays sous-développés, vers une situation intermédiaire, situation se rapprochant de celle de pays développé. L’émergence économique traduit le progrès d’une société en constante mutation. Elle est un processus continu et irréversible d’accumulation de richesses et d’amélioration du niveau de vie des populations[22] ».

Il s’agit là d’une conception linéaire, téléologique et graduelle du développement, au sens de Walt William Rostow. Ce dernier considérait en effet que les nations devaient obligatoirement passer par certains paliers avant de parvenir au stade final du développement (W. W. Rostow, 1962)[23]. Ce point de vue qui explique le sous-développement comme étant un état d’arriération économique, et le développement comme un processus de rattrapage des pays développés a été critiqué par les penseurs de très nombreuses mouvances. Ceux-ci considèrent, comme déjà indiqué, que le sous-développement résulte plutôt d’une mise en dépendance de certaines sociétés par d’autres, les premières formant un « centre » dominant, et les secondes une « périphérie » dominée. Dans ce contexte, le développement procède, d’après eux, d’une rupture radicale d’avec les liens historiques de dépendance et d’inversion des politiques prédatrices qui ont engendré le sous-développement.

L’analyse des discours de la pensée politique et économique laisse apparaître que le développement et l’émergence entretiennent en fait des relations ambivalentes. On observe ainsi que le développement est un discours universel n’intégrant pas forcément la notion d’émergence (1). La perception par certains pays africains de leur devenir tend par contre à amalgamer les notions de développement et d’émergence, voire à substituer aujourd’hui celle de développement par celle d’émergence (2).

3.4 Le développement, un discours universel n’intégrant pas forcément la notion d’émergence

La société internationale sortie de la seconde guerre mondiale avec la création en 1945 des Nations unies, organisation universelle, a toujours été préoccupée par la problématique du développement. Plusieurs dispositions de la Charte de l’Organisation mondiale traduisent ce souci : engagement des États membres « à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande » (préambule); objectif affiché pour « le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement » (article 55, a) ; compétence attribuée à l’un de ses organes principaux, le Conseil économique et social, dans « les domaines économique, social, de la culture intellectuelle et de l’éducation, de la santé publique et autres domaines connexes » (article 62, alinéa 1)[24]. Comme le soulignait la professeure Victoria Abellan Honrubia, « Il n’existe aucune disposition particulière dans la Charte des NU qui fasse référence expressément aux pays sous-développés. Néanmoins, cette question n’est pas totalement étrangère à la charte qui contient les germes de l’activité ultérieure des Nations Unies dans le domaine de la coopération au développement »[25]. Mais ce sont surtout les résolutions de l’Assemblée générale qui vont contribuer à former le corpus juridique d’un droit au développement. L’histoire de l’Organisation confirme la volonté de ces mêmes organes principaux d’institutionnaliser davantage la question du développement par la création d’organes subsidiaires[26], de programmes et de fonds spécialisés[27], d’instituts de recherche et de formation[28] et autres organismes[29]. Ces organes sont placés sous supervision et dotés de mandat précis touchant à l’une quelconque des dimensions particulières du développement. De même, l’ONU coordonnera l’action de ses institutions spécialisées et des organisations apparentées à celle-ci afin de remplir son mandat et d’exercer pleinement ses compétences en la matière.

Si le développement demeure un objectif affiché de la communauté internationale, il est à remarquer que la littérature onusienne ne l’assimile pas pour autant à l’émergence, terme qui n’apparaît dans aucun de ses textes. L’émergence est donc une invention tardive pour désigner des réalités socioéconomiques anciennes et complexes. L’émergence est le versant optimiste d’une situation dramatique qu’elle cherche à occulter : la persistante précarité et pauvreté de la grande majorité des humains, malgré par ailleurs les très bonnes performances macroéconomiques de leurs nations. Les chiffres avant l’humain, tel semble bien être la philosophie de l’émergence. Et ce n’est sans doute pas sans raison que cette notion est une création des institutions financières internationales. Et Sylvia Delannoy de critiquer ce dépareillage de l’émergence par rapport à la finalité d’amélioration de la condition humaine :

« Ces institutions financières réduisent d’ailleurs encore les critères pris en compte pour mesurer l’émergence, puisque, pour elles, il s’agit d’offrir une rentabilité maximale aux investisseurs : le bien-être des populations est donc hors de leurs considérations » (Sylvia Delannoy, 2012, p. 15).

Dans son fond, selon ces courants, la notion d’émergence entre donc en contradiction avec celle de développement, phénomène global de production des richesses et d’amélioration substantielle des conditions d’existence des êtres humains, par la mise en œuvre de politiques redistributives et d’égalité. C’est à ce titre que Kirsten Koop a pu écrire : « La notion ‘d’émergence’ devrait inclure non seulement l’essor économique d’un pays, mais aussi un essor social induisant notamment une réduction considérable de la pauvreté[30] ».

3.5 L’émergence africaine, un substitut du développement ?

La promotion de l’émergence en tant que nouvel horizon africain a donné lieu à une série de rencontres de haut niveau ayant pour objet de débattre de ce concept et des conditions d’émergence des pays africains. En 2015 s’est tenue à Abidjan la première Conférence internationale sur l’émergence africaine (CIEA) sous l’impulsion du gouvernement ivoirien. Cette assise occupe désormais l’agenda des instances continentales et elle a été suivie d’autres rencontres organisées par les gouvernements nationaux en partenariat avec divers organismes, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Banque africaine de développement (BAD), Banque mondiale (BM). C’est ainsi que sa deuxième édition s’est tenue à Abidjan en 2017, et la troisième à Dakar en 2019.

Certains analystes observent que le passage à la séquence de l’émergence a mis fin à celle du développement, ayant rebattu les cartes du rôle de l’État dont la fonction développementaliste a été rognée au profit d’institutions politiques et économiques favorables aux forces du marché. L’Afrique serait désormais tractée par des « États d’émergence » subjugués par le mythe de la croissance, des bons chiffres macroéconomiques. Or, nous dit-on, « la croissance n'est pas synonyme de développement ».

Pour tenter de démêler l’écheveau de l’entrecroisement des notions de développement et d’émergence dans la représentation du futur africain, il convient d’interroger la vision véhiculée par le NEPAD, l’Agenda 2063 de l’UA, et la ZLECAF, en tant qu’ils sont aujourd’hui les déterminants idéologiques des politiques des pays africains.

Des stratégies que renvoie aujourd’hui l’imaginaire politique et économique africain, on observe que l’émergence en tant que notion n’est pas mentionnée alors que le terme développement est largement usité. Comment expliquer ce manque de référence à l’émergence ? L’émergence ne serait que la dernière trouvaille lexicale substituée au terme développement, mais qui porte déjà en elle-même la marque de sa propre finitude dans la mesure où, produit de la mode et de l’instant, elle est appelée à nécessairement être dépassée par d’autres désignations à venir.

« L’émergence apparaît simultanément comme une actualisation du vocabulaire, l’autre mot pour dire développement au siècle de la globalisation, comme un concept déjà dépassé qui ne parlerait que de la première décennie de ce siècle et comme un coup de marketing par définition éphémère ».

Concilier les deux approches du développement et de l’émergence conduit à considérer que le développement demeure toujours la finalité visée par les pays africains et que l’émergence, pour eux, est un processus, une étape vers l’atteinte de cet objectif. Dans cette perspective, l’émergence n’est pas une fin en soi, mais un chemin vers un but, et ce but c’est le développement, phénomène plus complexe de transformation sociale au-delà de la seule béatification des chiffres. On observe d’ailleurs que les leaders politiques africains refusent de s’enfermer dans une vision purement économiciste de leurs sociétés, telle que sous-entendue par la notion d’émergence. Leurs analyses intègrent des préoccupations plus humanistes en termes de réduction de la pauvreté, d’amélioration substantielle des conditions sociales de leurs peuples, de sauvegarde de l’environnement, de gouvernance et de promotion de la démocratie, etc. Leur préoccupation fait écho à une élite intellectuelle africaine soucieuse, elle aussi, d’arrimer l’émergence à une finalité de développement. À ce titre ont été conçues, depuis 2018, par des chercheurs africains, de nouvelles méthodes permettant de mesurer le phénomène de l’émergence ; celles-ci comportent d’autres indices que ceux traditionnellement utilisés par les économistes pour juger de l’amplitude de l’émergence d’une nation. L’émergence est alors appréhendée comme un « processus de transformation économique soutenue qui se traduit par des performances aux plans social et humain et qui prend place dans un contexte politique et institutionnel stable susceptible d’en assurer la soutenabilité » (Mamadou Gazibo et Olivier Mbabia, 2018, p. 9). À l’aune de cette définition, les pays africains sont alors classifiés dans les catégories « émergent », « seuil », « potentiel », et « autre ». Si les pays africains ambitionnent de reproduire le schéma de croissance des « tigres asiatiques », ils visent surtout, au final, à faire bénéficier leurs performances économiques au relèvement du niveau de vie de leurs populations. Ils épousent en cela les politiques de développement humain préconisées au niveau international, et notamment par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Mais il importe aussi de confronter l’émergence en tant que stratégie prétendument commune de développement, avec la superposition des stratégies individuelles des États, celles-ci pouvant alors constituer un obstacle à la réalisation du but commun.

03. L’émergence, une stratégie de communautarisation du développement contrariée par les stratégies individuelles des États

Hier absente du débat public, mais néanmoins sous-jacent à la thématique du développement, et aujourd’hui scandée comme une rengaine, l’émergence a toujours eu pour prétention d’associer les pays africains autour d’une vision commune potentiellement porteuse d’amélioration de leur situation socioéconomique. Mais le consensus réalisé par les États sur la nécessité d’actions communes pour atteindre cet objectif n’a pas suffi à faire taire leurs divergences d’appréciation quant au parcours à emprunter pour atteindre l’émergence. Celles-ci ont donné lieu à une multiplicité de trajectoires d’émergence incompatibles avec le but d’ensemble poursuivi (A). Il importe d’expliquer les raisons d’être de ces dysfonctionnements (B) qui contribuent à marginaliser l’Afrique dans l’ordre des relations internationales de l’émergence (C).

A : Le pluralisme des trajectoires d’émergence des pays africains, obstacle à l’émergence en tant que stratégie commune de développement

Des cinquante-cinq (55) États que compte l’Union africaine, trente-sept (37) au moins se sont aujourd’hui dotés d’une stratégie d’émergence[31]. Ce pluralisme témoigne de l’engouement et de la fascination que suscite l’émergence dans le continent. Pour autant, il n’y a pas à proprement parler un plan africain d’émergence qui s’imposerait également et de manière uniforme à tous les prétendants africains à l’émergence. Il en découle que la ruée du continent africain vers l’émergence est une marche solitaire, au sens où chaque pays l’entame selon sa conception particulière et à son rythme propre. Quelques exemples sont illustratifs de cette dispersion dans la course à l’émergence : le Mozambique vise à atteindre cet état en 2025[32], le Gabon[33] et le Kenya[34] en 2030, le Sénégal[35] et le Cameroun[36] en 2035.

Ces plans nationaux d’émergence se caractérisent par le volontarisme de l’État[37], par son retour dans la conduite de la politique économique, alors qu’il avait été dépossédé de l’initiative et de la décision dans ce domaine pendant toute la période des ajustements structurels. Leur contenu laisse apparaître une égale adhésion aux principes suivants : retour en grâce et consécration de la planification comme instrument de prospective[38] ; présidentialisation de l’émergence par pilotage quasi exclusif de son processus au niveau du sommet de l’État, inféodation aux forces du marché, faible participation citoyenne, priorisation des investissements productifs et infrastructurels, recours aux financements extérieurs, promotion de la bonne gouvernance, etc. Mais les politiques publiques estampillées du sceau de l’émergence sont-elles véritablement porteuses de transformation structurelle sociale et économiques ? L’État a-t-il réellement la volonté et la capacité de mener des politiques de redistribution de la richesse nationale qui profitent prioritairement aux couches sociales les plus démunies et non pas seulement à une élite prédatrice et à ses supports internationaux ? C’est à l’aune des réponses qui seront apportées à ces questions qu’il sera possible de juger de l’impact de l’émergence sur le développement.

Différente dans sa nature par individualisation étatique, l’émergence est aussi protéiforme[39] quant à ses résultats contrastés. Les rythmes d’émergence des pays africains ne sont pas identiques, certains d’entre eux pouvant être crédités de bonnes performances économiques sur une longue période (Éthiopie, Rwanda, Tanzanie, Côte d’Ivoire, Île Maurice, Ghana, Kenya, Mozambique) sans néanmoins des avancées sociales décisives impactant la vie des populations ; certains autres demeurent prisonniers dans une misère et une pauvreté endémiques, tandis que d’autres encore se caractérisent par des blocages institutionnels rédhibitoires[40]. Les terminologies usitées pour désigner les processus africains traduisent en eux-mêmes la disparité des situations observables. La difficulté est donc bien réelle lorsqu’il s’agit de caractériser les pays africains pouvant prétendre au statut d’émergent. Il faut prendre acte du fait qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas de marche uniforme vers l’émergence, les stratégies nationales dans ce domaine se différenciant les unes par rapport aux autres, compte tenu de l’hétérogénéité des situations macro-économiques. Ces dernières induisent des choix pouvant entrer en contradiction avec la perspective d’une émergence et d’un développement communautarisés.

On fera observer que les stratégies de développement antérieures à la thématique de l’émergence traduisaient déjà une propension des États à la rupture, à la violation de leurs engagements communautaires. Les égoïsmes nationaux avaient par exemple conduit certains États membres des organisations régionales à se désolidariser de la discipline commune.

Au plan social, l’échec d’une émergence collective des pays africains se traduit par la persistance de pratiques honteuses d’expulsion des étrangers communautaires, en dépit des dispositions sur la liberté de circulation et le droit d’établissement dans l’espace régional. Or qu’est-ce qu’une émergence commune sans la mobilité et la participation des forces sociales productives à ce processus ?

Il existe donc une longue tradition d’inapplication par les pays africains de leurs engagements communautaires qui hypothèquent le développement commun préconisé. Les causes de cette situation méritent d’être explorées.

B : Les raisons qui expliquent le pluralisme des trajectoires africaines d’émergence et de développement

La diversité des plans et des stratégies d’émergence des pays africains et les contradictions qui en résultent en termes de cohérence des politiques d’ensemble, d’atteinte d’objectifs communs peuvent être rapportées à plusieurs facteurs.

On signalera, dans le contexte des stratégies de développement antérieures à la validation de la problématique de l’émergence en tant qu’horizon politique africain, les contradictions idéologiques qui ont marqué les pays africains dans leur appréhension de la finalité de l’action politique. Si l’idéologie est un projet d’agir sur le réel en vue de le transformer, une perception eschatologique du monde, alors on se rend compte que les pays africains devenus indépendants ont emprunté des voies divergentes et contradictoires en termes de développement et d’émergence.

On se rappellera que l’accession à l’indépendance avait été marquée en Afrique par une opposition forte entre modérés et progressistes, entre réformistes et révolutionnaires. Les déterminants idéologiques des choix politiques des élites africaines se posaient en ces termes : décolonisation et indépendance avec ou sans le colonisateur, en coopération ou en rupture radicale avec lui ?[41] Ce débat existentiel sur la nature de l’indépendance était d’autant exacerbé dans le climat de la Guerre froide d’alors, opposant les camps capitaliste et communiste. Aussi l’Afrique accéda-t-elle à l’indépendance idéologiquement et politiquement divisée, fracturée[42]. Alors que certains pays empruntaient une voie capitaliste de développement, d’autres firent le choix inverse du socialisme comme prototype de leur décollage économique. Même si les États se retrouvaient tous ensemble dans des organisations régionales à vocation d’intégration économique, ou continentale à prétention d’unité politique, la contradiction était au cœur de leurs projets politiques divergents. Cette hypothèque de l’antagonisme des desseins politiques ne sera levée qu’au tournant des années 1990 avec l’effondrement du contre-modèle socialiste, séquence qui verra tous les pays africains basculer dans le camp de l’idéologie néolibérale et de son modèle de développement. Mais l’acceptation du capitalisme devenu l’unique référentiel en matière économique n’a pas pour autant entamé la marge d’appréciation des États quant à leur choix de parcours individuel. Il en est ainsi parce que les États sont des entités souveraines. En pratique, cela signifie que les programmes communs de développement et d’émergence buteront sur le mur des souverainetés nationales. Contre un État qui ne veut pas les appliquer, il n’existe pas de moyen de coercition pour les lui imposer. La souveraineté contribue ainsi à différencier les engagements internationaux des États. Cet aspect interroge quant à la nature juridique des regroupements politiques et économiques qui ont cours en Afrique.

L’idéal d’unité politique affiché dans leurs traités suffit-il à créditer l’UA et, avant elle, l’OUA d’une identité juridique et constitutionnelle qui qualifierait et définirait la nature du processus de construction africaine qu’elles entendent mettre en œuvre ? Sont-elles d’inspiration fédérale, confédérale ou fonctionnelle ? À l’exemple des Nations unies qui ne sont pas un « super-État [43]  » et de l’UE, ce « non-État [44]  », l’UA n’est pas un État, comme ne le fut pas non plus, hier, l’OUA. Il faut en conclure que l’OUA, puis l’UA et, avec elles, la multitude des regroupements régionaux africains sont des organisations fonctionnelles de coopération interétatique dans lesquelles les États membres n’abdiquent que très parcimonieusement de leurs souverainetés, même si dans certaines d’entre elles prévaut le critère de la primauté du droit communautaire sur le droit national. Mais la supranationalité juridique[45] n’entraîne pas automatiquement la supranationalité politique, en raison de l’écran que constitue la souveraineté.

Divisés au-dedans par l’effet de politiques d’émergence disparates, les pays africains se trouvent aussi fragilisés au-dehors dans le cadre des relations internationales de l’émergence.

C : La marginalisation de l’Afrique dans les relations internationales de l’émergence

Quelle est la place des pays africains au sein de la nébuleuse des pays émergents ? Forment-ils un bloc homogène face aux autres acteurs internationaux de l’émergence ? De quel poids pèse l’Afrique dans les dynamiques d’émergence en cours dans le monde ? Une appréciation différenciée par les pays africains du phénomène de l’émergence, comme souligné plus haut, est-elle de nature à engendrer de leur part, des positions identiques qui renforcent et confortent la place de l’Afrique dans l’ordre international contemporain ?

Pour tenter de répondre à ces questions, il convient de relever au préalable, et comme élément handicapant, la place subalterne que l’Afrique occupe dans la gouvernance mondiale. Elle est notamment peu influente au niveau des institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI, etc.). Au plan politique, sa représentation au Conseil de sécurité des Nations unies, véritable organe de pouvoir de l’Organisation mondiale, est réduite à trois membres non permanents dépourvus du droit de veto conféré aux seuls membres permanents de « la bande des cinq [46]  » (Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Russie).

Ce constat quant à la subalternité de l’Afrique et des pays africains dans la gouvernance mondiale globale est observable au niveau des regroupements se prévalant de la dynamique de l’émergence. Dans l’optique de l’identification des pays émergents sur la scène internationale, ont été promus par les milieux de la finance internationale plusieurs sigles désignant des pays pouvant prétendre au statut d’émergent[47]. Les États membres de ces coalitions sont engagés dans la défense de leurs intérêts particuliers face aux pays développés. Mais seule une poignée de pays africains (Afrique du Sud, Égypte, Éthiopie, Nigeria), au regard des 55 États membres de l’Union africaine sont inclus dans ces acronymes. Cette participation réduite quant au nombre est également inefficace quant à la défense des intérêts de l’Afrique dans son ensemble, puisqu’elle ne concerne que les États pris individuellement et qui défendent d’abord leurs intérêts nationaux. Cette présence amoindrie des pays africains dans les instances internationales de l’émergence témoigne donc de la marginalisation et de l’impuissance de l’Afrique sur la scène internationale. Les pays africains qualifiés d’émergents n’ont pas de positions communes dans leurs relations avec les autres acteurs internationaux, notamment ceux de la famille des émergents. Mouloud Boumghar (2017, p. 267), relève à cet effet une absence de « stratégie continentale africaine, ou des États africains, à l’égard des puissances émergentes, Chine en tête[48] ». Dans ce contexte, les voies de l’émergence empruntées par les pays africains les inscrivent dans des liens de dépendance qui contribuent à les positionner d’une part, en tant que leviers de l’émergence des autres (Chine, Brésil, Turquie, etc.)[49] et, d’autre part, comme le terrain de reconquête du néocolonialisme en perte de vitesse dans ses bastions traditionnels[50], car concurrencés par de nouveaux acteurs dans un monde globalisé.

L’appartenance insuffisante relevée plus haut des pays africains à des coalitions internationales de l’émergence est interprétée, ressentie et vécue par l’Afrique comme étant une exclusion. Faire en effet partie de ces regroupements s’apparente à une intégration dans un club privé, de par la charge symbolique, positive et élitaire qui est attachée à l’émergence. C’est la raison qui explique les initiatives de contournement par les pays africains de leur assignation subalterne dans la géopolitique de l’émergence. D’où la création d’associations alternatives, à l’exemple de celle regroupant sous l’acronyme AKNEEM (Afrique du Sud, Kenya, Nigeria, Égypte, Éthiopie) uniquement des pays africains. L’index sur l’émergence en Afrique, de même que le cycle des conférences africaines sur l’émergence participent de ce recentrage et de cette tentative d’apprivoisement de ce phénomène. Tend ainsi à se constituer un entre-soi africain de l’émergence. Si cette tendance se confirmait, pourrait-elle néanmoins contribuer à renforcer les positions de l’Afrique dans le cercle des pays émergents ? Ce tournant ne peut être possible sans la mise en place d’une diplomatie de l’émergence dans le cadre d’une stratégie continentale offensive à l’endroit des puissances étrangères[51].

04. Conclusion

L’émergence et le développement représentent en Afrique deux temps historiques de la pensée économique qui ont de plus en plus tendance à s’entrecroiser. Si la notion d’émergence est aujourd’hui largement mise en avant dans les discours, elle n’a pas pour autant éclipsé celle de développement qui l’a précédée. Le passage de l’une à l’autre ne marque pas forcément une rupture conceptuelle augurant du dépassement de réalités économiques et sociales, ainsi que de pratiques anciennes. La ruée, aujourd’hui, des pays africains vers l’émergence est identique à celle, hier, vers le développement, lorsque ce terme était plébiscité par la théorie économique. Constat doit être fait de l’enchevêtrement et de l’entrecroisement des logiques et dynamiques de l’émergence et du développement. Circonscrite au départ à une finalité de pure rentabilité financière, l’émergence, par la critique qui en a été faite, est adossée depuis lors, dans la perception africaine, à des préoccupations de développement exprimées en besoin de justice sociale, de gouvernance démocratique, de préservation des ressources naturelles, de paix, de sécurité humaine, en d’autres termes.

Quelles que soient cependant les nuances qui les distinguent, émergence et développement sont deux notions idéologiquement chargées, véhiculant une vision du monde particulière qui se prétend universelle : « En tout cas, de la même façon que la notion de développement est apparue chez les Occidentaux (et plus particulièrement aux États-Unis) après la Seconde Guerre mondiale, ce sont des institutions financières occidentales qui ont pensé l’émergence, avec leurs cadres de pensée qui négligent la diversité des peuples et des chemins que peut prendre leprogrès » (Sylvia Delannoy, 2012, p. 15). Reste alors à l’Afrique à inventer sa propre voie qui ne soit pas un repiquage de concepts et de politiques conçues ailleurs. Le panafricanisme, pensée de l’émancipation, est interpelé quant à sa capacité réelle à représenter une alternative à l’ultralibéralisme broyeur des peuples les plus faibles.