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01. Introduction

Dès sa genèse, le système de sécurité collective mis en place par la Charte des Nations Unies a été reçu avec des sentiments mitigés par les différents États africains qui se trouvaient encore sous le joug colonial. Après leur accession à l’indépendance, les États africains ont massivement adhéré à la Charte des Nations Unies quand bien même la très grande majorité d’entre eux n’avaient pas participé aux travaux de la Conférence de San Francisco. Cette adhésion n’a cependant pas dissipé leurs réticences à l’égard d’un droit international à l’élaboration duquel ils n’avaient pas participé. Peu à peu, des idées en faveur d’un droit international spécifiquement africain ont commencé à émerger sur le continent. Le régionalisme africain a connu son point culminant dans la création de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) dont l’un des buts était de trouver des solutions africaines aux problèmes africains. Si cette ambition de la régionalisation des conflits a été concrétisée dans les premières années de fonctionnement de l’OUA, elle a fini par s’estomper à la fin de la guerre froide, période ayant vu croître le nombre des conflits armés internes sur le continent africain. Régie par le principe de non-intervention dans les affaires intérieures de ses États membres, l’OUA a manqué de compétence pour mettre fin à ce nouveau type de conflits. L’impuissance de l’OUA à répondre aux crises humanitaires qui ont éclaté sur le continent a cédé la place à l’Organisation des Nations Unies (l’ONU ou les Nations Unies) dont le Conseil de sécurité, libéré des antagonismes politiques et idéologiques par la fin de la guerre froide, a intensifié les interventions en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales. Mais cette réactivation de la sécurité collective à la fin de la guerre froide ne fut guère profitable à l’Afrique. Cette dernière est restée marginalisée dans les travaux du Conseil de sécurité quand bien même elle a abrité - et abrite encore - la majorité et les plus meurtriers des conflits dans le monde (Hawkins 2003 ; Andrew et Woods 1999). Cette situation a contribué à une certaine délégitimation du système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. Par conséquent, la posture attentiste de l’OUA envers une Organisation des Nations Unies hésitante à intervenir en Afrique a fait l’objet d’énormes critiques.

Les États africains, soucieux de prendre leurs responsabilités en matière de maintien de la paix et la sécurité sur le continent, ont levé l’option de mettre en place une nouvelle organisation régionale dotée d’un droit d’intervention dans ses États membres. La naissance de l’Union africaine (l’UA ou l’Union) s’inscrit dans la recherche d’une appropriation régionale du maintien de la paix et la sécurité étant entendu que « l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité [de l’ONU] sont souvent loin des théâtres des conflits et ne peuvent pas procéder efficacement à une évaluation de l’évolution sur le terrain » (UA 2005 : 7). Pour pallier les insuffisances du système de sécurité collective des Nations Unies et donner un nouveau souffle au projet d’intégration africaine, les États ont inséré dans l’Acte constitutif de l’UA une disposition novatrice : l’article 4(h). Ce dernier proclame « [l]e droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence, dans certaines circonstances graves, à savoir : les crimes de guerre, le génocide et les crimes contre l’humanité ». Cette disposition crée la base juridique de l’intervention, en même temps qu’elle impose à l’UA l’obligation d’intervenir pour empêcher ou arrêter la perpétration des génocides, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité partout sur le continent (Dersso 2009 : 4).

À première vue, l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA (ci-après 4(h)) semble modifier la portée du droit d’intervention en droit international dans la mesure où les articles 24[1] et 53 (1)[2] de la Charte des Nations Unies confèrent au Conseil de sécurité le monopole de l’usage de la force en vue du maintien de la paix et la sécurité internationales. De ce fait, il apparait comme un changement paradigmatique et systémique de la doctrine du maintien de la paix et la sécurité internationales. Dès lors, il est permis de s’interroger sur sa compatibilité avec le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. La question est de savoir si l’article 4 (h) pose des défis normatifs aux dispositions de la Charte des Nations Unies qui réglementent le recours à la force. Autrement dit, doit-on voir dans l’article 4 (h) une remise en cause de la hiérarchie institutionnelle du Conseil de sécurité ?

La présente contribution part de l’hypothèse que le libellé, la justification et la genèse de l'article 4 (h) suggèrent fortement que les fondateurs de l’UA n'avaient pas l’intention de remettre en cause le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. Le texte a simplement conféré à l’UA une compétence juridique interne, nécessaire à une intervention sur le territoire de ses États membres en cas de génocides, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Le but poursuivi était de pallier aux faiblesses du système onusien de sécurité collective qui s’est avéré inefficace dans la gestion des conflits africains. Ainsi, les rédacteurs de l’Acte constitutif de l’UA étaient davantage animés par une démarche complémentaire que par une vision de rupture avec l’ordre juridique international existant. Par conséquent, l’article 4(h) n’est pas incompatible avec le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies.

Pour vérifier cette hypothèse, nous allons recourir au positivisme juridique. Premièrement et dans une perspective dogmatique, il sera procédé à une analyse objective, neutre et formelle de l’article 4(h). Pour y parvenir, il faut remonter dans l’histoire afin de suivre la chronologie des faits marquants ayant abouti à un tel développement normatif. À cet effet, les travaux préparatoires nous seront d’une importance vitale pour comprendre les conditions d’édition de l’article 4(h). Il s’agit d’une approche « law in books » qui consiste à analyser les dispositions de l’Acte constitutif de l’UA en se fondant sur le contenu théorique de cet instrument juridique. Deuxièmement et ainsi que le postule la casuistique, il convient d’analyser la place réelle que l’UA accorde à l’article 4(h) de son Acte constitutif, dans son action visant à maintenir la paix et la sécurité régionales. Dès lors, nous analyserons l’application et l’interprétation de l’article 4(h) par l’UA et ses États membres. Il s’agit d’une approche « law in practice » qui consiste à apprécier la pratique des acteurs internationaux à l’égard d’une règle de droit, en vue de dégager une cohérence juridique. La combinaison de ces deux procédés (la dogmatique et la casuistique) a le mérite de ne pas verser dans la real politik, en privilégiant la pratique d’organes politiques sur le texte juridique, ou dans l’utopisme, en détachant le texte de son application pratique (Sorel 1995 : 6).

02. L’article 4(h), une réponse africaine aux défis de la sécurité collective des Nations Unies

L’article 4(h) constitue une réponse africaine aux défis de la sécurité collective des Nations Unies. Il renferme l’idée d’une appropriation africaine des questions de paix, de sécurité et des droits de l’homme en se fondant sur le postulat que les organisations régionales ont souvent une connaissance approfondie des causes profondes des conflits qui sévissent dans leurs régions respectives. Conséquence naturelle de l’échec de la communauté internationale à répondre rapidement et efficacement à certaines situations de conflits en Afrique, l’article 4(h) vise à instaurer une nouvelle approche régionale de la gestion des conflits sur le continent.

2.1 L’implémentation de l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’Union africaine

L’insertion de l’article 4(h) dans l’Acte constitutif de l’UA marque une rupture avec la sacralité viscérale de la souveraineté étatique dans l’ordre juridique africain. En se dotant d’un droit d’intervention à l’article 4(h) de son Acte constitutif, l’UA a rompu avec les principes prônés par sa devancière, l’OUA, l’objectif étant de « reformer » le droit international et s’assurer qu'il réponde pleinement aux préoccupations africaines. Il convient de rappeler ici que la Charte de l’OUA n’avait pas codifié le droit d’intervention de l’organisation dans ses États membres. Au contraire, elle mettait un accent particulier sur les principes d’égalité souveraine, d’intégrité territoriale et de non-ingérence dans leurs affaires intérieures. L’accent mis sur ces principes doit être compris dans le contexte de la période au cours de laquelle la Charte de l’OUA a été adoptée. Il s’agissait là des questions d'une importance fondamentale pour les sociétés qui venaient de se libérer de la colonisation. Pendant la plus grande partie de l’existence de l’OUA, ces principes ont également fourni un bouclier défensif contre toute tentative d’un État membre ou de l’organisation elle-même de commenter, et encore moins d’intervenir, dans tout autre État membre de l’OUA pour mettre fin aux violations flagrantes des droits de l’homme (Abass et Baderin 2002 : 10-11). Par conséquent, l’OUA était accusée de cautionner des massacres sur le continent au nom du principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États, dans la mesure où elle conditionnait son engagement au consentement des parties au conflit. Cette posture attentiste de l’OUA a vivement été critiquée à telle enseigne que l’organisation a été décrite comme un syndicat des chefs d’État.

Conscients de l’échec de l’OUA, les chefs d’État et de gouvernement africains ont convenu de réformer l’organisation régionale en vue de la rendre plus efficace et de lui permettre de s’adapter aux changements sociaux, politiques et économiques qui se sont produits à l’intérieur et à l’extérieur du continent. Dès lors, ils ont mis en place une Commission spéciale chargée de modifier la Charte de l’OUA et doter cette dernière des compétences en matière de sécurité collective sur le continent. Face à l’échec d’une telle réforme et sous l’impulsion de l’ancien chef d’État libyen, Mouammar Kadhafi, les États africains ont décidé de créer une nouvelle organisation régionale en remplacement de celle qui existait. En vue de la préparation du Sommet de Syrtes où cette proposition devrait être discutée (du 8 au 9 septembre 1999), la Libye, pays hôte, avait préparé un projet de la future organisation régionale autour duquel les discussions devraient avoir lieu. Ce document contenait une disposition novatrice qui n’a pas manqué de susciter de violentes réticences et discussions parmi les délégations. Cette disposition consacrait :

« le droit de tout État membre de demander le secours de l’Union africaine et le droit de celle-ci à intervenir sur la demande du Congrès dans le but de restaurer la paix et la sécurité dans tout État membre incapable de demander secours à l’Union ».

Cette formulation originelle de l’article 4(h) a donné lieu à des confrontations entre les délégations étatiques. Le texte n’a pas non plus bénéficié d’un soutien général lors des travaux préparatoires de l’Acte constitutif de l’UA. Au contraire, il a été farouchement contesté par les délégations étatiques composées essentiellement des parlementaires, des ambassadeurs, des ministres et des juristes. À l’issue de plusieurs négociations émaillées des vives tensions (Diallo 2019 : 164-187 ; Maluwa 2001), les États africains, craignant de demeurer dans l’impasse qui aurait pu conduire à un échec définitif des travaux, ont fini par accepter de conférer à l’Union le droit d’intervention dans les États membres.

Le droit d’intervention de l’UA, tel que codifié à l’article 4(h) de son Acte constitutif, a une nature différente de sa formulation originelle. Le projet d’Acte constitutif de l’UA préparé par la Libye avait conféré à l’Union le droit d’intervention dans ses États membres dans le seul but d’y restaurer la paix et la sécurité. La nature du droit d’intervention a évolué au gré des discussions et négociations des travaux préparatoires pour donner au final un droit d’intervention pour des motifs humanitaires. Ainsi, « l’intervention fondée sur des motifs humanitaires a remporté plus de consensus que celle fondée sur d’autres motifs comme le rétablissement de la paix et de la sécurité » (Diallo 2019 : 193-194). Certes, la position traditionnelle des États africains a toujours été de considérer l’intervention humanitaire comme étant un « cheval de Troie » du néocolonialisme. De leur point de vue, l’intervention humanitaire est une tentative indirecte des États les plus puissants d’imposer leurs valeurs aux États les plus faibles. Ces préoccupations sont étayées par le fait que la majorité des interventions majeures ont été menées par des pays occidentaux dans des pays africains (Kwakwa 1994 : 30). Mais l’adoption de l’article 4(h) a démontré que les États africains, qui avaient autrefois opposé le plus d’oppositions à l’intervention humanitaire, sont devenus ses partisans les plus progressistes. La démarche de ces États est audacieuse, car, passant d’un bout à l’autre du spectre du droit international, ils ont accordé à l’UA un droit d’intervention humanitaire sans précédent (Kunschak 2006 : 195-196). Comme le fer aiguise le fer, les États africains ont décidé d’instituer le droit d’intervention humanitaire au bénéfice de l’UA pour contrecarrer les interventions humanitaires étrangères, jugées illégitimes. Face à la crainte d’une intervention occidentale pouvant mettre en péril leurs intérêts nationaux (Udombana 2002 : 1213), les États africains ont levé l’option de conférer à l’UA un droit d’intervention propre en vue de garder le contrôle des interventions sur le continent. De la sorte, ils sont à même de gérer eux-mêmes leurs propres conflits.

2.2 La recherche d’une nouvelle approche de gestion des conflits sur le continent

L’insertion de l’article 4(h) au sein de l’Acte constitutif de l’UA est justifiée par l’absence de volonté et/ou de capacité des Nations Unies à mettre en œuvre le système de sécurité collective en Afrique. Les échecs de l’ONU ont érodé sa crédibilité et sa légitimité, renforçant ainsi des aspirations à un plus haut degré d’indépendance et à des rôles positifs des États africains dans l’exercice de la souveraineté au niveau régional (Maluwa 2004 : 238-239). Les conflits qui ont ravagé le Rwanda, la Sierra-Léone, le Libéria, la Somalie, etc. ont ravivé la nécessité pour les Africains de proposer « des solutions africaines aux problèmes africains » (Gelot 2012, 43–55; Sarkin 2008, 46; Kuwali 2011 : 65). Accusant les Nations Unies de ne pas assez se soucier des pays africains pour mener des interventions appropriées, l’OUA concluait, à l’aube de la naissance de l’UA, que :

« L’Afrique ne peut pas compter sur le reste du monde pour résoudre ses crises. Elle est en grande partie livrée à elle-même. Cette réalité vaut autant pour mettre fin aux atteintes aux droits de l’homme que pour mettre fin aux conflits » (OUA 2000 : 229).

La démarche africaine qui a caractérisé les travaux d’adoption de l’Acte constitutif de l’UA a été marquée par le sentiment de frustration face à la lenteur de la réforme de l’ordre international et à la tendance de la communauté internationale de concentrer son attention sur d’autres parties du monde au détriment de problèmes plus urgents en Afrique (Kioko 2003 : 821). Ainsi, le but poursuivi par l’article 4 (h) était de combler les insuffisances du système de sécurité collective. Il semble logique que ses rédacteurs, se donnant les moyens d’une action rapide, soient passés sous silence l’exigence de l’autorisation du Conseil de sécurité comme préalable au recours à la force par un État ou une organisation régionale.

L’article 4(h) a été ajouté à l’Acte constitutif de l’UA afin de permettre à cette dernière de résoudre plus efficacement les conflits sur le continent, sans jamais rester inactive à cause du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres. Tout au long des travaux préparatoires, la majorité des États ont émis des doutes sur la possibilité, pour l’Union, d’intervenir autrement que par l’intermédiaire du Conseil de sécurité. Mais aux termes de nombreuses négociations et consultations, la vision commune des États a évolué vers un consensus autour de l’idée selon laquelle l’article 4(h) tendrait à renforcer plus qu’à affaiblir le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. Ce faisant, l’Acte constitutif de l’UA est le premier instrument juridique international à consacrer un droit d’intervention forcée au profit d’une organisation régionale. L’insertion de l’article 4(h) dans l’Acte constitutif de l’UA tranche avec les notions traditionnelles de non-ingérence et de non-intervention dans les affaires intérieures des États-nations. Elle traduit la volonté ferme des États africains « de prendre leur destin en main en donnant effet à leurs engagements et en s’attaquant de front et collectivement aux facteurs d’instabilité dans la région »[3].

L’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA traduit une volonté de l’Organisation régionale d’expérimenter une nouvelle forme de gestion des conflits sur le continent. Il ne s’agit nullement d’une confrontation avec le système de sécurité collective des Nations Unies, encore moins d’une remise en cause de la règle de l’interdiction du recours à la force contenue dans l’article 2 (4) [4]de la Charte des Nations Unies. Les travaux préparatoires ne renseignent pas de débats ayant spécifiquement porté sur l’article 4(h) en rapport avec l’autorisation du Conseil de sécurité, ce qui laisse à penser que tant les rédacteurs de l’Acte constitutif de l’UA que les délégations étatiques n’avaient pas pris la mesure des problématiques juridiques que pourrait poser la disposition sous analyse. Les impacts juridiques de l’article 4(h) sur le système de sécurité collective des Nations Unies n’ayant pas explicitement fait l’objet de débats au cours des travaux préparatoires, il est permis d’en déduire que l’UA et ses États membres n’ont pas entendu déroger à la hiérarchie institutionnelle entre le Conseil de sécurité et les organisations régionales en matière de recours à la force (Diallo : 346-348). Ainsi donc, l’article 4(h) est une réponse à la défaillance du système de sécurité collective des Nations Unies qui a montré ses limites dans la gestion des conflits sur le continent africain, sans pour autant traduire une distanciation du droit codifié par la Charte des Nations Unies. À travers cet article, l’UA exprime le besoin d’adapter les règles existantes aux réalités spécifiques d’un continent sujet à des conflits récurrents (Ibidem : 361). Ce vœu semble avoir été compris par le Groupe de travail spécial du Conseil de sécurité sur la prévention et le règlement des conflits en Afrique. Ce dernier recommande aux Nations Unies d’« accepter l’évolution des normes en Afrique et [de] chercher à intégrer l’architecture africaine de paix et de sécurité et ses nouvelles normes dans les cadres juridiques internationaux et dans le système collectif de maintien de la paix et de la sécurité établie par la Charte des Nations Unies » (ONU 2005 : para 12).

Au lendemain du vingtième anniversaire de l’UA, cette dernière n’a pas encore fait usage du mécanisme de l’article 4(h) de son Acte constitutif. Dans la pratique, cette disposition fait l’objet d’une mise en œuvre quasiment inexistante, ce qui ne permet pas d’éclairer avec précision sa portée juridique réelle. Le contraste est d’autant plus grand qu’il existe des multitudes de crises sur le continent africain qui méritent une attention particulière de l’UA dans le cadre d’une intervention visant à protéger les populations civiles de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité. Du Darfour à la Somalie, en passant par la République démocratique du Congo et la Centrafrique, les crises humanitaires de grande ampleur sont légion en Afrique. Après deux décennies d’existence, l’article 4(h) n’a servi de fondement à une intervention de l’UA que dans l’affaire Hissène Habré. Dans celle-ci, l’UA a élargi l’interprétation de son droit d’intervention en mandatant le Sénégal pour juger l’ancien président Tchadien, accusé des crimes contre l’humanité, sur le fondement exprès de l’article 4(h) de son Acte constitutif (UA 2006 : para 3 ; 2011 : para 4). Il faut toutefois préciser que l’affaire Hissène Habré n’est pas suffisamment significative dans la mesure où il s’agit, non pas d’une intervention armée aux fins de protection des populations civiles, mais plutôt d’une coopération judiciaire entre l’UA et le Sénégal. Cette opérationnalisation demeure très en deçà des potentialités juridiques ouvertes par l’article 4(h). Elle ne constitue pas une mise en œuvre véritable du droit d’intervention accordé à l’UA par la disposition conventionnelle susvisée (Hajjami 2014 : 466).

Le manque de volonté politique des États africains serait la première cause de l’ineffectivité de l’article 4(h). On le sait : la décision d’intervenir est prise par la Conférence de l’UA, organe intergouvernemental réticent à mettre en pratique ce qu’il prêche en théorie. L’absence de volonté politique de l’UA à faire respecter ses valeurs, plus de vingt après son entrée en fonction, conforte la thèse selon laquelle les dirigeants africains ont arrêté des objectifs et des principes démocratiques qu’ils se savaient incapables de tenir (Tedom 2012 : 6-7). On peut dès lors s’interroger sur leur capacité à crédibiliser le projet de renaissance africaine qui a conduit à la création de l’UA. Au-delà de l’absence de volonté politique, l’opérationnalisation de l’article 4(h) se heurte à plusieurs obstacles financiers, matériels et logistiques. Dès lors, l’application du droit d’intervention de l’UA s’avère délicate dans un contexte marqué par la modicité des ressources. Bien que l’article 4(h) constitue l’outil juridique adéquat pour construire une maison efficace, il se heurte en pratique à un manque substantiel de briques et de constructeurs (Kunschak 2014 : 67). À défaut des ressources nécessaires au lancement des opérations militaires à grande échelle, une solide coopération avec le Conseil de sécurité constitue un impératif dans la mise en œuvre de l’article 4(h) par l’UA. Or, le silence que garde l’article 4(h) sur la nécessité d’une coopération avec les Nations Unies semble révéler que sa rédaction n’a pas suffisamment pris en considération l’environnement normatif international dans lequel il était censé s’insérer. Par conséquent, l’article 4(h) questionne sur sa compatibilité avec le système de sécurité collective des Nations Unies.

03. La légalité de l’article 4(h) au regard du système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies

La nature du droit d’intervention de l’UA dans ses États membres fait l’objet de nombreuses controverses doctrinales. Les auteurs ne sont pas unanimes sur la compatibilité de l’article 4(h) avec le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. L’absence d’une mise en œuvre effective de l’article 4(h) par l’UA est à la base des controverses doctrinales sur la portée juridique de la disposition conventionnelle sous analyse. Pour prendre position sur le débat doctrinal, il est nécessaire de recourir à la pratique de l’UA et ses États membres.

3.1 Le débat doctrinal

Une partie de la doctrine estime que l’article 4(h), en conférant à l’UA le droit d’intervention dans ses États membres, « révèle une aspiration […] à s’approprier le recours à la force armée en Afrique par l’affirmation d’un droit autonome d’intervention sans autorisation préalable du Conseil de sécurité » (Diallo 2019 : 307). L’argument de base se fonde sur l’article 53(1) de la Charte des Nations Unies, qui dispose qu’« […] aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par des organismes régionaux sans l’autorisation du Conseil de sécurité […] ». Dans ce domaine, en effet, les articles 41[5] et 42[6] de la Charte des Nations Unies reconnaissent au Conseil de sécurité une compétence exclusive d’entreprendre ou d’autoriser des mesures coercitives impliquant l’emploi de la force armée. Contrairement à l’article 52(1)[7] qui confère aux Organisations régionales une autonomie d’action, voire une priorité des règlements pacifiques des différends, il en va autrement de l’article 53(1) qui centralise l’utilisation de la force dans les mains, jugées habiles, du Conseil de sécurité. Dès lors et conformément à l’article 2(4) de la Charte des Nations Unies qui prohibe le recours à la force dans les relations internationales, « quand il s’agit d’utiliser la force, aucune entorse à son expropriation envers les États uti singuli ou groupés dans des coalitions [régionales soient-elles] ne peut être tolérée (…) » (Kolb 2005 : 1413). Norme coutumière par excellence, la prohibition du recours à la force n’admet aucune dérogation possible, à l’exception de la légitime défense et d’une action coercitive entreprise par le Conseil de sécurité sur la base de l’article 42 de la Charte des Nations Unies. En dehors de ces deux hypothèses, l’interdiction du recours à la force est absolue, car la menace et l’emploi de la force sont proscrits, en eux-mêmes et quels que puissent être leurs motifs, l’article 2(4) de la Charte de l’ONU ne s’occupant ni des raisons matérielles de ce recours à la force, ni de l’existence d’une cause juste (Wehberg 1951 : 64). Par conséquent, on estime qu’en octroyant un droit d’intervention à l’UA, l’article 4(h) « semble a priori poser un défi aux règles pertinentes de droit international qui réglementent l’utilisation de la force armée en droit international » (Diallo 2019 : 307).

Dans la même veine, on estime que la question de la conformité de l’article 4(h) au droit international se pose avec acuité dans la mesure où cette disposition effectue une relecture particulière du système de sécurité collective des Nations Unies. Ce faisant, l’article 4(h) heurte l’article 103 de la Charte de l’ONU, qui dispose qu’:

« En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ».

Cette disposition institue une suprématie normative de la Charte des Nations Unies en plaçant cette dernière « au sommet des sources du droit international [et] en lui assurant une priorité d’application contre toute norme, de quel type qu’elle relève, de quel ordre juridique qu’elle émane, pouvant s’opposer à son sceptre flamboyant » (Kolb 2013 : 27). Mécanisme de droit impératif dans le droit international moderne, l’article 103 protège contre la dérogation les normes matérielles de la Charte en leur assurant la primauté sur tout accord international ou régional dérogatoire (Conforti 1988 : 129 ; Momtaz 2020 : 31). Dans le même objectif de renforcer la nécessité du maintien de l’ordre public international sans lequel la communauté internationale des États cesserait d’exister, l’article 53 de la Convention de Vienne configure, à son tour, un phénomène de hiérarchie normative en frappant de nullité tout traité conclu en violation d’une norme de jus cogens, notamment l’interdiction du recours à la force. De cette analyse, des auteurs tirent la conclusion que l’article 4(h), par le fait qu’il attribue à l’UA un droit d’intervention en dehors du cadre normatif défini par la Charte des Nations Unies, n’a pas de portée juridique valide (Yusuf 2003, 20-21). Aussi, estiment-ils que l’article 4(h) est une volonté affichée de l’UA de contrevenir au système de sécurité collective des Nations Unies, en s’octroyant unilatéralement un droit d’intervention autonome (Iyi, 2013 ; Allain 2004 : 287-288).

En revanche, une autre partie de la doctrine, à laquelle nous nous rallions, soutient une lecture de l’article 4(h) conforme au droit de la Charte des Nations Unies. On estime à cet effet que le droit d’intervention de l’UA est compatible avec la Charte des Nations Unies dans la mesure où il s’inscrirait dans une exception majeure à la prohibition du recours à la force : « il pourrait éventuellement constituer une légitime défense collective dans le cas où les circonstances graves qui conditionnent son déclenchement résulteraient de l’agression armée d’un État membre » (Soma Kabore 2017 : 144). Vu sous cet angle, le droit d’intervention de l’UA est compatible avec la Charte des Nations Unies, car la reconnaissance de la légitime défense collective ne représente pas une négation de la position de suprématie du Conseil de sécurité en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales. Au contraire, la légitime défense collective a pour effet de rendre la fonction des organisations régionales alternative ou substitutive par rapport aux responsabilités du Conseil de sécurité (Villani 2001 : 256-258). Il est vrai, cependant, que cet argument ne justifie pas le droit d’intervention de l’UA dans des conflits armés non internationaux. Dans ce dernier cas, le droit d’intervention pourrait s’analyser comme « un instrument de maintien de la sécurité intérieure et non un usage de la force internationale incompatible avec les obligations coutumières et conventionnelles de l’UA » (Caligiuri 2004 : 6 ; Soma Kabore 2017 : 144). Pour fonder cet argument, il est suggéré de considérer l’UA comme une organisation qui vise l’intégration politique de ses États membres dans la mesure où ces derniers « ont inauguré un processus de transfert de leur souveraineté à l’Union, qui, au contraire de l’ancienne OUA, est sans doute une organisation internationale d’intégration sur le modèle de l’UE [Union européenne] » (Caligiuri 2004 : 5). Dans la même veine, la Commission de droit international estime que l’article 4(h) ne contrevient pas au système de sécurité collective des Nations Unies ni à aucune norme impérative de droit international étant donné que « ce pouvoir [de recourir à la force conférée à l’UA] représente un élément d’intégration politique entre ses États membres » (ONU 2006 : para 48). Cette lecture se fonde sur l’article 3 de l’Acte constitutif de l’UA qui confère à l’organisation l’objectif de réaliser une « plus grande unité et solidarité entre les pays africains et entre les peuples d’Afrique » en vue d’accélérer « l’intégration politique et socio-économique du continent ». Dans cet ordre d’idées, la Commission de l’UA estime que « l’intégration politique est la raison d’être de l’UA, l’objectif étant d’arriver à terme à une fédération ou une confédération des États-Unis d’Afrique » (UA 2004).

L’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA est « destiné à éviter la lenteur, la marginalisation et l’inefficacité du Conseil de sécurité des Nations Unies dans des circonstances graves d’urgence humanitaire » (Gueldich 2011 : 479). Cette approche devrait être considérée comme un soulagement du Conseil de sécurité des Nations Unies plutôt qu’une attaque contre ses droits acquis. Elle devrait être interprétée non pas comme contraire au système onusien, mais plutôt comme complémentaire dans une région où le maintien de la paix et la sécurité ainsi que la protection des droits de l’homme sont souvent profondément problématiques (Kunschak 2014 : 62). De la sorte, l’article 4(h) constitue « la consécration d’une politique acceptée par l’ensemble des États africains de permettre à l’Union d’intervenir politiquement dans les affaires se produisant sur le territoire d’un de ses États membres » (Blaise 2017 : 165). Certes, l’article 4(h) ne fait aucunement mention d’une éventuelle autorisation du Conseil de sécurité et ne renvoie pas au chapitre VIII de la Charte des Nations Unies. Mais il n’a nullement entendu détourner les droits et pouvoirs du Conseil de sécurité. Au contraire, il vise à fournir une base légale à une intervention de l’UA dans ses États membres, notamment pour des motifs humanitaires. Les Organisations internationales ne possédant que les compétences qui leur ont expressément été attribuées par leurs textes constitutifs, l’article 4(h) a pour vocation de conférer à l’UA une compétence juridique interne en matière d’atrocités de masse dont les crimes de génocide, de guerre et contre l’humanité. Sans viser à créer une exception régionale au système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies, l’article 4(h) ne concerne qu’un problème de compétence interne de l’UA. De la sorte, il n’est qu’« une clause habilitatrice, établissant que l’action de l’organisation en matière d’intervention humanitaire est dans la sphère de ses compétences. La condition d’être régulièrement conférée par le Conseil de sécurité resterait donc entière » (Kolb 2005 : 1422). Ce raisonnement tire son fondement de l’argument selon lequel :

« À défaut d’une telle compétence, l’Union ne pourrait en effet, en tant que telle, agir militairement selon son ordre juridique propre, et ce même en cas d’autorisation du Conseil de sécurité » (Corten 2020 : 562).

La Commission de l’Union africaine fait sienne cette interprétation, lorsqu’elle affirme que la coopération entre l’ONU et l’UA « repose sur le Chapitre VIII de la Charte des Nations Unies et sur l’Acte constitutif de l’Union africaine » et que c’est « sur cette base qu’elle mis en place un certain nombre d’accords de coopération et adopté plusieurs résolutions »[8]. Il en résulte que l’effet juridique de l’article 4(h) n’est pas de modifier le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies, mais plutôt d’attribuer à l’UA une compétence interne pour lui permettre d’intervenir dans ses États membres. Contrairement à l’OUA qui était privée du droit d’intervention dans les affaires intérieures de ses États membres, l’UA est dotée par l’article 4 (h) de son Acte constitutif du pouvoir d’intervenir désormais sur le territoire des États africains, en cas de commission des crimes de masse (Dujardin 2006 : 60). Par conséquent, l’article 4(h) renferme implicitement l’autorisation du Conseil de sécurité d’autant plus que si cette disposition ne fait pas expressément référence à l’autorisation du Conseil de sécurité, elle ne l’exclut pas non plus. Dans cette perspective, il est logique de considérer que, même en l’absence d’une mention expresse, la mise en œuvre du droit d’intervention de l’UA telle qu’il ressort de l’article 4(h) est subordonnée à une autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies (Walter 2012 : 1491-1493). Cette interprétation est d’ailleurs celle qui est privilégiée par l’UA et ses États membres.

3.2 La pratique de l’Union

La pratique de l’UA constitue une réfutation décisive de la thèse d’après laquelle le droit d’intervention de l’Union lui confère la possibilité de déclencher discrétionnairement une intervention militaire, sans référence au Conseil de sécurité. L’Union recherche systématiquement la couverture onusienne dans toutes les opérations coercitives qu’elle planifie d’entreprendre sur le territoire de ses États membres. L’illustration, sans doute la plus prégnante, est faite dans la gestion de la crise du Burundi à la suite de la répression de manifestations contre l’élection de Pierre Nkurunziza à un troisième mandat à la présidence de la République. Au regard de l’intensité des violences, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA a mis sur pied une opération de maintien de la paix dont le refus du déploiement par l’État hôte entrainerait, aux dires de l’organe africain, la mise en œuvre de l’article 4(h) de l’Acte constitutif de l’UA relatif à l’intervention dans un État membre (UA 2015 : para 13 a). Conscient de ses limites en matière de mise en œuvre de l’article 4(h), le Conseil de paix et de sécurité de l’UA « prie [par la même occasion] le Conseil de sécurité des Nations unies d’adopter, sous le Chapitre VII [articles 41 et 42] de la Charte des Nations unies, une résolution en appui [à sa décision] » (Ibidem : para 15). L’organe africain chargé de la mise en œuvre de l’article 4(h) s’est ainsi abstenu de prendre des mesures coercitives sans l’autorisation du Conseil de sécurité, reconnaissant par là même l’autorité suprême de l’organe restreint des Nations Unies principalement responsable du maintien de la paix et la sécurité internationales. Ce dernier n’ayant pas jugé opportune l’adoption d’une telle résolution, le Conseil de paix et de sécurité de l’UA n’a eu d’autre choix que de renoncer au déploiement de son opération de maintien de la paix en prenant acte du refus du président burundais et en rappelant la nécessité de respecter l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de ce pays (UA 2016). Cette attitude est parfaitement conforme au « Communiqué conjoint adopté par le Conseil de sécurité et le Conseil de paix et de sécurité de l’UA » (S/2007/421) en 2007 et par lequel l’organe onusien et son homologue africain insistent explicitement sur le respect du chapitre VIII de la Charte de l’ONU et de l’autorité du Conseil de sécurité en matière de recours à la force.

L’UA est loin de faire valoir son droit d’intervention que lui confère l’article 4(h) de son Acte constitutif comme une prérogative discrétionnaire pouvant s’exercer en marge des Nations Unies. Elle a reconnu, par la voie de son président en exercice de l’époque, M. Kikwete, que les organisations régionales constituent des pierres angulaires importantes de la sécurité collective ; mais elles ne sauraient empiéter sur la responsabilité ultime du Conseil de sécurité en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales ni enfreindre le Chapitre VIII de la Charte des Nations Unies qui définit les bases de la coopération entre le Conseil de sécurité et l’UA[9]. Dans le même ordre d’idées, l’observateur permanent de l’UA aux Nations Unies estime que la reconnaissance de la responsabilité première du Conseil de sécurité de l’ONU est fondamentale et les initiatives de l’Union doivent être dûment autorisées par le Conseil de sécurité[10]. Les organisations régionales n’intervenant que pour soulager le Conseil de sécurité et assumer leur part de responsabilités dans le cadre de la Charte des Nations Unies, l’UA a toujours considéré qu’elle doit appuyer et renforcer les efforts des Nations Unies puisque « toute autre approche conduirait au chaos et à l’anarchie »[11]. Par conséquent, l’Union :

« réaffirme [son] attachement au système de sécurité collective de l’ONU et à son Conseil de sécurité, qui doit continuer d’assumer la responsabilité principale dans le maintien de la paix et la sécurité internationales »[12].

L’affirmation, par l’UA, du monopole du Conseil de sécurité en matière de recours à la force est une constante[13]. Tout au plus, l’UA se contente de considérer l’article 4(h) comme « une nouvelle dynamique » de gestion des conflits sur le continent « au titre de ses responsabilités politiques propres », tout en reconnaissant qu’elle agit « au nom du Conseil de sécurité, qui a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales »[14]. Dès lors, l’Union estime qu’il est trivial pour le Conseil de sécurité de financer ses opérations de maintien de paix. La responsabilisation de l’organe onusien dans le financement des interventions régionales est la contrepartie de la reconnaissance de sa responsabilité principale en matière du maintien de la paix et la sécurité internationales. De son côté, le Conseil de sécurité, par sa résolution 2378 (2017), a élaboré des modalités pratiques du financement des opérations de paix de l’UA. Cette disponibilité du Conseil de sécurité à appuyer les interventions africaines ne pouvait être possible si sa suprématie sur les initiatives régionales d’intervention était remise en cause.

Par conséquent, l’UA se réfère toujours à la responsabilité principale du Conseil de sécurité en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales, dans ses instruments juridiques. Il en est ainsi tout d’abord du Protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité de l’UA, ce dernier étant chargé de la mise en œuvre de l’article 4(h). L’article 4 du Protocole dispose explicitement que le Conseil de paix et de sécurité est guidé par les principes énoncés dans la Charte des Nations, ce qui sous-entend l’interdiction du recours à la force et le monopole du Conseil de sécurité en matière de recours à la force. Plus spécifiquement, l’article 17 du Protocole dispose :

[…] Le Conseil de paix et de sécurité coopère et travaille en étroite collaboration avec le Conseil de sécurité des Nations Unies […] conformément aux dispositions du chapitre VIII de la Charte des Nations Unies relatives au rôle des Organisations régionales dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales.

La volonté de l’UA de ne pas se soustraire à l’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies est ensuite confirmée par l’article 17 du Pacte de non-agression et de défense commune de l’Union africaine. Cet article dispose que le Pacte « n’affecte et n’est pas interprété comme affectant, en aucune façon, les obligations découlant de la Charte des Nations Unies ». Or, ce système de défense commune fait suite à l’article 4(h) en établissant un mécanisme capable de gérer les conflits africains dont le Conseil de sécurité n’était pas en mesure de régler, soit par manque de capacité, soit par manque de volonté politique. Il s’en infère que loin de vouloir remettre en cause le système de sécurité collective des Nations Unies, l’article 17 du Pacte témoigne d’une volonté politique ferme des États africains d’unir leurs efforts pour résoudre les difficultés endémiques qui font obstacle à leur essor économique et, partant, à l’amélioration du bien-être de leurs peuples (Van Steenberghe 2009 : 146).

La position de l’UA de ne pas se départir de la suprématie du Conseil de sécurité est réaffirmée dans le « Consensus d’Ezulwini » qui constitue la position commune de l’Union sur la réforme des Nations unies. L’UA y reconnait que « l’intervention des organisations régionales doit être approuvée par le Conseil de sécurité, bien que dans certaines situations, une telle approbation puisse se faire “après coup” dans des circonstances nécessitant une action urgente » (UA 2005 : 7). Ce texte témoigne d’une abstention de l’UA de remettre en cause la prééminence du Conseil de sécurité. Il prouve, au contraire, la volonté de l’Union de pallier les difficultés du système onusien de sécurité collective à prendre efficacement en charge les conflits régionaux, notamment en Afrique. En disposant que l’approbation de l’action régionale par le Conseil de sécurité peut être faite « après coup », le Consensus d’Ezulwini considère que l’UA doit combler le vide en cas d’impasse de l’organe restreint des Nations Unies. Dans une telle hypothèse, la légalité d’une intervention au titre de l’article 4(h) compensant un blocus de l’organe décisionnel principal doit être présumée, dans la mesure où elle est entreprise de bonne foi et conformément aux autres normes du droit international (Kuwali 2008 : 97-98). Ainsi, sans rendre obsolète le pouvoir discrétionnaire ultime du Conseil de sécurité de l’ONU en matière d’usage légitime de la force, le Consensus d’Ezulwini considère l’article 4(h) comme étant complémentaire à l’action du Conseil de sécurité dans la mesure où cette disposition régionale offre une solution pour contourner les blocages dans des situations humanitaires urgentes, et ce, dans le but d’éviter les vides fatals du passé (Kunschak 2014 : 66). Le Conseil de sécurité conserve toutefois la responsabilité finale de l’usage légal de la force et pourrait ultérieurement approuver ou désapprouver l’action régionale.

À l’instar de l’UA, ses États membres sont bien loin de revendiquer une lecture autonomiste de l’article 4(h). Au Conseil de sécurité, les États africains ont réaffirmé la nécessité, pour toute intervention militaire, d’être conforme à la Charte des Nations Unies et d’obtenir l’autorisation du Conseil de sécurité. À ce sujet, le Congo souligne pertinemment que le « rôle complémentaire » de l’UA « ne saurait se substituer à la primauté de l’ONU et de son Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de 1a sécurité internationale »[15]. Pour le Kenya, l’Ouganda, le Burkina Faso, le Ghana, le Togo et le Maroc, le Conseil de sécurité a la responsabilité du maintien de la paix et la sécurité internationales et les organisations régionales, à l’instar de l’UA, n’agissent qu’en son nom et avec son autorisation conformément au Chapitre VIII de la Charte des Nations Unies[16]. Pour sa part :

Le Nigéria est fermement convaincu que la responsabilité principale du maintien de la paix et la sécurité internationales incombe toujours au Conseil de sécurité […] [et ce, en dépit de] l’importance des organisations régionales en tant que parties intégrantes et complémentaires d’une stratégie mondiale plus large de maintien et de renforcement de la paix et de la sécurité mondiales, dans le cadre du Chapitre VIII de la Charte des Nations Unies[17].

Pour le Bénin et l’Angola, l’action de l’UA doit s’inscrire dans le strict respect de la responsabilité primordiale qui incombe au Conseil de sécurité en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales [18] dans la mesure où « les organisations régionales ne sauraient assumer le rôle et la nature de l’ONU »[19]. Abondant dans le même sens, l’Afrique du Sud est d’avis que toutes les organisations régionales, notamment l’UA, doivent coordonner leurs efforts de sécurité collective sous l’égide des Nations Unies et plus spécifiquement du Conseil de sécurité, ce dernier demeurant le principal organe international chargé de la responsabilité du maintien de la paix et la sécurité internationales[20]. De leurs côtés, les 118 États membres du Mouvement des pays non alignés (dont plusieurs sont africains) considèrent que « le rôle des accords régionaux devra être aligné strictement sur le Chapitre VIII de la Charte, qu’il ne devra en aucune manière se substituer à celui de l’ONU, ni déroger [à sa Charte] »[21]. Cette position a été soutenue par l’Algérie, le Gabon, la Sierra-Léone, le Swaziland, la République centrafricaine, la Zambie, le Sénégal, le Rwanda, l’Égypte, le Libéria, le Burundi, l’Erythrée et la Tanzanie[22]. Les positions les plus nuancées ont été défendues par la Côte d’Ivoire et la République démocratique du Congo, qui ont plaidé pour une réforme de l’ONU qui mènerait à la décentralisation des pouvoirs du Conseil de sécurité au bénéfice de l’UA. Autrement dit, les deux États demandent l’intégration de l’UA dans la vision globale du Conseil de sécurité en tant que composante régionale de sa mission universelle[23]. Ce plaidoyer confirme, d’une manière ou d’une autre, la position unanime des États africains qui ne considèrent pas l’article 4(h) comme une dérogation au système de sécurité collective des Nations Unies.

04. Conclusion

Le libellé, la justification et la genèse de l'article 4(h) suggèrent fortement que les fondateurs de l’UA n'avaient pas l’intention de remettre en cause le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. Lié aux difficultés du système onusien de sécurité collective à prendre efficacement en charge les conflits africains, le droit d’intervention de l’UA ne constitue ni une interprétation novatrice du Chapitre VIII de la Charte des Nations Unies, ni une violation du monopole du Conseil de sécurité en matière de recours à la force, encore moins une remise en cause de l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales. Il faut admettre, au mépris du sens apparent du texte, que l’article 4(h), en ce qu’il octroie à l’UA un droit d’intervention dans ses États membres, doit généralement être interprété comme garantissant la compétence de l’Union dans l’hypothèse de la commission des crimes de masse, en l’occurrence les génocides, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Par conséquent, il n’est pas incompatible avec le système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies dans la mesure où il ne modifie pas les rapports entre le Conseil de sécurité et l’UA. Cette interprétation est conforme tant au système de sécurité régionale mis en place par le Protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité, qu’au système de défense commune établi par le Pacte de non-agression et de défense commune. Ces textes adoptés par l’UA expriment clairement la volonté de l’organisation régionale de ne pas s’affranchir du système de sécurité collective de la Charte des Nations Unies. Au demeurant, la pratique de l’UA et ses États membres illustre l’inexistence d’une quelconque volonté de réviser ou de réinterpréter de manière fondamentalement novatrice le système de sécurité collective des Nations Unies.