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01. Introduction

Historiquement, les coopératives apparaissent comme des organisations au cœur de la transition sociale, en promouvant des formes d’entreprises et d’économie plus démocratiques et solidaires (Desroche, 1976; Draperi, 2012). Aujourd’hui, ces organisations se positionnent également comme acteurs clés de la transition écologique (Favreau et Hébert, 2012; Draperi, 2018; ICA, 2021). En effet, le « projet coopératif » (Desroche, 1976) est marqué par une ambition de transformation sociale [1] . Il passe par des innovations sociales façonnées au niveau des organisations (ex. : création d’un supermarché coopératif) (Lévesque, 2002; Bouchard, Evers, Fraisse, 2015), qui peuvent engendrer des changements institutionnels ascendants (ex. : changements des modes de consommation) (Richez-Battesti et al. , 2012; Klein et al. , 2016).

On observe néanmoins un angle mort de la littérature pour comprendre comment s’opère concrètement ce passage de l’innovation sociale (changement organisationnel) vers la transformation sociale (changement institutionnel) (Hillenkamp & Bessis, 2012; Bouchard et Lévesque, 2017). L’apport principal de cet article est de prendre un angle d’analyse méso pour analyser ce passage. Empiriquement, on identifie des dynamiques collectives rassemblant plusieurs coopératives (ex. structuration de réseaux nationaux comme la Confédération générale des Sociétés coopératives et participatives en France, le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité). Celles-ci s’organisent pour préserver leur différence et déployer leur innovation sociale, en vue de modifier les conditions de leur développement et leur environnement institutionnel (Desroches, 1976; Vienney, 1982).

Dans cet article, il s’agit d’analyser les processus de changement institutionnel ascendant et intentionnel - depuis la mise en œuvre d’innovations sociales au niveau des organisations (changements organisationnels) vers une transformation sociale au niveau des institutions (changements institutionnels) - menés par des regroupements de coopératives - qualifiés ici d’écosystèmes coopératifs. La problématique de cet article est la suivante : dans quelle mesure et par quels moyens l’organisation en écosystème coopératif favorise la capacité de coopératives, au niveau méso, à faire advenir et diffuser des innovations sociales potentiellement porteuses de changements institutionnels ?

Pour répondre à cette question, nous procédons en trois temps. D’abord, nous présentons une grille d’analyse à même de caractériser les écosystèmes coopératifs et les processus de changement institutionnel qu’ils induisent, en faisant dialoguer la littérature sur l’innovation sociale dans une acception institutionnaliste (Hillenkamp & Bessis, 2012; Bouchard, Evers, Fraisse, 2015; Fossati, Degrave et Lévesque, 2018), avec l’approche mésoéconomique de la Théorie de la Régulation (Lamarche & alii, 2021). Ensuite, empiriquement, et dans une perspective historique, à partir de deux terrains d’enquête, cette grille nous permet d’analyser la capacité de deux écosystèmes coopératifs à se structurer et activer une transformation sociale : la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC) au XX e siècle et les Licoornes au XXI e siècle (parties 2 et 3). En conclusion, nous discutons des apports et des limites de cette grille d’analyse, ainsi que des pistes théoriques susceptibles d’enrichir la compréhension des dynamiques de changements institutionnels portées par les coopératives.

02. Une approche méso de l’innovation sociale façonnée par des écosystèmes coopératifs

Cette première partie présente le cadrage théorique et la grille d’analyse. D’abord, les contours de l’objet et de ses actions – les écosystèmes coopératifs – sont circonscrits, à l’appui de la mésoanalyse, pour saisir comment ils parviennent à se différencier du régime dominant. Néanmoins, cette approche ne permet pas vraiment d’apprécier les dynamiques ascendantes, instituantes et critiques portées par ces écosystèmes coopératifs. C’est pourquoi nous la croisons avec celles de l’innovation sociale et de l’économie sociale, afin de saisir comment ces écosystèmes parviennent également à transformer le régime dominant.

2.1 Caractériser les écosystèmes coopératifs comme des espaces méso-critiques

La littérature sur les coopératives se concentre plutôt sur les spécificités organisationnelles de ces entreprises. L’approche institutionnaliste des coopératives insiste par ailleurs sur leur nature politique et institutionnelle : ce sont aussi des institutions productrices de règles dans la société (Defourny et Richez-Battesti, 2017). Autrement dit, leur projet politique est le vecteur potentiel de transformation sociale associant un processus d’institutionnalisation et d’expérimentations permanentes (Desroche, 1976; Vienney, 1982).

Afin de préserver leurs spécificités organisationnelles et porter ces transformations sociales dans un environnement capitaliste hostile, les coopératives doivent avoir la capacité de peser sur leur environnement institutionnel, ce qui les amène à s’organiser collectivement (Vienney, 1982; Auteur 2, 2020). Historiquement, Lévesque (2016) distingue deux grands types de regroupements coopératifs, qu’il qualifie d'écosystèmes coopératifs : à dominante sectorielle (agriculture, crédit, etc.) ou intersectorielle (sur une base territoriale et/ou politique). Issue de la biologie - rappelant l’interdépendance avec la nature -, une littérature s’est développée autour des écosystèmes d’affaires ou entrepreneuriaux. Elle éclaire l’organisation, les dynamiques et les effets de ces systèmes interorganisationnels. Mais, l’une de ses limites est de délaisser les dimensions collectives et politiques qui caractérisent les écosystèmes de l’ESS.

C’est pourquoi nous mobilisons la notion d’écosystèmes coopératifs, suivant la lecture de B. Lévesque (2016). Précisément, un écosystème coopératif se réfère à un ensemble de coopératives qui s'organisent volontairement et collectivement, selon des valeurs, principes, règles et objectifs partagés, avec une gouvernance commune et une visée stratégique. Certaines coopératives se structurent de la sorte en vue de développer leur communauté de membres, leurs activités politiques, sociales, économiques et leurs alliances (mouvements sociaux, pouvoirs publics, etc.), et ainsi à accroître leur autonomie et leur influence vis-à-vis de l’environnement institutionnel. Comment les écosystèmes coopératifs se configurent et se « clôturent » comme des espaces spécifiques ?

Dans une perspective régulationniste, l’approche mésoéconomique permet de considérer l’existence d’une variété d’espaces socioéconomiques en deçà du macro et au-delà du micro. Relativement autonome et différencié, un espace méso se caractérise par des dynamiques et des régulations spécifiques au sein d’un régime d’accumulation capitaliste. Il se structure par ses rapports avec les autres espaces d’un même régime, aboutissant à des compromis sociaux institutionnalisés hétérogènes (Lamarche & alii., 2021). Selon cette approche, trois canaux interviennent dans ce processus de différenciation méso. Le canal futurité considère les représentations du futur des personnes et des organisations sur le processus et le rôle productif. Le canal travail renvoie au processus de production, aux procès de travail qui façonnent un régime de productivité ou de qualité spécifique, selon la mobilisation du capital. Le canal produits-concurrence porte sur les produits comme moyens - et par ses caractéristiques - de délimiter un périmètre favorable selon des logiques de concurrence et/ou de coopération. Ces canaux - non exclusifs, mais combinés - qui se façonnent et s’influencent mutuellement, voire dominent l’un ou l’autre, activent la constitution d’un espace méso selon un processus largement imbriqué.

Toutefois, pour avoir la capacité d’analyser le processus de différenciation d’écosystèmes coopératifs, il apparaît nécessaire d’enrichir cette grille de deux canaux. Nous proposons d’ajouter un canal environnement et un canal gouvernance en considérant leur centralité dans les écosystèmes coopératifs. Le canal gouvernance se justifie par les caractéristiques propres aux coopératives (Vienney, 1982; Demoustier, 2019). Il renvoie aux rapports sociaux de pouvoirs s'objectivant dans les règles de propriété, de l’organisation de la gestion et de la direction, et aux modalités de prise de décision collective. Dans la suite de B. Zuindeau (2007), L. Cahen-Fourot & C. Durand (2016) et de T. Lamarche & P. Grouiez (2019), l’ajout du canal environnement permet d’insister sur le caractère déterminant et spécifique d’un rapport social à l’environnement et à la nature des activités productives d’un espace méso, fruit d’une construction historique et institutionnalisé et issu de conflits sociopolitiques et économiques.

Ces cinq canaux - transverses dans la réalité sociale - peuvent nous aider à délimiter le périmètre des écosystèmes coopératifs, à apprécier leur rapport aux institutions et aux dynamiques de régulation macroéconomique dominantes. Néanmoins, la grille méso ne permet pas vraiment de saisir la singularité d’un processus d’innovation sociale et de changement institutionnel. Comment rendre compte de l’importante dimension instituante de la critique portée par les coopératives vis-à-vis du régime dominant, dans les différents canaux de différenciation, c'est-à-dire leur capacité à produire les conditions institutionnelles de leur autonomie relative (La Manufacture coopérative, 2014). C’est ce lien entre canaux de différenciation méso, dimension instituante et innovation sociale, qu’il s’agit d’approfondir en faisant dialoguer la théorie de la régulation avec la littérature sur l’innovation sociale, dans la suite d’une discussion engagée notamment par B. Lévesque (Fossati, Degrave et Lévesque, 2018).

2.2 Caractériser l’innovation sociale à la lumière des canaux de différenciation méso-critiques

L’approche mésocritique est susceptible d’éclairer ce processus d’innovation sociale vers la transformation sociale, en considérant l’intentionnalité des acteurs d’un écosystème coopératif. C. Bodet et T. Lamarche (2020) proposent la notion d’« espace mésocritique » pour appréhender la capacité des coopératives à réaliser des expérimentations concrètes dans l’activité productive. Par une posture de « critique en acte » des institutions et dynamiques dominantes, un espace mésocritique façonne des solutions institutionnelles face aux problèmes du régime dominant. « L’action critique [...] donne corps à des projets de transformations sociales et écologiques, s’inscrivant dans la construction du futur » (ibid p. 82). Il en résulte la prégnance du canal futurité dans le processus de différenciation des coopératives par rapport aux autres canaux.

C’est ce qui amène C. Bodet et T. Lamarche (2020) à considérer ces espaces mésocritiques comme des « marges instituantes ». Situées à la marge des institutions et du mode de régulation dominants, elles cherchent à produire de nouvelles règles et conventions, voire à modifier la réglementation et la législation. Cette perspective permet d’envisager la capacité d’acteurs à s’organiser collectivement – ici, les écosystèmes coopératifs – pour agir sur les rapports sociaux établis et ainsi instituer leurs pratiques, initialement marginales et critiques. Mais, si la dimension instituante, qui s’opère par « une critique en acte », est si prégnante dans les espaces méso coopératifs, ne faudrait-il pas envisager également leur différenciation par, et comme un ensemble d’innovation sociale, vectrice de changements institutionnels orientés vers la transformation sociale ?

Il convient à présent d’approfondir cette capacité d’innovation sociale des écosystèmes coopératifs, afin d’apprécier comment ils peuvent introduire des changements institutionnels. Nous abordons l’innovation sociale, dans la continuité des travaux « institutionnalistes » (Richez-Battesti et al. , 2012; Besançon et al. , 2013; Fossati, Degrave et Lévesque, 2018), comme la capacité d’acteurs collectifs à produire de nouvelles règles (touchant notamment aux rapports sociaux de production, de consommation, d’environnement [2] ) de manière ascendante (partant des pratiques) et volontaire (consciente et voulue), pour répondre à un besoin, une aspiration ou une critique prenant forme dans une futurité.

Dans cette perspective, l’innovation sociale est envisagée sous l’angle du changement institutionnel sans pour autant les confondre (Hillenkamp et Bessis, 2012). L’innovation sociale ne constitue pas un processus limité à l’invention de nouvelles règles organisationnelles (innovations organisationnelles). Elles supposent une diffusion et une validation de nouvelles règles institutionnelles, jusqu’à potentiellement introduire des changements institutionnels d’ordre méso voire macro (innovations institutionnelles), un processus qui ne se fait pas sans conflits (Bouchard, Evers, Fraisse, 2015). En cela, l’innovation sociale porte un changement institutionnel qui est appréhendé comme une transformation sociale (Klein et al. , 2016; Klein et al. , 2019).

Pour comprendre là où se construit un potentiel changement institutionnel à partir d’innovation sociale, la mésoanalyse apporte un cadre d’analyse heuristique pour préciser le type d’innovations sociales (touchant au travail, à la concurrence, etc.) et éclairer cette dialectique méso-macro (cf. schéma 1). En effet, ce niveau d’analyse demeure peu étudié dans les travaux du champ de l’innovation sociale, alors qu’il apparaît central pour comprendre le passage entre des innovations sociales localisées et des changements institutionnels à l’échelle de la société. A la différence de l’approche méso, ici, ce sont moins les processus de différenciation et d’autonomie relative produits par les canaux des écosystèmes coopératifs qui nous intéressent, que leur capacité à infléchir un régime macro, en produisant des changements institutionnels à partir d’innovation sociale. Autrement dit, ce qui matérialise leur « critique en acte » dans un rapport conflictuel face aux institutions et aux régulations dominantes. Poursuivant les réflexions de Bodet et Lamarche (2020), à propos des coopératives comme espaces méso-critiques, nous proposons de mobiliser les cinq canaux de différenciation précédemment exposés pour éclairer conjointement, le processus de différenciation des écosystèmes coopératifs, mais aussi d’innovations sociales, comme vectrices de potentiels changements institutionnels.

En définitive, l’idée que nous cherchons à éprouver est la suivante : les canaux n’interviennent pas seulement comme vecteurs d’une différenciation d’un espace méso, mais aussi comme vecteurs d’innovations sociales potentiellement porteurs de changements institutionnels. Ce cadre d’analyse vise à comprendre en quoi en s’organisant en écosystème, des coopératives renforcent, non seulement leur autonomie, mais aussi leur capacité de changement institutionnel dans une perspective de transformation sociale. Afin d’éprouver théoriquement et empiriquement ce cadre d’analyse selon une démarche abductive et historicisée (Labrousse et al. , 2017), nous commençons par présenter les deux études de cas.

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Source : Ballon & Celle (2023)

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03. Structuration de deux écosystèmes coopératifs : la FNCC et les Licoornes

Cette seconde partie vise à apprécier empiriquement la structuration de deux écosystèmes coopératifs particuliers, pour interroger dans une troisième partie, leur capacité à induire des changements institutionnels à partir d’innovations sociales. Deux cas français sont étudiés : la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC) entre la fin du XIX e et XX e siècle et les Licoornes au XXI e siècle. Sans être représentatifs, ces deux cas sont intéressants dans la mesure où ce sont des regroupements de coopératives, qui organisés à un niveau méso, forment des écosystèmes coopératifs relativement autonomes, visant explicitement une transformation du régime capitaliste dominant.

S’appuyant respectivement sur deux modèles organisationnels différents, la coopérative de consommation dans le premier cas, et la société coopérative d’intérêt collectif dans le second, ces deux écosystèmes déploient une forme de consommation engagée (Dubuisson-Quellier, 2009), en alternative au système de consommation dominant. Encore jamais comparés, ils interviennent à deux périodes distinctes, et selon deux niveaux d’institutionnalisation différents, ce qui permet de faire des parallèles pour dégager des régularités. Pour commencer, il s’agit d’étudier leur structuration et leur institutionnalisation.

3.1 L’écosystème de la Fédération nationale des coopératives de consommation : une République coopérative de consommation?

Pour Marcel Mauss (intellectuel et coopérateur actif dans les années 1930), parmi les différentes formes de coopératives :

« La seule coopération de consommation me paraît celle qui a le plus déplacé les axes économiques et juridiques, qui constitue le plus de réserves collectives et non individuelles, et qui rend le plus de services publics (ex. régularisation des prix), organisations des marchés, et par rapport à ce marché de la production » (Mauss, 1936, dans Mauss, 1997, p. 758).

Cette citation met en lumière la capacité de changement institutionnel portée par le mouvement des coopératives de consommation au XX e siècle en France (Furlough, 1991; Draperi, 2012) et dans le monde (Hilson et al. , 2017). Pour comprendre cette capacité de changement institutionnel, il importe de revenir sur la structuration des coopératives de consommation autour d’un écosystème coopératif : la Fédération Nationale des Coopératives de Consommation (FNCC).

Les premières coopératives de consommation réunissent des consommateurs et des consommatrices dans une association commune, afin d’acheter et se répartir collectivement des biens courants (ex. pain, charbon) à meilleur prix et de bonne qualité. Elles émergent au milieu du XIX e siècle, mais c’est à la fin du XIX e siècle qu’elles connaissent un véritable essor dans les villes industrielles (Gueslin, 1998). Gérées par et pour les consommateurs et les consommatrices, ces coopératives proposent des biens courants à « juste prix », en distribuant une partie des excédents sous forme de ristourne aux sociétaires, l’autre partie servant à impulser et financer un ensemble d’activités sociales et culturelles (ex. : caisses de secours mutuels, bibliothèques).

La multiplication de coopératives de consommation ne doit pas pour autant cacher les nombreuses difficultés et disparitions dans un environnement économique et politique relativement hostile : manque de compétences en gestion des membres militants, concurrence du petit commerce, puis des magasins succursalistes, difficultés d'approvisionnement, pressions des notables locaux (bourgeoisie, clergé, etc.). Ces difficultés les amènent progressivement à se fédérer pour se protéger et se développer. En 1885, une première Fédération nationale des coopératives de consommation réunit plus de 80 coopératives. En 1891, elle devient l’Union coopérative. En 1895, une scission des coopératives socialistes contre les coopératives « neutres » de l’Union conduit à la création de la « Bourse ». En 1912, la Bourse regroupe plus de 485 sociétés, contre 412 pour l’Union. Face aux limites de cette division, les deux fédérations signent un « Pacte d’unité » en 1912, qui aboutit à la création de la « Fédération Nationale des Coopératives de Consommation – organe d’émancipation des travailleurs ».

Ce processus de fédéralisation a permis d'asseoir le développement de la coopération de consommation qui compte près d’un million de membres à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais la FNCC souhaite poursuivre son développement. Elle impulse au cours de l’entre-deux-guerres une stratégie de fédéralisation, de concentration et de centralisation : des coopératives locales et isolées se regroupent au sein de sociétés départementales, puis régionales, qui deviennent les piliers d’un écosystème coopératif national. Ce dernier se structure autour de plusieurs pôles à partir des années 1920-1930 : un pôle politique et moral (la FNCC), un pôle commercial (magasin de gros, centrale d’achat avec usines de production), un pôle financier et assurantiel (Banque coopérative de France, assurance coopérative La Sauvegarde), un pôle social (colonies de vacances gérées par l’Enfance coopérative, sociétés de loisirs gérées par le Comité national des Loisirs) et un pôle scientifique et éducatif (Revue des études coopératives, Office central de la coopération à l’école). À la veille de la Seconde Guerre mondiale, trois millions de membres consomment, s’assurent, voyagent, etc. au sein de l’écosystème coopératif (Dreyfus, 2017).

Les coopératives de consommation constituent un écosystème coopératif relativement autonome au sein du régime capitaliste. En atteste d’abord leur structuration autour de milliers de magasins coopératifs sur les territoires, réunis au sein de puissantes sociétés coopératives régionales, elle-même fédérée au niveau national autour de la FNCC et de ses différents pôles; en atteste aussi leur circuit de distribution, de vente, de production et de financement. Ce mouvement de concentration continue pendant les « trente glorieuses ». En 1976, 24 coopératives régionales regroupent 6870 points de vente (dont de nombreuses grandes surfaces). Elles génèrent un chiffre d’affaires de plus de 13 milliards de francs (2,6 % du marché national de la distribution); elles comptent trois millions de sociétaires, plus de 45 000 salariés (Draperi, 2012, p. 107). Enfin, par leur poids économique et social et le soutien du mouvement ouvrier et des élites républicaines, l’écosystème des coopératives de consommation est devenu une véritable force de changement institutionnel.

Et pourtant, la coopération de consommation perd de son influence face à l’essor de la grande distribution capitaliste durant les « Trente Glorieuses », dans une société française plus attirée par la consommation de masse que l’engagement coopératif. Accumulant des difficultés structurelles dans un environnement institutionnel, marqué par le tournant néolibéral, les sociétés régionales commencent à faire faillite dans les années 1980, entraînant, par un effet domino, l’ensemble de l’écosystème coopératif (Prades, 2007). Si la FNCC continue d’exister, en tant que fédération, elle n’a plus le poids, ni de projet mobilisateur qu’elle avait au XX e siècle.

Aujourd’hui, l’essor du commerce équitable ou de supermarchés participatifs n’est pas sans rappeler ces pratiques (Draperi, 2017), mais ce sont surtout les Licoornes qui portent aujourd’hui une ambition systémique qui n’est pas sans rappeler la FNCC au milieu du XX e siècle.

3.2. Les Licoornes, vers une production et une consommation engagée dans la transition sociale écologique

« En rassemblant neuf sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC)[3], le but est de répondre ensemble aux besoins essentiels des citoyens. [...] Nous nous opposons à un modèle très hégémonique, capitalistique [...] nous proposons des solutions soutenables, durables, démocratiques et ouvertes. » Marion Graeffly de Télécoop, membre des Licoornes.

Cette citation met en lumière l’intention de SCIC regroupées pour transformer l’économie au XXI e siècle en France dans une perspective démocratique et écologique. À la différence du premier cas, cet espace méso est encore émergent et il s’agit donc d’en saisir la naissance et les potentialités. Les Licoornes rassemblent neuf SCIC, créées entre 2005 et 2021, qui couvrent plusieurs secteurs cruciaux de la transition sociale écologique (cf. tableau 1).

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Source : Ballon, 2022

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Sur leur site internet, les Licoornes expliquent leur intention : « Nous souhaitons vous [citoyen.nes] donner le pouvoir de transformer radicalement l’économie à nos côtés en construisant un modèle économique entièrement coopératif ». Positionné sur des marchés de masse, leur projet est de construire « une plateforme pour faciliter le choix des citoyen.nes » pour répondre aux défis environnementaux et sociaux. Comme la FNCC, pour atteindre leur objectif, ces SCIC font le choix de s’organiser collectivement, afin de façonner un écosystème coopératif relativement autonome, le contexte n’apparaît pas des plus favorables : crise économique, sociale et écologique, développement de l’économie de plateforme.

Le statut SCIC constitue un critère d’intégration [4] à cet écosystème coopératif. Innovation institutionnelle reconnue par la Loi n°2001-624 du 17 juillet 2001, les SCIC ont pour objet « la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale ». Ancré sur un territoire géographique, au sein d’une communauté professionnelle ou dédiée à un public spécifique, un intérêt collectif rassemble des sociétaires - qui représentent différentes parties prenantes (consommateur.trices, producteur.trices, partenaires privés et publics, etc.) - autour d’un objet commun (Margado, 2012; Beji-Bécheur et al. , 2016). Comparées aux coopératives de consommation, les SCIC se distinguent par leur multisociétariat. Par ailleurs, l’écosystème Licoornes se caractérise par leur intersectorialité.

Leur histoire commence en 2019. Enercoop, Mobicoop commence à organiser des événements de communication (ex. : « Retenez bien leur non » en 2020) et des réunions préfigurant la constitution d’une association en juin 2021. Leur raison d’être : « donner à chacun.e le pouvoir de transformer radicalement l’économie pour la mettre au service de l’intérêt général » [5] . Autour d’une marque commune, les Licoornes lancent une campagne de communication importante à l’automne 2021. Leurs motivations : « mettre en œuvre l’utopie d’un système économique coopératif, s’adapter à la tendance de fond de l’ubérisation, sécuriser notre développement » [6] . Leur stratégie se singularise par leur choix de détourner l’expression de licorne [7] et de reprendre les codes de communication dominante.

Cet accent mis sur la communication vise à augmenter leur visibilité, car elles restent peu connues du grand public. L’un de leurs défis demeure l’accès à des capitaux suffisants pour se développer, c’est pourquoi elles ont lancé une campagne de levée de fonds commune en juin 2022. À terme, elles souhaitent mutualiser des fonctions supports et des compétences (informatiques, communication, lobby) et réunir leurs communautés de sociétaires. Le projet des Licoornes vise à renforcer chaque SCIC respectivement, grâce à une dynamique écosystémique, coopérative et intersectorielle, où les consommateur.trices-sociétaires accéderaient à une offre de services plurisectorielle respectant des engagements sociaux et écologiques, en sus de participer aux décisions. Comme la coopération de consommation plus tôt, leur ambition est de constituer un système économique coopératif capable de rivaliser sur des marchés de masse.

Si les SCIC sont représentées par la CGSCOP (qui représente aussi les SCOP), les Licoornes, d’envergure nationale, très engagées dans la transition sociale écologique, s’organisent de façon autonome. Elles jugent dépassés les réseaux et institutions coopératives historiques, par rapport à leur modèle de SCIC, aux enjeux de la transition et à l’ambition politique qu’elles souhaitent porter. « La CGScop a 40 ans de retard. On est trop subversif pour y être. […] On ne peut pas y faire avancer le sujet sur les SCIC » Nicolas de Bleuet [8] . En cela, les Licoornes participent d’un renouvellement des dynamiques d’intercoopération contemporaines.

Au total, en 2022, les Licoornes rassemblent près de 120 000 sociétaires, plus de 500 salarié.es, plus de 233 000 usager.ères, plus de 108 M€ de chiffres d’affaires et un capital social de près de 77 M€ [9] . En termes d’effets tangibles, c’est notamment 5 à 10 voitures en moins sur les routes pour 1 véhicule partagé (Citiz), 284 emplois en réinsertion (Label Emmaüs), 100% d’énergie verte éthique et citoyenne fournie à plus de 100 000 clients (Enercoop), 460 000 covoiturages sur les routes (Mobicoop), 6 000 projets à impacts financés (La Nef) [10] . En décembre 2022, les Licoornes ont reçu le prix de la Fondation Terre Solidaire « Ils changent le monde » attestant d’une reconnaissance émergente. Si cet écosystème coopératif apparaît encore marginal sur les marchés sur lesquels il souhaite peser, il connaît une croissance très rapide et porte une volonté de transformation sociale qu’il s’agit d’interroger.

Dans cette partie, nous montrons comment, à deux périodes et à deux stades d’institutionnalisation différents, deux écosystèmes coopératifs se sont constitués pour protéger et favoriser le développement de leurs organisations, et au-delà, proposer une transformation du système économique, à partir des consommateur.trices, afin de mieux répondre aux enjeux socioéconomiques et environnementaux. Il s’agit à présent d’étudier comment ces écosystèmes coopératifs, au fil d’un processus dual de différenciation-innovation sociale, parviennent à transformer le régime économique dominant, en identifiant les changements institutionnels potentiels qu’ils induisent.

04. La FNCC, les Licoornes, des espaces mésocritiques à l’origine de changements institutionnels ?

En s’appuyant sur notre grille d’analyse méso, il s’agit à présent d’analyser la propension d’écosystèmes coopératifs, en tant qu’espaces mésocritiques relativement autonomes, à favoriser une transformation sociale. Autrement dit, comment les canaux de différenciation critique favorisent-ils le développement d’une régulation méso – au niveau des écosystèmes coopératifs – par l’innovation sociale (micro) vers des changements institutionnels (macro) ? Dans une logique comparative, il s’agit d’apprécier ce processus à l’appui de cinq canaux de différenciation/innovation sociale, pour chaque écosystème, la FNCC, puis les Licoornes [11] , en considérant les innovations et transformations qu’ils amènent.

4.1. Futurité : façonner des systèmes coopératifs de consommation alternatifs

Le canal futurité intervient comme un canal essentiel dans ce processus de différenciation-innovation sociale, pour la FNCC comme les Licoornes.

Les coopératives de consommation se réunissent autour d’une futurité commune : la réalisation d’une République coopérative de consommateur.trices contre la société marchande, par la «  substitution au régime compétitif et capitaliste actuel d’un régime, où la production sera organisée en vue de la collectivité des consommateurs et non du profit ». Cela passe par « l’appropriation collective des moyens d’échange et de production par les consommateurs associés » [12] . Cette représentation du futur se matérialise par des principes et des règles héritées des principes de Rochdale : contrôle démocratique, répartition des excédents entre les membres au prorata de leurs opérations, etc.

« Transformons radicalement l’économie » proclament les Licoornes sur leur site internet. Porteuse d’une ambition nationale systémique, leur volonté de construire un « véritable système économique alternatif qui concurrence les entreprises capitalistes » et « entièrement coopératif » [13] . Cela rappelle le projet de République coopérative du XIX e siècle (Draperi, 2012), « mis à jour » avec ce projet de transition sociale écologique visant à « rendre accessible une consommation durable au grand public » (extrait de leur site). Cette représentation du futur repose sur une double fonction critique (du système capitaliste) et instituante (la SCIC) face aux défis contemporains de la démocratie (pouvoir citoyen) et de la transition sociale écologique.

Particulièrement structurant, le canal futurité singularise un processus de différenciation mésocritique et imprègne en fait l’ensemble des autres canaux. En effet, leurs projets respectifs de transformation macro-institutionnelle visent à construire des systèmes économiques alternatifs.

4.2. Travail : un canal secondaire

Le canal travail apparaît plus secondaire dans le processus de différenciation-innovation sociale de la FNCC et des Licoornes.

La dénomination de la FNCC - en tant qu’« organe d’émancipation des travailleurs » [14]  - renvoie plutôt à une contestation des formes de concurrence (via le canal produit-concurrence), afin d’améliorer les conditions de vie de travail. Les moyens productifs des coopératives de consommation sont orientés au bénéfice de leurs membres. Toutefois, elles se différencient en cherchant à améliorer les conditions de travail de leurs employé.es et dans leurs secteurs d’activités. Concrètement, en matière d’innovations sociales, les boulangeries coopératives ont été les premières à expérimenter le travail de jour. Changement organisationnel, cette innovation sociale se traduit par un changement institutionnel. La FNCC appuie activement les législations interdisant le travail de nuit dans les boulangeries (Chessel, 2012, p. 237-258), et fait pression localement pour leurs applications. Proche du mouvement syndical, elle signe une charte syndicale commune avec la Confédération Générale du Travail (1920, 1936), puis une convention collective nationale avec les principaux syndicats représentatifs (1956), afin d’améliorer les conditions de travail dans les coopératives de consommation et le secteur du commerce de détail.

Chez les Licoornes, on ne retrouve ni discours tangible ni activités concrètes, si ce n’est une attention à organiser le travail de façon démocratique, dans l’idée d’une coproduction avec l’ensemble des sociétaires, dont les usagers. Néanmoins, en lien avec le canal environnement, on identifie une attention visant à traduire concrètement la démocratisation des activités productives, doublée d’une traduction écologique, visant à réduire les impacts environnementaux (ex. réduction de l’usage de données numériques). Comparées à la FNCC, les traductions en matière d’innovation sociale sont moins tangibles, pour l’instant.

En revanche, le canal travail n’apparaît pas caractériser une différenciation vis-à-vis du rapport salarial : les deux cas priorisant membres et parties prenantes, faisant écho aux constats de C. Bodet & T. Lamarche à propos des SCIC (2020). Cela questionne les dérives potentielles d’un travail invisibilisé dans des organisations militantes, comme les coopératives (Cottin-Marx, 2021).

4.3. Concurrence-produit : une régulation coopérative des marchés favorisant une consommation engagée

Le canal concurrence-produit s’avère central dans le processus de différenciation-innovation sociale de la FNCC et des Licoornes.

En matière de différenciation, la FNCC aspire à renverser le régime concurrentiel pour instaurer un régime coopératif, en offrant des biens à « juste prix » et de « bonne » qualité. En matière d’innovation sociale, les coopératives participent localement à réguler les prix et les qualités des produits. La FNCC cherche à contrôler l’ensemble de la chaîne de valeur entre le magasin de gros (centrale d’achat, usines coopératives, marque COOP) et les milliers de magasins coopératifs. Un ensemble de services aux membres (banque, assurance, protection sociale, etc.) est assuré, sans oublier l’éducation (actions à l’école, presses coopératives, etc.). Sur le plan institutionnel, le pouvoir de la FNCC (cf. canal gouvernance) lui permet de peser (par l’intermédiaire de l’État) sur les régulations industrielles et commerciales, pour défendre les intérêts des consommateur.trices en général.

On retrouve cette différenciation critique chez les Licoornes. Elles visent à organiser un marché de masse alternatif (Objectif 2024 : 1 million de client.es pour chaque Licoorne) [15] à l'État néolibéral défaillant et aux entreprises capitalistes financiarisées, dans une perspective de consommation durable. Considérant que dans les SCIC « l’intérêt collectif, notamment en matière écologique, étant une composante du produit » (Bodet & Lamarche, 2020, p. 81), les Licoornes visent une démocratisation et une écologisation des marchés de masse, en fournissant des produits innovants socialement et écologiquement, qui matérialisent leur critique en acte (ex. fourniture d’électricité renouvelable et citoyenne, accès à une mobilité douce et solidaire). « Regardez la communication d’EDF, d’Engie, de Total : ils sont désormais “citoyens”, “écolos”, “solidaires”… Le combat de différenciation est très difficile » , explique le président d’Enercoop [16] . Face à leur incapacité à transformer le marché seul, et suivant le principe d’intercoopération (ACI, 1995), l’écosystème Licoorne permet à chaque SCIC d’être plus concurrentielle, en cherchant des économies d’échelle via la mutualisation de services et d’outils et en renforçant leur notoriété (et différenciation) par une marque commune, afin d’augmenter leur nombre d’usager.ères-sociétaires, leurs fonds propres.

Le canal produit-concurrence participe à la différenciation et l’innovation de l’espace par l’attention portée au prix et à la qualité des produits et services alternatifs pour transformer les logiques de concurrence et de profit sur les marchés par une régulation plus coopérative.

4.4. Gouvernance : une démocratie de consommateur.trices

Le canal gouvernance s’avère central dans le processus de différenciation-innovation sociale de la FNCC et des Licoornes. Tous deux cherchent à renforcer le pouvoir d’agir et de décision des consommateur.trices. Toutefois, deux formes juridiques et modèles de sociétariat se distinguent : unisociétariat pour les coopératives de consommation et multisociétariat pour les SCIC.

Éléments différenciants, dans les coopératives de consommation, les consommateur.trices-sociétaires ont le pouvoir (choix des dirigeant.es, du taux de la ristourne, etc.). Les pôles de la FNCC sont dirigés par des représentant.es élu.es ou nommé.es par les coopératives, dans une logique fédérale entre local, régional et national. Par la voix de ses dirigeant.es, la FNCC constitue l’un des principaux porte-paroles des consommateur.trices (Chatriot, Chessel et Hilton, 2005; Dubuisson-Quellier, 2009). Sur le plan institutionnel, sa présence au sein d’instances nationales (Conseil national économique, Office national interprofessionnel du blé, etc.) a permis la construction d’une « démocratie sociale à la française » au milieu du XX e siècle (Chatriot, Chessel et Hilton, 2005). Ces innovations sociales se sont traduites par des changements institutionnels (lois) touchants aux modes de consommation et de distribution.

Par leur statut même, les Licoornes se différencient particulièrement, se présentant comme « une alliance au service de l’intérêt général » [17] . Collectivités locales, entreprises et associations partenaires, clientèle, liées à l’activité ou l’objet social de la coopérative, sont sociétaires, au-delà des salarié.es et des usager.ères. Innovation institutionnelle, cette gouvernance multipartite prenante incarne une approche élargie de l’intérêt collectif des membres internes intégrant en sus d’autres acteurs touchés par l’activité (Margado, 2002) : une association nécessaire à la transition sociale écologique. Mais, malgré cette organisation démocratique, au niveau de l’écosystème Licoornes, cette question de représentation demeure un angle mort (en comparaison au modèle fédéral de la FNCC). Leur gouvernance démocratique et leur répartition statutaire des bénéfices permettent néanmoins aux Licoornes de contester, dans leur communication, l’appropriation privée des moyens de production et des profits dans les entreprises capitalistes. C’est aussi une innovation sociale sur le plan organisationnel, qu’on retrouve dans plusieurs de leurs slogans communicationnels : « On partage les bénéfices »; « S’investir durablement, c’est capital ». L’une de leurs premières actions communes est d’ailleurs une campagne commune de levée de fonds, par l’invitation à devenir sociétaires de chaque SCIC. Cette dimension durable de leur investissement est aussi liée aux canaux gouvernance et environnement, qui s’articulent ici.

Particulièrement prégnant, le canal gouvernance prend son ancrage dans les principes démocratiques des coopératives et structure deux écosystèmes visant la démocratisation de biens et services durables et de qualité.

4.5. Environnement : un canal plus contemporain

Le canal environnement intervient de façon plus marquante dans le processus de différenciation-innovation sociale des Licoornes que de la FNCC, ce qui s’explique par le contexte de crise écologique actuel.

Néanmoins, s’il peut paraître anachronique à première vue, c’est oublier tout un pan de voix ignorées et marginalisées de l’écologie depuis le XIX e siècle (Audier, 2017). En matière de différenciation, ce souci écologique est visible par l’importance accordée par les coopérateur.trices à la « juste qualité » des produits (notamment alimentaires face à de nombreux scandales sanitaires). Concrètement, il se traduit par un contrôle de l’ensemble de la chaîne (production, distribution, commercialisation). En matière d’innovation sociale, en 1955, la FNCC a impulsé la création du Laboratoire coopératif (Depecker et Déplaude, 2017) qui joue un rôle de surveillance, d’expertise et de sensibilisation pour défendre les consommateur.trices. Sur le plan institutionnel, avec l’appui d’autres organisations de consommateurs, la FNCC contribue à l’adoption de nouvelles législations sur la publicité (1964) ou l’étiquetage des aliments (1973). S’il n’est pas central dans la différenciation de la FNCC, le rapport à l’environnement constitue bien un vecteur d’innovation sociale particulièrement différenciant à l’époque. Une nuance cependant, les coopératives de consommation n'échappèrent pas toutes aux dérives de la société de consommation de l’époque (Prades, 2007).

Les Licoornes mobilisent également de façon prépondérante ce canal, largement imbriqué aux autres canaux. En matière de différenciation, les impacts environnementaux de leurs activités socioproductives sont au cœur des rapports de production et de consommation qu’elles refaçonnent. « Dans l’esprit des associations Greenpeace, ATTAC ou Les Amis de la Terre » [18] , leurs activités sont pensées comme une « critique en acte » de l’origine des changements environnementaux, par la réduction de l’impact des activités humaines sur la nature. Mais, les freins institutionnels, les représentations cognitives de leur clientèle et les imaginaires dominants dans la société révèlent toute leur force (ex. louer un téléphone plutôt que de l’acheter). Sur le plan institutionnel, le développement des Licoornes induit des tensions et des conflits avec les institutions dominantes. En cherchant à créer un rapport à l’environnement qui diffère des pratiques dominantes, elles portent une fonction critique vers la transition sociale écologique.

Si le canal environnement est moins prépondérant et moins affiché pour la FNCC, que pour les Licoornes, il n’est pas négligeable. Il participe à une différenciation nette par l’innovation sociale. Le contexte contemporain des Licoornes explique une intervention plus forte du canal avec la construction d’un rapport à l’environnement inédit.

4.6. Discussion sur quelques facteurs de transformation sociale des écosystèmes coopératifs

Les deux écosystèmes coopératifs (FNNC et Licoornes) étudiés mobilisent les canaux de différenciation-innovation sociale de façon proche, mais leurs spécificités et contextes, induisent des variations : de par leurs formes organisationnelles d’abord (coopératives de consommation versus SCIC) et leur environnement socioéconomiques (essor de la société salariale et de l’État social régulant le capitalisme au XX e siècle versus dérives du capitalisme néolibéral et financiarisé avec une crise écologique). Mais, tous deux portent l’ambition de transformer les modes de consommation jusqu’au dépassement du capitalisme (futurité), en redonnant un pouvoir d'agir aux consommateur.trices (gouvernance démocratique) sur les marchés, suivant des préoccupations sociales et écologiques (concurrence). Cette finalité première contribue à expliquer la centralité des canaux de futurité, de gouvernance et de concurrence, auxquels s’adjoint de manière plus explicite le canal environnement pour les Licoornes, . Le canal travail est plus secondaire.

Pour comprendre la capacité de transformation sociale de ces écosystèmes coopératifs, mais aussi leurs limites, nous discutons quatre facteurs importants : l’intercoopération, le rapport au marché et au capitalisme, l’effet de masse et le lien aux mouvements sociaux.

Le principe d’intercoopération - principe de l’ACI souvent affiché, mais peu appliqué - contribue à expliquer le choix de ces coopératives de se constituer en écosystèmes coopératifs intégraux et relativement autonomes. L’intercoopération constitue non seulement un levier pour renforcer l’efficacité de l’écosystème, mais aussi une force d’autonomisation et de transformation sociale. Il peut aussi se heurter à des limites : l’enfermement dans une logique de marché (cf. banalisation de la FNCC dans le marché de la grande distribution), stratégie de mobilisation des masses selon des codes de communication « standards » (Licoornes).

C’est ce qui nous amène à interroger le rapport de ces écosystèmes coopératifs au marché et au capitalisme, en tant que marges instituantes : soit aux limites de leur régulation méso, du fait d’un compromis social institutionnalisé non stabilisé. Leur autonomie relative et le risque de banalisation constituent des éléments réduisant leur capacité instituante, par rapport à la forme institutionnelle dominante de la concurrence qu’ils souhaitent pourtant transformer. On peut aussi questionner l’autonomie de ces écosystèmes par rapport aux formes institutionnelles du rapport salarial, de la monnaie (et finance), bien que des réflexions soient engagées (projet de monnaie nationale pour les Licoornes, associée à la banque La Nef).

Pour accroître leur autonomie, tout en étant forces de transformation sociale, notamment sur les marchés, les deux écosystèmes s’attachent à « toucher les masses » de consommateur.trices, en vue d’atteindre une taille critique dans l’environnement institutionnel. C’est un élément différenciant les mouvements de coopératives de production du XIX e ou les coopératives d’activités et d’emploi (CAE) [19] aujourd’hui restées plus restreintes en nombre de membres concernés. Néanmoins, cet effet masse a été limité par le fait qu’une grande partie des coopérateur.trices au XX e siècle se sont engagés dans l’écosystème de la FNCC davantage par utilitarisme que par conviction (Prades, 2007). Quant aux Licoornes, elles restent limitées à un public militant, et n’ont pas encore atteint un poids suffisant pour avoir un véritable effet masse.

Pour obtenir cet effet critique, au-delà de l’effet masse, les deux écosystèmes ont également cherché à nouer des alliances avec d’autres mouvements sociaux et politiques (FNCC avec les syndicats et le parti socialiste, les Licoornes avec des collectifs et ONG engagées dans la Transition), afin d'asseoir leur ancrage dans la société et de peser sur les compromis sociaux et l’Etat (ex. : lobbying). Si au XIX e siècle, les premiers écosystèmes coopératifs se sont construits à distance de l'État, on observe une relation ambivalente depuis le XX e siècle. Les pouvoirs publics, locaux comme nationaux ou européens, jouent certes un rôle déterminant dans la reconnaissance de l’autonomie de ces écosystèmes et l’institutionnalisation de leurs innovations sociales (législations, politiques publiques). Mais, pour les espaces mésocritiques, il y a aussi un risque de dévoiement d’une futurité, instrumentalisée, banalisée avec l’institutionnalisation (critique de l’inaction climatique du gouvernement par les Licoornes). Ainsi, l’échelle territoriale semble aujourd’hui offrir un espace plus équilibré pour les alliances coopératives et publiques.

05. Conclusion

Cet article questionne l’intérêt des coopératives à se regrouper dans des écosystèmes coopératifs à un niveau méso et la capacité de ce dernier à devenir une force de changements institutionnels à travers différents canaux de différenciation/innovation sociale. Sur le plan empirique, nous comparons deux écosystèmes coopératifs - la FNCC et les Licoornes. L’originalité de cette analyse repose sur la richesse des sources et la focale d’analyse : l’écosystème coopératif. Au-delà des résultats empiriques, discutés en troisième partie, cet article propose un cadre d’analyse heuristique d’analyse méso des changements institutionnels dans le champ de l’innovation sociale. Dans une perspective institutionnaliste de l’innovation sociale, nous inscrivant ici dans la suite des travaux du Centre de Recherche sur les Innovations Sociales (CRISES), nous proposons de l’enrichir d’une approche mésoéconomique, d’après la Théorie de la Régulation (TR), qui connaît un certain renouvellement (Lamarche et al. , 2021). Notre objectif était d’explorer les apports théoriques : d’une approche mésosystémique des dynamiques de transformation sociale pour le champ de l’innovation sociale institutionnaliste d’une part, et d’une approche ascendante et intentionnelle du changement institutionnel pour la mésoéconomie de la TR.

Analysant les écosystèmes coopératifs comme des espaces mésocritiques, nous avons cherché à montrer que leurs canaux de différenciation critique (futurité, travail, concurrence) peuvent également intervenir comme des canaux d’innovation sociale. Notre grille analytique montre également l’intérêt d’ajouter le canal environnement et gouvernance comme vecteurs spécifiques et centraux de différenciation et d’innovation pour ces deux écosystèmes coopératifs. Mais cette grille analytique reste encore à éprouver théoriquement et empiriquement, dans le mouvement coopératif, l’économie sociale et solidaire, et à d’autres espaces mésocritiques (écologique, féministe, etc.) qui contribuent, eux aussi, à transformer le capitalisme par ses marges.

06. Remerciements

Nous remercions Roger Spear, Nadine Richez-Battesti, Eric Bidet et Marius Chevallier, ainsi que les rapporteur.es de la revue Interventions économiques , pour leurs remarques, observations et suggestions, qui ont permis de renforcer l’analyse théorique et empirique de cet article.

Celle, Sylvain (2020). La dynamique démocratique de l’économie sociale. Une approche institutionnaliste de l’émergence et de l’évolution historique des organisations de l’économie sociale dans le capitalisme en France (1790-2020), thèse en sciences économiques, Université de Lille, 510 pages.

Mauss, Marcel (1936), Note préliminaire sur le mouvement coopératif, dans Marcel Mauss (1997), Ecrits Politiques , textes réunis et présentés par Marcel Fournier, Paris, Fayard, pp. 142-147.